Les quatre coins du stratège
Comment se réinventer ?

Le stratège chinois et la cale

GuerrierchinoisPour certains, la stratégie consiste à avoir une volonté, et à conduire l'exécution pour la réaliser. C'est une vision très occidentale. Cela consiste à se forger un modèle théorique, posé comme un but, et à le confronter à la pratique. Dans cette approche, le "stratège" élabore un plan, projeté sur l'avenir. Il l'appelle son "Plan Stratégique". Puis il définit les moyens et leur enchaînement pour le réaliser. Et il accompagne le tout d'une projection de chiffres, marquant étape par étape, année après année, l' atteinte du but souhaité.

C'est une perception toute différente de celle que l'on trouve dans l'approche chinoise de la stratégie : ici, il s'agit de comprendre le "potentiel" d'une situation. Dans l'approche chinoise, on détecte les facteurs favorables dans une situation,et on s'appuie sur le potentiel de la situation. Le "stratège chinois" va donc partir d'une évaluation minutieuse du rapport des forces en jeu, il va observer le terrain, identifier les facteurs favorables impliqués dans la situation, et les exploiter avec persévérance au travers des circonstances rencontrées. 

C'est François Jullien, notamment dans son "traité de l'efficacité" qui a exploré cette opposition de deux conceptions de la stratégie et de l'efficacité. Ce qui selon son analyse donne toute sa valeur à l'approche chinoise c'est que la stratégie chinoise est adaptée à un monde de l'incertain : les circonstances rencontrées ne sont pas toutes prévisibles, voire complètement inédites. et c'est pourquoi on ne peut pas bâtir de plan d'avance. Mais les circonstances contiennent contiennent "un certain potentiel" et, c'est notre souplesse et notre disponibilité qui permettent de profiter pleinement de ces circonstances. 

En fait le stratège chinois ne "construit" rien, il ne choisit pas entre des moyens pour atteindre un but. Il n'y a pas de "fin" pour lui. Il tire parti en permanence de la situation au fur et à mesure de son déroulement. Sa stratégie consiste à faire évoluer la situation de façon que "l'effet résulte progressivement de lui-même". C'est en développant au maximum le "potentiel" d'une situation que l'on se retrouve "en situation de force". C'est pourquoi dans les traités chinois, en fonction de l'évolution du rapport de force, l'issue du combat, avant même qu'il ne s'engage, se trouve prédéterminée. Alors que si l'on cherche à vaincre en combattant par la force, ne comptant que sur son investissement physique, il y aurait toujours des moments où l'on pourrait être battu. Le "bon stratège" (le chinois) intervient en amont de ce processus : ayant repéré les facteurs qui lui sont favorables, il a pu faire évoluer la situation dans un sens qui lui convient. En clair, il va vaincre un ennemi "déjà défait"

Cette opposition dans les approches de la stratégie, plusieurs siècles après ces traités chinois, et ces récits de guerre, on la retrouve aujourd'hui dans les stratégies et les plans stratégiques de nos entreprises. 

Ceux qui croient à la volonté de la force, qui construisent des "plans" et des "actions" en se croyant seuls au monde, enfermés dans leurs certitudes, avec des concurrents immobiles ou prévisibles, sont ceux qui, dans un monde effectivement de plus en plus incertain, vont se planter.

C'est pourquoi ceux qui iront chercher dans les stratégies chinoises, et reliront le "traité de l'efficacité" de François Jullien, seront probablement plus...efficaces.

Il est temps d'inviter un stratège chinois dans chacun de nos COMEX

Pour cela, il est nécessaire de savoir tenter un décalage par rapport à nos certitudes et habitudes. Ce mot de "décalé" cité par François Jullien s'entend aux deux sens du terme : décaler, en "opérant un certain déplacement par rapport à la normale (celle de nos habitudes de pensées) qui fasse bouger nos représentations et remettre en mouvement la pensée".

Mais "décaler" c'est aussi "enlever la cale" en apercevant " ce contre quoi nous ne cessons de tenir calée la pensée, mais que, par là même, nous ne pouvons pas penser".

Alors, stratège chinois , tu m'aide à enlever la cale de la pensée ? 

Commentaires

Florian HUC

N'ayant pas (encore ?) lu le livre de François Julien, mon commentaire est à prendre avec des pincettes...

Mais à la lecture de votre billet, on se demande dans quelle mesure votre "stratège chinois" ne s'apparente pas plutôt à un fin tacticien qui tire parti au mieux des événements sans trop savoir ce vers quoi il veut tendre.

Je pèche peut être par ethnocentrisme (et je reste coincé avec ma cale...), mais est ce qu'il ne manque pas dans votre billet une dimension projection, pas un plan déterminé, mais une vision plus ou moins floue, une idée de ce au service de quoi on souhaite tirer parti du potentiel des situations rencontrées ?

Quand on voit ce que les chinois font avec l'initiative "one road one belt", leurs actions en mer de Chine, ou encore quand on lit le livre de Guillaume Piton sur les terres rares, on est frappé de voir à quel point ceux-ci semblent meilleurs que nous quand ils s'agit de jouer sur le long terme... Je ne crois pas qu'ils se contente d'attendre que "l'effet résulte de lui même", ils provoquent l'effet.

Peut être que leur habileté vient justement du fait qu'ils n'ont pas de plan stratégique sclérosant au sens où on l'entend, mais une "vision" à long terme au service de laquelle ils exploitent de manière souple des rapports de forces plus ou moins favorables.

Qu'en pensez vous ?

Gilles Martin

Merci
Votre dernier paragraphe correspond assez bien à l'esprit en effet de cette stratégie chinoise. En tenant compte que pour eux la "Vision" n'est qu'une compréhension de la situation et une adaptation permanente.
Lisez françois Jullien , il explique ça mieux que moi .
Au plaisir et merci de votre intérêt pour mon blog.

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