Il n’est plus possible pour une entreprise de ne pas avoir un chapitre « Responsabilité Sociale et Environnementale » (RSE) dans sa stratégie et sa communication.
Et cela va toujours plus loin. Alors que l’on considérait que le sujet concernait d’abord la limitation des licenciements et l’attention à l’impact de son activité sur la nature, les jeunes générations d’aujourd’hui veulent aussi s’engager en faveur de la diversité et de l’inclusion, surtout ceux qui sont diplômés Bac+5, et qui constituent ceux que Monique Dagnaud et Jean-Louis Cassely appellent « ceux qui transforment la France », et qu’ils ont étudiés dans leur récent livre, évoqué ICI.
Comme ils le rappellent, « Aujourd’hui en France, 45% des nouvelles générations ont fait des études supérieures et 20% ont poussé jusqu’à un niveau Bac+5 et au-delà ». Cela correspond à la classe d’âge des millenials, nés entre 1980 et les années 2000.
« Bien que minoritaires, ils sont prescripteurs de normes : transports écolo, alimentation en circuits courts, vie urbaine, morale de la sobriété ».
Dans l’entreprise, cette génération refuse une hiérarchie trop pesante, et veut un métier qui colle à sa représentation du monde (autonomie, quête de sens, impact social) qui permet d’agir positivement sur l’environnement, tout en évitant de tout sacrifier pour faire carrière. C’est pourquoi, d’ailleurs, comme le souligne les deux auteurs, ils veulent s’orienter souvent vers les start-up ou le statut de consultant, alors qu’autrefois la création d’entreprise était plutôt le fait de non-diplômés.
Cette génération est aussi celle qui a le plus d’addiction pour les réseaux sociaux, qui lui confère une forme de narcissisme : « Il y a indéniablement un art du storytelling et de la mise en avant de sa singularité. L’esthétique des réseaux sociaux est une nouvelle manière, finalement très bourgeoise, de montrer sa réussite ».
Marqués par la pratique des réseaux sociaux, ces jeunes générations vont privilégier « l’influence » exercée sur un plan horizontal, via internet, à l’autorité hiérarchique. C’est Brice Couturier, dans un récent ouvrage, « L’entreprise face aux revendications identitaires », qui remarque que pour cette jeune génération « l’idée de supériorité lui est, de manière générale, suspecte. Dans tous les domaines, elle y voit l’effet d’injustices sociales ».
C’est dans ce contexte que s’est développé le mouvement woke analysé par Brice Couturier, qui prolonge le livre d’Anne de Guigné paru l’année dernière, « Le capitalisme woke – Quand l’entreprise dit le bien et le mal ».
Ce qu’analyse Brice Couturier, c’est ce qu’il appelle le « mouvement woke radical », c’est-à-dire cette idéologie qui attire particulièrement les jeunes, et qui « a tendance à comprendre la société à partir d’une grille d’analyse qui valorise les facteurs ethnoculturels (la « race », le « genre », l’orientation sexuelle) au détriment des facteurs socio-économiques (les revenus, le milieu social d’origine, etc). Elle envisage les rapports sociaux comme un jeu à somme nulle, dans lequel chaque communauté cherche à « gagner du pouvoir » (empowerment) au détriment des autres ».
Anne de Guigné cite dans son livre une étude de la Fondation Jean-Jaurès indiquant que 72% des 18-24 ans se considèrent comme engagés – dont 17% très engagés – contre seulement 55% des plus de 65 ans. Mais cet engagement fort des jeunes ne passe pas par le vote, mais par le fait de rejoindre une association (80%),de parler de sa cause dans les médias traditionnels (74%) et de partager des messages dans les réseaux sociaux (70%).
Autre étude citée par Anne de Guigné, celle réalisée par l’EDHEC en 2019 auprès de 2700 étudiants. A la question « Quels sont les principaux critères de choix d’une entreprise pour y travailler ? », les réponses les plus fréquentes sont la diversité des collaborateurs (60%) et les principes de développement durable (50%).
Reste à l’entreprise de se débrouiller avec ça. Au risque parfois d’en faire un peu trop et de se laisser piéger par les surenchères communautaristes.
Anne de Guigné cite le cas de l’entreprise LEGO qui, en 2020, par solidarité avec le mouvement «Black Lives Matters », a solennellement décidé de ne plus faire de publicité pour ses figurines de policiers. Elle a aussi, à l’occasion du mois des fiertés, en 2021, sorti un kit aux couleurs du drapeau arc-en-ciel, emblème de la communauté homosexuelle. Le jeu se compose d’un ensemble de briques rangées par couleur et de onze figurines assorties, qui doivent représenter toutes les orientations sexuelles possibles. Le but pour l’entreprise est de « vanter le droit à la différence et à la tolérance ».
Cette histoire de diversité peut comporter des pièges pour l’entreprise qui s’y engage, car, comme le souligne Brice Couturier, si l’entreprise commence à offrir des avantages et à mettre en avant une communauté en particulier, elle risque de voir débarquer les revendications de toutes les autres communautés qui demanderont les mêmes avantages pour elles. Et l’entreprise se transforme en un empilage de communautés, au risque de perdre ce qui fait son unité.
Deux conceptions politiques s’opposent, qui séparent le monde anglo-saxon et le monde français, dans la façon d’appréhender ces sujets, ce qui explique que le mouvement woke est plus développé, pour le moment, dans le monde anglo-saxon qu’en France.
Le modèle anglo-saxon offre une vision libérale de la société et des entreprises, qui favorise l’autonomie de l’individu et l’auto-organisation des collectivités, la distinction du public et du privé et la limitation du pouvoir. Il va accueillir le pluralisme, la diversité des intérêts et des opinions, comme une source de progrès. Il va donc protéger les différences, et se méfier de « la tyrannie de la majorité », selon l’expression de Benjamin Constant.
Le modèle français, qui a son inspiration libérale, est aussi construit sur le républicanisme, c’est-à-dire qu’il privilégie le citoyen à l’individu, et l’idée de « vertu civique », qui signifie le sacrifice éventuel des intérêts particuliers au service du bien commun. A ce titre, l’idéal républicain tend à exiger du citoyen qu’il s’intègre à la cité politique en renonçant à certaines de ses attaches particulières. Et donc ce modèle n’aime pas trop le modèle multiculturaliste, et est hostile à toute forme de discrimination juridique, sociale ou politique. En cela il n’admet pas le principe d’ « affirmative action » tel que pratiqué aux Etats-Unis, qui a pour but de compenser, dans une logique discriminante, certains handicaps hérités du passé esclavagiste et raciste de l’Amérique.
L’entreprise est de fait aujourd’hui tiraillée entre ces deux modèles libéral et républicain et doit choisir où mettre le curseur. L’esprit d’entreprise et d’innovation pousse vers le modèle libéral, mais l’entreprise est aussi régie par la méritocratie républicaine, où les personnes sont appréciées en fonction de ce qu’elles font et non de ce qu’elles sont, et où l’accent est mis sur ce qui rassemble, sans pour autant occulter les différences, facteur de richesse pour l’entreprise.
D’où, dans ce tiraillement, l’ambiguïté du concept de diversité. Ce concept, en dehors des cas spécifiques des femmes et des personnes en situation de handicap (étrange proximité), est absent de notre système juridique. Aucune loi ne définit ce que pourrait être "la diversité en entreprise". Chaque entreprise est donc libre de définir ce qu'elle entend par le fait de "promouvoir la diversité ou "favoriser l'inclusion".
Ce concept est ambigu car il impose en effet l’idée qu’il faudrait à tout prix rendre plus présentes et plus visibles les personnes issues des minorités discriminées, mais en même temps ne pas discriminer à compétences égales.
D’où le besoin de placer le curseur entre la reconnaissance des singularités et le maintien du collectif. Avec la question essentielle : pourquoi s’adresser en particulier à telle ou telle « communauté » ?
A chaque entreprise de choisir son modèle de diversité, et sa part de libéralisme et de républicanisme.
C’est Machiavel qui a dit : « Tout n’est pas politique, mais la politique s’intéresse à tout ».