Don : Tous « maussquetaires »

MousquetairesCela fait maintenant quelque temps que la théorie de l’ « homo aeconomicus » ne fait plus l’unanimité. L’ »homo aeconomicus », c’est cet individu que nous serions tous, indifférent aux autres, et qui ne cherche qu’à maximiser son avantage propre, son intérêt personnel, son propre bonheur, et uniquement celui-là. C’est lui qui justifie que le seul lien entre les individus est celui qui repose sur le contrat, et qu’il est le fondement du fonctionnement de la société de marché libérale, où l’équilibre économique se fait naturellement par les échanges et la loi de l’offre et de la demande.

Les bases de la critique seront celles de Durkheim, dans son livre « De la division du travail social »(1893), où il montrera que la division du travail ne s’explique pas seulement par des considérations utilitaires, par son efficacité économique, mais tout autant par des considérations morales. Il écrit à propos de cette division du travail que « les services économiques qu’elle peut rendre sont peu de choses à côté de l’effet moral qu’elle produit, et sa véritable fonction est de créer entre deux ou plusieurs personnes un sentiment de solidarité. De quelque manière que ce résultat soit obtenu, c’est elle qui suscite cette société d’amis, et elle les marque de son empreinte ».

C’est Marcel Mauss, notamment dans son « essai sur le don »(1925) qui poursuivra en disant que les êtres humains ne peuvent se laisser réduire au rang de simples « animaux économiques ».

C’est parce qu’ils sont liés par la recherche de l’amitié et de la solidarité que la société ne peut pas se tisser à partir des seuls contrats individuels.

La recherche de Marcel Mauss, dans cet essai, est de se demander comment se déroulaient les échanges dans les sociétés lorsque le marché n’existait pas, et donc d’identifier ce qui subsiste dans la société marchande de ce qui l’a précédé. En analysant notamment les pratiques de l’échange, telles que le potlatch, dans les sociétés primitives, il observe que « l’homme n’a pas toujours été un animal économique ». Dans les sociétés archaïques, les échanges et les relations sociales s’organisent selon la logique d’une triple obligation de donner, recevoir et rendre. Ainsi, on ne peut pas devenir une personne pleinement reconnue sans s’efforcer de prouver sa valeur en effectuant des dons, et inversement on ne peut pas refuser le don qui vous est fait, ni ne pas rendre les dons reçus (mais il faut le faire en rendant plus et plus tard).

Deux auteurs, Alain Caillé et Jean-Edouard Grésy, vont redonner de l’actualité et prolonger la réflexion sur cette « économie du don », dans leur ouvrage « La révolution du don – Le management repensé » (2014) en tirant leçon des écrits des auteurs cités pour dire que nous inscrivons notre existence dans une logique de l’alliance (ou de la défiance), du don et du contre-don, de dettes et de créances.

Pour cela ils complètent la formulation de Mauss, en posant que le don fonctionne selon, non pas trois, mais quatre temps : demander, donner, recevoir et rendre, ajoutant ainsi cet élément de la demande aux trois autres étapes identifiées par Mauss. Et ils vont ainsi appliquer ces concepts à nos méthodes de management, pour les « repenser ». On peut relire tout ça encore aujourd’hui, c’est toujours d’actualité dans notre façon d’organiser l’entreprise et de faire fonctionner les relations humaines en interne, et aussi vis-à-vis de l’externe, clients ou fournisseurs et partenaires. Et même le faire découvrir ou redécouvrir aux managers et dirigeants en panne de fluidité et d’efficience dans leur entreprise.

Si ce sont des facteurs financiers, physiques ou techniques qui déterminent l’efficacité d’une organisation (capacité à obtenir des résultats), l’efficience (capacité à obtenir un maximum de résultat avec un minimum de ressources) relève de l’invisible et de l’impalpable, et dépend donc, selon l’analyse des auteurs, de la bonne circulation des dons effectués selon le rythme de demander, donner, recevoir et rendre. Et on comprend bien qu’une organisation qui fonctionne bien est celle qui est à la fois efficace et efficiente. Et ce qui compte pour l’efficience, c’est justement cet engagement dans l’action collective que les auteurs appellent « l’adonnement », c’est-à-dire le degré de passion et d’intérêt pour la tâche à accomplir.

Ainsi, une organisation efficiente sera celle qui favorise la coopération, en misant sur les relations informelles tissées entre les collaborateurs, où chacun aide l’autre, par des dons et des contre-dons, en dehors de considérations hiérarchiques ou de règles et de contrôles édictées par le haut. Je t’aide spontanément, je te donne de mon temps et de mon attention, et réciproquement. Ce sont ces mécanismes informels qui font fonctionner l’organisation.

Alors imaginons un manager ou dirigeant qui voudrait tout d’un coup apporter ses réformes et sa vision, pour tout réorganiser, changer les règles, délocaliser, relocaliser, regrouper, changer les structures de gouvernance, tout bien formaliser, sans se préoccuper de ces liens de dons et contre-dons informels (on en connaît sûrement de tels individus, non ?). Et bien, le risque sera de déstabiliser l’ensemble, d’isoler, et de casser les liens entre les collaborateurs. Car, bien sûr, on ne peut jamais tout mettre en règles et en procédures. Le travail réel ne ressemble jamais au travail prescrit. Ce sont les adaptations, les connivences et habitudes, le bon sens, des employés et collaborateurs entre eux qui font fonctionner les organisations. Une organisation qui serait réduite à une structure formelle de règles explicites serait vite paralysée. C’est ce que l’on appelle la grève du zèle. Lorsque les policiers contrôleurs appliquent un contrôle strict à la sortie de l’autoroute, pour vérifier les attestations après 18H00 post-couvre-feu, on l’a vu, c’est l’embouteillage sur 400 kms. On parlera de « manque de discernement ».

On comprend bien que ces organisations qui croient en « l’économie du don », qui favorisent le travail en équipe, l’autonomie et le plaisir au travail, et qui privilégient la régulation et l’autorégulation sur la règle, seront plus flexibles et meilleures à vivre.

Mais voilà, on n’enclenche pas  ce cycle «demander, donner, recevoir et rendre » aussi facilement que ça. Et pour que toute l’entreprise y participe, cela commence par le haut (on le sait, « le poisson pourrit par la tête »). Le livre d’Alain Caillé et Jean-Edouard Grésy est un bon manuel pour détecter tout ce qu’il ne faut pas faire, et enclencher une « révolution du don » dans son entreprise ou son équipe.

Ainsi, demander, ce n’est pas exiger, comme le font ces managers qui croient que leurs collaborateurs comme des objets, de outils au service de leurs aspirations, ou un moyen de satisfaire une soif de pouvoir. Dans le don, demander, c’est entrer en relation et en confiance, car toute demande s’expose aussi à un refus.

Donner, dans la conception de Marcel Mauss, c’est entrer en relation, mais ce n’est pas écraser, comme le ferait celui qui est obsédé par une volonté immodérée d’être admiré, et qui donne en humiliant, en voulant dominer, et en refusant même de recevoir, car il cherche à maintenir sa dette pour garder sa proie captive. Mais il est tout aussi néfaste de ne pas savoir donner, comme ce manager qui veut montrer qu’il sait tout faire mieux que les autres et les collaborateurs, et qu’il a plus de choses à faire que tout le monde, car il est le seul à pouvoir sauver le monde. Inversement, le vrai don et un pari de confiance. Il y a don, et façon de donner. Ainsi, dans la relation entre le manager et ses collaborateurs, ce n’est pas toujours le montant de la prime accordée qui est perçue de manière profonde par le collaborateur, mais d’autres attentions et comportements qu’il gardera en mémoire longtemps, alors qu’il oubliera vite ces gratifications purement financières qui donnaient l’impression d’acheter son obligation.

Recevoir n’est pas si facile que ça en a l’air, car recevoir c’est accepter d’être en dette. Ceux qui ont peur d’avoir à rendre vont se montrer réticents à accepter les dons, préférant rester dans des échanges professionnels mesurés. Les petits cadeaux qu’on ramène de vacances pour ses collègues, les attentions personnelles (prendre des nouvelles du collègue, indépendamment de toute transaction liée au travail productif), tout ça est considéré comme inutile. Restons-en au travail, s’il te plaît. C’est comme ça que ce genre de personne va se méfier des gens qui veulent lui rendre service, leur faire des compliments, ou leur faire des cadeaux, de peur de se sentir acheté. Et si cette personne est votre manager, on imagine bien l’ambiance au travail. Inversement, ne pas savoir recevoir est aussi problématique. C’est ce que l’on apprend aux enfants : dire merci. Et pourtant, combien de collaborateurs ont parfois l’impression que leurs managers ne leur apportent pas assez de reconnaissance et de remerciements. Au point, dans certaines entreprises, de venir briser la créativité et l’engagement. Ce sont pourtant ces attentions qui font « circuler le don ». Quand nous débutons dans un métier, nous ne pouvons rendre tout de suite à celui qui nous a appris, qui ne le demande pas, car lui aussi a reçu d’autres mentors. Ces dons que l’on se transmet des uns aux autres font ce qui préserve la culture et l’œuvre commune de l’entreprise.

Rendre, c’est la dernière étape du « cycle du don », mais aussi le début d’un nouveau cycle dans les relations et les échanges. Car rendre, ce n’est pas solder et se sentir quitte, comme dans une négociation. Ceux qui attendent systématiquement une contrepartie à leurs dons entretiennent cette confusion. On pense aussi aux cadeaux qui sont faits aux clients, ou à ceux reçus des fournisseurs. Certaines entreprises décident même de les interdire. Autre situation, ce collaborateur à qui on demande de rester travailler plus tard, et qui l’accepte pour se montrer coopératif, va se voir de nouveau sollicité de nouvelles fois, et pourrait finir avec le sentiment de « se faire avoir ». Tout est affaire de dosage subtil et d’état d’esprit, l’objet étant de savoir « rendre de bon cœur », et donner du sens aux dons et contre-dons. C’est ce qui génère le niveau d’engagement, le degré de passion et d’intérêt au travail des collaborateurs.

On comprend que cette « révolution du don » demande un peu de travail, individuel et collectif. Comme le précisent les auteurs :

«  Le don est donc affaire d’esprit de finesse et non de géométrie. De tact et de doigté. D’incertitude mais aussi de confiance à la fois.

Celui qui aura compris à la fois toute l’incertitude et la puissance du don saura en retirer un bénéfice, et tous ses associés avec lui ».

Bref, le don ; ce n’est pas donné à tout le monde !

Qui est prêt à devenir « maussquetaire » ?


Deux libertés : laquelle choisir ?

LiberteADans la liste de ses auteurs fétiches de la liberté que Mario Vargas Llosa invoque dans son livre « L’appel de la tribu » figure Sir Isaiah Berlin.

Je connaissais Isaiah Berlin pour cette comparaison du renard et du hérisson (Le renard connaît beaucoup de choses, mais le hérisson en connaît une seule grande). C’est une formule qu’il reprend du poète grec Archiloque, en l’utilisant pour évoquer deux types d’artistes et d’êtres humains en général. Comparaison reprise par Jim Collins à propos du management, dont j’ai parlé ICI. Ainsi que dans un opus consacré à la stratégie du renard, par Chantell Ilbury et Clem Sunter (ICI).

Mario Vargas Llosa évoque aussi une autre formule d’Isaiah Berlin, celle des « deux libertés ».

Le concept « négatif » de la liberté c’est celui qui nie ou limite la contrainte. On est plus libre dans la mesure où l’on trouve moins d’obstacles pour décider de sa vie comme bon vous chante. Comme le formule Mario Vargas Llosa, « Tant que sera moindre l’autorité exercée sur ma conduite, tant que celle-ci pourra être déterminée de façon plus autonome par mes propres motivations – mes besoins, mes ambitions, mes fantaisies personnelles – sans interférences de volontés étrangères, plus libre je serai ».

Une tribune d’Aurélie Jean et de Erwan Le Noan dans Le Figaro du 23 avril reprend ce même concept : « On devient libéral en doutant des choix subis, en défiant les vérités imposées : tous les individus étant égaux, personne n’a le droit de choisir votre vie à votre place sans votre consentement explicite ». « Le libéral refuse les états de fait, il conteste les vérités imposées, il renie les réflexes qui obstruent la pensée. Il s’inquiète, il s’interroge, il doute jusqu’à se forger une conviction intime, conscient qu’elle n’est pas nécessairement partagée ».

Cette conception de la liberté est pour Isaiah Berlin et Mario Vargas Llosa « un concept qui part du principe que la souveraineté de l’individu doit être respectée parce qu’elle est, en dernière instance, à l’origine de la créativité humaine, du développement intellectuel et artistique, du progrès scientifique ».

Mais alors, qu’est-ce que cette autre liberté évoquée par Isaiah Berlin comme « positive » ?

Cette « liberté » qui n’en est pas vraiment une, c’est celle qui veut s’emparer de l’autorité, et l’exercer.

Elle se fonde sur l’idée que la possibilité qu’a chaque individu de décider de son destin est soumise dans une large mesure à des causes sociales étrangères à sa volonté : « Comment un analphabète pourrait-il jouir de la liberté de la presse ? A quoi sert la liberté de voyager pour celui qui vit dans la misère ? Est-ce que la liberté de travailler signifie la même chose pour un chef d’entreprise que pour un chômeur ? ».

On comprend comment cette conception de la liberté peut tourner : « Toutes les idéologies et les croyances totalisatrices, finalistes, convaincues qu’il existe un but ultime et unique pour une collectivité donnée – une nation, une race, une classe, ou l’humanité entière – partagent ce concept de la liberté ».

C’est sur ce concept qu’existe ce qu’on appelle la conscience sociale, considérant que les inégalités économiques, sociales et culturelles sont un mal corrigible et qu’elles peuvent et doivent être combattues. C’est grâce à ce concept que, comme le souligne Mario Vargas Llosa, les notions de solidarité humaine de responsabilité sociale et l’idée de justice se sont enrichies et répandues. C’est aussi ce qui a permis de freiner ou abolir des iniquités telles que l’esclavage, le racisme, la servitude ou la discrimination.

Mais c’est aussi grâce à ce concept que « Hitler, Staline et les frères Castro pouvaient, sans trop exagérer, dire que leurs régimes respectifs établissaient la véritable liberté (la « positive ») dans leurs domaines ».

C’est aussi là-dessus que se fondent toutes les utopies sociales, partant de la conviction que « dans chaque personne il y a, outre l’individu particulier et distinct, quelque chose de plus important, un « moi » social identique, qui aspire à réaliser un idéal collectif, solidaire, qui deviendra réalité dans un avenir donné et auquel doit être sacrifié tout ce qui l’entrave et lui fait obstacle, par exemple, ces cas particuliers qui constituent une menace pour l’harmonie et l’homogénéité sociale ».

Et c’est précisément au nom de cette vision de la liberté, de « cette société utopique future, celle de la race élue triomphante, la société sans classes et sans Etat ou la cité des bienheureux éternels », que des guerres ont été menées, que des camps de concentration ont été établis, que des millions d’êtres humains ont été exterminés, permettant d’éliminer toute forme de dissidence critique.

Ces deux notions de la liberté se repoussent réciproquement, et l’on peut adhérer à l’une ou à l’autre. Isaiah Berlin les qualifie de « vérités contradictoires » ou de « buts incompatibles ». On peut en effet, sans tomber dans l’excès, trouver tout un tas d’arguments pour défendre l’une ou l’autre.

En pratique, Mario Vargas Llosa considère que l’idéal serait de trouver un compromis entre ces deux libertés.

Et il conclue de manière optimiste : « Les sociétés qui y sont parvenues sont celles qui ont atteint des niveaux de vie plus dignes et plus justes (ou moins indignes et moins injustes). Mais ce compromis est quelque chose de très difficile et il sera toujours précaire ».

Et Isaiah Berlin d’en conclure, lui, que ces deux visions de la liberté sont « deux attitudes profondément divergentes et inconciliables sur les fins de la vie humaine ».

Alors, quelle liberté choisirons nous ?


Roman de l'IA

IntelligenceC’est son quatorzième roman, mais le premier que je découvre.

Il s’agit de « Playground », traduit par « Un jeu sans fin » en français, de Richard Powers.

C’est un gros roman de plus de 400 pages, avec des histoires qui se croisent, des personnages dont on suit l’existence tout au long de leur vie. On y découvre cette île du Pacifique, Makatea, qui a été colonisée par les Français, et a été un temps une richesse d’exploitation du phosphate. Mais les mines se sont taries, et l’île se retrouve en 2020 avec 90 habitants, et des infrastructures livrées à la jungle.

Et ça parle aussi d’intelligence artificielle qui est aujourd’hui devenue un héros obligé de nombreuses œuvres de fiction.

Car un milliardaire a l’heureuse idée d’imaginer construire une ville flottante au large de Makatea, ce genre de ville libertarienne en dehors de tout État ; et forcément cela aura un impact sur l’économie de cette île perdue.

Et pour convaincre les habitants de Makatea, qui vont voter pour ou contre ce projet dans leur île, il leur propose une intelligence artificielle, un genre de chatbot perfectionné, appelée Profunda. Les habitants peuvent l’interroger à l’infini pour tout savoir du projet, oralement, car la machine comprend leurs paroles, elle génère des plans et des images en 3D, elle répond à toutes les questions.

Au début les habitants posent des questions pour tenter de piéger la machine, en demandant des informations qu’ils connaissent déjà, comme la superficie de l’île, le nombre d’habitants, des informations sur son histoire. La machine sait tout. Alors ils passent à des vraies questions sur ce qu’ils ne connaissent pas et veulent savoir. Et la machine a réponse à tout.

Et les questions se font de plus en plus précises.

« Avec un tel tirant d’eau, est-ce que ces bateaux ne vont pas bousiller le récif ? ».

Et vient la réponse : « La réponse de Profunda surprit tout le monde. Loin d’édulcorer les faits, elle concéda qu’en effet le projet d’implantation maritime modifierait le lagon, le récif et toute leur population. Elle spécula sur la nature et l’ampleur de cette modification, presque en philosophe. Elle employa les termes « coût » et « dommages », et tenta d’évaluer, en francs Pacifique, le manque à gagner pour l’île que représenterait cette perte de ressources, tout en avertissant que ses estimations étaient au mieux approximatives ».

Une petite fille de l’assistance a alors cette remarque : « Si les créatures du récif doivent en souffrir, est-ce qu’elles ne devraient pas elles aussi avoir le droit de voter ? ».

Et Profunda a bien sûr une réponse aussi, qui laisse l’assistance muette : « Profunda se lança dans un développement sur les droits des animaux, leur statut légal, leur reconnaissance comme personnes morales. Elle admit que de nombreuses espèces à l’intelligence développée peuplaient les fonds marins entourant l’île. Elle évoqua les problèmes inhérents à une culture où seuls les humains étaient considérés comme sacrés ou importants. Elle souligna que dans les cultures fondatrices de la Polynésie, d’autres créatures possédaient un caractère divin et un génie propre ».

C’est comme une prise de conscience : « Sur chaque visage se dessinait la même prise de conscience : ils pouvaient demander à ce monstre n’importe quoi. Et la réponse serait aussi imprévisible que le permettaient des dizaines de milliards de pages de connaissance humaine ».

Voilà bien tracé tout le romanesque de l’intelligence artificielle, les admirations et les peurs qu’elle génère, les questions qu’elle soulève, et la place des humains. Car cette communauté de Makatea va quand même voter, avec le choix de chaque humain qui la compose.

Pour connaître le résultat, et tout le pitch génial de ce roman, il ne vous reste plus qu’à le lire.

Les romans sont peut-être les meilleurs compagnons pour réfléchir aux enjeux de l’intelligence artificielle.


Automate

MarionnetteIls sont jeunes et brillants, ils ont adoré les études et les classes de Prépa, ils ont réussi le concours de l’école de commerce, et là, ils s’y ennuient. Cela ne les intéresse plus tant que ça ; que vaut le marketing, la compta ou la finance, par rapport à la philosophie, la littérature, l’Histoire ? Le choc est parfois rude.

Pour d’autres, c’est l’entrée dans la vie professionnelle qui est un choc : ce sentiment que ce travail où l’on doit faire des reporting et des présentations Powerpoint sous le contrôle d’un chef, des reporting et des présentations dont on ne sait même pas qui les lit, quel ennui.

C’est ce sentiment qu’évoque, avec une bonne dose de vécu autobiographique, Valentin Grégoire, jeune auteur de 30 ans, dans son roman « L’automate ».

Ce qui l’a amené à écrire ce roman, qu’il a travaillé pendant deux ans en 2021 et 2022, c’est cette impression de perdre toute réflexion intellectuelle dans le monde du travail où l’on vous demande d’appliquer des « process » rôdés sans réfléchir. Ce monde des « process » et procédures que l’entreprise déploie pour être performante et efficace, bien sûr. Pourquoi réinventer ce qui marche ?

C’est ce qui arrive au héros de ce roman ; c’est lui « l’automate », qui exécute le travail demandé, tous ces reporting sans sens, sans résister. On comprend que ce qui infantilise et déshumanise, dans cette vision, ce n’est pas la technologie mais le travail lui-même et le mode de management des chefs. C’est Charlot et les « Temps modernes » au pays des jeunes cadres de 2025.

Les anecdotes sont nombreuses, sûrement souvent des souvenirs d’expériences concrètes. Ce chef qui relit les travaux de ce jeune embauché en se gavant de chocolats, et qui, considérant le travail avec satisfaction, pense quand même à lui en offrir un.  Et le jeune embauché qui se demande si ce manager ne le prend pas pour un animal domestique.

Et cette frustration de ne pas savoir pourquoi on travaille : « Le travail fourni tout au long de ces deux journées était donc achevé, et quelqu’un d’autre allait en assurer la continuité. C’était une sorte de passage de relais, même si R. allait perdre définitivement de vue le témoin. Bien sûr, il ne s’était pas imaginé qu’il allait lui-même défendre ses résultats auprès du comité de direction ; cependant, ne pas savoir quelle était la finalité de son travail et ce à quoi tout cela allait servir le frustrait un peu. Il avait été une sorte de rouage dans la chaîne de décision et lui, encore trop junior, ne pouvait ambitionner le moment pour le moment d’être en bout de celle-ci ».

Autre anecdote révélatrice, ce moment où le jeune débutant essaye de résoudre un problème de données, et qui se voit renvoyé d’un service à l’autre, personne ne voulant s’en sentir responsable. Jusqu’à ce qu’un collègue malin lui suggère « si tu veux éviter qu’on te fasse tourner en bourrique trop longtemps, mets ton manager en copie de tes mails. Sinon, ils se défausseront, ou ils ne te répondront même pas ». Sage conseil, qui permettra effectivement d’obtenir les réponses qu’il n’arrivait pas à avoir. Image révélatrice des rapports d’obéissance et d'influence dans l’entreprise. La peur des chefs.

La deuxième partie du roman prend la forme d’un « journal » où le héros couche ses états d’âme, et aussi ceux de ses collègues, dont celui d’Ariane, qui, elle, ne supporte plus le travail : « J’ai cette impression, depuis mon arrivée, qui s’amplifie à mesure que les jours se succèdent ici, de vivre dans un monde artificiel, coupé de la vraie vie et emmuré dans une bulle de béton. Rien ne me paraît réel ici, tout est factice, impalpable, gazeux. Il m’arrive de me sentir fantôme, fantôme de ma propre vie, où j’obéis à des règles, à des habitudes fabriquées par d’autres, mais où rien n’est décidé par moi-même, par ma seule volonté, par mon seul désir. J’ai l’impression de vivre en plages horaires, où le déroulement du jour est séquencé, découpé en de petites rondelles de temps où chacune a sa propre fonction, son propre mode, où tout est prévu d’avance et où les secondes sont comptées, précieuses, omniprésentes à l’esprit – bien trop présentes ». Elle va démissionner.

Lui, en bon automate, continue à suivre le mouvement ; mais la troisième partie est une sorte de twist qui modifie d’un coup notre lecture. Malin, Valentin.

Au moment où les discours dans l’entreprise sont de vanter le management humaniste, la raison d’être, le sens, ce roman vient comme une petite douche froide nous rappeler que, vécue par les jeunes diplômés de nos brillantes écoles, l’entrée dans la vie professionnelle de l’entreprise n’est pas aussi rose.

Peut-être que ces témoignages des nouvelles générations permettront aussi de continuer à faire bouger nos modes de management afin de mieux les intégrer. Même si, heureusement, toutes les entreprises et tous les managers ne ressemblent pas tous à ce que décrit ce roman.

Ce roman sur le vif est quand même aussi l’occasion de remises en cause pour certains.

A lire et à faire lire.

Merci Valentin !


Souvenirs, souvenirs : une histoire d'expériences

MylenesouvenirOn le sait, une entreprise ne vend pas seulement des produits, mais aussi des services, et la composante des services a pris de plus en plus d’ampleur. Mais, après les services, on a une notion qui est devenue incontournable, c’est l’expérience. Nous sommes dans ce que l’on appelle « l’économie de l’expérience ». C’est le titre d’un livre devenu un incontournable du management, de B. Joseph Pine II et James H. Gilmore, paru en 1999. J’en avais déjà parlé ICI, dans les premiers posts de ce blog, et il figure toujours dans la colonne des lectures ci-contre.

J’ai rouvert ce livre à l’occasion d’une discussion avec les dirigeants d’une encore jeune start-up éditeur de logiciel, qui se posent des questions sur la meilleure façon de dépasser la concurrence. Est-ce par le produit ? Oui, ils y ont pensé, en améliorant toujours le logiciel. Est-ce le service ? Oui, ils y ont pensé, en améliorant ce qu’on appelle le « Customer service », le suivi des clients lors de l’utilisation du produit, et en assurant un service après-vente au plus près du besoin, en embauchant à ce poste. Mais alors, quoi faite d’autre ? Et on a parlé d’expérience. Quelle est l’expérience que vous voulez faire vivre au client ?

On ouvrait la porte vers un monde inconnu. L’expérience, mais de quoi parle-t-on ? On vend un logiciel, on n’est pas Disneyland !

On parle de marketing, ou plutôt de « marketing de l’expérience ». Il s’agit de concevoir une stratégie marketing qui vise à créer des expériences mémorables pour les consommateurs en utilisant des émotions ou des sentiments suscités par le produit et par ses caractéristiques multisensorielles. L’objectif est de créer une connexion émotionnelle entre le consommateur et la marque en offrant une expérience unique et personnalisée.

Mais on fait comment ?

Evidemment, le livre étant de 1999, on n’y parle pas de l’IPhone (2007), pas trop de Google (né en 1998), de Starbucks (à peine 2.500 dans le monde cette année-là,38.000 aujourd’hui !), et encore moins de Metaverse ou de ChatGPT, mais ce qui compte, c’est le principe et la méthode pour créer cette « experience economy ». Et les exemples et analyses aident à concevoir nos propres expériences.

  L'économie de l'expérience met l'accent en priorité sur la valeur de la création d'expériences engageantes et mémorables pour les clients, en passant de la simple vente de produits et de services à la création de liens émotionnels.

Car l’expérience ce n’est pas un service supplémentaire, ou un meilleur service, mais ce petit plus, cette petite différence, qui fait que l’on gardera mémoire et souvenir ému de cette expérience. Il s’agit donc de créer ces « expériences » qui marqueront émotionnellement le client, lui feront des impressions, selon le mot utilisé par les auteurs.

On ne parle pas d’action spécifique mais d’un ensemble qui restera en mémoire, comme un meilleur souvenir, et donnera l’envie de revenir et d’en parler autour de soi pour vous recommander.

Dans cette vision, toute entreprise est un comme un théâtre.

Cela peut tenir à de petites choses, comme ces goodies et souvenir que le client emporte et garde avec lui (porte-clé, coque de téléphone, ou autre objet).

C’est aussi pour les constructeurs de voitures, le petit bruit de la marque lorsque l’on claque la portière, permettant de reconnaître la marque à l’oreille.

C’est peut-être aussi le costume particulier des employés de l’entreprise face au client, dont on se souvient comme d’une marque de fabrique, à condition qu’elle soit originale (les costumes et cravates avec chemise unie ne marcheront plus avec le même impact, même si cela a été pendant longtemps la marque de fabrique des collaborateurs masculins d’IBM -chemise unie obligatoire, mix de couleurs et motifs interdits, surtout pas de rayures, du moins officieusement mal vus).

Evidemment, l’expérience vedette, c’est celle qui ne coûte rien, ou pas grand-chose, mais qui a un impact mémorable extraordinaire. Il faut un peu d’imagination et de créativité.

Pour trouver les bonnes expériences, il faut déjà identifier ce qui fera le thème de l’entreprise, et de la marque. Par exemple pour cet hôpital (oui, il y a aussi matière à expérience à l’hôpital, pas seulement pour les patients mais aussi les visiteurs), l’architecture et les tenues évoqueront la chaleur, le soin, le professionnalisme (Par exemple pour le professionnalisme, tous les employés portent un badge avec leurs titres et diplômes, et frappent toujours à la porte avant d’entrer dans une chambre de patient) ; Pour Disneyland, ce qui fait l’expérience, c’est aussi la propreté (dès qu’un papier traîne, un employé arrive avec pelle et balai pour le ramasser ; et maintenir tout l’espace impeccable).

Pour être impactante, la bonne expérience, c’est celle qui crée des souvenirs.

Pour s’inspirer, observons ces souvenirs que l’on achète : Oui, ces cartes postales en vacances, mais aussi ces casquettes et t-shirts lors des concerts (le merchandising des concerts est devenu une énorme machine commerciale ; on est prêt à payer beaucoup plus cher le t-shirt du concert avec la date du concert, que n’importe quel t-shirt ordinaire). Car ce qui compte dans le souvenir c’est aussi de le montrer aux autres (oui, j’y étais à ce concert ! Et on s’en parle, car l’expérience et les souvenirs, ça permet les conversations et les recommandations). C’est pourquoi dans certaines entreprises, on ne vend pas les souvenirs, on les donne en cadeau. Comme cet hôtel palace qui offre les poignées de porte des chambres richement décorées au logo de l’hôtel, signe que l’on y a bien passé une nuit de rêve.

Et si on ne trouve rien comme souvenir dans votre entreprise, c’est peut-être le signe, plus grave, que vous n’y vendez rien dont on aurait envie de se souvenir. Méfiance ! Si, par contre, vous êtes éditeur de logiciel et que l’on vous achète aussi des t-shirts et casquettes à votre logo sur votre site, c’est que l’expérience est sûrement la bonne et les souvenirs avec. Oui, oui, certains le font !

L’expérience peut aussi être dans le produit lui-même.

Je lis ICI grâce à Marie Dollé 'dont je vous recommande la newsletter), que Lego a sorti un appareil photo Polaroid en LEGO, qui ressemble dans le moindre détail à un vrai Polaroid, sauf que, bien sûr, il ne prend aucune photo ! C’est juste le geste et le souvenir de prendre une photo Polaroid que permet ce LEGO. 

Encore plus fort, et toujours ICI, le projet Flashback, qui fait revivre l’expérience de la photo argentique d’hier avec le numérique : vous prenez les photos comme sur un rouleau d’un nombre limité de photos, et vous ne recevez les photos sur l’application que 24 heures après, pour laisser le temps de vivre l’instant. On retrouve cette sensation d’antan, où l’on fait très attention à la photo qu’on va prendre (au lieu de mitrailler une infinité de photos instantanées) et d’attendre le développement. Un bon moyen de s’affranchir de notre tendance à vouloir tout tout de suite, à consommer le présent de manière obsessionnelle, à vouloir conserver le présent dans ces photos de l’IPhone, sans prendre le temps de ressentir l’instant et d’en fabriquer émotionnellement le souvenir qui nous en restera, comme une madeleine de Proust.

L’économie de l’expérience, c’est l’art de fabriquer des souvenirs.

Qui s’en souviendra ?


Abracadata

AbracadataCette société, la nôtre, où tout est connecté, où les datas nous permettent de tout contrôler, de tout prévoir, cela peut aussi effrayer et faire réagir.

C’est le cas d’Alain Damasio, dont j’ai déjà parlé ICI à propos de son livre « Vallée du silicium ».

C’est aussi le sujet de son roman de 2019, « Les furtifs » que je lis avec un peu de retard sur tous ceux qui m’ne ont déjà parlé. Il faut dire que plus de 900 pages en édition de poche, il y a de quoi hésiter. Mais voilà une bonne occasion avec cette période d’été.

Dans ce roman de science-fiction, nous somme quelques décennies plus loin, mais pas si loin (années 30 ou 2040). Et le monde du contrôle est encore plus présent qu’aujourd’hui, mais on peut aussi croire qu’il est plausible.

Car dans ce monde, chacun peut se réfugier dans son propre metaverse et y créer son monde personnel. Car on aime bien tout contrôler, c’est même, selon Alain Damasio, à travers l’expression de ses personnages, « ce qui nous définit ».

« La quête du contrôle a atteint aujourd’hui son acmé. Chacun peut créer son monde, et le peupler comme bon lui semble. C’est une démocratie pulvérisée, où chacun a acquis son droit d’être un autocrate dans son propre cocon. C’est la solution technolibérale à la double exigence de liberté et de contrôle qu’on croyait inconciliable. Parce qu’on ne voulait pas voir que la sensation de liberté, dans son expression primale, provient de l’angoisse conjurée. Conjurer la peur, contrôler son monde, se croire libre. Voilà le fil ».

  Et ce contrôle sur nous-mêmes est bien sûr permis par la technologie : « La technologie s’est rapprochée de nous, elle s’est faite enveloppe, second corps et se seconde peau ».

« Nous rêvons d’un monde bienveillant, attentif à nous. Un monde qui prenne soin de nos esprits et de nos corps stressés, qui nous protège et nous choie, nous aide et corrige nos erreurs, qui nous filtre l’environnement et ses dangers. Un monde qui s’efforce d’aménager un technococon pour notre bien-être ».

Ce technococon, mot inventé par l’auteur, est aussi longuement évoqué dans « Vallée du silicium ».

Mais alors, les furtifs ?

C’est une race de créatures imaginaires que l’auteur nous détaille, et qui font toute l’intrigue du roman. C’est aussi un symbole de réaction face à la civilisation du contrôle (ces créatures sont justement invisibles et non repérées par les contrôles). C'est ce qui donne la puissance poétique au roman.

« Dans notre société de traces, contrôlée jusqu’à l’obscène, où le moindre vêtement, la moindre semelle de chaussure, le moindre doudou, une trottinette rouillée, je sais pas : un banc public, les pavés même, émettent de l’information…ou le moindre mot lancé dans un bar est collexiqué, je comprend tellement que ce monde rêve d’un envers ! De quelque chose qui lui échapperait enfin, irrémédiablement, qui serait comme son antimatière, le noir de sa lumière épuisante ! L’abracadata qui échapperait par magie à toutes les datas ».

Le roman garde une saveur assez anticapitaliste qui peut freiner la lecture. Mais il donne aussi à réfléchir et rêver à notre abracadata, s’il peut encore exister quelque part.

De quoi mettre aussi de la magie à l'été.


Poker : Quelle est cette ombre qui veut sa part?

PokerLe business, les affaires, les négociations, c'est parfois comparable à des parties de poker. Et aussi dans la politique parfois.

Et quand c'est un des protagonistes qui le raconte, on s'y croit comme dans un film.

C'est ce que je lis dans un ouvrage qui date un peu (2011), d'Emmanuel Faber, alors Vice-Président de Danone, "Chemins de traverse - Vivre l'économie autrement". Autrement, mais avec des moments intenses dans la fièvre des négociations.

Il raconte l'épisode de la vente de l'activité de verre d'emballage de Danone, héritage de l'époque BSN. 

L'idée est de fusionner BSN Emballage avec le leader allemand, Gerresheimer, filiale du Groupe VIAG, et de revendre le tout ensuite. C'est ainsi qu'apparaît le fond d'investissement CVC, intéressé. 

Et nous entrons alors, grâce à Emmanuel Faber dans la salle des négociations le 30 mai 1999. La partie de poker va commencer. 

Avant la réunion, tôt le matin, les allemands et Danone se sont mis d'accord de ne pas accepter de vendre en dessous de 7 milliards (de francs, eh oui, on n' avait pas encore l'euro). 

Ça démarre...

"Dans la salle du conseil, rue de Téhéran à Paris, il y a de notre côté l'équipe de Danone et celle de VIAG, la banque Lazard et d'autres conseils. Du leur, ils sont une quinzaine : investisseurs, banquiers qui vont financer la dette, auditeurs comptables, avocats. Ils ont travaillé d'arrache-pied".

Philippe Gleize, le patron de CVC, commence à parler pour expliquer son analyse du dossier, avec l'idée d'en déterminer le prix d'achat.

C'est Emmanuel qui l'interrompt immédiatement : "Nous ne sommes pas là pour partager vos travaux mais connaître leurs résultats, Philippe".

Philippe Gleize essaye de poursuivre mais Emmanuel continue : "Ostensiblement, je ferme le cahier que j'ai ouvert quelques minutes auparavant dans la perspective d'y prendre des notes. J'interromps chaque tentative d'argumentation. Je ne veux qu'un chiffre, pas d'atermoiement. "

Finalement Philippe Gleize lâche: "Pour tout un tas de raisons qu'il faut qu'on vous explique, nous ne pensons pas pouvoir faire au-delà de 6,5 milliards".

 Et voilà le grand coup : "Je sais que 6,5 milliards, c'est déjà beaucoup, et que nous n'avons aucune autre solution équivalente à court terme, et peut-être même pas du tout". 

Mais bon : "Je respire un grand coup et je dis simplement : "Merci. Dans ces conditions, il n'y a évidemment pas de deal. Nous aurions préféré ne pas attendre un mois pour le savoir".

Et : "Je me lève, suivi de tout le côté de notre table. Nous rangeons nos affaires. Nos interlocuteurs sont médusés. Nous serrons des mains et les congédions. Certains sont venus de Londres, de Munich. La réunion devait durer dix heures, elle a duré dix minutes".

Fin de l'acte I. Mais cela n'est pas fini, bien sûr. Emmanuel et Danone font savoir a CVC qu'ils gardent la limite de 7 milliards, et qu'ils devront prendre une décision en interne sur la suite le 5 juin.

Suspense.

Et c'est le 5 juin au matin que Philippe Gleize appelle Emmanuel Faber.

"Emmanuel, je sais que vous avez une réunion importante aujourd'hui, voyons nous avant, je voudrais vous faire une proposition".

Et Emmanuel rétorque : "Ecoutez Philippe, je vois Franck (Riboud, le PDG du Groupe) à midi. Soit vous êtes au prix que nous demandons, et on continue avec vous. soit on arrête tout. Je n'ai rien de plus à discuter avec vous".

A 11H30 ils rappellent. Et Emmanuel raccroche sans attendre.

A 11H58, troisième appel : "Nous ne sommes pas loin, avec un certain nombre de conditions...". 

Et Emmanuel continue et hausse le ton: "Philippe, j'en ai ras le bol. Dans une minute, il est midi. Je vais raccrocher et monter chez Franck. Vous avez une dernière chance dans la prochaine phrase que vous prononcez. Vous la prenez ou pas? C'est maintenant ou jamais".

Et voilà Philippe, après un silence de deux secondes: "C'est d'accord pour 7 milliards, mais ça va être très, très dur".

Cela se terminera quelques jours plus tard à 7,4 milliards, moyennant une participation de Danone au financement de BSN-Glasspack : "Nous n'avions aucune alternative sérieuse, et le candidat suivant était à peine à 6 milliards de francs".

Et la suite est conforme aux craintes, comme le reconnaît Emmanuel Faber : "Trois ans plus tard, il faut restructurer le bilan de BSN-Glasspack, car il est devenu clair que l'entreprise ne peut pas supporter le niveau de dette que ce prix de vente lui a fait porter".

10 ans après, en racontant cette histoire dans son livre, Emmanuel Faber prend le recul pour s'interroger et réfléchir à ce qui s'est passé pour lui, et cette prise de conscience est aussi porteuse de leçon :

"Qu'est-ce qui se joue en moi dans ces moments-là? Testostérone. Parties de poker nocturnes d'étudiants. Cet instinct qui pousse à aller jusqu'au bout, à l'extrême limite. Ne rien laisser sur la table. Sur la ligne de crête. Griserie de ce jeu où l'équilibre intérieur tient une part si grande. Quelque chose se réveille. Je sens que je cède les commandes à un joueur en moi. Je le laisse jouer, et le contrôle. Mais jusqu'où est-il légitime qu'il joue? Et selon quelles règles? Car c'est surtout avec moi-même que je joue. Avec mes propres limites. Quelle est cette ombre qui veut sa part?

L'ombre de l'envie de gagner, tout simplement. Gagner tout, au-delà de ce qu'il est juste de partager. La force qui mute en violence. Quand elle submerge, elle peut réduire mon champ de conscience à un terrain de jeu très étroit, déconnecté de la réalité, construction éthérée financière, juridique, théorique, intellectuelle. Dans cette extrême, confrontation, les conséquences "collatérales" sortent de mon champ de conscience".

Et dans ce jeu de poker qui grise, avec cette ombre qui veut sa part, on peut parfois gagner et parfois perdre. 

Une leçon pour d'autres Emmanuel... ? Ou pas.


Le véritable symbole du libéralisme économique

KalaaaC'est ainsi que nomme Roberto Saviano, dans son livre sur l'archéologie de la mafia de Naples, la camorra, "Gomorra", paru en 2006, un objet bien connu de celle-ci, une véritable icône. 

Cet objet est une arme tristement célèbre, la Kalachnikov, l'AK-47, la plus répandue. L'auteur y consacre tout un chapitre.

Mais pourquoi serait-ce un véritable symbole du libéralisme économique ?

"Grâce à son invention, Mikhaïl Kalachnikov a permis à tous les groupes petits et grands luttant pour le pouvoir de se doter d'une arme. Kalachnikov a fait un geste en faveur de l'égalité : des armes pour chacun, des massacres pour tous. La guerre n'est plus réservée aux armées".

L'inventeur avait inventé cette arme pour armer les forces armées de l'URSS, avec la conviction d'œuvrer pour la défense de sa patrie, au service du pouvoir. 

"Avant de prendre sa retraite de général de corps d'armée, il touchait un salaire fixe de cinq cents roubles, soit à l'époque environ cinq cents dollars par mois. Si Kalachnikov avait eu la possibilité de faire breveter son arme à l'ouest, aujourd'hui il serait sans nul doute un des hommes les plus riches de la planète". (Kalachnikov est décédé en 2013, à l'âge de 94 ans). 

"On estime que plus de cent cinquante millions d'armes de la famille des Kalachnikov ont été produites à partir du projet d'origine du général".

 L'histoire de cette arme se lit comme un cours de capitalisme libéral, dans sa version illicite et sans morale.

Car le produit a connu son succès grâce au génie de sa conception : il permet de tirer dans les situations les plus variées; il ne s'enraie pas, fonctionne même couvert de terre, même plein d'eau, et s'empoigne facilement. Sa détente est si souple, nous dit Roberto Saviano, "qu'elle peut être pressée par un enfant".

Et mieux encore : "Simple à utiliser, facile à transporter, il est si efficace qu'on n'a pas besoin d'entraînement". C'est le redoutable président congolais Kabila qui aurait dit à son propos : "Il peut transformer même un singe en combattant".

C'est ainsi qu'au cours des dernières décennies, les armées de plus de cinquante pays ont utilisé la Kalachnikov comme fusil d'assaut. Plus de cinquante armées régulières sont équipées de Kalachnikov, et bien sûr il est aussi impossible d'énumérer les groupes clandestins, paramilitaires et de guérilleros qui l'utilisent. Et sans compter tous les terroristes, et auteurs d'attentats et de crimes, qui ont continué encore après l'année du livre de Roberto Saviano. 

Et ce qui a fait aussi sa notoriété, c'est son prix très compétitif, y compris dans les échanges illégaux par les criminels. Cette arme est aussi devenue un indice pour évaluer la situation des droits de l'homme : "Moins elle est chère et plus les droits de l'homme sont bafoués, l'Etat de droit gangréné, tout ce qui favorise les équilibres sociaux miné et sur le point de s'écrouler. En Afrique de l'Ouest, ce prix peut descendre jusqu'à cinquante dollars. Au Yemen, on peut même trouver des fusils AK-47 d'occasion achetés et revendus plusieurs fois, à six dollars".

Forcément, dans la mesure où elle détient une part importante du marché international des armes, la camorra fixe le prix des Kalachnikov, devenant ainsi, indirectement, l'instance qui évalue l'état de santé des droits de l'homme dans le monde occidental.

Et puis, en bon capitaliste détenteur d'une marque mondialement célèbre, le général Kalachnikov est devenu un entrepreneur à succès. C'est comme cela qu'un homme d'affaires allemand crée une marque de vêtements signés Kalachnikov. Le général a aussi une bouteille de verre remplie de vodka, avec un bouchon en forme de canon.

Et le résultat est impressionnant : "La Kalachnikov a tué plus que les bombes atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki, plus que le virus HIV, plus que la peste bubonique, plus que la malaria, plus que tous les attentats commis par les fondamentalistes islamistes, plus que tous les tremblements de terre réunis. Une quantité colossale inimaginable de chair humaine. Seul un publicitaire parvint à en donner une idée convaincante : lors d'un congrès, il suggéra de prendre une bouteille et de la remplir de sucre en poudre. Chaque grain de sucre était un mort tué par la Kalachnikov".

Et puis le général Kalachnikov qui considère que ce n'est pas son problème : Chacun n'est responsable que de son corps et de ses gestes; seul ce que ma main a fait relève de ma conscience morale. Ce général porte en lui l'impératif quotidien de l'homme au temps du marché : fais ce que tu dois faire pour gagner, le reste ne te concerne pas.

Un véritable symbole, en effet.


Sommes-nous condamnés à obéir longtemps à ChatGPT ?

ObeirSommes-nous libres ?

Oui, bien sûr, dans nos systèmes démocratiques, on n’est pas en dictature. On a la possibilité de se déplacer, de s’exprimer, d’entreprendre. De nombreux pays ne permettent pas l’équivalent. Alors, de quoi se plaindre ?

En fait, il s’agit de cette impression d’être manipulés par les médias, par la publicité, par les réseaux sociaux (mais, oui). On suit le mouvement de la pensée conforme, et ceux qui s’en écartent sont considérés comme des originaux et des marginaux dont on se méfie.

La difficulté, c’est de vraiment considérer que l’on pense et agit pour soi-même, du plus profond de son être intérieur, à l’abri du conditionnement social.

Une citation de Nietzsche, dans « Par-delà le bien et le mal », offre une voie pour une libération qu’il considère comme véritable, et nous fait réfléchir par son côté paradoxal :

« Choisis un maître, peu importe lequel, et obéis longtemps. Sinon tu périras et tu perdras toute estime de toi-même ».

Car, en effet, on ne trouve pas de liberté véritable dans une absence de toute contrainte, ou dans l’absence d’obéissance, mais plutôt en se fixant des règles de conduite.

Le mot important de Nietzsche, c’est « choisis » : C’est en faisant des choix pour soi-même que l’on prend les décisions qui nous font avancer et sortir de l’hésitation. Si vous avez vu comme moi le film « Anatomie d’une chute » vous avez remarqué cette scène où l’accompagnatrice du petit garçon lui dit que c’est en décidant que l’on choisit. Et le petit garçon qui hésite dans la compréhension de la situation, où sa mère est accusée de crime, choisit son attitude, et va livrer un témoignage décisif au tribunal.

Mais faire un choix personnel n’est pas chose facile ; on se croit toujours influencé. Cela exige sûrement l’effort de se délier de tous les conditionnements qui nous influencent.

C’est pourquoi un deuxième mot est important dans cette citation de Nietzsche qui nous incite à obéir « longtemps ».

Cela parle de la façon dont nous donnons un sens à la vie, et quelle forme nous lui donnons. C’est une aventure du temps long. Et pour être sûr de nos choix, il est aussi nécessaire de trouver une zone de prise de distance (de recul, ou de hauteur), de calme en soi-même, avant de s’y lancer. (Le petit garçon du film prend le temps de se forger son choix).

Cela fait penser aux initiatives chamaniques qui demandent aux jeunes gens de partir en forêt à la recherche de leur animal tutélaire, donc d’eux-mêmes). J’ai souvenir d’un séminaire organisé pour une assemblée de dirigeants, au musée du Quai Branly, où chacun était allé en quête d’une statue, ou d’un totem, dans le musée, pour y retrouver « son ombre ». L’un d’eux était revenu en racontant sa rencontre avec une statue onirique de ce qu’il avait interprété comme « un homme qui pleure «  (il nous en montrait la photo ), et révélé à ses collègues, avec émotion, comment il se sentait aussi pleurer intérieurement.

Mais voilà, à l’ère des nouvelles technologies, de l’intelligence artificielle et de ChatGPT, n’est-ce pas justement ChatGPT qui devient notre maître ? Il fut un temps, pas si lointain, où c’était Google qui était notre maître : une question, une interrogation, on demande à Google pour avoir la réponse. Maintenant, on demande à ChatGPT, qui répond à tout, qui donne les solutions, qui trie nos mails, et nous propose même les réponses à faire aux messages reçus. N’est-ce pas le risque de déléguer à la machine, à extérioriser, toute notre réflexion ? Julien Gobin, dans son livre « L’individu, fin de parcours – Le piège de l’intelligence artificielle », met en évidence ce phénomène, où la technologie se substitue à notre capacité de décision et nous fait perdre notre liberté par cette « perte d’autonomie cognitive liée à la disparition progressive de l’usage de la faculté de décision ».

Il cite à l’appui de ces réflexions Gaspard Koenig (dans « la fin de l’individu »:

«  Nous ne sommes pas dotés à la naissance de libre arbitre, comme si une fée s’était penchée sur le berceau de l’espèce humaine ; contrairement à la formule malheureuse de notre déclaration des droits de l’homme, nous ne sommes pas « nés libres ». En revanche, nous pouvons cultiver et fortifier notre arbitre libre. C’est la clé de notre responsabilité, ni donnée (biologiquement) ni présupposée (intellectuellement), mais objet d’une lente élaboration. Plus nos circuits de décision sont complexes, plus notre capacité réflexive est mobilisée, plus notre acte, aussi insignifiant soit-il, reflète qui nous sommes. En revanche, moins nous délibérons, moins nous nous contrôlons nous-mêmes".

Alors, allons nous être coincés à obéir longtemps à ChatGPT ?

Au risque d’ailleurs de réduire l’usage de notre cerveau. Julien Gobin fait remarquer que, déjà, en trois mille ans, la taille du cerveau humain a diminué de près de 10%, passant en moyenne de 1 500 cm3 à 1 250 cm3, grâce (ou à cause) des structures sociales ayant fait émerger la communication, le partage de connaissances, et l’intelligence collective, qui permettent à l’homme de ne plus faire tout tout seul.

De même, comme il y a toujours une moitié pleine dans un verre à moitié vide, Julien Gobin garde espoir, en identifiant un avenir moins sombre, quoique :

« De toute évidence, le cloud humain qui s’annonce réduira encore la taille de notre cerveau tout en optimisant son usage. La disparition de certaines tâches encombrantes autrefois consacrées au maintien d’une autonomie devenue obsolète sera largement compensée par le développement d’une intelligence collective à laquelle contribueront les intelligences artificielles. Les augmentations du cerveau humain qui auront lieu se concentreront alors sur les facultés de spécialisation et d’interactions avec le réseau, plutôt que sur celles lui assurant une autonomie physique ou cognitive devenue illusoire. Autant d’externalisations et de mutualisations qui enfermeront pour toujours l’individu de jadis, si fier de son autonomie, dans la vitrine d’un Museum d’histoire naturelle. Le plafond civilisationnel pourra enfin sauter ».

ChatGPT va-t-il nous permettre de développer l’intelligence collective et la coopération, en faisant sauter le plafond civilisationnel ?

Qui sera notre nouveau maître, à qui nous obéirons…longtemps ?


Des oeufs, du sucre et de la vodka

Russe« L’impératrice de Pierre », de Kristina Sabaliauskaité, m’est tombé entre les mains grâce à la plateforme française Gleeph, qui me l’a offert en échange d’une promesse de récension (oui, cette plateforme propose aux éditeurs ce genre d’opérations, pour pouvoir bénéficier de retours de lecteurs sur les réseaux sociaux ; c’est la deuxième fois que j’en suis l’heureux bénéficiaire – Sympa Gleeph !).

Le genre de ce livre : roman historique. C’est-à-dire qu’il part de faits historiques réels, mais ajoute une romance pour en faire un roman. Donc on ne sait plus trop ce qui est réellement l’histoire, et ce qui est du registre de la fiction.

L’histoire dans l’Histoire, c’est celle de Catherine 1er (à ne pas confondre avec Catherine II), première tsarine de Russie de 1725 à 1727, année de sa mort. D’origine lituanienne, elle a été l’épouse de Pierre le Grand, et lui succède à sa mort. Le livre est l’occasion de revivre à travers le récit de Catherine 1er sur son lit de mort ces années depuis sa jeunesse jusqu’à 1727. C’est une orpheline, ne sachant ni lire ni écrire, qui démarre comme servante, et, de rencontre en rencontre, finit au pouvoir suprême. C’est Voltaire qui l’a appelée « Cendrillon du XVIIIème siècle ».

On ne sait pas grand-chose de cette Catherine 1er, et c’est tout le talent de Kristina Sabaliauskaité, lituanienne elle-même, traduite par Marielle Vitureau, de nous la faire revivre dans son intimité imaginaire, avec l’histoire, la vraie, en décor de fond.

Pierre le Grand, qui mesurait effectivement deux mètres, y est décrit comme une sorte de monstre vulgaire, assaillant des territoires et sanguinaire, souvent ivre, ou pris de crises de délire. Bref, un Russe. On y vit comme dans les coulisses de son règne, le personnage traversant les grands moments de la Russie de l’époque, dont cette longue guerre contre la Suède. Et l’on suit la vie de Catherine, d’origine lituanienne et catholique, qui se convertira et sera baptisée, à la demande de Pierre, orthodoxe.

Tout est vécu à travers les yeux et les réflexions de Catherine que l’auteur fait ainsi parler et se souvenir. Ce n’est néanmoins pas avec ce livre que l’on va creuser vraiment le sujet historique, même si des détails sur la vie de l’époque restent intéressants, bien retracés par l’auteur, qui est quand même une historienne de l’art.

Le roman a été un best-seller en Lituanie. Il est un récit à la première personne de Catherine sur son lit de mort, heure par heure. Chaque chapitre est une heure. C’est pourquoi ça commence à 9, car il est neuf heures le 5 mai 1727 quand commence ce roman que l’on va vivre d’heure en heure comme une tragédie grecque.

Ce qui marque les pages de ce roman, ce sont les moments où Catherine se donne physiquement à ses amants et notamment à Pierre le Grand. Cela vaut des passages à l’érotisme bon teint, qui nous en donnent tous les détails. Mais aussi à des développements que l’on pourrait appeler féministes, la femme étant celle qui fait les hommes en les tenant par leurs instincts faibles. On connaît ce genre d’histoire ; ce sont les femmes qui font l’histoire, plus malines que les hommes, et l’auteur semble bien aimer en parler comme ça à travers le personnage romancé de Catherine. Catherine qui empêche Pierre le Grand, qu’elle appelle amoureusement Peter, de faire trop de bêtises, Catherine, résignée mais habile, qui apporte réconfort et calme à un Pierre le Grand perturbé et agressif. Etc. Voilà de quoi satisfaire un lectorat féminin.

Un moment fort est son baptême auquel on assiste comme si on y était : « Par trois fois, je dois me laisser immerger dans les fonts baptismaux. J’ai peur de l’eau, de boire la tasse, de couler, mais j’ai confiance en Peter, à mes côtés, qui ne le permettra pas. Leur baptême exige d’avoir confiance. Et je sais, je sens qu’il me protègera. Il sourit d’un air encourageant, hoche la tête et me fait un clin d’œil. C’est ce Peter-là que j’aime ». Voilà une idée du style et des émois de cette brave Catherine. Cela ne convaincra pas tous les lecteurs.

Mais ce n’est pas tout.

Car cette Lituanie, plutôt de mœurs occidentaux, plutôt catholique, avec qui ce rustre de Pierre le Grand veut faire alliance contre les Suédois, mais aussi les dominer, ce rustre de Pierre le Grand qui « saccage les tableaux saints à coup d’épée » d’une église contenant des reliques ( « donnant l’ordre à ses soldats de forcer le tabernacle, il a répandu le Saint-Sacrement et l’a piétiné »), lorsqu’il débarque à Kaunas, deuxième ville du pays, ça ne vous rappelle rien ? Et oui, on imagine le parallèle avec Poutine et l’Ukraine. La Lituanie du XVIIIème siècle offre un parallèle osé avec l’Ukraine d’aujourd’hui. Et le roman devient alors une défense des gentils contre les Russes, plutôt méchants. Catherine la lituanienne est ici l’alliée d’Alexandre Danilovitch Menchikov, lituanien lui aussi (dont elle a aussi été la maîtresse), et meilleur ami et favori de Pierre le Grand.

Ce bon et sage Alexandre, mais rallié au Tsar, qui fait remarquer à Pierre le Grand : « Mein Herz, était-ce bien nécessaire ? Désormais toute la frange orientale de la Lituanie nous haïra, n’aurait-il pas mieux valu les garder de notre côté ? Ce sont des orthodoxes, après tout, n’aurait-on pas mieux fait de les avaler peu à peu, de grignoter discrètement leur territoire avant de les asservir ? Dorénavant tous ces popes uniates seront nos ennemis, ils monteront les gens contre nous, s’en prendrons à notre armée, nous aurons des difficultés avec le ralliement et ce sera à moi de nettoyer cette merde et de trouver un moyen de nourrir les soldats ».

On sait que Pierre le Grand était fasciné par les mœurs en Europe et avait envie d’en importer en Russie. Et l’auteur nous en fait voir les détails tant enviés par Pierre le Grand et Alexandre, comme lors de ce bal à Vilnius, capitale de la Lituanie, dédié aux divinités de la mer, en l’honneur de Pierre le Grand (vérité historique, ou imaginé par l’auteur, je ne sais pas), qui impressionne tant Catherine : « C’est lors de ce bal à Vilnius que j’ai bu pour la première fois un vin mousseux et goûté à ces huitres si prisées en Europe, que nous appelions usters et qui dégoûtaient tant l’escorte de Peter. Personne ne comprenait qu’on puisse avaler des limaces. Par esprit de contradiction, j’en ai goûté – après tout j’étais une occidentale. Toute la saveur de la mer, à la fois rafraîchissante et salée, était enfermée dans cet écrin de nacre. Pendant que l’huître, accompagnée d’une gorgée de vin, glissait contre mon palais et que je regardais par la fenêtre en direction du jardin italien et de ses lumières scintillantes se reflétant dans le canal, Alexandre est passé à côté de moi avec Daria : « En voilà une belle vie, Catherine…Tu verras, c’est une question de temps, mais nous aussi vivrons ainsi ! Et encore mieux ! ».

Mais cette envie de mettre de l’Occident dans les mœurs de la Russie ne sera pas complètement satisfaite, et l’auteur ne manque pas d’y revenir en inventant les réflexions de Catherine : « Malgré tous ses efforts, Peter n’est pas parvenu à apporter aux villageois la lumière de l’Occident. Comment éclairer le peuple quand il croule sous les impôts, qu’il se tue à la tâche, que l’armée avale ses fils ? ».

L’auteur n’oublies pas, cependant, de mettre dans les mots de Pierre le Grand sa vision des Russes : « Une nouvelle Russie adviendra, plus humaine. Il faut juste un peu de patience, nous dégrossirons les nôtres, ils ne se distingueront pas des Allemands. Ils seront encore meilleurs, le Russe a beau être fainéant, il est plus doué ». S’il le dit…

Ce Tome 1 se termine au moment où Catherine devient tsarine, femme de Pierre. Il y a un Tome 2.

Que retenir de cette lecture ?

La petite histoire de la grande Histoire, et cette composition originale des chapitres d’heure en heure avec les souffrances et les souvenirs de Catherine. Et on apprend aussi des détails sur la Russie et cette période.

Comme la recette du Kuddelmuddel : « Servi dans une coupelle à pied de vermeil : une douzaine de jaunes d’œufs battus avec du sucre et de la vodka, jusqu’à obtenir un mélange ferme et rond, avec une petite montagne au centre, à l’endroit où on a ressorti la cuillère. Un sein de vierge et son téton dans un bol ».

C’est un peu l’impression et le goût que m’ont laissé ce roman.


L’intelligence artificielle va-t-elle tuer la littérature ? Ou la faire renaître ?

LittératureFace au développement de l’intelligence artificielle, ceux qui étaient dans des métiers de créativité, comme les artistes, les auteurs, pouvaient penser qu’ils n’étaient pas vraiment concernés.

Et voilà qu’on apprenait que Rie Kudan, auteur japonais récompensé par le prix Akutagawa (l’équivalent de notre prix Goncourt), a révélé avoir utilisé l’intelligence artificielle générative pour écrire « environ 5% de son livre ».

Et elle s’est justifiée en disant que cette aide de l’intelligence artificielle l’avait aidée à « libérer sa créativité ».

Mais face à cette utilisation de l’IA, d’autres prennent peur. Ainsi les scénaristes d’Hollywood s’étaient mis en grève pour protester contre les scénarios produits par l’IA. Ils ont fini par trouver un accord avec les plateformes et les studios pour augmenter leur rémunération tout en autorisant l’usage de l’IA pour les premières ébauches des scénarios, mais en garantissant leurs jobs.

Mais la tendance à produire des écrits et œuvres de fiction par l’IA générative ne semble qu’à ses débuts. Ainsi, Kindle Direct Publishing, la plateforme d’autoédition d’Amazon, reçoit des tas de livres chaque jour générés par l’intelligence artificielle. Pour réagir, Amazon a décidé de limiter à trois titres par jour le nombre de publications d’un même auteur et oblige maintenant les auteurs à préciser si une IA a été utilisée.

Alors les auteurs sont-ils condamnés à disparaître à cause de l’intelligence artificielle ?

Nathan Devers, qui avait écrit un roman sur l’emprise des réseaux sociaux et du metaverse, « Les liens artificiels » en 2022, à 24 ans, avance une autre hypothèse, plus optimiste, dans une interview pour Le Figaro du 15 février :

« Grâce aux défis que ChatGPT nous lance, nous allons être amenés à retrouver plus de singularité dans notre création littéraire. La littérature doit casser les habitudes de pensée, les visions toutes faites, les algorithmes idéologiques. Que l’IA fasse des merveilles renforce sa mission : rechercher l’imprévu. S’émanciper des attendus de l’époque. Si la littérature aspire à rester profondément humaine, elle doit s’émanciper des tutelles, des rouages anonymes que la société veut lui imposer. C’est là l’enjeu pour la littérature des prochaines décennies ».

Comme en d’autres temps et pour d’autres métiers, la littérature est confrontée au progrès de l’automatisation, et c’est en étant capable de se dépasser qu’elle survivra. Nathan Devers évoque la révolution industrielle du XIXème siècle, qui a mécanisé le travail manuel, mais n’a pas fait disparaître l’artisanat. Ou la photographie, qui n’a pas fait disparaître la peinture, mais au contraire a permis de sortir de la reproduction du réel et de faire émerger l’impressionnisme ou le surréalisme.

Alors, grâce aux défis de l’intelligence artificielle, allons-nous voir une nouvelle littérature encore meilleure ?

Rendez-vous dans les librairies !