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Narcisse blessé par l'intelligence artificielle

NarcisseOn connaît Narcisse, qui, dans la mythologie grecque, adore admirer son reflet dans un lac, à tel point qu’il finit par tomber dedans et s’y noyer.

De là vient l’adjectif « narcissique », qui désigne une personne qui s’aime de manière démesurée, du moins en apparence.

C’est Freud, dans son « Introduction à la psychanalyse » (1916), qui parle alors de « blessure narcissique » pour évoquer les détériorations de l’amour que nous avons pour nous-mêmes.

 Freud évoque en fait l’humanité tout entière qui se serait vu infliger par la science trois blessures narcissiques, qui ont fait chavirer la conviction que l’Homme était au centre de l’Univers.

Première blessure : Non, nous dit Copernic, la terre n’est pas au centre de l’univers, mais ne forme qu’une parcelle insignifiante du système cosmique, dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur.

Deuxième blessure : Non, nous dit la recherche biologique, et Darwin, l’homme n’a pas une place privilégiée dans l’ordre de la création, et sa descendance animale démontre qu’il n’est qu’un animal parmi les autres.

Troisième blessure : C’est la psychanalyse, et donc Freud, qui nous montre que «Le Moi n’est pas maître dans sa propre maison », et que cette maison, autrement dit la psyché humaine, est régie par l’omnipotence de l’inconscient. Même si certains ont fait remarquer que la psychanalyse n'était peut-être pas tant une science que ça.

Mais on est peut-être confronté aujourd’hui à une quatrième blessure narcissique.

Quelle est donc cette quatrième blessure narcissique ?

C’est l’hypothèse de Catherine Malabou, philosophe experte de Hegel et des neurosciences : L’intelligence artificielle est la quatrième blessure narcissique de l’humanité, en venant challenger l’homme sur ce qu’il pensait exclusif de sa personnalité, son intelligence. L’intelligence artificielle est « la capture de l’intelligence par sa propre simulation ».

Elle exprime l’évolution de sa pensée dans les quelques lignes de la préface de l’édition 2021 de son ouvrage, « Métamorphoses de l’intelligence » :

« Il m’a fallu beaucoup de temps pour parvenir à appréhender lucidement mais avec une relative sérénité les métamorphoses de l’intelligence. A travers elles, je retrace mon propre parcours. J’ai moi aussi résisté au devenir artificiel. J’ai moi aussi longtemps opposé la plasticité du cerveau à la rigidité de la machine. Je reconnais aujourd’hui mes erreurs et pose un regard nouveau sur cette opposition qui, du même coup, tend à s’effacer ».

Pour elle, nous devons aujourd’hui accepter cette quatrième blessure narcissique et réinventer une nouvelle forme de confiance en la machine, pour créer les coopérations et accepter de perdre le contrôle, et passer à une « construction démocratique de l’intelligence collective » où la machine a aussi sa place.

Dans cette construction, la frontière historique que l’on mettait entre intelligence humaine et IA est en train de disparaître. Et il ne s’agit d’en avoir peur mais de trouver ces nouvelles coopérations.

Pour Catherine Malabou, Laurent Alexandre et Harari se trompent :

« Laurent Alexandre, Harari et son livre Homo Deus… Ces gens-là ne font qu’écrire et dire ce que la foule veut entendre. Or, je ne pense pas qu’on puisse écrire quoi que ce soit de pertinent à partir d’une sorte de peur. La peur n’est jamais un moteur intellectuel. Il vaut mieux essayer de comprendre la complexité plutôt que d’agiter les peurs. »

La 4ème révolution industrielle sera celle qui comprendra cette complexité.


Rencontre avec une combattante

GuerriereOn se souvient encore, au moment de la bataille de Veolia pour réaliser une OPA sur Suez, des déclarations de son PDG, Antoine Frérot, annonçant aux journalistes, en novembre 2020, que son objectif était de « construire un grand champion français de la transition écologique, et cela passe par un mariage plein et entier entre Suez et Veolia ».

Mais voilà, la Commission de la Concurrence est passée par là, et Suez n’a pas pu être absorbé complètement, mais seulement à hauteur de 30% de ses activités, et ce qu’on a appelé « le nouveau Suez » est reparti au combat avec une nouvelle PDG, Sabrina Soussan.

C’est cette combattante, nommée en février 2022, que je recevais mercredi pour une conférence avec PMP au collège des Bernardins. Une vraie rencontre. Soussan4

Elle est revenue en France après vingt ans dans des postes de management à l’international, notamment chez Siemens, en Allemagne et en Australie. Elle n’a pu éviter de faire part de son étonnement, venant d’entreprises à culture plus anglo-saxonne, face aux mœurs françaises : on lui a demandé quelle école elle avait faite, tout était fait en français dans les instances de direction, les Directeurs des pays étaient pour la plupart des français en expatriation qui y passaient trois ans.

Elle n’a pas perdu de temps pour changer tout ça, nommant des Directeurs locaux dans les pays, et renouvelant le Comité Direction (les précédents étant pour la plupart partis chez Veolia ou partis de l’entreprise) : une petite équipe de huit personnes, dont deux femmes, et plusieurs bi-nationaux (comme elle), ou ayant eu une carrière à l’International.

Car Suez, avec ses neuf milliards de chiffre d’affaires, et 40.000 collaborateurs (dont 80% de non-cadres, opérationnels et ouvriers sur le terrain dans des métiers de proximité parfois difficiles de ripeurs – qui ramassent les poubelles – ou de tris de déchets par exemple) est une entreprise internationale, présente dans quarante pays, comme la Chine ou l’Australie. Maintenant, les Comités de Direction s’y font en anglais.

Ce Nouveau Suez, c’est aussi celui qui a quitté la Bourse, pour être maintenant détenue par des investisseurs ( le fond français Meridiam, le fond américain GIP et la Caisse des Dépôts) qui soutiennent une politique de moyen et long terme dans les investissements, et qui se sont engagés pour rester actionnaires, pendant 25 ans pour Meridiam, 10 ans pour GIP et la CDC. Ceci se manifeste, nous dit Sabrina Soussan, dans les discussions au Conseil d’Administration pour challenger les projets. Un projet rentable qui ne serait pas en ligne avec la politique d’investissement long terme a peu de chances de passer facilement. Plus compliqué pour les projets qui seraient conformes à cette stratégie long terme mais non rentables : peu de chances qu’ils soient présentés.

Mais l’actionnariat ce sont aussi les salariés : Sabrina Soussan nous a rappelé que le plan d’actionnariat salarié, qui oblige à bloquer le cash pendant cinq ans, a été souscrit par 3% des salariés, avec l’objectif, lui aussi ambitieux, de le passer à 10% d’ici cinq ans.

Autre combat de cette combattante, que nous avons abordé, la diversité et l’inclusion. Soussan5

Sabrina Soussan croit en la diversité, qui, pour elle, ne se résume pas à la diversité hommes – femmes, mais concerne la diversité de pensée, d’environnement et d’intelligence. C’est aussi cette diversité qui est le vecteur de l’innovation, qui joue un rôle important, par les technologies, dans le développement des métiers de Suez dans l’eau et les déchets, comme tout ce qui permet la détection et la prévention des fuites, ou encore le dessalement de l’eau de mer, réinjectée dans la consommation d’eau dans des zones géographiques qui manquent d’eau.

Pour les femmes parmi les managers, qui représentent 34%, elle veut les passer à 40%.

Elle est particulièrement attentive au TOP 250, qu’elle a trouvé à son arrivée avec 90% de français. Elle veut y injecter la diversité de culture et d’international qui lui tiennent à cœur.

Même chose pour les plans de succession, où elle réclame au moins un candidat « diverse » à chaque fois.

En complément de la politique de diversité, l’inclusion est aussi un domaine en développement, et qui l’était déjà avant son arrivée, mais qu’elle encourage. On ne sait pas forcément que Suez dispose d’une Fondation pour fournir l’accès à l’eau et aux services essentiels dans les pays en développement. Et que l’entreprise a créé une ONG, Aquassistance,  qui comprend des salariés et retraités de SUEZ, pour apporter bénévolement des compétences et du matériel aux populations vulnérables (eau, assainissement, gestion des déchets) dans les pays en développement, mais aussi en France, auprès des squats et bidonvilles.

Cette innovation sociale, c’est aussi le ferment d’une fierté de travailler pour Suez, y compris pour les collaborateurs ouvriers de terrain, qui sont aussi moins connectés, et pour lesquels elle a relancé un journal d’entreprise en format papier.

Oui, on sentait bien que le Suez de Sabrina Soussan, dont elle nous a fait un bel éloge, plein d’optimisme, avait envie d’être ce « Nouveau Suez » et que la conquête, ou reconquête, et l’ambition de voir loin, et d’agir, poussées par l’innovation et l’innovation sociale, ne faisaient que commencer. Les visions d’Antoine Frérot, qui a quitté Veolia depuis, sont bien oubliées.

Et la concurrence sur les marchés reprend ses droits.

Que le meilleur gagne, et bon vent à Sabrina Soussan.

Crédit photos : Serge Loyauté Peduzzi


Diversité : modèle libéral ou républicain ?

MoutonIl n’est plus possible pour une entreprise de ne pas avoir un chapitre « Responsabilité Sociale et Environnementale » (RSE) dans sa stratégie et sa communication.

Et cela va toujours plus loin. Alors que l’on considérait que le sujet concernait d’abord la limitation des licenciements et l’attention à l’impact de son activité sur la nature, les jeunes générations d’aujourd’hui veulent aussi s’engager en faveur de la diversité et de l’inclusion, surtout ceux qui sont diplômés Bac+5, et qui constituent ceux que Monique Dagnaud et Jean-Louis Cassely appellent « ceux qui transforment la France », et qu’ils ont étudiés dans leur récent livre, évoqué  ICI.

Comme ils le rappellent, « Aujourd’hui en France, 45% des nouvelles générations ont fait des études supérieures et 20% ont poussé jusqu’à un niveau Bac+5 et au-delà ». Cela correspond à la classe d’âge des millenials, nés entre 1980 et les années 2000.

« Bien que minoritaires, ils sont prescripteurs de normes : transports écolo, alimentation en circuits courts, vie urbaine, morale de la sobriété ».

Dans l’entreprise, cette génération refuse une hiérarchie trop pesante, et veut un métier qui colle à sa représentation du monde (autonomie, quête de sens, impact social) qui permet d’agir positivement sur l’environnement, tout en évitant de tout sacrifier pour faire carrière. C’est pourquoi, d’ailleurs, comme le souligne les deux auteurs, ils veulent s’orienter souvent vers les start-up ou le statut de consultant, alors qu’autrefois la création d’entreprise était plutôt le fait de non-diplômés.

Cette génération est aussi celle qui a le plus d’addiction pour les réseaux sociaux, qui lui confère une forme de narcissisme : « Il y a indéniablement un art du storytelling et de la mise en avant de sa singularité. L’esthétique des réseaux sociaux est une nouvelle manière, finalement très bourgeoise, de montrer sa réussite ».

Marqués par la pratique des réseaux sociaux, ces jeunes générations vont privilégier « l’influence » exercée sur un plan horizontal, via internet, à l’autorité hiérarchique. C’est Brice Couturier, dans un récent ouvrage, « L’entreprise face aux revendications identitaires », qui remarque que pour cette jeune génération « l’idée de supériorité lui est, de manière générale, suspecte. Dans tous les domaines, elle y voit l’effet d’injustices sociales ».

C’est dans ce contexte que s’est développé le mouvement woke analysé par Brice Couturier, qui prolonge le livre d’Anne de Guigné paru l’année dernière, « Le capitalisme woke – Quand l’entreprise dit le bien et le mal ».

Ce qu’analyse Brice Couturier, c’est ce qu’il appelle le « mouvement woke radical », c’est-à-dire cette idéologie qui attire particulièrement les jeunes, et qui « a tendance à comprendre la société à partir d’une grille d’analyse qui valorise les facteurs ethnoculturels (la « race », le « genre », l’orientation sexuelle) au détriment des facteurs socio-économiques (les revenus, le milieu social d’origine, etc). Elle envisage les rapports sociaux comme un jeu à somme nulle, dans lequel chaque communauté cherche à « gagner du pouvoir » (empowerment) au détriment des autres ».

Anne de Guigné cite dans son livre une étude de la Fondation Jean-Jaurès indiquant que 72% des 18-24 ans se considèrent comme engagés – dont 17% très engagés – contre seulement 55% des plus de 65 ans. Mais cet engagement fort des jeunes ne passe pas par le vote, mais par le fait de rejoindre une association (80%),de parler de sa cause dans les médias traditionnels (74%) et de partager des messages dans les réseaux sociaux (70%).

Autre étude citée par Anne de Guigné, celle réalisée par l’EDHEC en 2019 auprès de 2700 étudiants. A la question « Quels sont les principaux critères de choix d’une entreprise pour y travailler ? », les réponses les plus fréquentes sont la diversité des collaborateurs (60%) et les principes de développement durable (50%).

Reste à l’entreprise de se débrouiller avec ça. Au risque parfois d’en faire un peu trop et de se laisser piéger par les surenchères communautaristes.

Anne de Guigné cite le cas de l’entreprise LEGO qui, en 2020, par solidarité avec le mouvement «Black Lives Matters », a solennellement décidé de ne plus faire de publicité pour ses figurines de policiers. Elle a aussi, à l’occasion du mois des fiertés, en 2021, sorti un kit aux couleurs du drapeau arc-en-ciel, emblème de la communauté homosexuelle. Le jeu se compose d’un ensemble de briques rangées par couleur et de onze figurines assorties, qui doivent représenter toutes les orientations sexuelles possibles. Le but pour l’entreprise est de « vanter le droit à la différence et à la tolérance ».

Cette histoire de diversité peut comporter des pièges pour l’entreprise qui s’y engage, car, comme le souligne Brice Couturier, si l’entreprise commence à offrir des avantages et à mettre en avant une communauté en particulier, elle risque de voir débarquer les revendications de toutes les autres communautés qui demanderont les mêmes avantages pour elles. Et l’entreprise se transforme en un empilage de communautés, au risque de perdre ce qui fait son unité.


Deux conceptions politiques s’opposent, qui séparent le monde anglo-saxon et le monde français, dans la façon d’appréhender ces sujets, ce qui explique que le mouvement woke est plus développé, pour le moment, dans le monde anglo-saxon qu’en France.

Le modèle anglo-saxon offre une vision libérale de la société et des entreprises, qui favorise l’autonomie de l’individu et l’auto-organisation des collectivités, la distinction du public et du privé et la limitation du pouvoir. Il va accueillir le pluralisme, la diversité des intérêts et des opinions, comme une source de progrès. Il va donc protéger les différences, et se méfier de « la tyrannie de la majorité », selon l’expression de Benjamin Constant.

Le modèle français, qui a son inspiration libérale, est aussi construit sur le républicanisme, c’est-à-dire qu’il privilégie le citoyen à l’individu, et l’idée de « vertu civique », qui signifie le sacrifice éventuel des intérêts particuliers au service du bien commun. A ce titre, l’idéal républicain tend à exiger du citoyen qu’il s’intègre à la cité politique en renonçant à certaines de ses attaches particulières. Et donc ce modèle n’aime pas trop le modèle multiculturaliste, et est hostile à toute forme de discrimination juridique, sociale ou politique. En cela il n’admet pas le principe d’ « affirmative action » tel que pratiqué aux Etats-Unis, qui a pour but de compenser, dans une logique discriminante, certains handicaps hérités du passé esclavagiste et raciste de l’Amérique.

L’entreprise est de fait aujourd’hui tiraillée entre ces deux modèles libéral et républicain et doit choisir où mettre le curseur. L’esprit d’entreprise et d’innovation pousse vers le modèle libéral, mais l’entreprise est aussi régie par la méritocratie républicaine, où les personnes sont appréciées en fonction de ce qu’elles font et non de ce qu’elles sont, et où l’accent est mis sur ce qui rassemble, sans pour autant occulter les différences, facteur de richesse pour l’entreprise.

D’où, dans ce tiraillement, l’ambiguïté du concept de diversité. Ce concept, en dehors des cas spécifiques des femmes et des personnes en situation de handicap (étrange proximité), est absent de notre système juridique. Aucune loi ne définit ce que pourrait être "la diversité en entreprise". Chaque entreprise est donc libre de définir ce qu'elle entend par le fait de "promouvoir la diversité ou "favoriser l'inclusion".

Ce concept est ambigu car il  impose en effet l’idée qu’il faudrait à tout prix rendre plus présentes et plus visibles les personnes issues des minorités discriminées, mais en même temps ne pas discriminer à compétences égales.

D’où le besoin de placer le curseur entre la reconnaissance des singularités et le maintien du collectif. Avec la question essentielle : pourquoi s’adresser en particulier à telle ou telle « communauté » ?

A chaque entreprise de choisir son modèle de diversité, et sa part de libéralisme et de républicanisme.

C’est Machiavel qui a dit : « Tout n’est pas politique, mais la politique s’intéresse à tout ».