Quand on parle de villes et de territoires, et que l’on regarde du côté de la Chine, Paris et la France paraissent bien petits; De quoi imaginer la France en grand.
C’est Pierre Veltz, dans son ouvrage très bien documenté, « La France des territoires, défis et promesses » (2019)qui rappelle que la Chine a décidé de structurer son territoire, mais aussi son économie, autour de 19 méga-villes, ou « clusters de ville ». Trois sont déjà une réalité depuis 2018 : l’ensemble de la Rivière des Perles (Hong Kong, Shenzen, Canton), l’estuaire du Yangstse (autour de Shanghai), et l’ensemble appelé Jingjinji (autour de Beijing et Tianjin). Leurs populations sont respectivement de 60 millions, 152 millions et 112 millions d’habitants.
En fait, pour l’auteur, ingénieur et sociologue, qui a été président-directeur général du conseil d’administration de l’Etablissement public de Paris-Saclay, « l’équivalent français des grandes villes mondiales-Shanghai ou Mumbai ou Tokyo ou Sao Paulo- ce n’est pas Paris, c’est la France ».
Car, vue de Chine, la France entière est un « beau cluster ».
Voilà une façon de reconsidérer le territoire France et ce beau « cluster » d’une façon plus large que notre vision purement administrative, et d’imaginer des ponts et synergies sources de création de valeur.
Rêvons un peu avec Pierre Veltz à cette magnifique richesse de relations :
« Toulouse, du fait de son histoire, de sa position géographique, de ses communautés issues de l’immigration espagnole, est la porte naturelle vers le monde ibérique.
Lyon est un point d’articulation fondamental vers l’Italie, mais plus généralement vers le monde alpin, qui devient progressivement, de l’Italie du Nord à l’Allemagne du Sud en passant par la Suisse, le véritable cœur industriel de l’Europe.
Strasbourg pourrait s’affirmer davantage (mais l’histoire a son poids…) comme la cheville-clé de relations vers le monde germanique, et plus spécifiquement rhénan, concentration unique en Europe d’universités de premier plan (Bâle, Fribourg, Strasbourg, Karlsruhe, Heidelberg, Mannheim) dans un mouchoir de poche.
Lille, bien sûr, ouvre vers l’espace nord-européen, et notamment vers le dynamisme de la Flandre.
Mais il est temps aussi de penser la métropole-réseau française avec Genève, capitale des Alpes du Nord, Barcelone, Liège, et pourquoi pas Bilbao.
Le Havre, mais aussi Rouen et Caen, dans une Normandie enfin unifiée, sont la porte maritime qui s’impose car presque toutes les métropoles mondiales sont liées à la mer, à un grand espace portuaire.
Restent Marseille, Nice et la Méditerranée. Les choses sont ici plus complexes car liées à une histoire coloniale passionnelle, douloureuse et incomplètement digérée. Mais c’est là, comme à Paris, que se joue la partie essentielle du siècle qui vient, celle de nos relations avec l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne ».
Reste à trouver le Bonaparte du XXIème siècle qui emmènera la France dans une telle vision, pour faire vivre ce cluster ouvert. Il ne s'agit plus de conquêtes de territoires, mais des usages et de la création de synergies et coopérations inter régions.
Et aussi à adapter nos entreprises, nos politiques publiques, nos gestionnaires d' infrastructures, dans cette vision d’un nouveau monde élargi.
"Le passé est construit à partir du présent, qui sélectionne ce qui, à ses yeux, est historique, c'est à dire précisément ce qui, dans le passé, s'est développé pour produire le présent. La rétrospective fait ainsi sans cesse - et en toute sécurité - de la prospective : l'historien qui traite de l'année 1787-1788 prévoit avec perspicacité ce qui, dans les évènements de ces années, prépare l'explosion ultérieure (évidemment totalement ignorée par acteurs et témoins de cette période pré-révolutionnaire). Ainsi le passé prend son sens à partir du regard postérieur qui lui donne le sens de l'histoire. D'où une rationalisation incessante et inconsciente, qui recouvre les hasards sous les nécessités, transforme l'imprévu en probable, et annihile le le possible non réalisé sous l'inévitabilité de l'advenu".
Et comme le présent change sans cesse, ce sont autant d'occasions de relire le passé différentes.
On peut lire certains moments de notre histoire avec cette réflexion en tête, et par exemple ces trois journées de Juillet 1830, que l'on a appelé (ensuite) "les trois glorieuses".
Camille Pascal, agrégé d'histoire, qui a été le collaborateur de ministres et du président Nicolas Sarkozy, s'est lancé, dans son roman "L'été des quatre rois", à faire revivre jour après jour, d'heure en heure, ce moment de l'histoire, que l'on vit comme si on y était. Le roman date de 2018, et peut aussi éclairer nos jours de 2024.
Alors reprenons l'histoire.
Le Roi Charles X n'est pas satisfait des élections législatives de 1827 qui ont fait entré à l'assemblée une majorité de ceux qu'il n'aime pas trop, à l'époque les libéraux.
Alors il imagine et met en œuvre une bonne feinte, qu'il conçoit en secret un dimanche soir le 25 juillet 1830 : la publication de six ordonnances destinées à lui redonner du pouvoir :
La 1re abolit la liberté de la presse, toutes les publications devront être approuvées par autorisation gouvernementale avant d'être diffusées. La 2e dissout la Chambre des députés, qui vient pourtant d'être élue. La 3e révise le droit de vote afin de réduire le poids des bourgeois libéraux. La 4e convoque des élections en septembre. Les 5e et 6e nomment des ultras (conservateurs) au Conseil d'État.
Camille Pascal fait revivre ce moment avec finesse :
"Il signa la dernière des ordonnances, contempla son œuvre législative puis, se tournant vers ses ministres, troussa une petite phrase historique qui lui était venue en écoutant tous ces braves serviteurs et dont il se trouvait content : Voilà de grandes mesures. Il faudra beaucoup de courage et de fermeté pour les faire réussir. Je compte sur vous, vous pouvez compter sur moi. Notre cause est commune. Entre nous, c'est à la vie à la mort."
Mais ça ne se passe pas comme prévu. Dès le lendemain de la publication (lundi 26 juillet), le 27 juillet, c'est l'insurrection qui s'organise. Les boutiques et ateliers sont fermés tandis que les rues se remplissent et que les barricades bloquent les petites rues.
Nouvelle idée géniale le 29 juillet : changer de premier ministre. Encore Camille Pascal :
"Le Conseil des ministres s'achevait enfin. Le roi avait pris des décisions fortes, le maréchal Marmont était relevé de son commandement au profit du dauphin, et le duc de Mortemart invité à constituer un nouveau gouvernement. La nomination de ce libéral bien né était de nature à satisfaire tous les partis et à ramener enfin le calme. Il était donc temps pour Sa Majesté d'aller remercier les troupes et de passer en revue les jeunes élèves de Saint-Cyr venus mettre leur épée à son service.".
Et le roi semble y croire :
"Au reste, messieurs, en cédant ainsi, peut-être à tort, à l'empire des circonstances, je dois vous dire qu'au fond de mon coeur je suis convaincu que, dans la voie où nous sommes entraînés, il n'y a rien à faire de bien pour l'avenir de la France et le salut de la monarchie...Le duc de Polignac et monsieur de Peyronnet en avaient les larmes aux yeux. Tout le monde s'inclina et se retira, laissant Sa Majesté se réconforter par la prière".
Cela ne va pas calmer grand chose, et le 29 juillet les insurgés vont prendre le Palais Bourbon, où siège la Chambre des députés.
L'entourage du roi essaye, ce vendredi 30 juillet, de lui faire réaliser la situation. Camille Pascal encore, évoquant Vitrolles :
"Vitrolles, ne pouvant plus ignorer le mécontentement de son maître, franchit une nouvelle étape dans le courage politique. Il se redressa et, regardant le roi dans les yeux pour la première fois depuis le début de la conversation, lui tint à peu près ce langage : Je m'étonne, Sire, que Votre Majesté ne comprenne pas à quel point en sont arrivées les choses. Il ne s'agit pas de disputer de tel ou tel acte mais de faire reconnaître dans Paris l'autorité royale. Je dirais même plus, que le nom du roi soit reconnu à Paris, et nous en sommes loin!".
Et il poursuit :
"C'est au point que je considérerais comme un miracle que monsieur de Mortemart, ici présent, ministre de Votre Majesté, puisse d'ici à trois jours s'établir à Paris dans un ministère et y contresigner une ordonnance. Oui, Sire, cela tiendrait du miracle...".
Alors tout le monde cherche une issue, et on parie sur le cousin du roi, le duc d'Orléans: "L'insurrection avait chassé Charles X sans espoir de retour, la haute banque et le corps diplomatique ne voulaient pas entendre parler d'une république, tout le monde réclamait la liberté, mais personne ne cherchait l'aventure, et seul le duc d'Orléans pouvait réconcilier tout le monde".
C'est du moins l'avis d'Adolphe Thiers, journaliste , qui va faire paraître dans son journal ce 30 juillet une proclamation en ce sens :
"Charles X ne peut plus entrer à Paris; il a fait couler le sang du peuple.
La république nous exposerait à d'affreuses divisions; elle nous brouillerait avec l'Europe.
Le duc d'Orléans est un prince dévoué à la cause de la révolution. Le duc d'Orléans ne s'est jamais battu contre nous. Le duc d'Orléans était à Jemappes. Le duc d'Orléans a porté au feu les couleurs tricolores. Le duc d'Orléans peut seul les porter encore; nous n'en voulons point d'autres.
Le duc d'Orléans ne se prononce pas; il attend notre vœu. Proclamons ce vœu, et il acceptera la Charte, comme nous l'avons entendue et voulue.
C'est du peuple français que le duc d'Orléans tiendra sa couronne".
A partir de là, Thiers est à la manœuvre :
"Thiers savait maintenant qu'il pouvait gagner la partie qui se jouait depuis quatre jours et sur laquelle il avait misé toute sa vie. A ses yeux, le pacte avec les Orléans était scellé. Il suffisait désormais de prendre de vitesse les barbons qui, au palais du Luxembourg, tentaient de sauver la couronne de Charles X et les jeunes fous qui, à l'Hôtel de Ville, rêvaient tout éveillés d'une Seconde République. Les premiers avaient un demi-siècle de retard, les autres peut-être un demi-siècle d'avance et, seul à avoir compris où devait s'arrêter en cet instant le balancier de l'Histoire, il comptait bien en devenir le grand horloger".
On connaît la suite. Le roi abdique le 3 août; Le duc d'Orléans deviendra le roi des français; Thiers entamera une brillante carrière politique et deviendra Président de la République.
C'est ainsi que nomme Roberto Saviano, dans son livre sur l'archéologie de la mafia de Naples, la camorra, "Gomorra", paru en 2006, un objet bien connu de celle-ci, une véritable icône.
Cet objet est une arme tristement célèbre, la Kalachnikov, l'AK-47, la plus répandue. L'auteur y consacre tout un chapitre.
Mais pourquoi serait-ce un véritable symbole du libéralisme économique ?
"Grâce à son invention, Mikhaïl Kalachnikov a permis à tous les groupes petits et grands luttant pour le pouvoir de se doter d'une arme. Kalachnikov a fait un geste en faveur de l'égalité : des armes pour chacun, des massacres pour tous. La guerre n'est plus réservée aux armées".
L'inventeur avait inventé cette arme pour armer les forces armées de l'URSS, avec la conviction d'œuvrer pour la défense de sa patrie, au service du pouvoir.
"Avant de prendre sa retraite de général de corps d'armée, il touchait un salaire fixe de cinq cents roubles, soit à l'époque environ cinq cents dollars par mois. Si Kalachnikov avait eu la possibilité de faire breveter son arme à l'ouest, aujourd'hui il serait sans nul doute un des hommes les plus riches de la planète". (Kalachnikov est décédé en 2013, à l'âge de 94 ans).
"On estime que plus de cent cinquante millions d'armes de la famille des Kalachnikov ont été produites à partir du projet d'origine du général".
L'histoire de cette arme se lit comme un cours de capitalisme libéral, dans sa version illicite et sans morale.
Car le produit a connu son succès grâce au génie de sa conception : il permet de tirer dans les situations les plus variées; il ne s'enraie pas, fonctionne même couvert de terre, même plein d'eau, et s'empoigne facilement. Sa détente est si souple, nous dit Roberto Saviano, "qu'elle peut être pressée par un enfant".
Et mieux encore : "Simple à utiliser, facile à transporter, il est si efficace qu'on n'a pas besoin d'entraînement". C'est le redoutable président congolais Kabila qui aurait dit à son propos : "Il peut transformer même un singe en combattant".
C'est ainsi qu'au cours des dernières décennies, les armées de plus de cinquante pays ont utilisé la Kalachnikov comme fusil d'assaut. Plus de cinquante armées régulières sont équipées de Kalachnikov, et bien sûr il est aussi impossible d'énumérer les groupes clandestins, paramilitaires et de guérilleros qui l'utilisent. Et sans compter tous les terroristes, et auteurs d'attentats et de crimes, qui ont continué encore après l'année du livre de Roberto Saviano.
Et ce qui a fait aussi sa notoriété, c'est son prix très compétitif, y compris dans les échanges illégaux par les criminels. Cette arme est aussi devenue un indice pour évaluer la situation des droits de l'homme : "Moins elle est chère et plus les droits de l'homme sont bafoués, l'Etat de droit gangréné, tout ce qui favorise les équilibres sociaux miné et sur le point de s'écrouler. En Afrique de l'Ouest, ce prix peut descendre jusqu'à cinquante dollars. Au Yemen, on peut même trouver des fusils AK-47 d'occasion achetés et revendus plusieurs fois, à six dollars".
Forcément, dans la mesure où elle détient une part importante du marché international des armes, la camorra fixe le prix des Kalachnikov, devenant ainsi, indirectement, l'instance qui évalue l'état de santé des droits de l'homme dans le monde occidental.
Et puis, en bon capitaliste détenteur d'une marque mondialement célèbre, le général Kalachnikov est devenu un entrepreneur à succès. C'est comme cela qu'un homme d'affaires allemand crée une marque de vêtements signés Kalachnikov. Le général a aussi une bouteille de verre remplie de vodka, avec un bouchon en forme de canon.
Et le résultat est impressionnant : "La Kalachnikov a tué plus que les bombes atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki, plus que le virus HIV, plus que la peste bubonique, plus que la malaria, plus que tous les attentats commis par les fondamentalistes islamistes, plus que tous les tremblements de terre réunis. Une quantité colossale inimaginable de chair humaine. Seul un publicitaire parvint à en donner une idée convaincante : lors d'un congrès, il suggéra de prendre une bouteille et de la remplir de sucre en poudre. Chaque grain de sucre était un mort tué par la Kalachnikov".
Et puis le général Kalachnikov qui considère que ce n'est pas son problème : Chacun n'est responsable que de son corps et de ses gestes; seul ce que ma main a fait relève de ma conscience morale. Ce général porte en lui l'impératif quotidien de l'homme au temps du marché : fais ce que tu dois faire pour gagner, le reste ne te concerne pas.
Les plateformes, les réseaux sociaux, et les services numériques au sens large, sont les nouveaux systèmes féodaux du XXIème siècle.
C’est ce que Cédric Durand, économiste, appelle le techno-féodalisme, dans son livre, paru en 2020, consacré au sujet, qu’il présente comme une critique de l’économie numérique : "Techno-féodalisme - Critique de l'économie numérique".
Pour cela, il nous rappelle les caractéristiques du système féodal, aux IXème et Xème siècle, lorsque l’Occident médiéval est, pour citer Georges Duby, historien spécialiste de l’époque, « une société abruptement hiérarchisée, où un petit groupe de « puissants » domine de très haut la masse des « rustres » qu’ils exploitent ».
Toujours en citant Georges Duby, cette organisation féodale a pour effet de justement permettre de « drainer, dans ce milieu très pauvre où les hommes séchaient de fatigue pour de maigres moissons, les petits surplus gagnés par les maisons paysannes, par de dures privations sur des réserves infimes, vers le tout petit monde des chefs et de leurs parasites ».
Dans cette organisation, le seigneur exerce une domination sur les paysans en fournissant les terres à ceux qui l’exploitent, et sont ainsi soumis et attachés à la seigneurie, qui leur offre sa protection. Il leur est difficile de changer, sauf à fuir pour rejoindre un autre seigneur.
Mais quel rapport avec les plateforme et les réseaux sociaux, alors ?
En fait celles-ci fournissent aussi le terrain pour permettre aux utilisateurs de faire les rencontres et d’échanger. En échange des data qu’ils fournissent (comme les paysans du seigneur fournissent leur travail), ils bénéficient des usages des services numériques. C’est pourquoi Cédric Durand compare les grands services numériques à des fiefs dont on ne s’échappe pas. Les sujets subalternes constituent une « glèbe numérique » qui détermine la capacité des dominants (les grands services numériques) à capter un surplus économique (l’exploitation des datas pour en faire des services commercialisés qui vont constituer le chiffre d’affaires du service auprès d’annonceurs et d’industriels). Et cela perdure car les individus et organisations consentent, sans y être contraints, à se défaire de leurs datas en échange des effets utiles que leur fournissent les algorithmes (recommandations sur Amazon, propositions de nouveaux amis sur Linkedin ou Facebook, etc). Et ce sont leurs interactions qui permettent d’améliorer les services, au grand bénéfice aussi des annonceurs. En même temps que les services s’améliorent, chacun se retrouve plus fortement rivé à l’univers contrôlé par l’entreprise. On n’a plus envie de quitter Instagram, ni n’importe lequel de ces fiefs qui nous a capturé.
Et donc, naturellement, les individus convergent vers les plateformes les plus importantes qui deviennent alors les plus performantes, concernant l’offre, la demande, et les données permettant d’optimiser leur mise en relation.
Conclusion pour Cédric Durand : «Les services que nous vendent ces entreprises consistent, pour l’essentiel, à retourner notre puissance collective en information adaptée et pertinente pour chacun d’entre nous et, de la sorte, à attacher notre existence à leurs services ».
Ainsi se noue un lien très fort entre les existences humaines et ce que l’auteur appelle des « cyber-territoires », qui traduit par un enracinement de la vie sociale dans la « glèbe numérique ».
Bien sûr, cette contrainte n’est pas absolue : « Vous pouvez toujours décider de vivre à l’écart des Big Data. Mais cela implique des effets plus ou moins prononcés de marginalisation sociale ». Un peu comme les problèmes des paysans médiévaux qui tentaient la fuite en affrontant les périls de la vie hors du fief.
De la même manière, les grands services numériques sont finalement des fiefs dont on ne s’échappe pas.
Ce que fait aussi remarquer l’auteur c’est que cette situation peut être une entrave à une dynamique concurrentielle : « La dépendance à la glèbe numérique conditionne désormais l’existence sociale des individus comme celle des organisations. L’envers de cet attachement est le caractère prohibitif des coûts de fuite et, par conséquent, la généralisation de situations de capture ».
Le développement de ce monde techno-féodal incarné par l’essor du numérique est ainsi, selon l’auteur, « un bouleversement des rapports concurrentiels au profit de relations de dépendance ».
En fait, dans ce monde féodal, l’autorité de l’Etat, d’une puissance de régulation, disparait au profit du pouvoir des nouveaux seigneurs.
Ce monde est un vrai casse-tête idéologique. Pour ceux qui font de la concurrence un mécanisme libéral intrinsèquement vertueux la réponse est de démanteler ces citadelles numériques grâce à l’actions des régulateurs, afin de restaurer une saine compétition. Mais produire de la centralisation n’est pas non plus considéré comme idéal, et pourrait aussi aboutir, à cause de la fragmentation qui serait exigée, à une destruction de la valeur d’usage, dans la mesure où des bassins de données réduits engendreraient automatiquement des algorithmes moins agiles, et donc des dispositifs pour les utilisateurs moins commodes et moins performants. Et donc la logique économique de l’utilité pour le consommateur ne veut pas d’un éventuel renouveau de lois antitrust ou limitantes.
Mais alors, serions nous condamnés à une gouvernance algorithmique ?
Cédric Durand y voit une calamité : « L’aspiration de la gouvernementalité algorithmique à piloter les individus sans laisser place à la formation des désirs ne peut que dégénérer en une machine à « passions tristes ». L’individu, dans son travail puis dans toutes les phases de sa vie, se trouve tendanciellement exproprié de sa propre existence ».
Plus on sera guidé et entraîné dans nos décisions par ce faisceau d’algorithmes, plus on peut craindre la négation de l’activité autonome et créatrice, facteur de dislocation des subjectivités individuelles et collectives.
Alors, peut on prévoir que les consommateurs deviennent réticents à renoncer ainsi à leurs capacités de décision autonome. Privées d’activité, leurs ressources d’autorégulation ne risquent elles pas de s’épuiser, tandis que le sentiment de satisfaction qui découle du fait d’exercer des choix tendrait à s’évanouir.
La conséquence serait un potentiel danger pour les entreprises : La fuite du sujet humain face aux tentatives de le vider de sa substance, et l’appel à de nouvelles formes de contrôle, les individus refusant la dépossession de leurs choix par les machines.
Ces réflexions de 2020 anticipaient finalement assez bien ce que nous vivons aujourd’hui, et pour les années à venir. Un appel à nous rendre moins dépendants des seigneurs de la techno-féodalité.
Pour s’en sortir il est peut-être alors nécessaire d’aller relire l’histoire du monde féodal et de la fin du Moyen Âge, et d'apprendre à sortir de l'emprise des châteaux numériques.
Il est interrogé sur le sujet dans le dernier numéro de L’Obs, dans un dialogue avec Jean-Marc Jancovici. Cela en vaut la peine d’aller voir de plus près leurs analyses. Malheureusement ce n’est pas une lecture très optimiste. Mais elle permet aussi de mieux comprendre, et de participer au débat avec des faits.
Cette histoire de transition énergétique, dont le gouvernement et les médias n’arrêtent pas de nous parler, au point d’en faire une étape obligée dans les déclarations des entreprises et de leurs dirigeants, repose en fait sur une idée, a priori rassurante, que les énergies vont se substituer les unes aux autres, et que les gentilles énergies renouvelables vont donc remplacer les méchantes énergies fossiles.
Or, ce que met en évidence Jean-Baptiste Fressoz, c’est que les sources d’énergie ne se substituent pas les unes aux autres mais plutôt qu’elles s’accumulent et sont en symbiose. Il suffit de constater que l’humanité n’a jamais brûlé autant de charbon, de pétrole et de gaz qu’aujourd’hui (et ces énergies fournissent encore l’essentiel de la consommation), même si les énergies solaire et éolienne se développent à toute vitesse, participant à l’électrification et à la décarbonation de l’économie.
De plus, comme le fait remarque Jean-Marc Jancovici,« Il y a un angle mort : ces panneaux photovoltaïques et ces mâts d’éolienne sont fabriqués dans un monde qui carbure encore aux fossiles. C’est aussi pour cela que ce n’est pas cher ! ».
En bon historien, Jean-Baptiste Fressoz est allé rechercher comment cela s’était passé dans les précédentes révolutions industrielles, et il a constaté un phénomène identique, par exemple dans la révolution industrielle qui est présentée comme une transition du bois au charbon : « Pour extraire le charbon dans les mines, il a en réalité fallu des quantités de bois astronomiques. En Angleterre, en 1900, les étais de mines atteignaient des volumes plus importants que tout le bois de feu brûlé en 1750 », ce qui est pour lui la démonstration que l’arrivée d’une nouvelle source d’énergie tend à accroître l’usage des anciennes, comme pour le pétrole aujourd’hui. Même si, comme le font remarquer les journalistes de L’Obs, on pourrait dire que le passé ne présage pas de l’avenir. Mais il y a de quoi être troublé par ces démonstrations.
Ce que veut montrer Jean-Baptiste Fressoz, c’est l’intrication des énergies entre elles, et qu’on ne peut pas se contenter de les étudier séparément (les spécialistes su charbon étant distincts des spécialistes du bois ou des spécialistes du pétrole). Il faut une vision, comme en beaucoup de choses, que l’on appelle « systémique ».
Alors, forcément, fort de ces constats, on ne peut que déplorer, avec Jean-Baptiste Fressoz, que les renouvelables ne feront qu’à peine ralentir le réchauffement.« Dans les années 1970, l’éolien et le solaire étaient liés à l’écologie et porteurs d’utopie. Maintenant qu’ils sont dans une phase industrielle ascendante, certains de leurs promoteurs les présentent, à tort, comme pouvant régler tous nos problèmes sans que nous ayons à penser la taille de l’économie ni à questionner nos modes de vie ».
Le constat pour l’auteur est sans appel : « Dès qu’on parle transition, on parle technologie, « solutions », innovations, investissements verts… Sans voir qu’une partie importante de l’économie mondiale ne sera pas décarbonnée en 2050 ».
Alors, on fait quoi ?
Dans le dossier de L’Obs, Jean-Marc Jancovici apporte sa réponse :« Le critère qui va devenir central est la quantité de matière. Moins on aura besoin de matières pour avoir le même service, plus on sera résilient », car dans un monde qui se décarbone, l’accès à des ressources lointaines va devenir plus compliqué.
Jean-Baptiste Fressoz partage cet avis dans une autre interview ici : «Les énergies renouvelables sont intéressantes dans l’absolu, mais si c’est pour faire avancer des voitures qui pèsent deux tonnes et empruntent de nouvelles routes reliant des maisons remplies d’objets, ça ne change pas ».
En parallèle, les solutions de recyclage, souvent évoquées, posent aussi problème, comme le souligne Jean-Baptiste Fressoz : « Aujourd’hui, un pneu contient deux fois plus de matériaux différents qu’une voiture entière produite il y a un siècle. C’est la même chose avec le téléphone : Un appareil des années 1920 contenait vingt matériaux tandis qu’un smartphone utilise plus de cinquante métaux différents ».
On comprend que pour Jean-Baptiste Fressoz, comme pour Jean-Marc Jancovici, la seule solution c’est cette fameuse décroissance physique qu’ils considèrent inévitable, pour nous contraindre à réduire l’usage de la voiture individuelle, limiter le nombre de vols en avion, manger moins de viande. Pas très encourageant. Jean-Marc Jancovici a une idée pour « la rendre moins douloureuse »: « Planifier ». Ouais…Ce que certains appelleraient le totalitarisme sans le goulag.
Car derrière ces réflexions, cela va sans dire (mais encore mieux en le disant – Merci Talleyrand), il y a le retour d’une critique du capitalisme, comme l’avoue Jean-Baptiste Fressoz dans la conclusion de son livre : « La transition est l’idéologie du capital au XXIème siècle. Grâce à elle, le mal devient le remède, les industries polluantes, des industries vertes en devenir, et l’innovation notre bouée de sauvetage. Grâce à la transition, le capital se trouve du bon côté de la lutte climatique ».
Mais alors, la croissance verte, l’innovation ?
Pour Jean-Baptiste Fressoz, l’idée que grâce à l’innovation on pourra décarboner sans douleur est trompeuse. Les technologies qui concernent le captage et le stockage du carbone ?« Balbutiantes ».L’avion à hydrogène ? Celui « que même Boeing a laissé tomber tant c’est techniquement une chimère ». Il n’aime pas trop non plus ce fonds de « France 2030 » doté de 53 milliards d’euros qui veut développer les « innovations de rupture ». Il préfèrerait des techniques bon marché qui peuvent se démocratiser, se globaliser, comme les panneaux solaires par exemple.
Il y a aussi la géo-ingénierie solaire, cette idée que l’on pourrait injecter du soufre dans la stratosphère pour réfléchir une partie du rayonnement solaire, permettant de refroidir la Terre sans baisser la concentration en gaz à effet de serre de l’atmosphère. Là l’auteur a un doute : « Si nous ne parvenons pas à baisser nos émissions, il est probable que cette « solution » sera tôt ou tard mise sur la table ». Mais il ajoute quand même« malgré tous ses dangers et ses incertitudes ».
En attendant le pétrole se porte bien, comme le souligne Jean-Marc Jancovici : « Il y a encore assez de combustibles fossiles pour transformer la planète en étuve ». Car le drame, c’est que le mur climatique arrive bien plus tôt que celui des ressources.
D’ici 2030, ils vont représenter 75% des actifs en France, et donc dans nos entreprises.
Ce sont les générations Y (née dans les années 1980-1990) et Z (ceux nés entre 1997 et 2010).
Et les observateurs et sociologues nous ont déjà averti que ces générations ne voient pas exactement le monde du travail et de l’entreprise comme leurs parents.
«La progression linéaire et le rêve de carrière ne sont plus porteurs pour des trentenaires qui ont vu leurs parents scander dans les années 68 « ne pas perdre sa vie à la gagner » avant de s'étioler dans une routine grise et des chimères statutaires 30 ans après... Tel est pris qui croyait prendre : ils ne referont pas la même erreur. Distance saine, excellence managériale, équilibre des vies, obéissance conditionnée et désobéissance éclairée, quête de sens holistique, à l'échelle de l'existence et non pas de l'entreprise : cette génération a contribué à changer en profondeur les règles du jeu, allant même jusqu'à suggérer de troquer à la sacro-sainte subordination - colonne vertébrale du droit social français - l'interdépendance. Une bascule du rapport de force s'est opérée en entreprise, qui a commencé il y a plus de 10 ans.
Le « big quit » actuel s'inscrit donc bien dans un continuum générationnel, il est une amplification d'un phénomène à l'œuvre depuis plusieurs années, même si le cocktail actuel est explosif, dopé par l'urgence climatique ».
Christopher Guérin, CEO de Nexans depuis 2018, cite cette interview dans son livre passionnant, car nourri de son expérience personnelle, sur la transformation qu’il a menée dans l’entreprise, "Pour aller dans le bon sens".
Alors, il s’est posé la question de savoir ce qu’il devait faire chez Nexans pour attirer, accueillir et conserver dans l’entreprise ces générations.
Pour un bon diagnostic, il a fait mener dans l’entreprise l’interview de 100 jeunes de moins de 35 ans, qui sont donc déjà dans l’entreprise.
Bien que l’enquête révèle des motivations diverses, un critère lui apparaît clairement comme partagé par cette génération Y d’employés Nexans : quelles sont les racines du Groupe ?
« Nous avons rejoint une industrie qui a une histoire, et non une start-up ». Et pourtant cette histoire n’est pas très bien connue. Car Nexans a « une hypertrophie du présent ». On parle de ses résultats, de ses performances, de l’année passée, de l’année prochaine, mais on ne parle jamais de l’histoire.
Christopher Guérin tape juste, et cette remarque pourrait sûrement s’appliquer à pas mal d’entreprises et de dirigeants, même dans des entreprises plus petites que Nexans (près de 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires).
Cette prise de conscience va enclencher dans le Groupe une démarche pour aller reconstituer l’histoire et en faire le socle de la « raison d’être » de l’entreprise.
Pas si simple car Nexans doit son nom à sa séparation du Groupe Alcatel Alsthom (encore avec un H) en 2000, et son introduction en Bourse. C’est l’époque où le PDG d’Alcatel, Serge Tchuruk, fait le pari de tout miser sur l’activité Télécoms, qui représentait déjà une part importante du Groupe, et se sépare (vend) l’activité Trains (Alstom) et l’activité Câbles (Nexans), et d’autres. On le sait, c’est le début de la chute pour Alcatel, qui, malgré la fusion avec Lucent, va accumuler les pertes.
Alors, pour reconstituer l’histoire de Nexans, on va remonter à Alcatel des bonnes années, et même avant, à la Compagnie Générale d’Electricité, la CGE, qui a rassemblé au début du XXème siècle des activités diverses liées à la création et la distribution d’électricité, et qui a été dirigée par Ambroise Roux, grande figure du patronat français, de 1965 à 1982. C’est l’époque où la CGE représente un fleuron des entreprises privées, qui vit essentiellement, non des marchés, mais de contrats publics, d’aides, de bonifications, d’incitations et de subventions, ce qu’Elie Cohen appelle « le colbertisme high tech ».L’entreprise, conduite par ce capitaine Ambroise Roux, va accompagner tous les grands projets de l’ère De Gaulle, et se développer dans de nombreux secteurs adjacents ou complémentaires, comme notamment le ferroviaire, entre autres, avec l’acquisition d’Alsthom, achevée en 1970, qui fera de la CGE le leader des programmes de TGV. C’est ensuite, après la période de nationalisation par la gauche, que la CGE sera privatisée en 1991, avec Balladur, et s’orientera résolument vers les Télécoms, sous la présidence de Pierre Suard, et prendra le nom, en 1991, d’Alcatel-Alsthom.
Pour construire l’histoire, on pourrait dire le « storytelling », on va oublier ça et remonter encore plus loin, à la création de la Société d’exploitation des câbles électriques fondée en Suisse en 1879, devenue la Société Française des Câbles Electriques en 1897. Et en faire un acteur majeur et pionnier de l’électrification de la planète. Avec une « raison d’être » qui claque : « Electrifier le futur », expliquée par Christopher Guérin : « Acteur mondial de la transition énergétique, Nexans joue depuis plus d’un siècle un rôle crucial dans l’électrification de la planète. Et amplifie ce rôle en menant la charge vers le nouveau monde de l’électrification : plus sûr, durable, renouvelable, décarboné, et accessible à tous ». « A travers notre histoire, nous écrivons la suite, en nous recentrant entièrement sur l’écosystème de l’électrification, mais cette fois-ci uniquement via les énergies décarbonées et renouvelables afin de rendre notre planète plus habitable ».
Idée lumineuse, c’est le cas de le dire.
Et cela va ruisseler dans la culture d’entreprise : « Pour ancrer une transformation d’entreprise, on doit agir sur les comportements, les processus, la structure organisationnelle, les modes de pilotage et les routines. Mais également sur le récit d’entreprise, l’ambiance sur les lieux de travail, l’empreinte historique à travers des portraits, des photos d’époque qui expriment l’évolution de l’entreprise dans le temps, tant il est fondamental de toucher les équipes avec de l’émotion et des évènements qui permettent de reconnecter l’ensemble de ces éléments, tout en participant à la feuille de route stratégique ».
Le Figaro du 4 décembre (Anne Bodescot) publie une interview d’un, une, dirigeante d’entreprise, Marie Guillemot, qui préside le directoire de KPMG, un des leaders de l’Audit. A la question« Un dirigeant que vous admirez ? » elle répond : « Christopher Guérin, DG de Nexans ». Bel hommage !
Elle aussi a eu envie de comprendre les « jeunes ». Elle a créé un comité « Next Gen » : « Nous avons décidé de nous faire challenger par un comité de collaborateurs de moins de 35 ans qui travaillent depuis au moins trois ans chez KPMG. Le comité Next Gen a par exemple recommandé, pour fidéliser nos collaborateurs, de travailler sur la parentalité », ce qui a débouché sur l’octroi de jours de congé supplémentaires rémunérés à temps plein, pour les jeunes parents.
Bon, ça n’a pas la même « gueule » que l’histoire des racines et de l’histoire de son dirigeant admiré, mais on voit que cette intention de comprendre et intégrer les nouvelles générations fait son chemin, et va sûrement s’amplifier.
De quoi encourager les idées et le storytelling.
Et qui n’aime pas les belles histoires ? Jeunes et moins jeunes.
A la veille de l’arrivée du Père Noël, c’est de circonstance.
Avec l’anniversaire de sa mort, il y a quarante ans, plusieurs médias ont reparlé de lui. Cela m’a inspiré de ressortir ses Mémoires (780 pages !) de ma bibliothèque, publiées en août 1983. Intéressant d’y revenir aujourd’hui.
Lui, c’est Raymond Aron, intellectuel qui a parcouru le XXème siècle et qui livre dans ces « Mémoires » une sorte de bilan de ses réflexions de philosophe politique sur le monde moderne, comme un « spectateur engagé » (titre d’un autre de ses livres).
C’est presque un testament, car il décède deux mois après, le 17 octobre 1983 : Il vient de témoigner au palais de justice de Paris en faveur de son ami Bertrand de Jouvenel, penseur politique qui avait été brièvement rallié au parti fasciste de Jacques Doriot, avant de s’engager dans la Résistance, et qu’un livre de l’historien Zeev Sternhell avait qualifié de « pro nazi ». Après avoir dénoncé « l’amalgame » à la barre, Raymond Aron rejoint une voiture de L’Express, où il est un chroniqueur régulier. Il a le temps de dire au chauffeur « Je crois que je suis arrivé à dire l’essentiel », puis s’effondre, terrassé par une crise cardiaque. Il avait 78 ans.
Dire l’essentiel, c’est ce que l’on retiendra de ses Mémoires.
On y trouve notamment cette réflexion à propos d’une anecdote de 1932 qui l’a marqué, à l’occasion d’une rencontre avec un sous-secrétaire aux Affaires étrangères, à qui il débite « un laïus, brillant je suppose, dans la plus pur style normalien » à propos de la situation internationale et de la politique allemande. « Il m’écouta avec attention, apparemment avec intérêt. Lorsque mon discours fut terminé, il me répondit, tour à tour ridicule et pertinent : « La méditation est essentielle. Dès que je trouve quelques instants de loisir, je médite. Aussi je vous suis obligé de m’avoir donné tant d’objets de méditation. Le président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, dispose d’une autorité exceptionnelle, c’est un homme hors du commun (il parle d’Edouard Herriot). Moment propice à toutes les initiatives. Mais vous qui m’avez si bien parlé de l’Allemagne et des périls qui se lèvent à l’horizon, que feriez-vous si vous étiez à sa place ? ».
Raymond Aron en tirera leçon : « Je me suis efforcé, le plus souvent, d’exercer mon métier de commentateur dans un esprit tout autre, de suggérer aux gouvernants ce qu’ils devraient ou pourraient faire. Parfois, je savais mes suggestions inapplicables à court terme. Du moins, en influant sur l’opinion, je contribuais à faciliter l’action à mes yeux souhaitable ».
Entre les pages du livre, je retrouve la critique qu’en avait faite dans « Le Monde » Bertrand Poirot-Delpech (et que l’on peut retrouver grâce à Google en deux clics aujourd’hui). Son papier a pour titre "Quand le meilleur de la classe relit sa copie". Tout est dit. Il revient sur cette caractéristique de rigueur qu’exprime Raymond Aron, et qui le distingue :
« S’il est vrai que le génie permet tout, il ne suffit pas de tout se permettre pour être génial. La littérature et la formule à l’emporte-pièce ont des charmes qui valent souvent aux hommes de lettres une prééminence méritée, mais qui s’accordent mal à la rigueur d’une analyse économique ou diplomatique. En somme, les intellectuels ont le droit de s’exprimer en politique, comme tout citoyen, mais ils devraient cesser de se croire compétents dans une matière qui, plus que jamais, relève des spécialistes ».
Et de faire ainsi l’éloge de l’auteur et de ce qu’il appelle« une sûreté de raisonnement », « qu’il entretient depuis la khâgne, comme un sportif cultive sa forme. L’exercice de cette belle machine lui a tenu lieu d’ambition et de joie constantes ». « L’athlète n’est tombé dans aucun des pièges tendus par ce demi-siècle, et où tant d’autres ont trébuché. Il croit avoir accompli son « salut laïc ». Il a fait mieux : au moment où règnent l’à-peu-près, l’imposture et le pancrace, plaider, en actes, pour une déontologie du travail intellectuel, une morale de l’esprit, un horizon de la raison ».
Cet « horizon de la raison » reste de bon conseil pour tous les commentateurs et « experts » autoproclamés d’aujourd’hui qui occupent les réseaux sociaux et les chaînes d’information, ainsi que tous ceux qui confondent expertise et bavardage.
Et cette leçon toujours valable : Que feriez-vous si vous étiez à sa place ?
Relire Raymond Aron aujourd'hui pour retrouver le sens de cette rigueur. Une leçon pour tous.
Depuis la nuit des temps, nous cherchons à connaître le futur, tant les Etats, les gouvernants, mais aussi les dirigeants et managers d’entreprises, avec l’espoir de voir mieux et plus loin, pour anticiper ce qui va advenir, et faire les choix décisifs qui nous permettront de devancer les compétiteurs, ou d’investir sur les bons projets.
C’est pourquoi cette « science du futur », avec ses scénarios, ses prévisions, mais aussi ses prédictions, est aussi déléguée à des cohortes de spécialistes, de savants et de ce qu’on appelle des « experts », relayés par ceux qui fabriquent l’opinion, un peu comme la version contemporaine des oracles delphiques de l’Antiquité.
C’est pourquoi cette « science du futur » peut aussi être considérée comme éminemment politique. C’est le sujet d’étude d’Ariel Colonomos, spécialiste des relations internationales, directeur de recherche au CNRS, dans un ouvrage maintenant un peu ancien (2014),« la politique des oracles – Raconter le futur aujourd’hui ».
Ce que montre son enquête, c’est que tous ces experts et savants en prédictions sur le futur racontent tous plus ou moins la même chose, et manquent de vision sur les grandes ruptures. Exemple de la chute de l’Union soviétique et du mur, parmi tous les experts en soviétologie, pratiquement aucun des « professionnels » ne l’a vu venir. L’auteur cite néanmoins un « amateur », Ronald Reagan qui déclarait en 1982 que l’URSS n’était qu’une « poubelle de l’histoire », un bateau en train de couler dont chacun tâchait de s’enfuir. Grâce à l’histoire des évènements qui ont suivi, il est devenu un prophète.
En fait, tous les experts et savants se retrouvent tous aux mêmes endroits (à Washington, l’auteur compte déjà 400 agences), et partagent les mêmes recrutements d’analystes tous semblables. Il y a en fait un « marché du futur » où il vaut mieux faire partie d’une communauté qui pense pareil, plutôt que de s’en écarter au risque de s’isoler et de perdre en légitimité.
Même phénomène pour les entreprises privées qui publient et commercialisent des « notations financières » sur les États. Ces agences, qui sont peu nombreuses, là encore, convergent dans leurs notations, et l’exercice a un certain mystère puisque les critères utilisés (quantitatifs, mais aussi qualitatifs à partir d’interviews des dirigeants pour par exemple évaluer la stabilité de l’environnement politique, ou l’incidence du système politique sur les décisions financières concernant le remboursement de la dette étatique, ce qui est déjà plus subjectif) ne sont pas connus et gardés secrets par les agences.
En fait ces notations font preuve d’une étonnante stabilité, dans une économie mondiale plutôt volatile : « En moyenne, seules 15% des notes attribuées aux États sont modifiées chaque année. Il y a en outre plus de rehaussements des notes que de dépréciations, ce qui va, là aussi, à l’encontre de l’idée suivant laquelle les agences joueraient prioritairement un rôle punitif » (le livre date de 2014, il faudrait revoir ce point éventuellement aujourd’hui).
Mais alors, si l’on considère que toutes ces notations sont finalement très stables, une question : « Pourquoi les notes sont-elles reprises et adoptées par l’entière profession de la finance, par les acteurs de l’espace politique et public ainsi que par les médias ? Parce que la valeur communicationnelle d’un indicateur est plus précieuse que sa valeur informationnelle ».
En privilégiant ainsi la stabilité de leurs « opinions » plutôt que leur précision, les agences de notation prennent ainsi souvent le risque de ne pas voir les problèmes à temps. L’auteur a constaté, en analysant l’historique, que ces agences peuvent peiner à anticiper les crises, et avoir tendance à suivre l’évolution des marchés plutôt qu’elles ne les prévoiraient. Si bien que quand elles finissent par prendre la réalité en compte et par publier une notation modifiée, celle-ci ne fait que renforcer la crise de l’obligataire et rend sa reprise encore plus difficile. Ce qu’on pourrait appeler une prophétie autoréalisatrice.
Et donc, alors que dans un premier temps, la stabilité de la note maintient artificiellement un statu quo, et, une fois la crise survenue, la dégradation de la note contribue à accélérer le prix de l’endettement du pays et affecte encore plus son économie. En gros les notations financières contribuent à retarder le futur et à accentuer les crises.
On peut tirer la même conclusion pour les agences de notation que pour les savants et experts en futur : Il vaut mieux, pour un expert, avoir tort à l’unisson au sein de son groupe, plutôt que de prendre le risque d’un avis qui se distinguera de celui de ses pairs.
Mais alors, face un consensus d’entre-soi des « experts », une autre question interpelle : est-on responsable, et comment, des effets directs et indirects de ses anticipations sur le cours des évènements que l’on a cherché à prédire ?
Un évènement peut-être un peu oublié est évoqué par l’auteur : En 1983, le gouvernement de Ronald Reagan décide d’envahir l’Île de la Grenade. La raison ? Si les Etats-Unis n’agissent pas, déclare Ronald Reagan, le pouvoir en place sur l’île, soutenu par l’URSS, se livrera à des exactions contre des civils américains, en les violentant et en les prenant en otage. A terme Grenade deviendra un bastion de l’exportation du communisme soviétique et castriste. Son aéroport sera une plaque tournante pour le déploiement d’actes subversifs dans la région des Caraïbes. Autrement dit, l’invasion américaine était censée prévenir une violence indue.
Or, en 1986, un sociologue et futuriste, Wendell Bell, accuse le gouvernement Reagan d’avoir trahi la confiance du peuple américain en prenant cette décision, et affirme que la mesure de la réalité, en l’occurrence l’appréciation des forces de cet Etat et de ses intentions, est délibérément distordue. Selon lui, il est possible, dans l’après-coup, de montrer que le gouvernement Reagan, en 1983, savait que les preuves dont il disposait ne lui permettaient pas d’établir de telles anticipations. Le Président et ses conseillers auraient donc menti. Ils auraient évité de mentionner des faits qui contredisaient leur thèse, voire les auraient cachés. Ils auraient aussi falsifié les preuves de leur argumentaire en apportant de nouvelles raisons fallacieuses.
Pas simple de trancher car, même s’il est vraisemblable qu’en 1983 les dirigeants en place à Grenade ne préparaient pas d’exaction contre les civils américains, l’attaque américaine, qui a vraiment eu lieu, interdit de statuer sur la validité de l’affirmation de Bell. Cette attaque américaine rend en fait à jamais impossible de savoir si Grenade se serait vraiment transformée en un bastion du communisme soviétique, et si son aéroport serait devenu une plaque tournante du communisme dans les Caraïbes, et si le régime en place sur l’île aurait secondé Cuba dans ses efforts pour exporter la révolution en Amérique latine, comme Reagan l’avait annoncé pour justifier sa mesure préventive.
Ce qui viendra disculper la décision sera ce qu’on appelle la référence à la véracité des prédictions, et si cela correspond à un consensus des « experts » c’est encore mieux.
Cette histoire de groupe trop homogène qui se crée des œillères empêchant d’imaginer d’autres futurs, c’est aussi celle des dirigeants entourés d’une « cour » de leur Comex qui n’imagine pas les scénarios en rupture, et sont victimes d’angles morts qui peuvent leur faire prendre des décisions inappropriées.
Comment s’en sortir ?
Ariel Colonomos fait appel au bon sens : « Pour améliorer la qualité de ses conjectures, le groupe a intérêt à accueillir des membres dont le profil est nouveau », afin de « se donner les moyens de penser une pluralité de mondes possibles à venir ».
Tout cela afin de sortir d’un « discours dicté par un consensus frileux » qui devient un « obstacle à l’innovation ». Avec une interrogation face à tous ces experts qui se tiennent entre eux : « Avons-nous vraiment envie de savoir de quoi demain sera fait ? ».
Une bonne question pour mettre à l’épreuve nos envies lorsque nous nous lançons dans ces exercices de prospective et de vison du futur.
C’est un poème de Victor Hugo, dans le recueil « Les châtiments » (1853) qui relate cet épisode de la Bible, de la chute de Jéricho, Josué ayant reçu de Dieu l’ordre d’en faire sept fois le tour, en sept jours, au son de sept trompettes, pour faire tomber les murailles de la ville avant de permettre au peuple d’Israël de l’envahir.
Pendant les premiers tours, le roi de Jéricho se met à rire :
« Quand Josué rêveur, la tête aux cieux dressée, Suivi des siens, marchait, et, prophète irrité, Sonnait de la trompette autour de la cité, Au premier tour qu’il fit le roi se mit à rire ; Au second tour, riant toujours, il lui fit dire : – Crois-tu donc renverser ma ville avec du vent ? »
Les remparts sont si solides que ces tours n’y font rien.
Ce récit des trompettes de Jéricho est devenu une expression populaire pour signifier une puissance capable de détruire des préjugés, mais aussi des réalités. Tout dépend de quel côté on se place.
« Depuis une quarantaine d’années, la croyance dominante dans nos sociétés est que nous sommes devenus tellement meilleurs, tellement plus intelligents que nos aïeux que les malheurs et les catastrophes qu’ils ont vécus ne peuvent pas se reproduire ».
« Ça ne peut plus nous arriver. Ni la guerre, ni les guerres civiles, ni les guerres de Religion, ni les grandes crises économiques comme celle des années 30. Même les pandémies ne pouvaient plus nous arriver et nous avions cessé de nous y préparer ».
D’où son diagnostic pour aujourd’hui :
« Comme « l’histoire ne se répète pas », on a cessé de lui attacher de l’importance et on a jugé qu’elle n’était pas utile et qu’elle était au mieux un ornement de l’esprit. On devrait se demander pourquoi, si l’histoire n’a pas d’importance, l’assassin de Samuel Paty a assassiné un professeur d’histoire et pourquoi l’assassin de Dominique Bernard cherchait un professeur d’histoire.
L’histoire ne se répète pas à l’identique, mais elle nous apprend ce qu’est la nature humaine qui, elle, ne change pas. Et dans la nature humaine il y a le plus fécond et le plus dangereux. Le plus dangereux c’est la violence sauvage, animale, primitive de l’homme que la culture, la civilisation, la civilité, les institutions, l’école, l’Etat, s’efforcent tant bien que mal de contenir. Quand l’effort se relâche, quand on fragilise ces remparts, le risque grandit que l’homme redevienne brute, que la foule devienne meute et que la violence dévore tout sur son passage. A force de penser que cela ne peut plus nous arriver, de nier la nature humaine et sa sauvagerie, nous avons préparé une fois de plus le grand retour de la violence ».
Pour Henri Guaino nous sommes, c’est-à-dire nos gouvernants et nos élites, comme ce roi de Jéricho qui continue à rire dans sa tour sans voir la violence et les ennemis de toutes sortes qui s’apprêtent à faire tomber nos murailles avec leurs trompettes, tant les fondations sur lesquelles reposent nos sociétés occidentales sont devenues fragiles.
La vision d’Henri Guaino sur l’état de nature rappelle celle deThomasHobbes, dans son « Léviathan » (1651), pour qui l’état de nature est précisément « un état de guerre de chacun contre chacun », où les passions humaines entraînent une compétition meurtrière entre les individus. Pour Hobbes, il nous faut renoncer à certaines libertés au profit de la sécurité, et, pour cela, la solution qu’il défend, c’est celle d’un pouvoir central, la monarchie, fort. C’est le monarque, le chef, qui assure le bien-être des sujets qui lui confient par contrat l’administration de l’Etat. Pour résoudre les problèmes, on devine que Henri Guaino, qui fut conseiller de Nicolas Sarkozy à l’Elysée, aime bien cette idée du chef qui rétablit l’autorité politique.
Mais on peut aussi aller lire ou relire JohnLockeet son «Second Traité de gouvernement civil » (1690), presque 40 ans après Hobbes, qui décrit, lui, les individus comme des êtres rationnels et égaux parfaitement à même de régler leurs conflits. Mais, comme le risque de chaos existe toujours, cette éventualité appelle à recourir au gouvernement civil pour assurer la paix. Le contrat proposé est cependant différent de celui de Hobbes. Il s’agit plutôt de rechercher un consentement mutuel par lequel un individu « peut convenir, avec d’autres hommes, de se joindre et s’unir en société pour leur conservation, pour leur sûreté mutuelle, pour la tranquillité de leur vie, pour jouir paisiblement de ce qui leur appartient en propre ».Lui défend plutôt une monarchie parlementaire (pas encore un régime démocratique ; on est en 1690, et, même en France, c’est Louis XIV qui est l’autorité politique), avec un souverain régulé par une instance représentative, et non une conception théocratique de l’Etat.
Ce qui fonde le gouvernement civil, pour Locke, c’est le droit de propriété que doit protéger l’Etat, c’est-à-dire protéger les droits fondamentaux de l’individu, sa liberté, son intégrité physique, et la propriété acquise par le travail, mais, avant d’être propriétaire de biens, on est d’abord propriétaire de sa vie et de sa liberté. C’est donc un conception de la propriété large que propose Locke.
Et ce qui fonde pour Locke la société politique, c’est le consentement des individus : «Un homme qui s’est joint à une société, a remis et donné ce pouvoir dont il s’agit, en consentant simplement de s’unir à une société politique, laquelle contient en elle-même toute la convention, qui est ou qui doit être, entre des particuliers qui se joignent pour former une communauté. Tellement que ce qui a donné naissance à une société politique, et qui l’a établie, n’est autre chose que le consentement d’un certain nombre d’hommes libres, capables d’être représentés par le plus grand nombre d’eux, et c’est cela, et cela seul qui peut avoir donné commencement dans le monde à un gouvernement légitime ».
Pour protéger la société et en assurer le bon gouvernement, certains pensent plutôt au retour de régime autoritaire, d’autres à la représentation du peuple, où même à la prise en main des problèmes par la société civile et aux dirigeants d’entreprises.
Car même les dirigeants d’entreprises sont concernés par ces débats qui concernent aussi l’économie et les stratégies.
Alors, comment défendre Jéricho, au lieu de rire dans la tour ?
C’est à partir de sa propre vie qu’il construit son œuvre littéraire, comme une obsession continue. Et il y a de quoi.
Né en 1933, à Madrid, il va connaître la guerre d’Espagne, guerre civile, qui fera s’exiler sa mère, journaliste républicaine, en 1939 suite à la victoire des armées franquistes. Il sera alors interné avec elle au camp de Rieucros, puis, abandonné par cette mère, seul dans un camp de concentration en Allemagne. De 1945, à la victoire des Alliés, jusqu’en 1949, il se retrouve dans un centre de redressement pour mineurs à Barcelone. Et il ne retrouvera qu’en 1953, en franchissant clandestinement la frontière, sa patrie et sa famille paternelle en France. Il y reprend des études de lettres et psychologie, et publie son premier roman, il a 24 ans, en 1957, « Tanguy », qui relate justement cette enfance que l’on peut qualifier de mouvementée. C’est un succès, qui sera traduit en 25 langues.
Je ne l’avais jamais lu, et l’ai découvert lors de mes lectures de cet été, avec d'autres livres de l'auteur.
C’est à partir de ce livre que Michel del Castillo sera écrivain, son seul métier. Il est l’auteur de plus d’une vingtaine de romans, ainsi que d’essais. Il a aujourd’hui 90 ans, et ne publie plus rien depuis quelques années.
Mais cette carrière et cette œuvre sont comme celles d’un entrepreneur (entrepreneur de soi) qui construit sa vision et son destin, à partir de son histoire personnelle, y compris ses difficultés, pour réaliser une ambition.
Cette histoire d’enfance, pour Michel del Castillo, ainsi que celle de sa mère et de son père, vont être le sujet de plusieurs de ses livres. Même si l’autobiographie est présente dans ces livres, il aura à cœur de préciser qu’il s’agit bien de romans (donc d’une œuvre de création, littéraire). Dans la préface de la réédition de « Tanguy », en 1994, dans une version « revue et corrigée », il précise d’ailleurs que la littérature « constitue, on l’a compris, ma seule biographie et mon unique vérité ».
« Tanguy »est ainsi le récit, à la troisième personne, avec ce prénom de fiction, Tanguy, de ces années d’enfance de camp en camp et centre de redressement, puis ce séjour dans un collège de jésuites, ensuite ouvrier dans une usine de ciment près de Barcelone, et enfin les retrouvailles avec son père à Paris. Retrouvailles avec le père, puis avec la mère, en 1955, dans les dernières pages de ce roman : « En avril 1955, la veille de la Fête des Mères, Tanguy retrouva la sienne. Ils se revirent après treize ans de séparation…Ce fut triste. Chacun d’eux avait poursuivi sa longue route. Lorsqu’ils se rencontrèrent, ni l’un ni l’autre n’étaient plus les mêmes. La guerre, qui n’avait pas changé certains êtres, les avait changés, eux… ».
Avec ce roman, « Tanguy », l’auteur explique dans cette préface en quoi le roman et la vie se parlent : « Le roman précédait la vie. Il l’ordonnait, fournissait un cadre, constituait un modèle où je pouvais glisser, non une biographie, mais des expériences et des souvenirs. Je ne romançais pas ma vie, je biographisais le roman. »
Le succès du livre a traversé les générations depuis plus de cinquante ans : « C’est bien ainsi que les jeunes, depuis quarante ans, lisent ce livre avec, dans leur tête, les images que la télévision leur envoie, du Cambodge au Rwanda, de la Bosnie à l’Ethiopie. Toujours et partout, ils reconnaissent le même enfant supplicié, si démuni et si fort. Les jeunes lecteurs de « Tanguy » mettent une voix sur l’énigme de ces regards « étonnés de douleur ». ».
On pourrait continuer en parlant de l’Ukraine aujourd’hui certainement.
C’est donc un livre qui marque à travers le temps, comme le constate justement l’auteur : « Grâce notamment aux enseignants, « Tanguy » n’a pas cessé, depuis sa parution, de toucher de nouvelles générations de lecteurs. Avec émotion, je constate qu’il reste pareillement présent dans la mémoire de ceux qui l’ont lu à l’époque de sa parution, avec une intensité et une ferveur dont ils se disent eux-mêmes surpris ».
37 ans après « Tanguy », Michel del Castillo, à 61 ans, revient sur l’histoire et sa mère ; c’est en 1994, l’année où il publie aussi cette version « revue et corrigée » de « Tanguy ». C’est le livre « Rue des archives » qui, selon l’auteur, « en éclaire les aspects cachés ». Le narrateur s’appelle maintenant Xavier, mais c’est le même : « De Tanguy à Xavier, il y a plus que l’épaisseur d’une vie, il y a toute l’amertume d’un désenchantement, qui doit moins à l’âge qu’à la progressive découverte de l’horreur. Si je gardais, à vingt ans, quelques illusions, le sexagénaire qui a écrit « Rue des archives » n’en conserve, lui, plus aucune. La boucle est bouclée. L’aveu étouffé de « Tanguy » fait la musique désenchantée de « Rue des archives ». ».
Dans ce roman, le narrateur chemine avec l’enfant qu’il a été, et qui ne le quitte pas. Cette conversion de nom est expliquée : « C’est à ce moment-là, en le regardant penché vers nous, l’œil attentif, que je décidai de l’émanciper et de lui donner un nom. Il s’appellerait Xavier, comme ses deux grands-pères, paternel et maternel. Je sus que ce prénom lui plaisait. Nous étions réconciliés, nos brouilles ne durent jamais ».
Belle image pour nous rappeler que notre enfant ne nous quitte jamais, du moins pour ceux qui gardent l’âme d’artiste.
Et c’est avec ce Xavier que le roman évoque des souvenirs d’enfance et avec sa mère, personnage mystérieux, dont l’auteur dira plus tard, à propos d’un autre livre, que « si elle fut ma mère, elle est devenue, de livre en livre, un objet esthétique ».
Le récit revient sur la vie de cette mère, à l’occasion du retour à Paris de l’auteur pour ses obsèques.
On apprend un peu plus de cette femme, prénommée Candida (c’est son vrai prénom), qui aura souvent menti, qui a eu plusieurs amants, et quatre enfants, dont l’auteur, qu’elle a tous abandonnés. Et l’on y lit la passion de l’auteur pour elle, devenue ce personnage de roman.
«L’écrivain se serait-il passionné pour elle si Candida n’avait été que sa mère ? L’avait-elle jamais été ? Il n’avait connu qu’une jeune femme aux abois, qui fuyait dans ses chimères une réalité qu’elle ne maîtrisait plus. De chambre d’hôtel en garni, toujours entre deux identités aléatoires, Candida n’était qu’une silhouette floue, un fantôme. Comme ses paroles mentaient autant que son apparence, brune ou blonde, et que son nom et son identité, je n’avais jamais eu une personne réelle en face de moi ».
Et le jeu de la vie et du roman se déroule au travers de l’écriture, comme une énigme ininterrompue.
«En un sens, Candida avait toujours été pour moi la plus énigmatique des femmes. Nous n’avions vécu que neuf ans ensemble, dont il aurait fallu retrancher le temps des séparations et des absences, la perplexité des premières années où la mémoire flotte, indécise et brumeuse. Que restait-il, au bout du compte ?
Candida était une nostalgie et c’est cette nostalgie que je poursuivais de livre en livre ».
Nous ne sommes jamais dans une biographie, mais dans ce roman qui reprend des images et des souvenirs, ceux dont on veut bien se rappeler. L’auteur donne une des clés de son projet littéraire dans la remarque qu’il met dans les propos d’un des personnages du livre :
«La biographie n’existe pas. Il s’agit d’un récit toujours à reprendre, d’une suite inachevée de tentatives pour totaliser les expériences d’une vie. Là, réside la force du roman, qui totalise, mais dans l’ambiguïté, coule les souvenirs et les impressions, les fabulations même, dans un récit organique qui les transcende et les sublime. Comme dans la vie, les contradictions et les énigmes subsistent ».
Ce récit toujours à reprendre, Michel del Castillo va le reprendre sept ans plus tard, presque depuis le début, en publiant ce qu’il appellera une trilogie, dont il n’y aura que deux volumes : « Les étoiles froides » en 2001 (il aura alors 68 ans), et « Les portes de sang »en 2003.
Ces deux romans reprennent le récit de la vie de Clara del Monte, héroïne d’une enquête par une étudiante qui reprend la documentation recueillie par sa tante avant sa mort, avec des témoignages de Xavier, ce double de l’auteur, et des personnes qui ont côtoyé Clara del Monte. Car Clara del Monte, c’est encore le portrait de sa mère (c'est sa photo qui figure en couverture des "portes du sang").
Le roman des souvenirs n’en sera pas fini. En 2010, à 77 ans, Michel del Castillo va conter, à la troisième personne, le roman de Xavier, devenu un grand pianiste professionnel, qui a maintenant 70 ans, et qui repense à son enfance et à sa « Mamita » (c’est le titre du roman). Un mélange de fiction et de souvenirs que l’on a déjà lus, mais avec un point de vue différent, dans ses précédents ouvrages.
Le récit est différent, dans un contexte de voyage à New-York et Boston, mais l’écriture et les obsessions de l’auteur ont le même parfum, surtout quand il évoque Mamita et sa complexité :
«Et si la complexité de Mamita se réduisait à quelques traits simples ? Elle était méchante, hargneuse, vindicative, d’un égoïsme forcené ; elle faisait preuve d’une impudente lascivité ; elle trichait et mentait, trahissait sans scrupules ni remords. Les subtilités, les ergotages la concernant se heurtaient à l’évidence de cette perversité. Il n’y avait rien d’autre à comprendre que les faits, d’ une irréfutable brutalité. Toutes les tentatives qu’il avait faites, depuis l’adolescence, pour tenter d’expliquer, n’étaient en réalité qu’autant d’esquives".
Existait-il des causes ? Sûrement, mais on ne pouvait pas davantage les démontrer qu’on ne s’explique, dans la vie pratique, le pourquoi de cette chose glauque, inerte en apparence, semblable à une pierre, dont on sait qu’elle va bouger, se dresser, injecter la mort ».
Lire Michel del Castillo, c’est lire une vie, ou la mémoire d’une vie, comme un affreux malaise, où il n’y a rien à comprendre, un roman perpétuel biographisé.
Une vie comme une suite de rêves éveillés.
Toujours dans « Mamita » :
«Il croyait parfois entendre un appel lointain, comme un gémissement. Était-ce l’enfant de son rêve ? ».
« Quand donc, à quel moment, s’était-il senti réel ? Il lui semblait parfois avoir traversé la vie à l’instar d’un fantôme, sans autre consistance que celle de ses rêves ».