On connaît la théorie de l’évolution, développée par Darwin. Elle explique la diversité des formes de vie rencontrées dans la nature en partant du principe que chaque espèce vivante se transforme progressivement au cours des générations, sur les plans morphologique et génétique. C’est ainsi que l’évolution fait disparaître certaines espèces, et en fait apparaître de nouvelles.
Cette approche est aussi venue enrichir la théorie et la sociologie des organisations, vues également, non comme un contenu, mais comme un processus d’évolution, avec des phases d’émergence, de développement, et de disparition.
C’est comme cela que l’on décrit l’évolution des organisations par une figure de « courbe en S ».
De nombreux auteurs ont théorisé ce cycle d’évolution, et notamment Marc Van Der Erve, qui fut mon collègue chez KPMG, et dont l’ouvrage « Evolution Management » reste encore aujourd’hui une référence, ainsi que les autres ouvrages publiés depuis. Il y propose un modèle de représentation et de stratégie d’évolution pour les organisations sociales et entreprises. Réflexions et recherches qu’il poursuit aujourd’hui dans ses articles sur Medium, qui apportent une réflexion complémentaire sur l’évolution avec les nouvelles technologies.
Le point de départ du modèle est précisément ce que Marc appelle le « moteur de l’évolution », avec trois phases représentées par cette courbe en S : Cristallisation, cross-fertilisation et épuisement. De quoi se poser les bonnes questions pour positionner et projeter nos projets et entreprises.
Cristallisation
C’est la phase de démarrage, celle de la création de l’entreprise, de la start-up, ou le lancement d’un nouveau produit ou nouveau service. C’est à ce moment que l’entrepreneur cherche la meilleure voie, le meilleur modèle, pour se lancer. C’est dans ces périodes que l’on va être amené à « pivoter », changer et adapter le produit ou le positionnement. C’est à ce moment que l’on se donne une vision.
Cette vision, elle commence par le client. Mais, à ce démarrage, ce n’est justement qu’une vision, sans réel client encore, et peut parfois manquer de crédibilité, d’où les projets et entreprises qui ne décollent pas. D’où aussi les essais-erreurs que connaissent tous les créateurs. La phase de cristallisation est comme un marathon. De nombreuses mutations du projet peuvent être connues, et une seule va se cristalliser pour devenir une réalité. Le projet, la start-up, l’entreprise, connaît ses premiers succès, l’aventure commence. Les meilleurs sont ceux qui ont trouvé le bon positionnement différenciant, l’innovation la plus disruptive. Dans l’entreprise, c’est le moment où les idées jaillissent, on essaye, on cherche les idées nouvelles, on veut faire différent des autres. Et on y croit.
Cross-fertilisation
L’entité qui arrive à cette phase a été capable de générer une première croissance de ses revenus et a expérimenté les moyens et méthodes qui ont permis ces premiers succès. On a le bon pitch, les premiers clients convaincus, la bonne façon de vendre et de satisfaire le client. Alors, cette phase, c’est celle où l’on va tenter de reproduire ces méthodes, et de les améliorer (plus vite, plus prévisibles). Confortée par les premiers succès, la vision est devenue plus authentique. C’est dans cette phase que l’on gagne en expérience, que l’on se fixe des objectifs toujours plus ambitieux, que l’on communique au sein de toute l’organisation. C’est pendant cette phase que l’entreprise va développer et améliorer les process, les structures, et maîtriser les innovations incrémentales. On va définir et formaliser les rôles, responsabilités, procédures. L’excellence est dans l’intégration. C’est à ce moment qu’on peut perdre la vision, et la remplacer par des routines qui donnent le sentiment d’avoir une organisation prévisible. Alors qu’au début, c’est la vision qui faisait la force et l’harmonie de travailler ensemble dans l’entreprise, c’est progressivement la sécurité de la rationalité et des process qui viennent la remplacer. Mais, tant que la croissance est là, que tout a l’air de se développer correctement, ces signes de rigidification ne sont pas toujours perceptibles. Alors que cela peut être le signe que la phase d’épuisement n’est plus très loin, où a même déjà commencée. Car la croissance infinie à structure stable n’existe pas.
Epuisement
Un ralentissement de la croissance peut être le signal de cette phase d’épuisement, mais pas forcément. Ce qui se passe, inéluctablement, c’est que les concepts et les produits qui ont fait les bonnes années précédentes, et l’excitation des débuts, vont naturellement se transmettre et être copiés, voire en mieux, par d’autres entreprises. Des produits similaires, ou des substituts, sont apparus, parfois moins chers. C’est le moment où l’on voit se tenir des batailles entre concurrents, avec des efforts de plus en plus épuisants de part et d’autre pour gagner. C’est le moment où l’on va s’apercevoir que, malgré tous ces efforts redoublés, toutes les bonnes méthodes qui ont fait nos succès d’hier n’ont plus d’effets. C’est ce moment où l’entreprise va renforcer la fixation d’objectifs, rechercher frénétiquement l’amélioration des processus. Et tout cela entraîne une stagnation qui s’installe et perdure.
C’est alors qu’émergent des propositions pour opérer des « changements structurels », des « transformations », au risque de rompre l’intégration que l’on a connue au profit d’un phénomène de fragmentation (toutes les propositions ne convergent plus et, dans le doute, chacun à son opinion sur ce qu’il faudrait faire). C’est là que peuvent (on non) surgir les propositions qui vont porter une « réincarnation » et initier un nouveau cycle (qu’elles viennent de l’intérieur ou de l’extérieur), pour faire repartir le moteur de l’évolution, et une nouvelle courbe en S (ou bien, si cette génération d’idées nouvelles ne vient pas, ou est empêchée, c’est le début du déclin et de la mort).
La phase d’épuisement est donc concomitante d’une nouvelle phase de cristallisation. Mais le risque existe toujours que l’ordre ancien résiste et tente en vain de survivre en se persuadant que tout va revenir comme avant en intensifiant les efforts pour faire encore plus de la même chose. L’arrogance des certitudes de ceux qui croient tout savoir est un fort barrage à l’évolution.
L’évolution est précisément ce process de synthèse entre les « anciens » et les « nouveaux ».
C’est pourquoi ce modèle de l’évolution peut être un bon repère pour les dirigeants pour, au lieu d’être débordé par ce phénomène de cristallisation, cross-fertilisation et épuisement, de prendre la hauteur pour anticiper les mutations qui seront irrémédiablement indispensables pour survivre, se réinventer et se réincarner. C’est en anticipant les conditions qui seront nécessaires pour traverser les phases qui s’annoncent que le cycle de l’évolution peut être maîtrisé. C’est notamment en créant un environnement propice à faire se développer des nouvelles mutations et innovations.
Car revigorer l’entreprise et retrouver le succès, pour dépasser la phase d’épuisement, ce n’est pas perdre du temps à constamment modifier et transformer l’organisation et les process, c’est d’abord revigorer le business, le fit avec les clients et le marché. C’est d’abord sur les comportements individuels et collectifs qu’il est le plus efficace d’agir. On connaît la recette (plus difficile à mettre en œuvre concrètement qu’a imaginer, comme toujours) : favoriser les échanges, communiquer, encourager la prise de risques, tout ce qui sera nécessaire pour faire émerger la nouvelle phase de cristallisation.
Le moteur de l’évolution, pour bien tourner, a besoin d’alterner ces phases de fragmentation où les idées nouvelles émergent, et ces phases de consolidation et d’intégration où tout le potentiel de développement et d’accélération est exploité. Certains sont plus à l’aise pour être leaders dans les phases d’émergence, et d’autres plus efficaces dans la phase de consolidation pour emmener le moteur au maximum, une fois la vision posée. A condition que cette consolidation ne dure pas trop longtemps, ni n’empêche de nouvelles cristallisations de naître. D’où la méfiance à garder de ne pas mettre trop de contrôle dans le fonctionnement de nos organisations, ni à se couper trop fortement de l’écoute de l’environnement externe et de ce qui se passe dans la compétition.
La réussite dépend de cette capacité à rester en équilibre dans ce que Marc Van Der Erve appelle la « dynamic balance ». Comme sur le vélo, il faut toujours pédaler pour avancer et garder cet équilibre.
En selle pour la courbe en S !