Les envahisseurs

EnvahisseursRencontre cette semaine avec un dirigeant qui se sent envahi.

Il vient d'arriver. Il dirige une entité opérationnelle d'une dizaine d' établissements industriels et de maintenance, sur un territoire géographique assez vaste. Il est rattaché à une Direction Centrale composée du Chef, le Directeur Général, et de fonctions Support autour de lui (plusieurs centaines de personnes). Lui aussi a ses fonctions Support : il a découvert à son arrivée qu'il est entouré, lui aussi, pour manager ses établissements, d'une centaine de collaborateurs. Dans les établissements, c'est la même chose : pour encadrer les productifs, chaque établissement est doté de cent à deux cents personnes.

Toutes ces personnes ont un nom, que leur donne mon interlocuteur nouvellement arrivé : ce sont les Experts. Ils sont là pour définir les procédures, les process, les règles, les instructions de Sécurité, de qualité. Et ils sont là aussi pour les inculquer aux productifs, et là encore pour les contrôler. 

Comme ils sont nombreux, ils inventent et empilent de nouvelles règles en permanence. Ils décident de ce qui doit changer, de ce que l'on doit adapter. Ils diffusent en permanence de nouvelles idées et procédures aux productifs, by-passant les échelons hiérarchiques, aux opérationnels sur leur domaine d'expertise. Et pour les chefs d'équipes, ou les managers de terrain, c'est une pluie ininterrompue d'instructions sur la Sécurité, la Qualité, les méthodes de maintenance, etc...

Mon interlocuteur en a un cri du coeur : Y'en a marre des Experts ! (Cela me rappelle quelque chose tiens).

Ces Experts envahisseurs qui décident de tout, qui court-circuitent les lignes hiérarchiques, qui font tout descendre par le haut, c'est l'enfer. 

Ils ont mis au point des méthodes très pointues à coup de Lean et de Six-Sygma, et tout ça est déversé du haut vers le bas sur les équipes des établissements qui sont tenues de les appliquer.Les Experts délivrent aussi des "certificats de maturité", pour bien distinguer les productifs en ligne et ceux qui n'y sont pas.

De temps en temps, pour essayer d'améliorer encore les choses, on réunit les productifs dans une grande réunion d'Experts, et on construit ensemble des "plans d'actions". Chacun repart avec ses devoirs à faire.

"Et c'est comme ça toutes les semaines!".

Autre particularité de l'organisation avec toutes ces règles : on peut avoir des "dérogations". C'est quoi ça? La possibilité de ne pas appliquer les règles pour une situation particulière. pour cela l'opérationnel doit, forcément, demander à un des experts de lui accorder cette "dérogation". Et grâce à cette sorte de levée d'écrou, le productif va pouvoir "déroger".

L'ensemble fonctionne en "silos" : chaque "expert" parle à son réseau d'experts dans chaque recoin et établissement de l'organisation. Ils cernent la totalité du fonctionnement. Le pire, c'est que ces experts ont la parfaite certitude de bien faire : Tout ça c'est pour aider les productifs, pour faire mieux fonctionner l'organisation. Ils ont l'impression de servir.

Est-il possible de changer tout ça? Mon interlocuteur me dit jouer au pompier en ce moment; il essaye d'empêcher les experts de nuire; il déchire leurs instructions, il renvoie les mails...

Ma mission, commanditée par le chef suprême de cette vaste organisation, est d'aider à la "libérer", notamment les opérationnels. J'ai un moment de solitude en écoutant mon interlocuteur me parler de tous ces "experts"; j'ai l'impression d'avoir David Vincent en face de moi. Et toutes les soucoupes volantes au-dessus de la tête...

La semaine prochaine, je vais aller voir un des établissements. 

J'espère qu'ils ne vont pas me prendre pour un Expert....

 


Sécurité sans contrôle

ControleMoins de contrôles hiérarchiques, moins de strates d'encadrement, plus d' "empowerment" : voilà ce que cherchent de plus en plus d'entreprises. Certaines pour des raisons de productivité ( espérant faire des économies en supprimant des postes de managers), et d'autres parce qu'elles croient qu'en redonnant du pouvoir et de l'autonomie à la base elles rendront l'entreprise plus agile et plus performante. C'est ce qu'on appelle les "entreprises libérées", en référence à l'ouvrage d'Isaac Getz "Liberté & Cie". Il y a maintenant un groupe sur Google+ pour que les libérateurs puissent échanger les bonnes pratiques et les expériences.

Mais il y a parfois un argument qui freine les ardeurs : la sécurité.

Tel ce dirigeant rencontré cette semaine : " Dans notre entreprise, la sécurité est clé. On doit avoir des règles et des contrôles, car c'est la garantie de cette sécurité".Car dans l'imaginaire traditionnel, la meilleure sécurité c'est le contrôle.

Une entreprise peut servir de référence pour traiter ce sujet : AES Corporation. J'avais déjà parlé de son premier dirigeant fondateur, Dennis Bakke ICI, qui a publié " Joy at work".

AES Corp. est une entreprise de production et de distribution d'électricité américaine, fondée par Roger Sant Dennis Bakke en 1981 pour profiter de la libéralisation du marché de l'énergie. L'entreprise a grandi très vite pour atteindre 40.000 employés, des usines dans 19 pays sur 5 continents. C'est un métier où la sécurité est un élément majeur, car le bon fonctionnement des usines et tout problème opérationnel peut mettre en danger des vies humaines privées de chauffage par exemple. Et donc il est important que les opérations de cette entreprise soient les plus sûres possibles sur les fonctions Sécurité et Maintenance.

Et bien, dans cette entreprise de 40.000 employés, combien y-a-t-il de personnes au Siège Corporate ?

100 !

Oui, seulement 100 personnes au Siège Corporate. Un bon benchmark, non ?

L'histoire est reprise dans le livre de Frédéric Laloux, "Reinventing organizations", dont j'ai déjà parlé ICI.

Cette entreprise, sous l'impulsion de Roger Sant et Dennis Bakke, a choisi dès le début d'opérer sans règles, sans régulations, sans même une hiérarchie bien définie. C'est ce qui est appelé le "self management" : chacun prend ses responsabilités à son niveau. Il n'y a pas de service central de maintenance, ni de Département central de Sécurité, ni de service central Achats, ni même de Direction Centrale des Ressources Humaines. L'élément clé pour faire fonctionner l'entreprise : des "tasks forces" temporaires ou permanentes, qui se mettent en place, et s'arrêtent, en fonction des besoins et des problèmes à régler. 

Ce système a un peu évolué avec le temps, et aussi suite à la crise qu'a connue l'entreprise dans les années 2000, en contrecoup de l'affaire Enron. Mais le concept et l'esprit sont les mêmes.

Pour pouvoir monter ces "tasks forces" AES a mis en place un principe, que l'on retrouvera chez Google par exemple : les 80/20. Chaque personne travaillant chez AES, depuis l'employé à l'entretien jusqu'à l'ingénieur, consacre 80% de son temps à son job principal, et garde 20% de celui-ci pour participer à une ou plusieurs de ces "task forces". 

 Autre exemple de l'utilisation de ces "tasks forces", les audits internes : il n'y a pas de service central d'audit interne; chaque usine est auditée par des équipes volontaires de collègues, qui viennent des autres usines.

Autre avantage de ce système de tasks forces : les employés y trouvent des motivations pour exercer leurs talents et compétences, qu'ils ne pourraient exprimer dans leur job habituel. Une bonne façon de développer le sens des responsabilités et l'implication des employés, l'impression de participer activement au développement et au progrès de l'entreprise. C'est aussi une excellente école d'apprentissage : à tout moment des milliers de collaborateurs sont impliqués dans des task forces, et apprennent des techniques, des compétences, des talents de leadership de leurs collègues plus compétents sur un domaine ou un autre. Tous ces échanges permanents, ces heures passées entre collègues, valent bien plus qu'un système de formations et de salles de cours comme dans les systèmes classiques de formation dans les entreprises.

Réussir l'excellence sans les systèmes de contrôle et les fonctions Corporate pléthoriques ( genre les marionnettistes), c'est peut-être possible finalement...

On commence quand ?

 

 


Bachi Bouzouk !

HaddockBachi Bouzouk ! Mille sabords! Oui, les insultes du capitaine Haddock on les connaît, et elles nous font bien rire.

Mais quand l'incivilité s'insinue dans l'entreprise, quand on y perd le sens du respect et de la mesure, que se passe-t-il ?

C'est moins drôle, et surtout cela peut coûter trés cher sur le compte de résultat, l'innovation, la performance opérationnelle.

C'est le sujet de ma chronique du mois sur "Envie d'Entreprendre".

Je vous y invite;

Restez polis,

Merci.


Le complexe de l'édifice

VilleDepuis 2011, plus de la moitié de l'humanité vit dans les villes. Chaque mois, cinq millions de personnes supplémentaires s'installent dans les villes du monde en voie de développement.

Sur une planète qui dispose de vastes espaces, nous choisissons de vivre dans les villes.

Ce n'est pas un hasard : les villes sont les moteurs de l'innovation et du développement. C'est du moins la conviction d'Edward Glaeser, spécialiste d'économie urbaine, qu'il développe dans son livre : " Des villes et des hommes". Comme il le dit de lui-même, il est un "fan" des villes.

 Ce dont il est convaincu c'est que c'est le capital humain qui explique le succès des villes, et non les infrastructures.

Et il dénonce ce qu'il appelle le " complexe de l'édifice".

Ce complexe, c'est celui des dirigeants des villes qui, au lieu d'essayer d'attirer des gens intelligents, riches, audacieux, construisent des immeubles et des bâtiments de toutes sortes.

C'est cette tendance à vouloir construire de nouveaux édifices pour donner l'image d'un succès certain, prendre la pose lors de leur inauguration, croyant ainsi signaler la vitalité de leur municipalité.

Alors que l'excès de construction, notamment dans une ville déjà en déclin, est une grave erreur.

Intéressante analyse car, dans nos entreprises aussi, on rencontre aussi ce "complexe de l'édifice", non ?

Ces dirigeants qui pensent aux bâtiments avant les gens.

Cela rappelle cette anecdote de Tom Peters qui avait vu se rénover un commerce près de chez lui, et évalué que cela avait dû coûter assez cher; mais n'avait pas du tout réglé le problème du personnel désagréable, de l'accueil pourri, etc...

Et il en conclut qu'il vaut parfois mieux investir dans les personnes que dans les bâtiments...

la vidéo est ici

Le conseil est clair et simple : réduisez votre budget Bâtiments de 25% et remettez tout ça dans les personnes, les salaires, la formation, etc...

Ce complexe de l'édifice, il n'a pas fini de nous hanter....


La leçon de Claude Levi-Strauss

Samourai

Certains, quand ils parlent de performance et de progrès, pensent à des ruptures fantastiques, des innovations, des trucs qui en jettent et font passer tous les concurrents pour des nabots. C'est le rêve des futurs Zuckerberg ou Bill Gates. Il paraît que c'est une attitude trés occidentale.

Et puis d'autres sont plutôt les adeptes des petits pas, de l'amélioration continue, chaque jour on fait mieux que la veille, ça ne s'arrête jamais : c'est l'approche de la compétitivité dite " à la japonaise", celle qui nous a été amenée par les disciples des méthodes Kaizen. Des tonnes de livres lui sont consacrés depuis ceux de Masaaki Imai, le père fondateur de l'institut Kaizen, et toujours chairman aujourd'hui, à 81 ans ( les petits pas, ça conserve..).

Parler de ces approches suxcite, encore aujourd'hui, dans nos contrées européennes, des réactions parfois négatives : usine à gaz, paperasses, ça va trop lentement, c'est trop de procédures, de " cercles de qualité", nous on veut des résultats plus rapides ( la fameuse tendance à la rupture spectaculaire qui flatte l'ego du héros magnifique).

Elles sont pourtant toujours une référence utile, et jamais démodée, lorsqu'il s'agit de construire des démarches de progrès et d'obtenir des résultats durables et pérennes.

D'ailleurs, même si la démarche est fortement axée sur l'optimisation des processus, ce n'est pas la première étape de la démarche.

C'est Masaaki Imai lui-même qui insiste sur ce qui constitue le point de départ d'une maîtrise de la qualité, des produits comme des processus : la qualité commence par le " humanware", la qualité des gens, du personnel.

C'est ce qu'il appelle " l'esprit Kaizen" : cette capacité à identifier qu'il y a un problème, que quelque chose ne marche pas totalement comme il faut. Et puis, disposer des réflexes qui font que, une fois les problèmes identifiés, on sache les résoudre. Et enfin, lorsqu'un problème est résolu, savoir normaliser les résultats afin de prévenir le retour de nouveaux problèmes identiques.

Cet " esprit" s'applique, comme un réflexe, à de toutes petites choses : une vérification que la porte est bien fermée, que tous les ingrédients ont été pesés,...Ou bien, dans le service, le sourire en plus pour le client, le petit plus que l'on fait pour lui, qui n'est pas écrit dans la fiche de poste, mais que l'on fait pour le satisfaire. Toutes ces choses quirendent les systèmes, les processus, le fonctionnement des entreprises fluides et efficaces, et qu'on ne peut pas totalement codifier dans les procédures, qui font la différence entre l'entreprise de qualité et les autres. Et pas besoin de ruptures spectaculaires pour ça.

C'est vrai que cet esprit n'est pas facile à inculquer quand l'entreprise en manque. C'est quelque chose de longue haleine, qui se fait pas à pas, par déploiement tout le long de la hiérarchie, et entre les communautés et réseaux.

Masaaki Imai cite une conférence de Claude Levi-Strauss tenue au Japon, en ...1983, et qui déclarait :

" Pour produire de meilleurs systèmes, une société devrait se préoccuper moins de produire des biens matériels en quantité croissante que de produire des gens de meilleure qualité, en d'autres termes des êtres capables de concevoir ces systèmes".

Cet enjeu de " produire des gens de meilleure qualité", il reste tout autant d'actualité aujourd'hui et l'on continue de chercher les voies et moyens pour en faire une réalité.

Merci Claude Levi-Strauss !