Aller sur le terrain

TerrainQuand on arrive tout en haut de l’entreprise, on a une préoccupation : comment faire pour ne pas s’isoler dans sa tour, entouré de courtisans qui veulent tous se mettre en avant en nous envoyant des notes en tous genres pour se faire bien voir, et ainsi perdre le contact avec la vraie vie opérationnelle et les préoccupations des employés de l’entreprise.

Alors les dirigeants cherchent les trucs pour garder ce contact. Les plus technos pensent aux datas, compiler et analyser des tas de données sur ce qui se passe dans l’entreprise, à coups de sondages et de baromètres sur la « température sociale », ainsi que les outils de surveillance divers qui ne disent pas leur nom. Mais cela ne dit pas tout.

Et certains dirigeants cherchent autre chose de plus physique.

Alors, on va parler « d’aller sur le terrain » ; cette expression fait fureur dans le vocabulaire des patrons dans le coup. C’est la marque d’une attention pour les employés, que l’on adore « écouter ».

Et là, les idées foisonnent. On a eu le temps des « Comex de jeunes » avec qui l’on fait des dîners de temps en temps, et à qui on soumet des projets à étudier (pas des trucs importants, mais des trucs de jeunes qui parlent de sauver la planète ou d’améliorer le bien-être des employés ; et les syndicats, qui aimeraient avoir le monopole du « dialogue » détestent tous ces trucs).

On peut aussi faire des visites, programmées ou impromptues, dans les arcanes de l’entreprise, y compris dans les régions loin du siège, et les ateliers de production, ou faire le client mystère dans les magasins du groupe de Distribution (genre patron presque incognito). Et après, grâce à ces observations, on peut envoyer dans les dents du Comex, lundi matin, tout ce qui déconne dans l’entreprise et que le patron, lui qui se bouge, a pu voir de ses yeux et entendre de ses oreilles. Effet garanti d’une super ambiance lundi matin au comex. Oui, la manie d’ »aller sur le terrain » peut aussi avoir ses côtés pervers.

Mais « aller sur le terrain » cela peut aussi devenir un mode de management ; on appelait ça dans les années 90 « managing by wandering around – MBWA », en français le management baladeur. Et ça marche encore. Cela est aussi l’occasion, non seulement de s’informer sur le fonctionnement concret de l’entreprise, mais aussi de motiver le personnel. Cela peut prendre la forme d’une réunion debout, impromptue, pour discuter de ce sur quoi travaillent en ce moment même les employés, et recueillir des infos pour améliorer le fonctionnement.

Un auteur américain, Kenneth H. Blanchard, avait popularisé ces pratiques dans son ouvrage célèbre, « The One Minute Manager », dans les années 80, et plusieurs rééditions complétées depuis, incitant par exemple à surprendre les employés qui font des bonnes choses sur un projet, et à les en remercier.

Le MBWA, c’est aussi la pratique des « small talks », consistant à échanger avec les employés sur autre chose que leur travail, leur famille, leur passe-temps, leurs préoccupations. Et découvrir que ces employés sont aussi des personnes humaines que l’on ne connaissait pas. Aujourd’hui, l’entreprise responsable est aussi celle qui est responsable de bien plus que le travail accompli par ses salariés dans ses murs, mais aussi du bien-être et de l’équilibre de vie de ceux-ci. Certains aiment bien ça, d’autres sont gênés par ce qu’ils peuvent prendre comme une intrusion inappropriée de l’entreprise dans leur vie privée. Les risques d’en faire trop existent aussi. Et l’on a aussi les dirigeants et entreprises qui en font tellement (les soirées « clown », les pots interminables, les sorties au bowling, les employés sont monopolisés par tous ces « off » à tel point qu’ils ne font plus rien de leur vie privée ; et si on n’y va pas, on risque d’être mal vus, le comble).

Dans cette obsession de garder le contact avec les employés, tout est question de mesure et surtout d’authenticité forcément, plutôt que de se forcer à faire « comme si » sans y croire. Et pour que cela soit efficace, ça doit marcher dans les deux sens : le dirigeant qui informe et fait descendre et circuler les informations et messages, et le dirigeant qui écoute et se remet en question.

Un exemple concret est fourni ce mois ci dans le Figaro avec l’interview de la PDG de Suez, Sabrina Soussan.

Elle est arrivée à son poste il y a un an, au moment où une partie de Suez est partie dans le groupe Veolia, après son OPA. L’enjeu de redonner confiance aux équipes « restantes » était donc important.

Et elle le dit elle-même dans l’interview du Figaro : « être au contact du terrain était primordial ».

Et donc, on fait quoi ?

Se rendre sur tous les sites du Groupe (même plus petit, il en reste pas mal) ; elle en a fait une centaine dans huit pays. Le but ? «  emmagasiner un maximum d’informations pour nourrir la vision stratégique du «nouveau Suez». Oui, le dirigeant sur le terrain est un magasin qui remplit son stock d’informations.

Mais il faut aussi faire redescendre l’information. Quel est le secret de Sabrina Soussan ? « Tous les trois mois, j’organise une webcast: deux heures pendant lesquelles nous abordons tous les sujets, avec une séquence de questions des salariés ». Et voilà pour la communication et le dialogue à grande échelle en webcast.

Mais, il y aussi des moments plus intimes, en petits groupes : « J’invite aussi à déjeuner une fois par mois entre dix et quinze personnes, aux profils variés, pour des échanges informels ».

Autre mot du vocabulaire de dirigeant, « cascader ». Est-ce acrobatique ? Non, cela parle plutôt des managers intermédiaires, courrois de transmission clé de l’entreprise : « Je passe aussi régulièrement du temps avec les 200 managers du groupe: je leur demande de «cascader» l’information pour que personne ne soit tenu à l’écart ».

Mais le « terrain », c’est aussi tous les jours, et Sabrina Soussan en parle aussi : «  je suis beaucoup sur le terrain pour écouter et expliquer cette feuille de route, qui n’est pas figée et qui se vit au quotidien ».

Ecouter et expliquer seraient les maîtres-mots d’un bon contact terrain ?

Vous avez remarqué, vous aussi, que les femmes dirigeantes nous donnent souvent de belles leçons de management ? Comme cette autre rencontre ICI, pour me parler de bêtises et de droit à l’erreur.


Esprit, es-tu là?

EspritestulaNous sommes dans la quatrième révolution industrielle.

Déjà ?

Oui. La première, c’était celle de la vapeur et de la mécanisation ; la deuxième, celle de l’électricité, du pétrole et de l’acier ; la troisième celle du nucléaire et des technologies de l’information ; la quatrième est celle de l’internet, de la numérisation avec l’âge des « data », des algorithmes et de l’intelligence artificielle.

Pour les dirigeants et les entreprises, c’est un nouveau défi pour la transformation. On parle de transformation « digitale » pour copier le terme anglo-saxon, ou de transformation numérique quand on veut rester français. Mais c’est la même chose.

Ce qui change, c’est le besoin de s’adapter très vite, car ces nouvelles technologies progressent de manière exponentielle.

Alors, il y a les dirigeants qui ne suivent plus, comme celle-ci, qui, alors que je lui parlais des opportunités des nouvelles technologies pour la performance, me disait, avec compassion, « Mais Gilles, tout cela me paraît compliqué, voire trop compliqué ». Rien à faire, elle n’en voulait pas.

Il y aussi ceux qui n’ont pas changé leurs habitudes. Car les projets technologiques auxquels ils ont été habitués sont des projets de progiciels intégrés, pilotés avec une bonne équipe d’experts du Département informatique, des consultants en support, et des groupes d’utilisateurs pour concevoir les solutions.

Mais voilà, aujourd’hui, on parle de projets d’innovations, de transformation profonde des process avec les algorithmes et l’intelligence artificielle, et les groupes projet d’experts en mode commando plutôt centralisé ne sont plus les bonnes réponses.

Ce qu’il faut c’est la « démocratisation de la transformation », et le développement d’un « digital mindset ».

C’est le sujet du dossier dans le numéro de HBR de ce mois-ci, dont un article du CEO de Microsoft, Satya Nadella, qui reconnaît lui-même qu’il a fallu transformer Microsoft pour l’adapter à ce nouveau contexte. Ce qu’il lui a fallu construire, c’est ce qu’il appelle une « tech intensity » dans toute l’entreprise pour que les employés soient convaincus d’utiliser les technologies pour conduire les innovations digitales qui génèrent de réels résultats opérationnels. Car ce sont les entreprises qui savent investir dans les technologies et rendre accessibles à la plus large communauté de collaborateurs qui obtiennent cette « tech intensity » et la meilleure performance.

Car pour identifier les meilleures applications des nouvelles technologies dans les métiers et process de toute l’entreprise, une équipe de data scientists et des consultants ne suffisent plus. Les idées concrètes et réelles sont celles qui sont au plus près des opérations et des clients, et c’est à ce niveau qu’il faut aller. Oui, mais voilà, ces collaborateurs sont parfois loin ou ignorants des capacités des nouvelles technologies, et n’imaginent pas ce qu’ils pourraient en faire (« c’est trop compliqué, non ? »).

L’article de HBR auquel a contribué Satya Nadella donne les trois composantes de cette « tech intensity » qu’il s’agit de mettre en place :

1. Les capacités (capabilities)

Il s’agit de la culture de l’entreprise, qui se développe par les formations et la création d’équipes « Agile » pour tous les projets, et aussi par l’usage intensif des outils de « Low Code/ no-code » permettant aux équipes opérationnelles de développer eux-mêmes leurs solutions et de les tester.

2. Les technologies

Ce sont toutes les technologies qui permettent d’imaginer et de mettre en œuvre les transformations et qu’il convient de connaître de manière la plus large possible dans l’entreprise ( Machine Learning, Deep Learning, Real-time analytics…).

3. L’architecture

C’est le fondement du développement des solutions, reposant sur une gouvernance solide des données, la mise en œuvre de plateformes de données, pour donner la cohérence nécessaire à l’ensemble. C’est le job de ceux qui vont concevoir et pousser les investissements dans cette architecture.

Tout est dans le « comment ? ».

Deux professeurs de Harvard et l’Université de Californie, Tsedal Neeley et Paul Leonardi, donnent des réponses dans un autre article du dossier de HBR, en parlant de ce « Digital mindset ».

Car deux composantes sont à prendre à compte :

  • Est-ce que moi, en tant qu’employé ou manager, je suis confiant que je suis capable d’apprendre les nouvelles technologies et le monde du digital ?
  • Est-ce que je pense que la transformation digitale est importante, voir vitale, pour mon entreprise ?

Si je réponds non à ces deux questions, je suis dans le rejet, dans ce que les auteurs appellent « l’oppression ».

Si je pense que c’est important pour l’entreprise mais que je m’en sens incapable, je suis dans « la frustration » ( ça va se faire sans moi).

Si je pense que je suis capable mais que mon entreprise n’en a pas besoin, je suis dans « l’indifférence » (je ne dois pas être dans la bonne entreprise).

Et bien sûr, si je pense que c’est important pour mon entreprise et que je m’en sens capable, je suis dans « l’inspiration » (j’ai envie de contribuer et de créer plein de choses).

Alors pour faire bouger les oppressés et les frustrés dans un esprit digital, on fait comment ?

Les auteurs citent l’expérience d’Atos (encore une entreprise de la Tech) qui a mis en place des outils de formation pour tout le monde, avec un process de certification, mais que les employés pouvaient utiliser de manière volontaire, non imposée. L’idée était que, si la certification était volontaire, les employés seraient plus enclins à internaliser dans leurs propres pratiques ces compétences digitales, et à modifier leurs comportements au travail en conséquence. Un marketing pour encourager les volontaires s’est aussi mis en place.

Les auteurs rapportent que le résultat était là, puisqu’en trois ans plus de 70.000 employés ont été certifiés, comprenant que la croissance de l’entreprise avait besoin de cette « digital fluency », et que chacun pouvait y contribuer.

Autre exemple cité, celui de Philips, qui a mis en place une « infrastructure d’intelligence artificielle », qui permet aux employés de sélectionner les « leçons » qui les intéressent dans la base ainsi construite, comme des « playlists » qu’ils peuvent même partager avec leurs collègues, et « liker ». Cela facilite les connexions entre collègues ainsi qu’avec les nouveaux employés qui rejoignent ces communautés existantes, où ils trouvent des mentors pour s’initier.

A partir de ces exemples (il y en a d’autres dans l’article), les auteurs ne peuvent s’empêcher de nous donner six conseils pour créer un programme de formation des employés à cet esprit digital :

  1. Fixer un objectif de ce programme de formation pour toute l’entreprise (il faut bien le choisir et le formuler, bien sûr).
  2. Formaliser les opportunités d’apprentissage en incluant tous les rôles et fonctions de l’entreprise (c’est un programme global, et non réservé à une élite).
  3. Rendre accessible le programme à tout le monde, avec des accès adaptés à chaque niveau, pour ne perdre ou décourager personne (les outils virtuels y aident). Les rencontres et échanges, ainsi que les « Learning expéditions » peuvent aussi en faire partie.
  4. Motiver les employés à se former, avec des campagnes de promotion, des récompenses, des mesures incitatives.
  5. S’assurer que les managers comprennent bien ce qui est offert, pour qu’ils puissent guider et inspirer leurs collaborateurs.
  6. Encourager tous les employés à participer concrètement à des projets digitaux de l’entreprise, pour continuer à apprendre dans la vraie vie.

On comprend que ce genre de programme ne s’arrête jamais, car les technologies et leurs développements ne s’arrêtent pas non plus.

Esprit digital, es-tu là ?


Rédemption

MontagneLa rédemption, dans le langage religieux, qui vient du latin Redemptio (« rachat ») c’est le salut apporté par Jésus-Christ qui par sa vie, sa mort et sa résurrection, libère l’humanité pécheresse. C’est un concept théologique que l’on retrouve aussi dans le judaïsme et l’islam. Mais c’est aussi l’action de se racheter au sens moral. C’est le signe d’un changement de vision sur la vie.

Je viens de lire l’histoire d’une rédemption justement.

C’est celle d’un dirigeant d’entreprises, mais aussi d’un être humain.

Dans ce livre, il raconte la transformation de la dernière entreprise qu’il a dirigé pendant plus de six ans, mais aussi sa propre transformation, celle de sa conception du management et du leadership, et de la vie, tout simplement. Une transformation de toute une vie, qui se mûrit d’étape en étape, grâce à des rencontres. Et c’est passionnant comme la vie.

Ce livre, son livre, c’est « The heart of business – Leadership principles for the next era of capitalism ». Lui, c’est Hubert Joly, dirigeant de Best Buy de 2012 à 2019, mais aussi auteur, maintenant professeur à Harvard, et pour moi un camarade de classe préparatoire au lycée Louis-le-Grand et sur le campus d’HEC (nous nous sommes connus sur les bancs de la classe il y a longtemps, mais je le redécouvre grâce à ce livre), car comme il le dit dans le livre, et comme il l’avait écrit dans un journal local de Minneapolis, siège de Best Buy, peu après sa nomination au poste,  « je ne suis pas le CEO de Best Buy », indiquant ainsi qu’il n’était pas réductible à sa fonction. On comprend combien c’est vrai à la lecture du livre.

En voici ma lecture subjective.

C’est l’auteur David Brooks, cité par Hubert, qui considère que notre vie est souvent construite comme deux montagnes : au début de notre carrière, et même avant, nous cherchons la réussite scolaire, professionnelle et financière, ainsi que le bonheur personnel et matériel. C’est la première montagne. Et puis à un moment, arrivé au sommet, ou presque, de cette première montagne, c’est le moment de se sentir insatisfait. Commence alors pour certains (mais d’autres ne s’y lancent jamais, et continuent à croire à la première montagne, poursuivant les mêmes objectifs de réussite de l’Ego), l’ascension de la deuxième montagne. C’est la montagne où l’on recherche le sens, où l’on s’engage pour de nouvelles causes, plus intimes, plus intérieures, comme la famille, la vocation, la philosophie, la foi, l’engagement pour la communauté et les autres. A chacun sa montagne, dont on n’atteint sûrement jamais le sommet.

Avec beaucoup d’humilité, Hubert nous raconte sa « vie d’avant », celle où il était persuadé qu’il avait réponse à tout, considérant alors que les autres étaient des obstacles à la résolution correcte des problèmes. Ce qui l’amenait, chaque fois qu’une équipe ou des collaborateurs lui présentaient des propositions ou un business plan, lorsqu’il était dirigeant chez Carlson Wagon Lit Travel, à s’assurer de leur dire comment faire encore mieux. C’est cette irrépressible tendance que connaissent tous les bons élèves,  à toujours vouloir dire aux autres ce qu’il faut faire, sans les écouter vraiment. Avec le recul, Hubert imagine que ses collaborateurs ont dû être souvent démoralisés par de telles pratiques.

Il cite un séminaire où le DRH de l’entreprise, avec un sens de l’humour audacieux, avait montré un organigramme de l’entreprise où toutes les cases étaient occupées par le nom d’Hubert Joly.

L’expérience du passage à la deuxième montagne, d’une nouvelle vision du management, on le comprend à la lecture des confessions d’Hubert, c’est l’expérience de tels moments gênants dans un séminaire d’entreprise, mais aussi l’expérience de rencontres, et particulièrement de rencontres avec des personnes inspirantes, souvent plus âgées, qui marquent les étapes de la vie.

Il cite plusieurs fois, et abondamment, Jean-Marie Descarpentries, CEO chez Bull, qu’il a rencontré en 1993, lorsqu’il était consultant, et qui lui avait dit que « l’objectif de l’entreprise n’est pas de faire de l’argent ! ». C’était lors d’un dîner organisé avec le nouveau CEO, dîner où Hubert avait mis son « chapeau de vendeur » pour tenter de lui pitcher et de lui vendre comment traiter les priorités de son entreprise, telles que les consultants les comprenaient. Pour quelqu’un formé à croire que ce qui fait la réussite de l’entreprise c’est d’augmenter la « Shareholder Value », il y avait de quoi en faire tomber sa fourchette. Ce que voulait dire Jean-Marie Descarpentries, ce n’est pas que le cash ne soit pas important, mais qu’il ne venait pas en premier dans les impératifs de l’entreprise. Pour lui les impératifs de l’entreprise sont, dans cet ordre, les collaborateurs, puis le Business (c’est-à-dire les clients), puis la finance (le cash-flow). Le cash-flow est le résultat des deux premiers. Et les meilleures entreprises sont celles qui satisfont les trois. Et le premier objectif, toujours selon le maître Jean-Marie Descarpentries, est le développement et l’accomplissement de ses employés, ainsi que l’attention accordée aux personnes autour d’eux.

Autre leçon lors d’une rencontre, chez Honeywell Bull, en 1986, avec le Directeur de la maintenance. Alors qu’Hubert lui fait remarquer que, pour agir sur la performance du service client, il lui semblait important, en bon jeune consultant content de lui,  de décomposer l’analyse au niveau le plus fin des districts et non de s’en tenir aux chiffres globaux, ce Directeur  lui parle de « la théorie de la jument », dont Hubert ignore tout. Cette théorie raconte l’histoire d’une jument avec une pierre coincée dans son sabot. Le vétérinaire est appelé et doit intervenir en soulevant le sabot pour en extraire la pierre à l’aide d’un crochet. Mais si le vétérinaire tient le sabot, la jument a besoin d’un soutien pour pouvoir se relever, et va donc mettre de plus en plus de poids sur le vétérinaire, qui ne peut pas supporter tout le poids de la jument et risque d’être écrasé. La solution est que le vétérinaire lâche prise, pour obliger la jument à se relever d’elle-même. La leçon est que si le manager essaye de résoudre lui-même les problèmes de son équipe, celle-ci va de plus en plus s’appuyer sur lui. Cela sera bénéfique à court terme, mais, in fine, l’écrasera. Voilà pourquoi le directeur de la maintenance préfère laisser le directeur régional traiter lui-même les problèmes des districts, plutôt que de s’en mêler lui-même. C’est cette leçon qui parie sur l’autonomie des collaborateurs et non sur leur dépendance que retiendra Hubert lorsqu’il construira le programme de transformation de Best Buy. Cela consiste aussi à favoriser la prise de décision au plus bas dans la hiérarchie.

Les rencontres, ce sont aussi celles avec des personnes inspirantes comme Frère Samuel, qui révèle à Hubert que « la recherche de perfection peut être maléfique ». Car la recherche de la perfection, croire que l’on peut résoudre tous les problèmes au mieux tout seul est le meilleur moyen de s’isoler, de se couper des feedbacks des autres, de se fermer aux relations d’entr’aide et de solidarité humaines. C’est cette révélation qui lui fournira l’autorisation d’avouer et de dire « je ne sais pas. J’ai besoin d’aide », même en étant le CEO. Pas si facile.

Et puis, autres rencontres, celle avec les coachs. Ce livre est un plaidoyer pour travailler avec des coachs. Pas si évident non plus. Le préjugé initial est de considérer que ceux qui ont besoin d’un coach sont les personnes malades, pas les dirigeants qui réussissent. Il faut juste, pour le dépasser, avoir envie d’être meilleur, comme avec un coach de ski ou de tennis. Et même les meilleurs joueurs de tennis et skieurs ont un coach.

C’est ainsi que c’est avec un coach qu’Hubert investit pour créer une vraie dynamique d’équipe avec son Comex. Car avoir des collaborateurs de qualité ne signifie pas forcément qu’on a une équipe de qualité. Quand le coach demande à chaque membre du Comex quelle était leur équipe primaire, chacun parle de son équipe fonctionnelle, mais jamais du Comex. Cette équipe Comex semble ne pas exister. Le Comex n’est qu’une collection de joueurs indépendants. Dans les réunions de ce Comex, personne n’osait contredire les autres, chacun se contentant, pour ménager ses collègues et ne pas les heurter, de rester silencieux, même s’il n’était pas vraiment d’accord avec ce qui était dit. C’est ainsi que les membres de l’équipe vont apprendre à donner et recevoir des feedbacks, pour améliorer le fonctionnement.

Le Comex de Best Buy va ainsi se réunir au moins un jour entier par trimestre avec le coach pour devenir une équipe plus efficace. Hubert le dit lui-même : « si l’on m’avait dit, 20 ou 10 ans plus tôt, que j’investirais mon temps pour améliorer les relations au travail, j’aurais secoué ma tête avec incrédulité. Sérieux ? Passer un ou deux jours entiers pour parler de nous, de nos émotions et sentiments, et comment sont les relations entre nous ? La version antérieure de moi-même n’aurait pas compris l’intérêt de passer une semaine par an pour être une équipe efficace plutôt que de consacrer ce temps à examiner les feuilles Excel et les statistiques de ventes ».

Le livre est l’occasion pour Hubert de nous livrer ses convictions, fruits de ses expériences et des principes qu’il a mis en œuvre lors de son passage à Best Buy. Le cœur du message est ce qu’il appelle « libérer la magie humaine ». Il en détaille les Pourquoi et Comment pas à pas, chapitre après chapitre. Il y plaide pour un nouveau leadership, un « purposeful leadership ».

Il y croit tellement qu’il veut transmettre cette conviction aux prochaines générations. Il en fait son enseignement à Harvard, et a fait un don généreux à l’école HEC pour créer une chaire dédiée à l’enseignement de ce « purposeful leadership ».

Convaincu que les générations de demain grandiront grâce aux technologies ( la raison d’être de Best Buy qu’il a contribué à forger est d’ailleurs « enrich our customers’lives through technology »), il a créé avec Best Buy des centres pour permettre à des adolescents défavorisés de s’initier aux technologies, les « Best Buy Teen centers ». Tous les droits d’auteur de son livre seront donnés à l’association qui gère ces centres. Acheter le livre est ainsi aussi, en plus d’y goûter une leçon de management, le moyen de faire une bonne action pour les générations futures (du moins celles des Etats-Unis).

Merci, camarade (comme on dit entre HECs).


Après : apr. C ?

ApresLes adverbes, on l’a tous appris à l’école (c’est de circonstance en cette rentrée scolaire), sont invariables.

Martin Steffens y trouve l’occasion, dans les articles rassemblés dans son dernier ouvrage, « Marcher la nuit-Textes de patience et de résistance », dont j’ai déjà parlé ICI, de jolies digressions poétiques.

De quoi y prendre plaisir avec lui, et aussi de laisser vagabonder sa propre inspiration. Et porter un regard sur l’actualité et les enjeux dans nos entreprises.

Car les adverbes sont « comme des petits insectes, ils n’ont pas beaucoup de chair ». Car, on le sait, dans les textes bibliques, c’est le verbe qui se conjugue et qui se fait chair, pas l’adverbe.

Un adverbe est de circonstance en ce moment : après.

C’est vrai qu’en temps de confinement et de crise, nous sommes nombreux à parler de « l’après ». C’était déjà le cas en mars et avril, en parlant même du « monde d’après », on a même transformé l’adverbe en substantif, en disant qu’il fallait « préparer l’après ».

Aujourd’hui, les choses ont changé : le dernier numéro de Time magazine a pour titre de couverture « The great reset », et contient un dossier en partenariat avec le World Economic Forum. Edifiant.

On y lit en clair, selon Klaus Schwab, fondateur du WEF, en avant-première de son livre prévu pour janvier 2021 : « Beaucoup d’entre nous se demandent quand les choses reviendront à la normale. La réponse est courte : jamais. […] Il y aura une ère "avant le coronavirus" (av. C) et "après le coronavirus" (apr. C). »

Mais encore :

« Au fur et à mesure que la distanciation sociale et physique persistera, s’appuyer davantage sur les plateformes numériques pour communiquer, travailler, demander des conseils ou commander quelque chose gagnera peu à peu du terrain sur des habitudes autrefois enracinées […]. Si les considérations de santé deviennent primordiales, nous pouvons décider, par exemple, qu’un cours de cyclisme devant un écran à la maison ne correspond pas à la convivialité et au plaisir de le faire avec un groupe dans un cours en direct, mais est en fait plus sûr (et moins cher !). Le même raisonnement s’applique à de nombreux domaines différents comme prendre l’avion pour une réunion (Zoom est plus sûr, moins cher, plus vert et beaucoup plus pratique), se rendre à une réunion de famille éloignée pour le week-end (le groupe familial WhatsApp n’est pas aussi amusant mais, encore une fois, plus sûr, moins cher et plus écologique) ou même suivre un cours académique (pas aussi enrichissant, mais moins cher et plus pratique) ».

Oui, on commence à croire que l’après, ça ne sera plus pareil. Et que, comme le dit Martin Steffens, « l’après se transforme au fur et à mesure qu’il entre dans le présent ». Et, à ce titre, l’avenir a beau jeu : n’étant pas encore là, on ne peut que le rêver. Et si on le cauchemarde, la faute est au présent. Le présent, lui, a bon dos : sur lui repose la responsabilité de ce qui fut mal fait et le devoir de mieux faire.

Alors, ce qui nous sauve, c’est la promesse. Se promettre pour l’avenir, et tenir cette promesse, pour faire mémoire « de ce que l’on savait vrai quand on faisait cette promesse, afin que l’avenir en fût durablement transformé ».

Avec Martin Steffens et le « Great Reset », l’après commence aujourd’hui.

De quoi chambouler tout de suite nos prévisions et ce que nos dirigeants appellent leurs « plans d’actions ». Vaut-il mieux maintenant prévoir ou promettre ?


Sacrificateurs : Danger ?

AbrahamAprès le déconfinement, et avoir parlé de la crise sanitaire et des malades pendant trois mois, on va maintenant parler de la crise économique. Car tout le monde ne se relève pas de la même façon, et certains ont même pris de gros coups. Les affaires ne repartent pas si vite, certains secteurs économiques ne s’en tirent pas trop mal. D’autres sont en convalescence, ou en souffrance.

Alors, pour ceux qui n’ont pas trop la forme, pour ces entreprises dont les clients ne reviennent pas si vite, et alors que les salariés, eux, sont toujours là, une fois sortis du chômage partiel payé par l’Etat, on fait quoi ?

Un mot va circuler dans ce contexte : sacrifice. Cela a déjà commencé chez certains. Sacrifice, car on va annuler les séminaires, les pots et les trucs fun qui font l’ambiance dans l’entreprise. L’heure est grave. On va couper dans les dépenses, on va arrêter les projets et les consultants, histoire de pleurer sur notre sort sans témoins gênants. Pire, on va, eh oui, …licencier, même des collaborateurs méritants, mais, va-t-on nous dire, que voulez-vous, on ne peut pas faire autrement. A croire que certains, se prenant pour des managers courageux, en font leur croisade, se transformant en sacrificateur se dévouant pour prendre ces décisions difficiles et les exécuter, tel Abraham levant le couteau sur son fils.

Ah bon ? C’est vrai ce mensonge ?

Alors, quand on entend parler de ce « sacrifice », on pense à aller ouvrir les ouvrages de René Girard, pour aller voir de plus près ce qui se passe dans cette histoire entendue dans certaines entreprises. Et par exemple dans « La violence et le sacré ».

C’est René Girard qui nous rappelle l’explication du sacrifice par l’hypothèse de la substitution. Par le sacrifice, la société cherche à détourner vers une victime relativement indifférente, une victime « sacrifiable », une violence qui risquerait de frapper ses propres membres, ceux qu’elle entend à tout prix protéger. La victime n’est pas sacrifiée pour tel ou tel individu, ou une divinité, mais à la fois substituée et offerte à tous les membres de la communauté. C’est la communauté tout entière que le sacrifice protège de sa propre violence. Le sacrifice est ce qui permet de polariser sur la victime des germes de dissension partout répandus et il les dissipe en leur proposant un assouvissement partiel.

Le sacrifice est une façon d’effacer la violence intestine, les dissensions, les rivalités, les jalousies, les querelles entre proches. Il restaure l’harmonie de la communauté et renforce l’unité sociale. Et on sait bien que « quand les hommes ne s’entendent plus entre eux, le soleil brille et la pluie tombe comme à l’accoutumée, mais les champs sont moins bien cultivés, et les récoltes s’en ressentent ».

Le sacrifice a ainsi précisément pour fonction d’apaiser les violences intestines, d’empêcher les conflits d’éclater. René Girard prolongera ses réflexions en évoquant le phénomène du « bouc émissaire », qui permet précisément d’exercer cette substitution sacrificielle.

Pour revenir à nos managers et nos entreprises abandonnés à leurs sacrifices, peut-on alors y voir cette peur des conflits, peur de rechercher des voies pour le futur, pour lequel un consensus n’est pas trouvé, peur de conflits et de luttes, peur du risque, peur de l’avenir, peur de ne pas trouver en soi les ressources et innovations pour aller de l’avant, et donc y voir un moyen de conjurer tout ça grâce aux sacrifices évoqués.

Cela éclaire de côté les comportements de ces « on ne peut pas faire autrement » et « on n’a pas le choix ».

Nous allons pouvoir facilement distinguer aujourd’hui les sacrificateurs sans projets, et les optimistes qui ont hâte d’opportunités et de remise en cause, sans craindre les débats d’idées et les oppositions, et même, mais oui, les conflits.

Pour les collaborateurs, les entrepreneurs, les porteurs de projets et managers, et les consultants, il restera à choisir.

Ou à relire René Girard pour en trouver l’issue.


Fulgurances du lendemain

NewtonJérôme Fourquet, auteur de « L’archipel français » et Directeur à l’IFOP, fait remarquer dans une interview aux Echos du 27 mars, que la période actuelle d’épidémie introduit une nouvelle ligne de partage dans le monde du travail. Il y a les télétravailleurs, majoritairement les managers et cadres de nos entreprises. Il y a ensuite les travailleurs actifs qui continuent d’occuper leur poste de travail sur site, parfois la peur au ventre de la contamination. Et puis il y a ceux qui sont en chômage technique ou à l’arrêt. Chacun de ces trois groupes, selon un sondage (de l’IFOP) correspond à peu près à un tiers des actifs. Avec des différences : près des deux tiers des cadres et professions intellectuelles télétravaillent, contre seulement 10% des employés et ouvriers, et la moitié d’entre eux sont à l’arrêt. Ces données indiquent bien que la période de confinement n’est pas vécue de la même manière par tous, y compris au sein de la même entreprise.

Pour les managers en télétravail, c’est parfois une période intense. Les Comex, c’est tous les jours, pendant maximum 45 minutes. Puis s’enchaînent les réunions « de crise », les communications au personnel, tout ça avec Skype, Teams, ou Citadel pour les plus soucieux de la sécurité ( Microsoft a annoncé que sa solution Teams était utilisée chaque jour par 44 millions de personnes soit un bond de 40% en une semaine; le nombre d'utilisateurs quotidiens a été multiplié par sept en France). Et entre les réunions on a les groupes Whatsapp. On peut y envoyer des photos rigolotes à ses collègues, mais aussi toutes les informations utiles ou inutiles qui vont permettre d’occuper la journée. Pas de répit. « Je n’ai jamais été aussi fatigué » disent certains. Les journées commencent tôt et finissent tard ; plus trop de temps pour se poser tranquillement pour réfléchir à son bureau. La vie familiale et les réunions s’interpénètrent. Pas le temps de s’ennuyer. Mais, c’est vrai, pour certains dirigeants, « le télétravail, on ne sait pas comment faire ». Teletravail

Pourtant, le philosophe Roger-Pol Droit, dans Le Monde du 27 mars, citant Sénèque Schopenhauer, nous prévient : « Vivre sans temps mort, toujours accaparé par quelque chose, toujours occupé à quelque travail, quelque jeu…n’est pas propice à la rumination où, sans qu’on le sache d’abord, des nouveautés éclosent. Les temps d’ennui ne sont pas des catastrophes. Il y flotte au contraire des sensations et intuitions inhabituelles, d’abord imperceptibles, qu’il convient de laisser venir. Dans la fadeur de l’inaction, ce fond vide de contours et de projets, croissent souvent les fulgurances du lendemain ».

« Ennuyez-vous sans crainte. Il en sortira quelque chose. Parce que la pensée écarte les murs ».

Alors, si on rapproche le sondage de l’IFOP des recommandations de Roger-Pol Droit, ce sont peut-être les 50% d’ouvriers et employés à l’arrêt qui vont faire émerger dans un fond vide de contours les fulgurances du lendemain, dont les dirigeants et managers vont avoir besoin.


Pourquoi mangeons-nous ?

PopcornNous n'achetons pas une voiture pour pouvoir acheter plus d'essence; nous ne mangeons pas pour devenir plus gras. Et pourtant tous ceux qui se donnent pour objectif la seule croissance font un peu la même chose, y compris les start-upers qui recherchent uniquement la meilleure valorisation.

Car ce qui fait une entreprise, une aventure entrepreneuriale, dans un monde de jeu infini, c'est ce que Simon Sinek appelle "la juste cause" dans son dernier livre, " The infinite game".

Mais c''est quoi une juste cause ?

C'est le sujet de ma chronique de ce mois dans "Envie d'entreprendre".

C'est ICI. 

Voilà une juste cause pour aller y voir.

Bonne lecture 


L'effet cobra

CobraOn appelle cela "l'effet cobra".

Cela fait référence à une histoire dans un village en Inde, au temps de la colonisation anglaise, où le gouverneur eut l'idée de proposer de verser une prime à tous ceux qui ramèneraient des cobras morts, pensant ainsi contribuer à l'élimination de ces serpents maléfiques du territoire. Il en résultat que des malins décidèrent de développer des fermes d'élevages de cobras, leur permettant de ramener de nombreuses dépouilles et ainsi de toucher le maximum de primes. Le gouverneur voyant la supercherie décida de supprimer cette offre de prime, causant ainsi la faillite de ces fermes, qui relâchèrent en nombre les serpents, contribuant ainsi à augmenter le nombre de cobras sur le territoire.

Cet "effet cobra", c'est cet effet  que pense constater Paul Millerd, consultant et entrepreneur qui rédige le site / blog Boundless, dans un article récent, à propos des "plans de transformation" qu'entreprennent les dirigeants.

L'intention de départ est louable : le dirigeant, se sentant en charge de faire faire le maximum de progrès à l'entreprise dont il assure la fonction de CEO va s'attaquer à en augmenter les revenus, et à en réduire les coûts, mais au-delà de ça, dans un monde de plus en plus complexe et incertain, va imaginer une "transformation" sur un horizon pluri-annuel. En y intégrant ses convictions et ses intuitions propres.

L'hypothèse qui est ainsi faite, plus ou moins, c'est que le changement va se concentrer autour du leader de l'entreprise, capable de designer, d'implémenter et de dégager les bénéfices qui amélioreront les résultats de l'entreprise. 

Et c'est là que se révèle l'angle mort, tant pour le dirigeant que pour le consultant qui va l'accompagner : cet angle mort, c'est l'évidence que l'on ne voit pas, aveuglé par nos certitudes et "croyances". Cette croyance, c'est d'imaginer que c'est ce type de "plan" qui va  transformer et améliorer les performances de l'entreprise.

Le scénario ,on l'a tous connu un jour ou l'autre, est toujours le même, mais une certaine forme d'amnésie nous incite à toujours le rejouer : quelques personnes, des consultants , des chasseurs de cobras de toutes sortes, ont imaginé une liste d'actions et de projets à mettre en oeuvre qui vont améliorer significativement la performance économique sur plusieurs années. Les "impacts" sont chiffrés, action par action, le calendrier est prêt. Le dirigeant n'a plus qu'à dire oui, et à donner un nom sympa au "programme". 

Et c'est parti. Le plan va être lancé, des actions dans tous les sens vont se déployer. Et, au bout de quelques années, les dirigeants sont partis exercer leur talent ailleurs, les chasseurs de cobras ont changé de client, et plus personne n'est encore là pour venir mesurer si les résultats promis sont vraiment au rendez-vous, sans parler de tous les événements "imprévus" qui seront venus perturber ou entraver le plan initial. Personne ne sera là pour mesurer si ce que l'on avait identifié a priori comme un "impact" (positif, bien sûr), n'est pas devenu un impact négatif, sur des éléments plus immatériels (le moral des troupes, l'engagement des collaborateurs). 

Alors avec un nouveau dirigeant, on va lâcher de nouveaux cobras, de nouvelles listes d'actions, de nouveaux chasseurs de cobras vont se manifester, on fait chauffer les powerpoint, un nouveau nom sympa, et c'est reparti. La roue tourne ! 

Ce scénario va se répéter et se répète dans de nombreux environnements. Et pourtant, on connaît les études, souvent l'oeuvre de consultants qui ont eux-mêmes contribué à ces "programmes", qui montrent que seulement un quart de ces types de plans sont de véritables succès à court et moyen terme (on espère tous faire partie de ce quart), et que cette tendance à l'échec, malheureusement, s'accentue. L'"effet cobra", là-dedans, c'est que ce modèle nourrit l'ego des dirigeants qui acquièrent une réputation de transformateur (le côté césarisme dont j'ai déjà parlé ICI), et il nourrit aussi tous ceux qui tournent autour : auteurs, conférenciers, consultants, toute une communauté qui vie de ce genre d'exercice. Et donc puisque tant de chasseurs de cobras vivent du système (les plans de transformation qui n'ont pas trop bien marché nourrissant la conviction qu'il va falloir en lancer de nouveaux pour obtenir les progrès attendus), pourquoi s' arrêter ? 

Pourtant, ils existent quand même, ceux qui veulent vraiment inventer et déployer des modèles qui marchent et apporter de vrais résultats (On a tous envie de réussir). L'auteur de l'article évoqué n'en parle pas trop finalement, mais évoque comme une piste la meilleure appréhension de la complexité, l'implication des collaborateurs qui sont au plus près des opérations et des clients, et de s'inspirer de la théorie du chaos et des sciences de la complexité. Et cela implique sûrement aussi de donner plus de place dans la réflexion au temps long (ne dit-on pas qu'il est vain de faire pousser les salades en tirant sur les feuilles). Attitude pas très facile ni très à la mode dans une période où l'on veut tout tout de suite.

Mais peut-être que l'on peut changer la mode, par effet de contamination, avec ceux qui pratiquent d'autres méthodes. Et être de plus en plus nombreux, dirigeants comme consultants, à éliminer ces angles morts qui empêchent de réussir.

A chacun de commencer, et peut-être aura-t-on un peu moins de chasseurs de cobras qui font proliférer les cobras et plans de transformation sans lendemain. 


Celui qui sauve plus de vies qu’un chirurgien

EmpathieJe reprends cette citation de Tom Peters, qui l’utilise dans ses présentations ainsi que dans son livre, « The Excellence Dividend ». Cette image n’est pas destinée à diminuer toute reconnaissance envers les chirurgiens qui sauvent, bien sûr, de nombreuses vies.

Mais elle parle d’autre chose : du management.

Car on imagine aisément comment un mauvais manager peut causer tellement de mal à une quantités d’employés et de subordonnés tout au long de sa carrière, peut-être des centaines ou des milliers, avec parfois des situations dramatiques. Et cela souvent en toute impunité. Car les collaborateurs découragés, les employés qui n’ont pas pu révéler complètement leur potentiel, même s’ils souffrent parfois, ne vont pas toujours se plaindre, voire ne le pourront pas. Certains ne s’apercevront même pas du mal qu’ils ont subi. Pour eux, le management, c’est celui de leur chef, ils n’en imaginent pas d’autre. Alors, ils rongent leur frein et plient l’échine. Ils ne connaîtront jamais tout ce qu’un excellent manager leur aurait permis de devenir. Et ils resteront avec ces managers, qui ne sont pas non plus des êtres méchants, pas tous, mais tout simplement qui ne savent pas manager. Ni inspirer leurs collaborateurs. Ils sont parfois eux-mêmes les descendants de mauvais managers qui ne leur ont rien appris non plus.

Alors, forcément, inversement, et c’est le credo de Tom Peters depuis plus de trente ans, le management, l’excellence du management, c’est ce qui permet à un grand nombre d’individus d’accéder à des opportunités de croissance et de développement personnel, comme de passer de l’ombre à la lumière.

Mais c’est quoi exactement ce management excellent ?

Ce manager, c’est un peu comme le réalisateur d’un film. Tom Peters cite le réalisateur Robert Altman, qui disait, lors de la cérémonie de remise d’un Oscar :

« Le rôle d’un réalisateur est de créer un espace où les acteurs et actrices peuvent devenir plus que tout ce qu’ils ont été auparavant, plus que ce qu’ils avaient rêvé de devenir ».

En lisant et relisant cette citation, tout manager prend conscience que rechercher l’excellence dans le management correspond à un véritable effort humaniste. A l’heure des big data et des machines « intelligentes », qui remplacent l’homme dans de nombreuses tâches, voilà un défi qui reste de notre responsabilité. Et qui fait et fera la différence. Tout le reste est finalement, si l’on suit Tom Peters, accessoire.

Le paradoxe, c’est que c’est art du management ne s’apprend pas dans les écoles de commerce et d’ingénieurs, mêmes les plus prestigieuses. Pourtant, au début de leur carrière, les élèves de ces écoles raflent les meilleurs jobs dans les entreprises, ce sont les cadres à potentiels, les consultants juniors que l’on veut embaucher dans les firmes de Conseil. Et puis dix ou quinze après, ou même avant, on va aller chercher les profils de designers, de sociologues, de philosophes, d’anthropologues.

C’est ce qui fait dire que le management est un art libéral, qui n’est pas contraint par une forme d’enseignement scolaire particulier. Tout le monde peut y avoir accès. Mintzberg, un auteur particulièrement influent dans l’enseignement et la Recherche en management, dit même qu’un diplôme en philosophie est la meilleure préparation pour le « business leadership ». Car il est sûrement vrai que les programmes des écoles prestigieuses accordent une part importante aux analyses quantitatives, ce qu’adorent les étudiants. Et ils adorent aussi ensuite, dans leurs premiers jobs, faire des « analyses quantitatives », éplucher les chiffres, convaincus pour certains que plus ils seront calés en analyses et en chiffres, plus ils seront compétents. Pour ce genre d’étudiants et de juniors, tout ce qui s’apparente à du « soft », les aspects humains, les sujets d’organisation, les relations entre les personnes, l’art du contact et de l’empathie, sont des distractions inutiles par rapport à la vraie vie, les chiffres, les « business plans », les calculs.

Oui, mais combien faut-il de temps pour être cet « excellent manager » ?

Tom Peters a un chiffre : 5.

5 décennies ?

5 ans ?

Non, non.

Son chiffre, c’est : 5 minutes !

L’excellence, c’est votre prochaine conversation, votre prochaine réunion, c’est vous taire et écouter, vraiment écouter, c’est de dire « Merci » pour une toute petite chose, c’est la prochaine fois que vous apporterez des fleurs à votre bureau (ou non), c’est votre envie de comprendre ce que font les autres dans les autres départements de votre entreprise (ou non), c’est votre capacité à transformer des moments insignifiants en modèles d’EXCELLENCE.

L’EXCELLENCE n’est pas un but lointain que l’on atteint après des années de pratique, après un parcours professionnel de travail acharné. L’EXCELLENCE est un mode de vie, qui nous inspire jour après jour, minute après minute.

Alors, que faire dans les cinq minutes ?

Pour exprimer mon engagement, que faire dès lundi matin à mon arrivée dans les bureaux de mon entreprise, de mon employeur. Rien de plus simple qu’un sourire. Pas si facile si on a tant de choses à faire, des réunions, des délais à respecter, des engagements. Avec toutes ces choses à faire sur l’agenda, très chargé, on n’a pas trop le temps. Pas facile de prendre le temps de sourire et d’échanger des plaisanteries avec les collègues.

Pourtant ce premier sourire de la journée sera peut être le meilleur investissement vers l’excellence et le management.

Pour Tom Peters, l’attitude du matin est la plus grande décision de notre vie. Surtout pour tous ceux qui veulent être ou devenir des managers « excellents ».

Alors ?

Et si ainsi l’on sauvait plus de vies qu’un chirurgien ?


Abondance : Qui va gagner ?

AbondanceAvec la quatrième révolution industrielle, et la montée en puissance des nouvelles technologies, nous sommes en train de changer de monde.

Les modèles d’entreprises traditionnels étaient en général construits sur la rareté : la valeur provenait de la vente d’un service ou d’un produit que les autres n’avaient pas, ou pas aussi bien. C’est la rareté de l’approvisionnement qui apportait la valeur.

Aujourd’hui, ceux qui font l’économie et la croissance, avec les technologies nouvelles, sont ceux qui génèrent une abondance de tout. Une fois que le digital est entré quelque part, immédiatement de plus en plus de monde ont accès au produit ou au service. Et ceux qui se mettent sur cette partie de la chaîne de valeur vont créer la rupture et attirer un volume exponentiel de clients. Cela concerne de plus en plus d’industries qui voient ainsi débarquer des nouvelles entreprises et start-up sur leur terrain de jeu, et croître à des vitesses exponentielles. Ce sont ces entreprises nouvelles qui capturent la nouvelle économie de l’abondance : Quand les produits et services sont accessibles via des moyens digitaux, et n’ont donc plus la restriction des circuits physiques, ils peuvent être produits en abondance à coût marginal zéro.

L’exemple le plus connu de cette bascule est celui de Kodak. Le modèle des photos est passé d’une économie de la rareté (des pellicules de 12, 24 ou 36 photos par rouleau, avec des coûts pour le film et le développement) à un modèle digital de l’abondance où tout le monde a accès à un nombre illimité de photos à pratiquement coût zéro. On est passé de « combien de photos puis-je prendre » au modèle « comment partager mes photos », où le coût n’est plus le problème. C’est comme ça, en passant de l’économie de la rareté à l’économie de l’abondance, qu’est né Instagram, qui a été acquis par Facebook pour 1 milliard de dollars, avec 13 employés, juste au moment où Kodak fermait ses portes.

Cette rupture se rencontre de la même façon dans la musique, les films, la banque, l’assurance. Le vrai challenge que rencontrent toutes ces industries est précisément, dans cette nouvelle économie de l’abondance, de trouver de nouveaux business models qui sont compatibles avec ce nouvel environnement. Et ceux qui les trouvent le plus vite sont, là encore, les nouvelles entreprises et les start-up. C’est comme cela que Airbnb se construit sur l’abondance des chambres disponibles, que Waze tire bénéfice de l’abondance des GPS sur nos téléphones, que « la crème de la crème » parie sur l’abondance des stagiaires qui cherchent des jobs d’étudiants, etc. C’est ce que l’on appelle les « organisations exponentielles », selon l’expression de Salim Ismail dans son livre.

Pendant que ces nouvelles entreprises investissent l’économie de l’abondance, les entreprises traditionnelles en sont encore, la plupart du temps, à se concentrer sur les modèles d’économie de la rareté, avec des modes de management et d’organisation qui sont restés linéaires, et très prédictifs (le futur ressemblera au passé que l’on a connu). Et elles se font doucement bousculer par les nouvelles, qui capturent la relation client, et réduisent les entreprises traditionnelles à des fournisseurs d'infrastructures pour les clients des start-up. C'est le modèle Booking, et de nombreux autres, vis-à-vis des hôteliers. C'est comme ça que se développe ManoMano.fr, en bousculant la distribution de produits de bricolage, d'abord pour les particuliers, et ensuite pour les professionnels, venant perturber, un tout petit peu, puis un peu plus,  les chaînes traditionnelles de distribution. 

Pourtant, de plus en plus de ces entreprises traditionnelles veulent s’inspirer aussi des jeunes, ou moins jeunes, entreprises exponentielles, pour plonger, elles-aussi, dans l’économie de l’abondance. Elles créent des plateformes, revoient leur modèle de distribution, mais doivent aussi rendre plus décentralisé et plus flexible leur management. Et laisser s'exprimer les énergies créatives et l'intelligence collective de leurs collaborateurs, afin d'intégrer les nouvelles technologies (Intelligence Artificielle, Blockchain, objets connectés, réalité virtuelle, ...).  Cela ne se fait pas en un jour.

Les transformations ne font que commencer, et ce sont les entrepreneurs qui vont nous montrer la route.

C’est le moment de créer les lieux et les occasions pour ces rencontres.