Ma compta n’aime pas les hommes, sauf les footballeurs
08 juin 2023
Quand on parle de comptabilité, des comptes d’une entreprise, on pense qu’on tient là la vérité sur la performance et la santé de l’entreprise en question, du moins si on n’y regarde pas de trop près. Car on sait aussi que les règles comptables sont faites de conventions, que l’on appelle les normes comptables, qui ont évoluées dans le temps, et favorisent certaines présentations par rapport à d’autres.
C’est un vieux débat, que je retrouve dans le livre de Valérie Charolles, dont j’ai déjà parlé ICI, « Se libérer de la domination des chiffres ».
L’auteur revient sur un sujet important qui concerne la place du travail et des hommes dans les comptes de l’entreprise.
Car ce qui est d’abord valorisé dans les actifs, et donc la richesse, de l’entreprise, ce sont les actifs matériels, les machines, les outils de production, qui font partie du bilan.
En revanche, les hommes, ceux qui sont salariés et qui travaillent dans l’entreprise, ce sont des charges.
Si l’on veut augmenter la capacité de production et que, pour cela, on achète une nouvelle ligne de production, on augmente l’investissement, et la richesse. Alors que si on embauche pour passer les chaînes existantes en deux huit, là on augmente les charges. Ce qui amène à dire que pour rendre l’entreprise performante et valorisée au mieux pour les actionnaires et les marchés, il vaut mieux acheter des machines que d’embaucher des hommes. Certains disent que, avec les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle, où l’on va disposer de robots pour remplacer la main d’œuvre, ça va être encore pire.
Il y a une autre conséquence à cette situation, c’est la prise en compte de l’expérience et de la formation. Car dans les comptes, ce qui compte, c’est le cas de le dire, ce sont les coûts du personnel. Si l’entreprise dispose de personnes très expérimentées qu’elle forme régulièrement, ou de jeunes recrues moins expérimentées, on ne verra la différence qu’en considérant que les unes coûtent plus cher que les autres. Le capital de connaissances, de compétences, d’expertises, ne se lira pas directement. Et l’on voit bien le sujet quand on va parler des séniors dans l’entreprise. On pourrait penser que le départ des séniors pourrait constituer une perte de savoir-faire et d’expertises, mais on n’en verra absolument rien dans la lecture directe des comptes. Cela se verra peut-être indirectement quand on regardera la performance intrinsèque de l’entreprise, mais cela ne se mesurera pas très facilement.
Il y a eu des débats sur ce sujet, et les normes comptables (les normes IAS 38, appliquées par les entreprises internationales) ont tranché en considérant que prendre en compte comme un actif la compétence ou l’expertise des collaborateurs, comme un actif, n’était pas possible car les entreprises « auraient généralement un contrôle insuffisant des bénéfices économiques futurs attendus de cette main-d’œuvre compétente et de sa formation ». Fermez le ban.
Ah, si, il y a une exception : les contrats de transferts des joueurs de football ont été reconnus sur le plan comptable comme des valeurs et des investissements pour le club prenant le joueur en contrat.
Et puis, bien sûr, on pourra toujours dire que ce n’est pas parce qu’on a plus de séniors qu’on a plus de compétences dans l’entreprise. Les nouvelles technologies, ces nouveaux métiers de data scientists et experts de l’intelligence artificielle se trouvent surtout dans les jeunes générations. Mais on ne peut pas non plus rejeter toute valeur à des compétences acquises grâce aux années dans l’entreprise, où l’on a compris comment agir avec sa culture et ses habitudes, y compris pour la faire changer habilement. On voit bien le problème avec ces dirigeants tout neufs qui arrivent dans l’entreprise avec leurs expériences, et qui veulent tout changer et tout casser en s’y cassant les dents, et ceux qui font avancer les choses avec plus de subtilité. C’est comme ça que Jean-Pierre Farandou, entré il y a plus de quarante ans à la SNCF, et qui est aujourd’hui le Président du Groupe, n’oublie jamais de mettre à son actif qu’il est ce qu’il appelle un « cheminot première langue ».
Mais le sujet ne concerne pas non plus que les Présidents, mais surtout tous les collaborateurs qui acquièrent de l’expérience dans l’entreprise, et qui se retrouvent dehors au gré des plans de départs et licenciements.
Comment évaluer l’actif humain et l’équilibre entre les nouvelles recrues, et celles plus anciennes, n’est pas lisible du tout dans les éléments financiers et la comptabilité.
Cela va pourtant constituer un élément de performance déterminant, justement avec les plans de transformation qui vont prendre en compte les bénéfices atteignables grâce aux nouvelles technologies. Une nouvelle fusion entre les machines et les hommes, les anciens et les nouveaux, mixant les niveaux d’intelligence (y compris l’intelligence artificielle) va devoir être inventée et mise en œuvre, et fera sûrement la différence.
Il va falloir, encore plus aujourd’hui qu’hier, ne pas se laisser dominer par les chiffres, et aller chercher les signaux et les leviers de la performance dans d’autres domaines d’investigation.
Ma compta n’aime pas les hommes, sauf les footballeurs, mais moi, dirigeant, manager, chef d’équipe, je ne peux pas m’en désintéresser.
Au travail !