Avant, quand on parlait d’innovations, de disruptions, de nouveaux produits, on pensait à l’Amérique. On les appelle les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Ils dominent le business des plateformes et du e-commerce…en Occident.
Mais aujourd’hui, il y a aussi les Chinois ; les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). Eux dominent les mêmes marchés, mais en Chine.
Au point de les imaginer imbattables.
Et pourtant, une société qui n’en fait pas partie, créée en 2015, est venue battre Alibaba en nombre d’acheteurs actifs en 2020 : 788,4 millions contre 779 millions pour Alibaba. Cependant, sur le volume de ventes, elle est encore loin d’Alibaba.
Mais ce n’est pas seulement le nombre d’acheteurs actifs qui fait la différence mais aussi un autre modèle économique, et des innovations disruptives.
Le cours de Bourse de cette société était de 33 dollars il y a un an ; il était aujourd’hui à 145 dollars ( et a même atteint les 200 dollars en février).
On dit qu’elle va révolutionner le e-commerce, et briser le mythe de la forteresse imprenable des GAFA et des BATX.
Et pourtant, nombreux sont ceux qui n’en n’ont jamais entendu parlé. Les experts en digital en sont encore à parler des modèles Amazon et Alibaba. Ils vont peut-être devoir s’y intéresser.
Alors, quelle est cette société ?
C’est Pinduoduo, qui veut dire en chinois « Ensemble. Plus (d’économies), Plus (de plaisir) ».
Et son histoire, bien que sur seulement cinq années, depuis 2015, se lit déjà comme un conte de fées. Et aussi comme une belle leçon de stratégie et d’entreprenariat.
Tout y est. Le créateur entrepreneur fils d'ouvriers, les idées géniales et le succès exponentiel, le bien apporté à la société, et notamment aux pauvres agriculteurs exploités par les méchants intermédiaires de la Distribution.
On peut la trouver ICI et ICI, et dans un article de The Economist de cette semaine.
On commence par le portrait de son créateur, Colin Huang (qui a annoncé aujourd’hui qu’il quittait le conseil d’administration de la société qu’il a créée, pour redevenir entrepreneur de nouvelles aventures). Il est né à Hangzhou (la ville d'Alibaba), de parents ouvriers en usine. Après avoir étudié l’informatique en Chine, il a ensuite étudié aux Etats-Unis, et travaillé pour Google, avant de se mettre à son compte pour « faire de l’argent », et « pour être un peu plus cool ».En 2006, à l'occasion d'un concours, il participe à un dîner avec Warren Buffett, dont il dira qu'il lui a changé sa vision du monde et ses valeurs pour créer ses entreprises (simplicité, suivre le courant, et redistribuer la richesse, comme Warren Buffett envisage de donner 99% de sa fortune après sa mort).
C'est en 2015 qu’il crée Pinhaohuo, dont le business model est construit sur la vente de fruits (comme Amazon, qui avait démarré avec les livres, on commence par un produit dans le bas du marché) : Il s’agit d’acheter à des fermiers des fruits en gros, et de les vendre sur la plateforme directement aux consommateurs, en supprimant tout intermédiaire, et donc en diminuant les prix. Idée intéressante car, en 2015, seulement 3% des fruits étaient vendus en ligne. Mais c’est en 2016 que l’idée de génie arrive, à l’occasion de la fusion de Pinhaohuo avec Pinduoduo, une autre compagnie fondée par Colin Huang, plateforme de commerce en forme de jeu. La société gardera le nom de Pinduoduo.
L’idée de génie, c’est de mettre du jeu (du gaming) dans le commerce : Il s’agit pour les consommateurs de se grouper avec d’autres parmi leurs relations pour acheter en plus grand volume ensemble et ainsi faire baisser le prix. Le modèle consiste à bénéficier de réductions atteignant 90%( !) en invitant des « amis » à acheter ensemble les produits. C’est une forme de shopping fondé sur le flux et la sérendipité d’achat. L’acquisition de données très personnelles sur les clients se fait avec des jeux, des concours et tout un tas d’animations promotionnelles. L’idée aussi est de produire à la demande, en fonction des réservations des clients qui se sont groupés pour acheter ensemble une grande quantité. Le tout a été construit directement pour l’usage sur le mobile (pas d’accès via l’ordinateur), et donc extrêmement bien adapté pour ce canal.
Autre idée intéressante, c’est la confiance sociale : les avis clients sont intégrés au process et visibles dans l’interface, et le contrôle qualité est très strict. Si un produit contrefait est détecté, cela vaut au marchand d’être blacklisté et de payer des pénalités. Pinduoduo s’engage aussi à répondre en 48 heures à un client mécontent et à résoudre son problème.
Autre distinction nouvelle, c’est l’utilisation de la messagerie instantanée, afin de multiplier les moments de consommation en les liant à des moments sociaux, lors de la consultation des SMS ou de ses réseaux sociaux. Ainsi, le consommateur est un butineur. Au lieu d’aller sur le site de commerce avec une idée d’achat précis en tête, là il va pouvoir, dès qu’il consulte son téléphone pour des messages, recevoir des informations sur des produits et recevoir des recommandations de ses amis. Dans ce modèle, l’IA tient bien sûr une grande place. Et utilise aussi les communautés des réseaux WeChat (le Facebook chinois).
Le modèle s’est donc construit d’abord sur les produits agricoles, en voulant permettre aux agriculteurs de vivre grâce aux prix, et en éliminant les intermédiaires, et aussi en supprimant le concept de marques (qui est générateur de coûts de marketing). Tout cela sur des produits du quotidien que les consommateurs achètent en groupe (fruits et légumes de base). La cible privilégiée, ce sont les classes moyennes des « petites » villes chinoises (« petit » en Chine, c’est plus d’un million d’habitants quand même), en forte augmentation. Et tout ce système de d’achat fondé sur le jeu et le social fait fureur en Chine. C’est un peu comme si j’allai me promener dans un centre commercial avec des amis, et y vivre une expérience de découvertes ensemble.
Ce qui pousse aussi l’expansion de Pinduoduo, c’est ce système du C2M (Consumer-to-manufacturer), du fabricant au consommateur. Il se développe sur d’autres produits et a aussi bénéficié de la période de Covid. En effet, de grandes marques européennes et américaines ont créé des usines en Chine, pour l’export vers l’Europe et les Etats-Unis, mais ont aussi trouvé, grâce à la plateforme Pinduoduo, le moyen de placer les produits en marque blanche en Chine, et de récupérer ainsi des données et des insights des consommateurs grâce aux ventes réalisées. Voyant, à cause de la crise Covid (et aussi de la politique américaine contre les importations de Chine), les contrats d’exportation freinés, ce canal de distribution local constitue un bon moyen de se reporter sur la demande locale, et, grâce aux data de Pinduoduo, d’affiner le positionnement et d’améliorer l’offre produit.
Ainsi, un grand producteur d’ustensiles de cuisine, qui collabore avec des marques connues en Europe, comme Le Creuset, a trouvé grâce à Pinduoduo un marché en marque blanche et a doublé ses ventes en Chine, où la demande d’articles de cuisine a bondi, notamment parce qu’un plus grand nombre de personnes mangent à la maison. Le système est vertueux, car il permet de connaître quel type de produit les consommateurs regroupés veulent acheter, et de pratiquement les fabriquer à la demande, sans stocks.
On imagine bien la suite de l’histoire : engranger de plus en plus de données sur les consommateurs et les communautés, et ainsi trouver le moyen de les transformer en revenus pour aider de nouveaux fabricants à bénéficier de la plateforme Pinduoduo et vendre de nouveaux produits. Ainsi, Pinduoduo s’attaque maintenant au tourisme, les voyages, les chambres d’hôtel, les trains, les voyages domestiques. Ils annoncent aussi des initiatives dans l’Immobilier, pour permettre de vendre des appartements en bloc à plusieurs acheteurs, là encore avec un système de jeu, où les potentiels acheteurs déposent un jeton modique, et concourent pour acheter ensemble un lot de maisons.
Cette histoire est un bon cas de transformation continue d’un marché et de développement d’un concept exponentiel : il permet à la fois de satisfaire le consommateur avec des prix bas, et d’exciter son appétit de gaming, tout en offrant aux agriculteurs et manufacturiers un « Business-in-the-box » rentable. Cinq ans pour dépasser alibaba en nombre d'acheteurs, qui l'eût cru?
Mais, forcément, cette stratégie de conquête de marchés rapide a aussi une contrepartie : des pertes énormes, et tous les revenus réinvestis en marketing. Pour l’année 2020, les pertes sont de 920 millions d’euros (alors que Alibaba en 2020, c’est presque 20 milliards de dollars de résultat net), et 7,5 milliards d’euros ont déjà été levés en dette et capital depuis 2018. Les actionnaires ne doivent pas trop compter sur les distributions de dividendes. Et Pinduoduo se vante de ne pas avoir de CFO; certains y voient déjà source de magouille dans les comptes.
Et puis, même en Chine, la règlementation peut aussi se durcir, et empêcher de jouer n’importe comment avec les données personnelles, et aussi lever de nouvelles taxes, ce qui peut faire craindre que les profits soient plus difficiles à trouver dans le e-commerce de demain.
Mais pour le moment, pas de quoi verser de larmes pour Pinduoduo. Ce nouveau modèle peut-il au contraire inspirer de nouveaux entrepreneurs dans le monde ?
Dans les bureaux de Pinduoduo, au 23ème étage de la Tour Greenland à Shanghai, une inscription figure sur toutes les portes en verre : "Confiance en soi".
C'est peut-être le secret.
Ensemble, plus, plus ?