Un terrain dans le Metaverse

MetaverseterrainLes technologies de l’information, ce sont aussi des technologies de la communication. La promesse initiale de l’internet, et aujourd’hui celle des réseaux sociaux, c’est de pouvoir connecter les gens et pouvoir communiquer facilement et instantanément avec des tas de gens sur la planète. C’est ce qu’on a appelé le « village global ». C’est devenu une habitude normale. Ce que ces technologies ont aussi permis, c’est de créer des communautés, des mondes qui n’existent pas, à partir de rien, en dehors de tout Etat ou structure institutionnelle organisée. Cette promesse, et cette possibilité, est amplifiée avec le metaverse, qui permet de faire exister des plateformes, des espaces, où l’on peut se rencontrer et échanger dans un univers virtuel, comme dans un nouveau monde, avec notre avatar.

Un metaverse qui fait parler de lui en France est The Sandbox, avec la particularité d’avoir été créé par des Français, et dont un des fondateurs, Sébastien Borget, est aujourd’hui le COO.

A l’origine, The Sandbox est un studio de jeu vidéo créé en 2012 (dix ans déjà !). Il permettait aux joueurs de créer leurs propres mondes, et de participer à des challenges. En 2018, The Sandbox est acheté par Animoca Brands, une entreprise de jeu de Hong-Kong. C’est à la suite de cette acquisition qu’est développée la version actuelle de The Sandbox, en s’appuyant sur la cryptomonnaie Ethereum. Ceci permet alors de fournir un environnement virtuel où les joueurs peuvent créer, posséder, et vendre leurs expériences de jeu. Le but de The Sandbox est d’introduire la blockchain dans les jeux, séduisant les joueurs avec les bénéfices apportés par la propriété, la rareté des objets digitaux, les possibilités de monétisation, et l’interopérabilité inter-jeux.

The Sandbox a créé la plateforme permettant aux joueurs et aux créateurs de jeux d’acheter et d’échanger des NFT et actifs numériques, créant aussi un intérêt pour les investisseurs. Elle fonctionne avec une blockchain et cryptomonnaie propre à l’univers, le Sand. En 2019, The Sandbox a levé 2 millions de dollars auprès d’un groupe d’investisseurs, puis 2 millions supplémentaires en 2020, et enfin 93 millions de dollars en 2021, notamment auprès de Softbank.  

Depuis deux ou trois ans, la plateforme a attiré, non seulement des joueurs, mais aussi des marques qui ont acheté des parcelles, avec l’idée de développer de nouvelles expériences pour marketer leurs marques. Le principe est de vendre des « terrains », correspondant à des « tokens », qui représentent un morceau numérique dans la carte de la plateforme. Les joueurs peuvent acheter des « terrains » pour y créer des expériences et des jeux, qui sont les « actifs » du « terrain ». On peut aussi fusionner des « terrains » pour en faire des « estates », qui permettent aux propriétaires d’y créer de plus grandes expériences plus immersives. Le nombre de « terrains » sur The Sandbox est limité à 166.464, chaque « terrain » étant constitué d’une surface de 96*96 mètres. Ces « terrains » peuvent ensuite être commercialisés comme des NFT, sur The Sandbox, ou sur des plateformes externes de vente de NFT (comme OpenSea ou Rarible). Aujourd’hui, 70% des terrains ont déjà été vendus, et The Sandbox prend une commission de 5% sur chaque revente dans le marché secondaire, qui est majoritaire maintenant. Pour comprendre l’engouement du concept, il suffit de noter que la vente primaire de Janvier 2022, qui a offert 61 terrains (à un prix de 1000 Sand, soit 5.000 dollars) et 95 « terrains premium » (à un prix de 4.500 Sand / 22.000 dollars) a été totalement vendue en…deux secondes ! (Source : CFTE – Center for Finance, Technology and Entrepreneurship). Car les ventes primaires de terrains par The Sandbox ne se font qu’à certaines périodes (les « Raffles »). Sinon, il faut aller les acheter sur le marché secondaire, via des plateformes comme OpenSea.

Acheter des « terrains » sur The Sandbox est plus simple que d’acheter un terrain dans le monde physique : tout se fait en un clic, sur OpenSea. Mais c’est aussi plus complexe, car contrairement aux achats d’immobilier dans le monde physique, il n’y a pas de tiers de confiance représenté par un avocat pour certifier la provenance du terrain que l’on achète, ou que la vente est légitime. D’où les arnaques et piratages qui peuvent être fréquents dans ce monde des NFT, venant de logiciels malveillants qui peuvent faire croître ou décroître les prix avec de fausses transactions. Ceci n’est pas spécifique à The Sandbox, mais constitue un risque général pour les NFT.

Malgré ces risques, le montant des achats de terrains sur The Sandbox a fortement augmenté en 2021 encore. D’après l’étude du CFTE (Center for Finance, technology and Entrepreneurship),les plus gros acheteurs parmi les marques sont des entreprises de médias, de jeu, ou de marketing. Mais il y a aussi Carrefour, Alexandre Bompard, leur CEO, ayant déclaré qu’il allait faire passer des entretiens d’embauche dans le metaverse. Ce qui lui a valu une quantité de commentaires railleurs dans les réseaux sociaux sur la pauvreté esthétique de son magasin virtuel. Et le terrain de 36 hectares acheté par Carrefour pour 120 Ethereum (soit 300.000 euros) est toujours vide.

De nombreuses marques achètent en fait des terrains sans trop savoir ce qu’elles vont en faire, victimes du syndrome « FOMO » (Fear Of Missing Out), la peur de manquer quelque chose. Et le prix des terrains varie en fonction de la proximité du terrain d’une marque connue. Ainsi le rappeur Snoop Dog, qui a acheté un terrain pour y créer un « Snoopverse », a suscité un attrait particulier pour les terrains à proximité qui se sont vendus jusqu’à 450.000 dollars.

The Sandbox a enregistré un chiffre d’affaires de 180 millions de dollars en 2021. Sébastien Borget déclarait récemment à Challenges que la carte Sandbox est aujourd’hui valorisée 1,4 milliards de dollars, et que les transactions sur les terrains ont représenté en 2021 un volume de 500 millions de dollars. Même si la fréquentation de la plateforme reste modeste encore : environ 39.000 visiteurs uniques par jour, et 201.000 par mois. Tout l’enjeu est maintenant de faire revenir les utilisateurs, en gamifiant le maximum de choses, telles que, toujours selon Sébastien Borget, « des quêtes, de la socialisation avec des rencontres ou une exposition de NFT ».

Le metaverse sera-t-il Top ou Flop ? Et quelle sera la stratégie de développement de The Sandbox pour le futur ?

La question reste ouverte, avec les pour et les contre, qui, sans rien y connaître particulièrement, nous donnent leurs pronostics.

En attendant, pour acheter un terrain dans The Sandbox, vous pouvez suivre les tutos qui vous expliquent tout.

Par contre il ne semble pas y avoir de « Black Friday » pour ces ventes.

A suivre.


Pourquoi je n'arrive pas à vendre plus ?

FruitsC’est une histoire, un témoignage, que l’on entend souvent.

Vous avez créé un produit, vous pensez qu’il est formidable, il y a déjà quelques clients. C’est le début de l’aventure de start-up.

Mais voilà, pour trouver les clients suivants, on se heurte à « Mais vous êtes trop fragiles, revenez quand vous aurez trois ans d’ancienneté, et plusieurs clients », « je ne peux pas vous acheter votre produit, car je ne veux pas que mon entreprise représente 80% de votre chiffre d’affaires », « j’ai déjà un produit qui fait un peu la même chose, et ça me suffit, le vôtre n’est pas nécessaire pour moi, il est trop bien en fait », « Montrez-moi comment les autres qui me ressemblent l’utilisent, et je vous dirai ; Ah, vous n’avez pas d’exemples dans mon domaine, j’hésite alors, revenez plus tard quand vous l’aurez »…

 Pourtant vous avez fait un business plan du tonnerre ; vous avez estimé le marché mondial à plusieurs milliards d’euros, et en imaginant que vous alliez en prendre 0,5%, vous avez déjà imaginé un chiffre d’affaires de vainqueur. Malheureusement, avec vos trois petits clients, pour le moment, vous n’y êtes pas. Ça bloque.

Ce que vous connaissez à ce moment, c’est ce fameux « chasm » théorisé par Geoffrey A ; Moore dans son ouvrage de référence, «Crossing the chasm », dont j’ai du conseillé la lecture de nombreuses fois à des entrepreneurs comme vous. Il a beau dater de plus de vingt ans, il reste très valable, et utile, aujourd’hui.

J’avais déjà évoqué ICI cette thèse. Car, à partir du moment où la start-up a acquis quelques clients, il lui faut changer complètement de stratégie pour conquérir le gros du marché, ceux qui veulent des références, de l’ancienneté, de l’assurance, et c’est là qu’est le « chasm » ; il y a un saut à faire.

Le principe pour traverser ce chasm, selon Geoffrey A. Moore, c’est d’attaquer une cible la plus précise et nichée possible, ce qu’il appelle le « D-Day », en référence à l’attaque des alliés sur les côtes de Normandie le 6 juin 1944. Le pire serait de courir partout, pour vendre à n'importe qui, en tapant au hasard un maximum de clients ( faire des messages toute la journée sur Linkedin par exemple). Echec assuré, selon Geoffrey A. Moore. 

Et pour réussir ce D-Day, il faut bien choisir le point d’attaque.

Déjà, première recommandation de Geoffrey A. Moore : Oubliez ce calcul de 0,5% du marché qui vous excite. Vous parlez d’un marché qui n’existe pas ou qui est en mouvement, et vous parlez de clients très génériques, que vous ne connaissez pas. Vous n’irez nulle part.

Au contraire, pour définir le point d’attaque et donc votre stratégie de conquête, il ne s’agit pas d’analyser des segments de marché un peu vagues, mais de cibler un profil réel de client potentiel à explorer et démarcher.

Il n’y a pas de démarche complètement standard, et il est conseillé de faire appel à ce que Geoffrey A. Moore appelle « l’intuition informée ».

Et il nous donne les quatre facteurs les plus importants pour traverser le chasm avec le plus de chances.

Facteur 1 : le client cible

Y-a-t-il un acheteur économique unique, identifiable, pour votre offre, que vous pouvez atteindre par le canal de vente que vous prévoyez de mettre en place, et suffisamment solvable pour payer le prix de votre offre, et de tout ce qui va avec ? (ce que Geoffrey A. Moore appelle « the whole product « , c’est-à-dire votre offre et les équipements ou services complémentaires qui vont avec).

Facteur 2 : Une vraie raison d’acheter, et maintenant

Votre offre a été conçue pour répondre à un problème identifié. Est-ce que le problème que va résoudre votre offre a un sens économique suffisant, et urgent, pour ce client-cible ?

Si c’est un client pragmatique qui considère qu’il peut encore vivre un an ou deux, voire plus, avec ce problème, il le fera. Il restera peut-être intéressé par votre offre, en souhaitant même mieux la connaître. Vos vendeurs (ou vous-même si c’est vous le vendeur) vont alors le rencontrer de nombreuses fois, mais ils ne reviendront jamais avec un bon de commande. Ce client-cible vous dira sûrement que votre présentation est formidable et intéressante, il apprendra plein de choses, mais il n'achètera rien.

Facteur 3 : Le produit complet (« The whole product »)

Pouvez-vous apporter, avec l’aide de partenaires et d’alliés, une solution complète pour répondre à la raison profonde du client-cible pour acheter votre offre dans les trois prochains mois, vous permettant d’être complètement dans le marché d’ici la fin du prochain trimestre, et d’occuper une place dominante d’ici douze mois ?

« Crossing the chasm », c’est une course. On a besoin de problèmes de clients que nous pouvons résoudre maintenant, et vite. Si ça traîne trop, il faut changer de cible, et tout revoir.

Facteur 4 : La concurrence

Est-ce que le problème que vous adressez a déjà été traité par une autre entreprise, peut-être même une entreprise qui a, elle, déjà traversé le chasm, et qui occupe donc déjà tout ou partie de la place que vous souhaitez occuper aussi ?

Si c’est vraiment le cas, ce n’est pas un bon signe pour vous ; et si on ne peut pas lutter, il faut mieux sortir et fuir. C'est aussi le 36ème des 36 stratagèmes.

C’est pourquoi, encore une fois, il faut aller vite pour traverser le chasm. Sinon on risque de perdre à tous les coups.

Ou alors il faut faire pivoter l’offre pour reprendre l’avantage avec peut-être même, une nouvelle cible.

Geoffrey A. Moore considère que si la cible choisie obtient une mauvaise note dans un seul de ces facteurs, ce n’est pas la bonne cible. Il conseille de choisir les cibles qui obtiennent un bon score dans tous les quatre facteurs.

Ces quatre facteurs sont indispensables, mais, bien sûr, pas suffisants, pour réussir. Le livre de Geoffrey A. Moore en contient encore plein.

Vous avez une offre, un produit, une idée de start-up, un début de business, quelques clients, mais pas assez, et vous voulez aller plus vite et atteindre les clients mainstream, pour traverser le chasm ?

Relisons les quatre facteurs, encore et encore.

Avec aussi un peu d'intuition. Si c'était les livres de management qui faisaient réussir les entreprises, ça se saurait.


Comment réussir dans un marché en déclin

DeclinVous aussi vous trouvez que depuis le Covid il y a des choses qui ont changé ?

Mon rendez-vous au siège avec un cadre de l’entreprise cliente a été modifié la veille au soir pour passer en « visio ». Cela semble naturel. Les rendez-vous en présentiel sont devenus une option, réservés à une élite. Plus besoin de s’excuser, c’est comme ça. Ah bon.

Tout le monde s’est habitué à ce format dit « hybride » où l’on est partiellement en télétravail, et partiellement présent dans les bureaux de son entreprise. J’ai l’impression que le format « deux jours maximum en télétravail / le reste présent au bureau » est devenu une norme, avec des exceptions et des tolérances pour faire plus (plus de télétravail).

Mais comme le bruissement d’une aile de papillon peut provoquer un tsunami ailleurs sur la planète, ces petits changements dans nos modes de vie en entreprise provoquent aussi des ruptures et remises en cause dans certaines entreprises.

Elior, entreprise de restauration collective (oui, nos cantines d’entreprises) connaît ainsi une baisse d’activité de 30% les vendredis dans ses cantines (car, étonnamment, le jour de télétravail, c’est souvent le vendredi). Au point de revoir ses contrats et de dénoncer ceux qui sont inférieurs à 200 couverts. 

Mais même ceux qui viennent au bureau ont changé leurs habitudes. Elsa Dicharry et Martine Robert faisaient remarque, dans un article des Echos en septembre, que, « lorsqu’ils se déplacent sur leur lieu de travail, les salariés aiment retrouver leurs collègues à la pause de la mi-journée, mais dans un lieu qui ne soit pas seulement fonctionnel-, ou, peut-être plus souvent qu’avant, dans un restaurant à l’extérieur, ce qui valorise les bureaux installés dans des quartiers centraux ». Revenir travailler au bureau, c’est devenu comme une visite exceptionnelle où l’on soigne le confort. Le sandwich avalé en quinze minutes devant l’ordinateur, c’est plutôt pour le télétravail. Au bureau, c’est comme une « sortie ». Et donc « la cantine à l’ancienne en sous-sol, ce n’est plus possible », selon un gestionnaire de bureaux, dans le même article. Il faut trouver des aménagements avec une offre de restauration rapide dans des lieux plus petits de type café. C’est pourquoi Elior s’est cassé la tête pour inventer autre chose, une offre de repas type bistrot livré sur site, baptisé « Chaud Bouillant »

Mais cela a aussi permis à des nouveaux venus dans la restauration, avec des idées créatives, d'émerger ou de se développer. C’est le cas de mon ami Mickaël, créateur de Foodles, "la cantine en mieux" (bien trouvé), que j'ai vu naître bien avant le covid. C'est aussi le cas de Serenest ( la restauration d’entreprises fait maison), qui joue sur la qualité de l’offre, et une capacité revendiquée (« agile ») à s’adapter plus rapidement aux demandes des clients, même si, pour le moment, leur pénétration du marché reste limitée, mais ça progresse doucement, comme la longue traîne. 

Mais, attention, il n’y a pas que dans les repas au bureau que les choses ont changé. Avec le télétravail et les confinements, il y a un secteur qui a perdu 40% de son chiffre d’affaires en 2020 et 30% en 2021 : le secteur des pressings. Et dans certaines grandes agglomérations, où l’activité dépend fortement des travailleurs, c’est même, tenez-vous bien, 50 à 95% du chiffre d’affaires qui a disparu. Lamia Barbot nous racontait tout ça dans Les Echos en septembre. Alors que, rappelez-vous, les pressings étaient considérés comme essentiels et sont restés ouverts pendant les confinements, mais sans aucune activité. Selon la fédération française des pressings et blanchisseries, les commerces de pressing étaient 10.000 en France dans les années 2000, puis 4.000 en 2019, et maintenant 3.000 aujourd’hui. Ce qui a rétrécie le marché, c’est bien sûr aussi la mode vestimentaire : avant, on avait le costume pour les hommes, et le tailleur pour les femmes, que l’on nettoyait au pressing. Maintenant on porte jeans, t-shirts et sweats, en télétravail et même au bureau, que l’on lave en machine à domicile ou à la laverie.

Alors, là aussi, de nouveaux entrants entrepreneurs arrivent. On pense notamment aux pressings internet à domicile. Ils sont légion ( Lavoir Moderne, WashR, Cowash, myGeorges, ZePressing, Hublo). Pas facile d’être rentable car pour faire tourner ces pressings, il faut deux livraisons, une pour récupérer le linge, et une pour le rapporter. Alors il faut encore inventer des astuces. C’est le cas de Hublo, créé par Stéphane Cohen, ingénieur diplômé de l’Insa Lyon, en 2020.

Hublo est une société à missions, qui propose un service de pressing à domicile en complément de trois boutiques physiques parisiennes dans lesquelles est traité le linge récolté.

Voilà deux bons exemples de marchés qui se transforment et même rétrécissent, et où des entrepreneurs inventifs et créatifs arrivent à s’immiscer et à réussir.

Une leçon pour les entrepreneurs qui croient que seuls les marchés en forte croissance sont valables, à condition de les identifier. Ces niches qui profitent des disruptions et des changements d’habitudes post-covid sont aussi de bons terrains. A condition d’y être malins et agiles.

Avis aux créatifs entrepreneurs.


Vive les bêtises !

_DSC5364C’est devenu une rengaine que l’on entend de plus en plus souvent dans la bouche des managers et dirigeants : on aime et on encourage le droit à l’erreur. Ça fait plus moderne que de dire qu’on interdit de se tromper à nos collaborateurs, sous peine de représailles. Au point qu’on n’y fait plus attention.

C’est pourquoi il est toujours rafraîchissant et instructif de l’entendre directement d’un dirigeant, preuves à l’appui.

C’est le privilège qu’ont eu les participants à la conférence au collège des Bernardins, avec la PDG de Picard, Cathy Collart Geiger, que j’ai eu le plaisir d’animer pour PMP avec Eric Dupont.

Pour Cathy Collart Geiger, le droit à l’erreur cela correspond à une culture du test, qu’elle a acquise lors de ses années chez Auchan. Elle nous a cité une anecdote où, alors qu’elle avait commandé 50.000 chemisiers en soie, et n’en avait vendu que 5.000, elle avait dû imaginer, challengée par Gérard Mulliez, comment les vendre (baisse des prix, promotions, ventes flash, etc). C’est dans ces moments où l’on doit réfléchir à comment corriger la situation que la créativité se met en action, et que l’on apprend plein de choses.

Pour sensibiliser son Comex à cet esprit de l’erreur qui apprend, elle leur a offert des bêtises de Cambrai, ce bonbon célèbre inventé grâce à une erreur du commis du confiseur qui aurait mal dosé le sucre et la menthe, et aurait insufflé de l'air dans la pâte par inadvertance.

Un des participants à la conférence, directeur informatique, a quand même posé la question : mais si on fait des erreurs et qu’on plante le logiciel des caisses, c’est quand même pas idéal ; et c’est quoi cette histoire de « droit » à l’erreur, est-ce un droit ?

Cathy Collart Geiger a pu ainsi préciser que le droit à l’erreur n’est pas celui de planter les caisses dans le travail quotidien, mais celui d’oser et de faire preuve d’audace dans les propositions, pour tester, et mettre en place des indicateurs de mesure qui permettront de savoir, selon les résultats, si on continue ou si on arrête. Et puis l'audace, oser, c'est aussi un processus collectif qui est accompagné et soutenu par le chef et par tous. C’est comme cela qu’elle a testé la livraison express avec Deliveroo. Elle a lancé le test sous le regard sceptique de certains collaborateurs et directeurs. Tous les indicateurs après le test (satisfaction clients, délai de livraison, conservation de la température du produit) étaient au vert, de quoi faire craquer les réticents, et généraliser l’expérience.

Un dirigeant qui nous apprend à oser, à faire des bêtises et des erreurs, et qui en plus nous offre des bonbons pour nous y en encourager, voilà ce qu’on ne voit pas tous les jours.

Vive les bêtises des audacieux !

(crédit photo : Serge Loyauté Peduzzi)


Âge exponentiel

ExponentialJ’avais déjà évoqué ICI, à propos de l’ouvrage de Salim Ismail, " Exponential organizations" (une mise à jour est prévue cette année) ces entreprises qui ont une croissance exponentielle, et ce qui les caractérise.

Ce terme « exponentiel » est repris par Azeem Azhar, rédacteur de la newsletter « Exponential view », dans son livre « Exponential – How accelerating technology is leaving us behind and what to do about it », publié en 2021. Voilà une lecture appropriée pour éclairer 2022 et au-delà.

Car la thèse de l’auteur est que nous vivons un écart (« gap ») entre le monde des technologies (oui, exponentielles) et le monde « normal » auquel nous avons été habitué, celui de nos institutions, de nos humanités, des entreprises d’hier et d’aujourd’hui. Et que ce « gap » s’accroît, et a des conséquences sur nos modes de vies, le travail, et la géopolitique. Il appelle cela « l’âge exponentiel », et cela va au-delà des technologies. Nous y sommes.

Ce  »gap » pose deux problèmes majeurs.

Le premier est cette croyance ancrée que les technologies sont indépendantes de l’humanité, c’est-à-dire qu’elles seraient une force qui s’est créée d’elle-même, mais n’auraient pas de lien avec les structures de pouvoir des humains qui les ont créées. Dans cette vision, les technologies sont neutres, et ce sont les utilisateurs de ces technologies qui décident d’en faire du bien ou du mal. Elles sont des outils neutres. Azeem Azhar pense exactement l’inverse : les technologies ne sont pas neutres car elles sont créées par des hommes qui dirigent leurs inventions en fonction de leurs préférences et idéologies, et donc elles recréent un système de pouvoirs qui existe dans la société. C’est ainsi que nos smartphones ont un design adapté à la main d’un homme, moins à celle d’une femme (avec une hauteur moyenne de 14 cm le smartphone correspond bien à la moyenne des mains d’homme, mais est un peu trop grand pour les mains de femme, en moyenne plus petites, sans parler du problème de la taille des poches, obligeant les femmes à porter les téléphones dans leur sac à mains), et que de nombreux médicaments sont moins efficaces sur les personnes noires ou asiatiques. Et donc la technologie, et les technologies exponentielles, ne sont pas neutres et interagissent directement avec nos organisations sociales, politiques, économiques.

Le deuxième problème posé par les technologies est, selon l’auteur, plus insidieux. De nombreuses personnes qui ne sont pas dans le monde des technologies font assez peu d’efforts pour le comprendre. Et les deux cultures ont tendance à s’éloigner : la culture technologique se développe dans de multiples directions, alors que l’autre, celle des humanités et des sciences sociales, qui est celle des politiques et commentateurs, n’arrive plus à suivre ce qui se passe. En l’absence de dialogue entre les deux, il est difficile d’imaginer les bonnes solutions.

Face à ce « gap », les entreprises les plus technologiques sont devenues de plus en plus grandes, laissant derrière elles les entreprises plus traditionnelles. Les marchés sont devenus des « winner-takes-all », où les entreprises que Azeem Azhar appelle les entreprises « superstar » dominent, creusant l’écart avec les autres.

Comment cela s’est-il produit ? C’est l’objet de ce livre de Azeem Azhar, qui en recherche les causes et en liste les conséquences.

Il met en évidence les trois origines de ce développement exponentiel des superstars.  

Ce qui a permis l’essor de ces superstars c’est en priorité ce que l’on appelle « l’effet réseau », qui permet à tout nouveau membre du réseau d’augmenter la valeur du réseau lui-même. C’est ce qui fait le succès de Facebook, PayPal, Microsoft ou Google. La plupart des gens qui utilisent un réseau social utilisent Facebook parce que c’est là où tout le monde est. Même histoire avec la croissance de Microsoft. L’entreprise a dominé le marché des système d’exploitation pour ordinateurs personnels depuis les débuts de l’informatique. Dès l’an 2000, Microsoft détenait 90% du marché des ordinateurs personnels, et n’est jamais descendu depuis en-dessous de 75%. C’est ce pouvoir de l’effet réseau qui fait la réussite de Microsoft. En devenant leader, Microsoft est devenu le choix dominant des développeurs, et donc des utilisateurs qui pouvaient trouver plus de choix de software et de hardware. C’est cet effet qui rend plus difficile l’entrée des compétiteurs sur le marché. Autre conséquence de l’effet réseau, une fois que tout le monde utilise Windows, et échange des documents sur Excel et Word, il devient plus pratique à chacun de les utiliser aussi. Ainsi l’effet réseau commence avec le système d’exploitation, puis se transmet au traitement de textes et aux tableurs.

Avec cet effet réseau, on comprend qu’une fois qu’un leader s’est imposé, il devient quasi impossible de le déloger pour les compétiteurs, d’où cette expression de « winners-takes-all », car les clients eux-mêmes ont tout intérêt à rejoindre le plus grand réseau, car c’est dans celui-ci qu’ils tireront le plus de valeur.

Cet effet réseau ne date pas d’hier, mais un deuxième phénomène est venu l’accélérer avec internet : le développement des plateformes. Grâce au web, la possibilité de connexion entre acheteurs et vendeurs n’a jamais été aussi facile. Et là encore, les grandes entreprises exponentielles raflent la mise. Quelques chiffres pour mesurer l’ampleur du phénomène : eBay attire chaque année 185 millions d’acheteurs actifs, Alibaba 779 millions, Tik Tok 50 millions aux Etats-Unis (été 2020). Et à chaque fois l’offre est surabondante. Et ce modèle se déploie dans le monde entier.

Mais une troisième force, en plus de l’effet réseau et des plateformes, permet aux entreprises exponentielles d’être incontournables : c’est leur capacité à tirer de la valeur de ce que l’on appelle les « actifs intangibles ». C’est le moteur de recherche de Google, les données du réseau de Facebook, le design et l’identité de marque d’Apple, qui en font la plus grande valeur. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : En 2019, tel que cité par Azeem Azhar, l’actif net comptable des cinq plus grosses entreprises de l’âge exponentiel – Apple, Google, Microsoft, Amazon, Tencent – représentait 172 milliards de dollars, alors que leur valorisation boursière était de 3,5 trillions (mille milliards) de dollars. En clair la valeur comptable ne représente que 6% de la valeur estimée par le marché, le reste étant ces fameux « actifs intangibles ».Et l’avantage, c’est que si le premier actif intangible créé peut coûter cher en développement, ensuite il peut être copié à l’infini sans coûts importants supplémentaires. C’est cette « économie de l’intangible » qui permet aux stars de l’âge exponentiel de dominer. Et cela continue. On vient de voir la capitalisation d’Apple passer les 3000 milliards, faisant d’Apple le premier groupe à atteindre une telle valeur, qui dépasse la richesse produite chaque année par le Royaume-Uni (environ 2.700 milliards de dollars). Aujourd’hui 55% du Nasdaq 100, qui est l’indice des 100 plus grandes valeurs technologiques américaines, est occupé par six valeurs « Gafam » ( Google, Apple, Facebook, Tesla, Amazon et Microsoft). Tesla a rejoint en 2020 le club des entreprises valant plus de 1000 milliards de dollars, valant à lui seul plus que les 10 premiers constructeurs automobiles de la planète, et se payant plus de 200 fois ses bénéfices (car il est maintenant bénéficiaire, ayant vendu en 2021 près d’un million de voitures électriques, deux fois plus qu’en 2020).

L’actif intangible qui booste le plus fort est bien sûr l’intelligence artificielle : c’est l’exploitation de la masse de données par les algorithmes qui démultiplie la valeur. C’est elle qui vous permet de vous voir proposer le produit, le film, la lecture, qui vous correspondent parfaitement, merci Amazon, Netflix et autres.

Tout cela n’est pas anodin ; l’émergence de ces superstars de l’âge exponentiel, avec l’effet réseau, les plateformes et les actifs intangibles, est venu bouleverser l’ensemble de l’économie mondiale.

Au siècle dernier, nous avions appris la théorie des rendements décroissants, nous convainquant que plus une entreprise grossissait, plus son taux de rentabilité diminuait. D’où la méfiance vis-à-vis des conglomérats trop gros, auxquels le marché demandait d’être découpés en morceaux autonomes, et y appliquaient ce qu’on appelait une « décote de conglomérat ». Ces superstar, que certains appellent aussi des « néo-conglomérats » ont fait mentir cette théorie, et n’ont pas cette décote par les marchés. Au moment où des entreprises « traditionnelles » General Electric, Toshiba ou J&J annoncent leur démantèlement, les superstar se développent verticalement en procédant à des acquisitions pour se renforcer. Amazon vient par exemple de monter au capital de Rivian, le constructeur de camions électriques qui s’est introduit en bourse en novembre. A la différences de leurs prédécesseurs, ces entreprises technologiques utilisent la même plateforme pour développer leurs activités. Ainsi tous les produits d’Apple partagent la même plateforme de développement. C’est cette démarche qui permet aussi à Amazon de fusionner les données utilisateurs de tous les produits, puis de les vendre ou de s’en servir pour faire de la publicité.

Les grandes entreprises d’hier misaient sur les économies d’échelle liées à l’offre (plus on produit, moins chaque produit coûte cher à fabriquer). Les entreprises plateformes modernes profitent des économies d’échelle liées à la demande, grâce justement à l’effet réseau ( tout nouvel utilisateur est plus intéressant que le précédent). Fondé en 1892, General Electric est restée la plus grosse entreprise mondiale cotée jusqu’en 2005. On peut imaginer que les entreprises plateformes vont faire encore mieux, et poursuivre ce que l’on constate : plus elles grossissent plus elles sont rentables. Ces entreprises ont aussi pour caractéristiques d’investir massivement en Recherche & Développement (avec des budgets bien supérieurs à ceux des Etats), se permettant ainsi de rentrer dans des marchés nouveaux à partir de zéro. C’est comme ça qu’Alphabet s’attaque au marché de la fusion nucléaire, mais aussi des voitures autonomes, ou la cyber sécurité.

Alors, si l’on admet que ces entreprises superstars vont continuer à occuper des positions dominantes, et bousculer l’économie mondiale, est-ce un problème ? Les législateurs et les Etats ont déjà commencé à répondre oui, pour éviter les abus de position dominante qui, en général, ne sont pas bons pour les consommateurs. Mais on ne semble pas en être là de façon évidente. Google et Amazon s’approchent d’une position de monopoles, mais les consommateurs, à première vue, ne semblent pas en pâtir. Ils bénéficient de produits et services toujours meilleurs et moins chers. Le problème est plutôt du côté des potentiels concurrents qui voudraient accéder au marché et s’en trouveraient empêchés. Autre problème : les taxes et impôts auxquels échappent ces entreprises, car la caractéristique des actifs intangibles est qu’ils peuvent facilement passer d’une frontière à l’autre pour optimiser les taxes.

Les propositions et idées ne manquent pas. Jean-Marc Daniel évoque dans Le Figaro de jeudi 6/01 une réduction de la durée des brevets, pour réduire la « rente innovation ». Mais il pense aussi que « le capitalisme va digérer cette nouvelle donne ».

On a aussi les propositions au niveau européen qui sont sur la table, comme la taxation des Gafam ou les règlements DMA (Digital Markets Act) et DSA (Digital Services Act), qui visent à réformer les règles de l’espace numérique et de la concurrence contre ces grands monopoles de la Tech (l’idée est de permettre un accès équitable aux plateformes). C’est pas gagné car les positions ne sont pas encore bien alignées, et déjà les propositions sont critiquées par les juristes. Tout cela en veillant à ne pas étouffer l’émergence de nouveaux acteurs de la Tech en Europe, qui a quand même pris pas mal de retard. Un bon sujet pour la Présidence de l’UE qui est tenue par la France depuis le 1er janvier, pour six mois.

En attendant les superstars de l’âge exponentiel continuent leur croissance.

Une chose sûre : elles nous condamnent à mettre au feu une partie de nos livres de management du XXème siècle, pour nous appeler à réinventer le nouveau monde exponentiel.

De quoi susciter la peur pour certains, l’audace pour d’autres.

A chacun de choisir et d’agir.


D Day

DDAYLes idées ne manquent pas, ni les apprentis entrepreneurs, pour inventer les services et produits Techs qui devraient résoudre des problèmes et même changer le monde, le monde des plateformes. Mais, on le sait, les investisseurs aussi, certains vont marcher, et d’autres vont disparaître à peine nés, faute de clients en nombre suffisant, alors même que techniquement le produit ou le service était peut-être top.

L’histoire commence souvent bien. Le produit est développé et amélioré. On décroche les premiers clients, ceux qu’on appelle les « early adopters ». Ils adorent le produit. Ce sont les mêmes qui achètent toujours ce qu’il y a de nouveau, ils aiment essayer et être en avance sur les autres.

Le problème avec ces clients, c’est qu’ils ne sont pas nombreux. La masse, ce sont plutôt les clients qui n’achètent que s’ils sont convaincus que le produit, le service, ou l’entreprise qui le propose, tient la route, et pour ça, ils regardent combien vous en avez déjà vendu. Si le nombre n’est pas suffisant, ils ne veulent pas prendre le risque et préfèrent attendre. «  Revenez me voir quand vous serez bien implanté sur le marché ».

Oui, mais le problème, c’est qu’avec ma poignée de « early adopters » sur mon carnet de commandes, je n’intéresse pas cette majorité et ils ne veulent pas de moi. Et donc je n’arrive justement pas à m’implanter sur le marché. Je suis devant un « chasm ».

C’est ce dilemme que Goeffrey A.Moore a détecté et pour lequel il a développé un modèle pour s’en sortir dans son ouvrage célèbre « Crossing the chasm ». C’est dans cet ouvrage, qui date des années 90, qu’il donne les clés pour réussir à traverser ce « chasm » et passer des « early adopters » à la majorité des clients, il les appelle les « pragmatiques », qui feront notre succès. Il reste complètement d’actualité et j’en recommande la lecture à tous les entrepreneurs et consultants qui se trouvent confrontés à ce dilemme.

Et pour comprendre son modèle, il utilise une analogie qui résume toute la démarche. Cette analogie c’est celle du « D-Day », le jour du débarquement, le 6 juin 1944.

Quelle est cette analogie ?

On peut décrire la situation comme un but à long terme qui est de prendre le contrôle d’un marché de masse (L’Europe par les armées d’Eisenhower), qui est actuellement dominé par un autre compétiteur (les armées de l’Axe et de Hitler). L’objectif est de rassembler une armée d’invasion (les Alliés). Notre but immédiat, pour entrer sur ce marché, est de partir d’une base « early market » (l’Angleterre) et d’attaquer un segment stratégique (les plages de Normandie). Entre notre base et notre point d’attaque il y a un «chasm » (la Manche). Nous allons traverser ce « chasm » aussi vite que nous le pourrons, avec une force d’invasion concentrée directement et exclusivement sur le point d’attaque (D-Day). Une fois que nous avons conquis et forcé l’adversaire en dehors de ce point d’attaque (sécurisé la tête de pont), alors nous pourrons nous déplacer pour conquérir de nouveaux segments de marché (les régions de France), jusqu’à ce que nous dominions tout le marché (la libération de l’Europe).

Pour traverser le « chasm », Geoffrey A. Moore nous conseille de suivre exactement la même stratégie.

Tout le secret de la réussite c’est bien sûr de bien choisir le point d’attaque, le segment de clients qui sera notre tête de pont, nos plages de Normandie. Et non de tenter de vendre notre service ou produit à tout le monde et n’importe qui, c’est-à-dire à tous les pragmatiques qui vous rejetteront.

C’est donc en se concentrant sur une niche ciblée, et en mettant tous les moyens dont il dispose (c’est-à-dire une surabondance de moyens au regard de la taille de la niche) que l’entrepreneur va pouvoir faire la traversée. Et il sera ainsi armé, une fois la traversée faite, pour se déployer sur les autres marchés.

Car, avec des moyens réduits, pour gagner un marché, il faut viser et se concentrer sur un segment le plus réduit possible (tout en étant quand même une base solide suffisante pour la suite).

Alors, comment choisir le bon point d’attaque ?

En premier lieu, il ne s’agit pas de chercher un marché mais un client. Ça change tout. Les marchés sont toujours une notion impersonnelle ou abstraite. Alors qu’identifier un client, un vrai, rend l’exercice plus probant.

Les techniques à utiliser pour le trouver, ce client et ses semblables, tournent autour des mêmes questions :

  • Qui est-il ? Quel est le client utilisateur ? Quel est le client qui achète ? Quel est le client technicien qui conseille l’acheteur ?
  • Un jour dans la vie du client, avant d’acheter le produit…
  • Un jour dans la vie du client, une fois acheté le produit…

Et pour encore préciser ce point d’attaque, on se pose aussi quelques questions comme :

  • Quelle est la vraie raison qui le fera acheter ? 
  • De quels autres produits ou services a-t-il besoin, en plus du nôtre, pour avoir satisfaction complète ? C'est ce qui permet de créer le réseau de partenaires pour proposer le "produit complet".
  • Où pourrait-il trouver une autre solution pour résoudre son problème ? Et comment traiter cette compétition ? 

C'est en testant ainsi les clients, les groupes de clients, les segments, que peut être identifié le scénario le plus en ligne avec notre produit ou service, et donc le meilleur point d'attaque. Pour cela, interroger et observer nos amis, nos associés, des clients, des partenaires. Oui, c'est ce que l'on appelle aujourd'hui le "design thinking" , du moins en esprit(même si Geoffrey A. Moore n'employait pas ce mot).

Le secret, c'est d'être le plus "focus" possible.

Le point d’attaque est trouvé ?

Alors, prêt pour le débarquement, et lire et relire Geoffrey A. Moore.

C’est le jour le plus long.


Ensemble, Plus, Plus : un modèle disruptif venu de l'Est ?

PinduoduoAvant, quand on parlait d’innovations, de disruptions, de nouveaux produits, on pensait à l’Amérique. On les appelle les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Ils dominent le business des plateformes et du e-commerce…en Occident.

Mais aujourd’hui, il y a aussi les Chinois ; les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). Eux dominent les mêmes marchés, mais en Chine.

Au point de les imaginer imbattables.

Et pourtant, une société qui n’en fait pas partie, créée en 2015, est venue battre Alibaba en nombre d’acheteurs actifs en 2020 : 788,4 millions contre 779 millions pour Alibaba. Cependant, sur le volume de ventes, elle est encore loin d’Alibaba.

Mais ce n’est pas seulement le nombre d’acheteurs actifs qui fait la différence mais aussi un autre modèle économique, et des innovations disruptives.

Le cours de Bourse de cette société était de 33 dollars il y a un an ; il était aujourd’hui à 145 dollars ( et a même atteint les 200 dollars en février).

On dit qu’elle va révolutionner le e-commerce, et briser le mythe de la forteresse imprenable des GAFA et des BATX.

Et pourtant, nombreux sont ceux qui n’en n’ont jamais entendu parlé. Les experts en digital en sont encore à parler des modèles Amazon et Alibaba. Ils vont peut-être devoir s’y intéresser.

Alors, quelle est cette société ?

C’est Pinduoduo, qui veut dire en chinois « Ensemble. Plus (d’économies), Plus (de plaisir) ».

Et son histoire, bien que sur seulement cinq années, depuis 2015, se lit déjà comme un conte de fées. Et aussi comme une belle leçon de stratégie et d’entreprenariat.

Tout y est. Le créateur entrepreneur fils d'ouvriers, les idées géniales et le succès exponentiel, le bien apporté à la société, et notamment aux pauvres agriculteurs exploités par les méchants intermédiaires de la Distribution. 

On peut la trouver ICI et ICI, et dans un article de The Economist de cette semaine.

On commence par le portrait de son créateur, Colin Huang (qui a annoncé aujourd’hui qu’il quittait le conseil d’administration de la société qu’il a créée, pour redevenir entrepreneur de nouvelles aventures). Il est né à Hangzhou (la ville d'Alibaba), de parents ouvriers en usine. Après avoir étudié l’informatique en Chine, il a ensuite étudié aux Etats-Unis, et travaillé pour Google, avant de se mettre à son compte pour « faire de l’argent », et « pour être un peu plus cool ».En 2006, à l'occasion d'un concours, il participe à un dîner avec Warren Buffett, dont il dira qu'il lui a changé sa vision du monde et ses valeurs pour créer ses entreprises (simplicité, suivre le courant, et redistribuer la richesse, comme Warren Buffett envisage de donner 99% de sa fortune après sa mort).

C'est en 2015 qu’il crée Pinhaohuo, dont le business model est construit sur la vente de fruits (comme Amazon, qui avait démarré avec les livres, on commence par un produit dans le bas du marché) : Il s’agit d’acheter à des fermiers des fruits en gros, et de les vendre sur la plateforme directement aux consommateurs, en supprimant tout intermédiaire, et donc en diminuant les prix. Idée intéressante car, en 2015, seulement 3% des fruits étaient vendus en ligne. Mais c’est en 2016 que l’idée de génie arrive, à l’occasion de la fusion de Pinhaohuo avec Pinduoduo, une autre compagnie fondée par Colin Huang, plateforme de commerce en forme de jeu. La société gardera le nom de Pinduoduo.

L’idée de génie, c’est de mettre du jeu (du gaming) dans le commerce : Il s’agit pour les consommateurs de se grouper avec d’autres parmi leurs relations pour acheter en plus grand volume ensemble et ainsi faire baisser le prix. Le modèle consiste à bénéficier de réductions atteignant 90%( !) en invitant des « amis » à acheter ensemble les produits. C’est une forme de shopping fondé sur le flux et la sérendipité d’achat. L’acquisition de données très personnelles sur les clients se fait avec des jeux, des concours et tout un tas d’animations promotionnelles. L’idée aussi est de produire à la demande, en fonction des réservations des clients qui se sont groupés pour acheter ensemble une grande quantité. Le tout a été construit directement pour l’usage sur le mobile (pas d’accès via l’ordinateur), et donc extrêmement bien adapté pour ce canal.

Autre idée intéressante, c’est la confiance sociale : les avis clients sont intégrés au process et visibles dans l’interface, et le contrôle qualité est très strict. Si un produit contrefait est détecté, cela vaut au marchand d’être blacklisté et de payer des pénalités. Pinduoduo s’engage aussi à répondre en 48 heures à un client mécontent et à résoudre son problème.

Autre distinction nouvelle, c’est l’utilisation de la messagerie instantanée, afin de multiplier les moments de consommation en les liant à des moments sociaux, lors de la consultation des SMS ou de ses réseaux sociaux. Ainsi, le consommateur est un butineur. Au lieu d’aller sur le site de commerce avec une idée d’achat précis en tête, là il va pouvoir, dès qu’il consulte son téléphone pour des messages, recevoir des informations sur des produits et recevoir des recommandations de ses amis. Dans ce modèle, l’IA tient bien sûr une grande place. Et utilise aussi les communautés des réseaux WeChat (le Facebook chinois).

Le modèle s’est donc construit d’abord sur les produits agricoles, en voulant permettre aux agriculteurs de vivre grâce aux prix, et en éliminant les intermédiaires, et aussi en supprimant le concept de marques (qui est générateur de coûts de marketing). Tout cela sur des produits du quotidien que les consommateurs achètent en groupe (fruits et légumes de base). La cible privilégiée, ce sont les classes moyennes des « petites » villes chinoises (« petit » en Chine, c’est plus d’un million d’habitants quand même), en forte augmentation. Et tout ce système de d’achat fondé sur le jeu et le social fait fureur en Chine. C’est un peu comme si j’allai me promener dans un centre commercial avec des amis, et y vivre une expérience de découvertes ensemble.

Ce qui pousse aussi l’expansion de Pinduoduo, c’est ce système du C2M (Consumer-to-manufacturer), du fabricant au consommateur. Il se développe sur d’autres produits et a aussi bénéficié de la période de Covid. En effet, de grandes marques européennes et américaines ont créé des usines en Chine, pour l’export vers l’Europe et les Etats-Unis, mais ont aussi trouvé, grâce à la plateforme Pinduoduo, le moyen de placer les produits en marque blanche en Chine, et de récupérer ainsi des données et des insights des consommateurs grâce aux ventes réalisées. Voyant, à cause de la crise Covid (et aussi de la politique américaine contre les importations de Chine), les contrats d’exportation freinés, ce canal de distribution local constitue un bon moyen de se reporter sur la demande locale, et, grâce aux data de Pinduoduo, d’affiner le positionnement et d’améliorer l’offre produit.

Ainsi, un grand producteur d’ustensiles de cuisine, qui collabore avec des marques connues en Europe, comme Le Creuset, a trouvé grâce à Pinduoduo un marché en marque blanche et a doublé ses ventes en Chine, où la demande d’articles de cuisine a bondi, notamment parce qu’un plus grand nombre de personnes mangent à la maison. Le système est vertueux, car il permet de connaître quel type de produit les consommateurs regroupés veulent acheter, et de pratiquement les fabriquer à la demande, sans stocks.

On imagine bien la suite de l’histoire : engranger de plus en plus de données sur les consommateurs et les communautés, et ainsi trouver le moyen de les transformer en revenus pour aider de nouveaux fabricants à bénéficier de la plateforme Pinduoduo et vendre de nouveaux produits. Ainsi, Pinduoduo s’attaque maintenant au tourisme, les voyages, les chambres d’hôtel, les trains, les voyages domestiques. Ils annoncent aussi des initiatives dans l’Immobilier, pour permettre de vendre des appartements en bloc à plusieurs acheteurs, là encore avec un système de jeu, où les potentiels acheteurs déposent un jeton modique, et concourent pour acheter ensemble un lot de maisons.

Cette histoire est un bon cas de transformation continue d’un marché et de développement d’un concept exponentiel : il permet à la fois de satisfaire le consommateur avec des prix bas, et d’exciter son appétit de gaming, tout en offrant aux agriculteurs et manufacturiers un « Business-in-the-box » rentable. Cinq ans pour dépasser alibaba en nombre d'acheteurs, qui l'eût cru? 

Mais, forcément, cette stratégie de conquête de marchés rapide a aussi une contrepartie : des pertes énormes, et tous les revenus réinvestis en marketing. Pour l’année 2020, les pertes sont de 920 millions d’euros (alors que Alibaba en 2020, c’est presque 20 milliards de dollars de résultat net), et 7,5 milliards d’euros ont déjà été levés en dette et capital depuis 2018. Les actionnaires ne doivent pas trop compter sur les distributions de dividendes. Et Pinduoduo se vante de ne pas avoir de CFO; certains y voient déjà source de magouille dans les comptes. 

Et puis, même en Chine, la règlementation peut aussi se durcir, et empêcher de jouer n’importe comment avec les données personnelles, et aussi lever de nouvelles taxes, ce qui peut faire craindre que les profits soient plus difficiles à trouver dans le e-commerce de demain.

Mais pour le moment, pas de quoi verser de larmes pour Pinduoduo. Ce nouveau modèle peut-il au contraire inspirer de nouveaux entrepreneurs dans le monde ?

Dans les bureaux de Pinduoduo, au 23ème étage de la Tour Greenland à Shanghai, une inscription figure sur toutes les portes en verre  : "Confiance en soi".

C'est peut-être le secret.

Ensemble, plus, plus ? 


Réveil d'encroûtés

EncroûtéAvec la crise, les confinements, les fermetures de restaurants et des salles de spectacle, le télétravail, il y en a, on en connaît tous, qui ont eu bien du mal à continuer à travailler normalement. 

Pour ceux qui voient le verre à moitié plein, c’est aussi une période propice à l’innovation, quand on en a encore l’énergie. Et pour ceux qui sont concernés, c’est l’opportunité de « pivoter », c’est-à-dire, comme dans les start-up, de faire autre chose de différent avec les mêmes moyens, ou d’autres. 

Par exemple, Agathe Ranc, dans L’Obs de cette semaine, nous parle d’un métier qui a bien eu le « spleen », les « managers du bonheur ». Oui, vous savez, les fameux CHO (Chief Happiness Officer) qui s’occupent du bonheur des salariés dans les entreprises. Ils sont super nombreux à avoir ce titre (j’ai cherché sur Linkedin : j’en ai trouvé 15.000 ! Diantre, le bonheur n’ a pas de limites). Leur job, c’était d’organiser des tournois de baby-foot et des apéritifs, bref de mettre de l’ambiance dans l’entreprise, pour en faire ces fameuses « Great Place to Work », tellement « Great Place » qu’on ne veut plus la quitter, tellement elle est « trop bien ».

Oui, mais voilà, avec le Covid et le télétravail, il a fallu trouver de nouveaux trucs, avec les Zoom et les Teams pour ces « GO des open spaces ». Mais, comme le dit l’une de ces CHO témoignant dans l’article de L’Obs, ce n’est pas facile, car « il est compliqué de mobiliser des gens en dehors des heures de boulot, parce qu’après une journée devant les écrans, on vomit tous nos ordinateurs et nos téléphones ». Alors, les « Apéros Zoom », bof, non ? Au point de ne plus trop savoir dire de quoi le « chief happiness officer » doit s’occuper.

Mais voilà qu’on a trouvé un nouveau job, même Zuckerberg a fait passé une annonce pour en trouver un pour Facebook, et ce merveilleux job, c’est CRO, mais oui : Chief Remote Officer ; celui qui va avoir comme principale tâche de gérer le télétravail. Voilà une reconversion qui devrait se développer. Au point que déjà les cabinets de management de transition comme EIM en font déjà la promotion pour recruter et placer en entreprise ces fameux « chief remote officer », car ils en sont sûrs, « la demande ne saurait tarder à bondir ».

Pour se prendre une dose d’optimisme et de réinvention de l’entreprise quand tout semblait désespéré, il fallait lire aussi l’article excellent de Marie Charrel, Béatrice Madeline et Aline Leclerc dans le Monde de ce week-end (daté des 7-8 mars) : « Réinventer son entreprise pour surmonter la crise ». Tous les exemples cités sont des TPE ou des PME qui ne voulaient pas se résigner à attendre la reprise en survivant avec les aides de l’Etat. Et l’on y trouve des histoires et des idées qui montrent le génie humain.

Et aussi de quoi donner des idées à d’autres concernés par les mêmes baisses d’activité.

Exemple : votre activité est à l’arrêt, vous disposez d’un grand hangar d’entrepôt :

Philippe Mella est dirigeant dans l’évènementiel, avec son entreprise Lomatec, spécialisée dans la location de matériel pour cocktails et réceptions. Aïe ! Au lieu de pleurer dans son entrepôt de 4.700 m2 rempli de couverts, tables, plateaux en inox et en argenterie, qui attendent la reprise, il en a fait une plate-forme logistique, et a aussi préparé une nouvelle entreprise, « Ecosystème événementiel 93 », agence événementielle écoresponsable qui regroupera des acteurs du département lorsque l’activité redémarrera.

Autre exemple frappant cité, celui de Matthieu Neirinck qui a créé une marque de chaussures en 2015, « Pied de biche » et ouvert trois boutiques, toutes fermées durant le premier confinement. Zut ! 

On fait quoi ? Avec le problème des stocks de chaussures en magasin qui coûtent cher.

Il a lancé en mai 2020 une opération de précommande en ligne : 1000 personnes ont acheté par avance une paire, dont il a lancé la production ensuite, ce qui a permis de produire uniquement la quantité vendue, de limiter les coûts de stock et de réduire le prix de vente. Il prévoit de lancer quatre nouvelles préventes du même genre bientôt, douze l’année suivante, et pourquoi pas d’en faire son modèle à 100% si ça marche bien. Les boutiques existeront toujours, mais surtout pour venir y tester les chaussures à commander.

L’article du Monde donne plusieurs autres exemples d’idées du même genre, où le business pivote vers le « on line », mais pas seulement, ou change de modèle.

Le témoignage de Philippe Mella est aussi une bonne leçon d’entrepreneur : « Avant, j’étais encroûté dans mon métier de loueur de matériel depuis trente-trois ans. Avec ces projets je viens au bureau avec le sourire, je sais que le travail finit par payer. Cette crise va nous permettre de rebondir autrement. Elle nous a obligés à mener une réflexion que, sans cela, nous n’aurions jamais eue ».

Un bon message d’optimisme pour tous les encroûtés, non ? Même sans la crise. 


Du monde connexionniste au capitalisme responsable

Connexion-internet-proS’il y a un concept qui a changé le capitalisme, c’est bien le mot « réseau ». Cela date des années 90. Dans le langage populaire, le réseau c’était plutôt pour parler d’organisations de caractères occultes : le réseau des résistants pendant la deuxième guerre mondiale, mais aussi des organisations à la connotation le plus souvent négative (réseaux de trafiquants). Dans cette utilisation du concept de « réseau », les membres sont en général accusés ou soupçonnés de rechercher, à travers ce mode d’association, des avantages et des profits souvent illicites, grâce à des passe-droits (les francs-maçons) ou même franchement illégaux (la mafia). Aujourd’hui encore, on parle de réseau pour obtenir un stage ou un job, ou un client.

Mais dans l’entreprise, le réseau est devenu la façon d’imaginer l’organisation à l’inverse d’une vision hiérarchique et rigide, ou l’empilement des chefs et des contrôles bloque la prise de décision rapide, et la souplesse. Et dans cette idée de réseau, on trouve la nouvelle forme d’organisation de nos entreprises : l’organisation en projets. Il ne s’agit plus de construire des pyramides d’autorité hiérarchique, mais de faire naître des groupes de projets, en fonction des besoins.

Au point que l’on a pu parlé d’un modèle de « cité par projets ». C’est ainsi que Luc Boltanski et Eve Chiapello, dans leur ouvrage « Le nouvel esprit du capitalisme », voient dans cette « cité par projets » la caractéristique majeure de ce nouvel esprit du capitalisme.

Et c’est vrai que le « projet » est devenu la manière d’exister dans le monde professionnel, voire privé. Si tu n’as pas de projet, tu n’es rien. Ta grandeur personnelle, celle qui va permettre d’être sollicité, et utile, c’est de passer de projet en projet. Et si vous êtes consultant, votre job, c’est de chasser les projets de vos clients, pour en devenir les mentors, aussi de faire émerger les projets ensemble, et de toujours en proposer de nouveaux.

Le bon dirigeant est celui qui a su mettre en place un « management en réseau », avec des projets qui fleurissent en permanence. Il n’est plus le chef hiérarchique, il est devenu « intégrateur », « facilitateur », « donneur de souffle », « impulseur de vie et de sens ». Luc Boltanski et Eve Chiapello ont traité une soixantaine de « livres de management » des années 90 pour en extraire ces formules qui reviennent d’un livre et l’autre et sont des marqueurs de ce nouvel esprit du capitalisme. Il correspond à un monde où celui qui est toujours en projet est celui qui dispose d’un capital social de relations et d’informations, qui en font un « pilleur d’idées » qui balaie le monde et son environnement avec son intuition. A l’inverse, celui qui manque de ce capital ouvert, ou qui ne l’entretient pas, va se rapetisser petit à petit au point d’être réduit à répéter tout le temps la même chose et à se limiter à l’exécution à l’identique de ce qu’il sait faire, en esclave des projets des autres, qui feront de lui un auxiliaire de leur création et de leur projet.

  Pour réussir dans ce nouveau monde « connexionniste », selon l’expression des auteurs, le facteur gagnant est plus dans le comportement et les compétences que dans le statut lui-même. C’est ce qui va contribuer à effacer la distinction de la vie privée et de la vie professionnelle. Les qualités de la personne se confondent alors avec les propriétés de sa force de travail. On va confondre aussi le temps de la vie privée et le temps de la vie professionnelle, par exemple entre des dîners entre amis et des repas d’affaires, entre les liens affectifs et les relations utiles pour raisons professionnelles (le « réseau »).

Autre changement, celui du rapport au capital et à l’argent. Dans le capitalisme du XIXème siècle et du début du XXème siècle, ce qui constituait la voie d’accès principale au monde du capital et l’instrument de la promotion sociale, c’était l’épargne et la possession. Dans le monde en réseau et en projets, le sens de l’épargne existe toujours, mais il concerne moins l’argent, mais plutôt le temps. Epargner, dans ce nouveau monde, c’est être avare de son temps, être judicieux dans la façon dont on l’affecte : à quels projets, pour passer du temps avec qui. C’est réserver du temps pour entretenir les connexions les plus profitables, les plus improbables et lointaines, plutôt que de le gaspiller en rencontrant toujours les mêmes personnes proches, qui vont procurer un agrément affectif ou ludique, mais ne vont pas nous faire vraiment grandir.

Et puis, bien diriger son temps, c’est aussi bien doser le temps consacré à l’accès et à la collecte d’informations, en recherchant l’information pour les bons projets, et non se disperser sans priorités.

C’est aussi une nouvelle forme d’épargne où il vaut mieux louer, et changer de possession en fonction des projets, plutôt que de privilégier la propriété, comme le développera Jérémy Rifkin par la suite également, et donnera des idées aux créateurs d’AirBnb ou de BlaBlaCar.

Depuis cet ouvrage de Luc Boltanski et Eve Chiapello, qui date de 1999, les vingt années suivantes ont confirmé cette tendance, et redonné une forme de légitimité au capitalisme.

Et voilà qu’aujourd’hui une nouvelle mutation est en cours avec le développement d’arguments pour faire du capitalisme un « capitalisme responsable ». C’est notamment l’objet d’un rapport de septembre 2020 de l’Institut Montaigne, par un groupe de travail coprésidé par Jean-Dominique Sénard, Président de l’Alliance Renault-Nissan, et Yves Perrier, directeur général du Groupe Amundi.

Il appelle à un capitalisme qui se préoccupe de l’environnement et du changement climatique, qui est garant de la solidarité des parties prenantes autour des mêmes valeurs, et qui génère une prospérité résiliente et durable. C’est aussi un capitalisme de la « raison d’être ».

Dans un monde connecté, une « cité par projets », ce nouveau « projet » va-t-il emporter l’adhésion vers ce « capitalisme responsable » ?

C’est sûrement aussi une question individuelle pour chacun et pour nos dirigeants, capables, ou non, d’emporter les mouvements collectifs qui rendront possibles ces mutations.


La bonne copine

GOODOn connaît les discours, les appels au secours, les alertes, sur la dévastation généralisée des écosystèmes, l'épuisement des ressources naturelles, le réchauffement climatique.

Au point pour certains de remettre en cause la course à la croissance at au progrès. La sortie de Camille Etienne, militante écologiste de 22 ans et porte-parole du mouvement "On est prêts", lors de l'Université du Medef (rebaptisée Renaissance des Entrepreneurs de France) fin août 2020, qui a osé affirmer qu'il faudrait  "oser réinventer tout ça; peut-être travailler moins, avec un peu plus de sens", a fait le tour des réseaux sociaux, et fait glousser les patrons présents à l'hippodrome de Longchamps pour y assister.

Bien sûr, pour d'autres, comme Emmanuel Macron, revenir en arrière, ce serait revenir à la lampe à huile et au modèle Amish, contre la 5G. Dans Le Monde du 25 septembre, une tribune est signée par quatre anciens conseillers politiques et juristes du numérique, se présentant astucieusement comme "amish du numérique" pour poser la question également :

" Alors que certains considèrent que toute innovation technologique est bonne par essence, nous nous demandons : est-ce que cette innovation va nous aider à mieux vivre ensemble ou bien est-ce qu'elle risque de nous désunir ? ". 

Un autre récit émerge depuis quelques années, et se répand aujourd'hui dans le monde des entreprises, qui se veut radicalement plus rassurant : Il annonce que, grâce justement à des progrès technologiques fulgurants, l'espèce humaine pourra bientôt connaître l'abondance, vivre longtemps et en bonne santé (la mort de la mort), et même conquérir l'espace pour s'y installer. ce futur heureux est celui désigné par le terme de "transhumanisme"

Un chapitre du livre de recueil d'articles "Collapsus", de Laurent Testot et Laurent Aillet, rédigé par Gabriel Dorthe, universitaire suisse auteur d'une thèse sur le sujet que l'on peut trouver en intégralité ICI, vient nous rappeler que ce terme de "transhumanisme" a été employé dans les années 50 par le biologiste Julian Huxley, frère du romancier Aldous Huxley (oui, l'auteur du "Meilleur des mondes" que l'on relit beaucoup en ce moment), qui anticipait le développement des biotechnologies qui permettrait à l'humanité de prendre en charge sa propre évolution. L'ouvrage a pour titre singulier " New bottles for new wine". Il faudra ensuite plusieurs décennies pour imposer la forme en "-isme" du concept. C'est en 1998 qu'est fondée la "World Tranhumanist Association" (WTA), par deux philosophes, le Suédois Nick Bostrom et l'Anglais David Pearce, rebaptisée en 2002 "Humanity+". Des associations du même type se créent alors à travers le monde, dont celle française, fondée en 2010, l'Association française transhumaniste Technoprog ( AFT). 

Une charte "Déclaration transhumaniste" a même été rédigée en 1998 par la WTA, remaniée plusieurs fois, la dernière en 2012, que l'on trouvera ICI

Cette déclaration pose dans son article 1 que " L'humanité sera profondément affectée par la science et la technologie dans l'avenir. Nous envisageons la possibilité d'élargir le potentiel humain en surmontant le vieillissement, les lacunes cognitives, la souffrance involontaire, et notre isolement sur la planète Terre". 

 Elle en appelle ensuite à délibérer, en tant que citoyens, sur l'administration des conséquences des progrès envisagés, et à choisir les éléments à promouvoir. 

Cela n'empêche pas, encore un peu aujourd'hui, certains critiques de présenter ces "transhumanistes" comme de doux dingues, ou, pire, des milliardaires aux idées fumeuses qui voudraient servir leurs intérêts d'investisseurs. Un hebdomadaire s'en prenait cette semaine à des investisseurs comme Xavier Niel qui investit dans des nouvelles formes d'alimentation sans viande, avec des steaks conçus en laboratoires ("L'agriculture cellulaire") ou dans l'entreprise MotifIngredients, avec Jeff Bezos et Bill Gates, qui a pour objectif de fabriquer des alternatives de laboratoires à la viande, aux œufs ou au lait, les soupçonnant de soutenir les antispécistes et le référendum sur les animaux pour nous détourner plus vite de l'agriculture traditionnelle.

Le débat n'est pas fini, et est nourri cette semaine par un dossier du Monde de ce week-end (daté de Dimanche 27/09), "L'entreprise va-t-elle sauver le monde ?", présenté par Nicolas Santolaria, et dont j'ai repris l'image d'illustration pour ce post. Il évoque ces entreprises qui se désignent comme "Good" : Ce sont ces entreprises dont "le projet, les produits et les services s'inscrivent dans des objectifs d'accroissement du bien commun, en retenant quatre thématiques : la réduction de l'émission des gaz à effet de serre, l'éducation, la réduction des inégalités er la santé" (selon la définition d'un rapport de PwC sur le sujet). On est un cran en-dessous des visions transhumanistes, mais le projet relève du même genre d'optimisme. Ce "Good" désigne bien, comme le souligne avec un peu d'ironie Nicolas Santolaria, " une approche proactive, presque chevaleresque, du bien commun, soudain devenu le cœur incandescent du capitalisme." Cela a pris de l'ampleur avec ce mouvement d'entrepreneurs "Tech for Good France". 

Bon, le dossier donne aussi la parole aux sceptiques, comme le sociologue Marc Audétat, coauteur de l'ouvrage " Sciences et technologies émergentes : pourquoi tant de promesses ?" : " C'est marrant, ce terme, "la tech". C'est comme si on assimilait la technologie à une bonne copine, qui vous amène des solutions. On a beaucoup eu, ces dernières années, le sentiment d'une innovation sans progrès. L'intelligence artificielle, la disruption façon Uber, les GAFA ont fini par être perçus de façon très pessimiste, prédatrice et négative. Regardez la série "Black Mirror" : la technologie y incarne le méchant. Le "Good" est donc une réponse à ce climat délétère. En mariant la marchandise et le bien, cette nouvelle mythologie suscite des émotions positives qui permettent aux entreprises de s'insérer sur des marchés porteurs. C'est aussi une réponse à l'impuissance que l'on ressent tous, un discours éthique qui ne mange pas de pain et auquel les gens pourront adhérer facilement."

Alors, cette bonne copine va-t-elle sauver le monde, nous libérer et élargir notre potentiel humain, au point de surmonter le vieillissement, les lacunes cognitives et la souffrance ? 

Question de foi, ou de confiance.