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Qui défendra Jéricho ?

JERICHOC’est un poème de Victor Hugo, dans le recueil « Les châtiments » (1853) qui relate cet épisode de la Bible, de la chute de Jéricho, Josué ayant reçu de Dieu l’ordre d’en faire sept fois le tour, en sept jours, au son de sept trompettes, pour faire tomber les murailles de la ville avant de permettre au peuple d’Israël de l’envahir.

Pendant les premiers tours, le roi de Jéricho se met à rire :

« Quand Josué rêveur, la tête aux cieux dressée,
Suivi des siens, marchait, et, prophète irrité,
Sonnait de la trompette autour de la cité,
Au premier tour qu’il fit le roi se mit à rire ;
Au second tour, riant toujours, il lui fit dire :
– Crois-tu donc renverser ma ville avec du vent ? »

Les remparts sont si solides que ces tours n’y font rien.

Au sixième tour, le roi de Jéricho rit toujours.

Et puis :

« À la septième fois, les murailles tombèrent. »

Selon le récit de la Bible, ce septième jour où les murs de la ville s’effondrèrent, Jéricho fut rasée, sa population massacrée, et le lieu maudit.

Ce récit des trompettes de Jéricho est devenu une expression populaire pour signifier une puissance capable de détruire des préjugés, mais aussi des réalités. Tout dépend de quel côté on se place.

C’est le titre qu’a choisi Henri Guaino pour son dernier livre (« A la septième fois, les murailles tombèrent ») et dont il explique celui-ci dans l’interview qu’il donne au Figaro du 21-22 octobre; et pour lui, nous sommes peut-être au soir du sixième jour :

«  Depuis une quarantaine d’années, la croyance dominante dans nos sociétés est que nous sommes devenus tellement meilleurs, tellement plus intelligents que nos aïeux que les malheurs et les catastrophes qu’ils ont vécus ne peuvent pas se reproduire ».

« Ça ne peut plus nous arriver. Ni la guerre, ni les guerres civiles, ni les guerres de Religion, ni les grandes crises économiques comme celle des années 30. Même les pandémies ne pouvaient plus nous arriver et nous avions cessé de nous y préparer ».

D’où son diagnostic pour aujourd’hui :

« Comme « l’histoire ne se répète pas », on a cessé de lui attacher de l’importance et on a jugé qu’elle n’était pas utile et qu’elle était au mieux un ornement de l’esprit. On devrait se demander pourquoi, si l’histoire n’a pas d’importance, l’assassin de Samuel Paty a assassiné un professeur d’histoire et pourquoi l’assassin de Dominique Bernard cherchait un professeur d’histoire.

L’histoire ne se répète pas à l’identique, mais elle nous apprend ce qu’est la nature humaine qui, elle, ne change pas. Et dans la nature humaine il y a le plus fécond et le plus dangereux. Le plus dangereux c’est la violence sauvage, animale, primitive de l’homme que la culture, la civilisation, la civilité, les institutions, l’école, l’Etat, s’efforcent tant bien que mal de contenir. Quand l’effort se relâche, quand on fragilise ces remparts, le risque grandit que l’homme redevienne brute, que la foule devienne meute et que la violence dévore tout sur son passage. A force de penser que cela ne peut plus nous arriver, de nier la nature humaine et sa sauvagerie, nous avons préparé une fois de plus le grand retour de la violence ».

Pour Henri Guaino nous sommes, c’est-à-dire nos gouvernants et nos élites, comme ce roi de Jéricho qui continue à rire dans sa tour sans voir la violence et les ennemis de toutes sortes qui s’apprêtent à faire tomber nos murailles avec leurs trompettes, tant les fondations sur lesquelles reposent nos sociétés occidentales sont devenues fragiles.

La vision d’Henri Guaino sur l’état de nature rappelle celle de Thomas Hobbes, dans son « Léviathan » (1651), pour qui l’état de nature est précisément « un état de guerre de chacun contre chacun », où les passions humaines entraînent une compétition meurtrière entre les individus. Pour Hobbes, il nous faut renoncer à certaines libertés au profit de la sécurité, et, pour cela, la solution qu’il défend, c’est celle d’un pouvoir central, la monarchie, fort. C’est le monarque, le chef, qui assure le bien-être des sujets qui lui confient par contrat l’administration de l’Etat. Pour résoudre les problèmes, on devine que Henri Guaino, qui fut conseiller de Nicolas Sarkozy à l’Elysée, aime bien cette idée du chef qui rétablit l’autorité politique.

Mais on peut aussi aller lire ou relire John Locke et son «Second Traité de gouvernement civil » (1690), presque 40 ans après Hobbes, qui décrit, lui, les individus comme des êtres rationnels et égaux parfaitement à même de régler leurs conflits. Mais, comme le risque de chaos existe toujours, cette éventualité appelle à recourir au gouvernement civil pour assurer la paix. Le contrat proposé est cependant différent de celui de Hobbes. Il s’agit plutôt de rechercher un consentement mutuel par lequel un individu « peut convenir, avec d’autres hommes, de se joindre et s’unir en société pour leur conservation, pour leur sûreté mutuelle, pour la tranquillité de leur vie, pour jouir paisiblement de ce qui leur appartient en propre ». Lui défend plutôt une monarchie parlementaire (pas encore un régime démocratique ; on est en 1690, et, même en France, c’est Louis XIV qui est l’autorité politique), avec un souverain régulé par une instance représentative, et non une conception théocratique de l’Etat.

Ce qui fonde le gouvernement civil, pour Locke, c’est le droit de propriété que doit protéger l’Etat, c’est-à-dire protéger les droits fondamentaux de l’individu, sa liberté, son intégrité physique, et la propriété acquise par le travail, mais, avant d’être propriétaire de biens, on est d’abord propriétaire de sa vie et de sa liberté. C’est donc un conception de la propriété large que propose Locke.

Et ce qui fonde pour Locke la société politique, c’est le consentement des individus : «Un homme qui s’est joint à une société, a remis et donné ce pouvoir dont il s’agit, en consentant simplement de s’unir à une société politique, laquelle contient en elle-même toute la convention, qui est ou qui doit être, entre des particuliers qui se joignent pour former une communauté. Tellement que ce qui a donné naissance à une société politique, et qui l’a établie, n’est autre chose que le consentement d’un certain nombre d’hommes libres, capables d’être représentés par le plus grand nombre d’eux, et c’est cela, et cela seul qui peut avoir donné commencement dans le monde à un gouvernement légitime ».

Pour protéger la société et en assurer le bon gouvernement, certains pensent plutôt au retour de régime autoritaire, d’autres à la représentation du peuple, où même à la prise en main des problèmes par la société civile et aux dirigeants d’entreprises.

Car même les dirigeants d’entreprises sont concernés par ces débats qui concernent aussi l’économie et les stratégies.

Alors, comment défendre Jéricho, au lieu de rire dans la tour ?

Guaino, Hobbes, Locke : bonne recherche.


Qui peut sauver la démocratie ?

DemocratieL’esprit des Lumières, c’est ce courant philosophique né au cours des 17ème et 18ème siècles, objet du manifeste de Kant, en 1784, « Qu’est-ce que les Lumières ? », « Sapere Aude » : penses par toi-même.

L’esprit des Lumières considère que le développement humain consiste à penser par soi-même, par la science et l’observation, source de progrès humain, et non par l’asservissement à la pensée de ceux qui veulent prendre le pouvoir sur nous. A l’époque, on visait l’Eglise et les serviteurs de la monarchie.

Mais cet esprit des Lumières a deux origines, et est la cause d’un schisme dans la civilisation américaine, et plus globalement en occident.

C’est la thèse que développe, dans un gros ouvrage très documenté, qui revient sur toute l’histoire de l’Amérique depuis ses origines, Seth David Radwell, « American schism », best-seller aux Etats-Unis.

Seth David Radwell est un entrepreneur et ex-dirigeant d’entreprises américaines, qui s’est plongé dans l’histoire de l’Amérique et de la philosophie pour tenter de comprendre et éventuellement de proposer des réponses à, ce qu’il identifie comme une crise majeure de la démocratie.

Les deux origines dont il parle sont la version « modérée » des Lumières, en comparaison d’une version « radicale », incarnées chacune par des penseurs, des philosophes et des personnalités politiques distinctes, en France comme aux Etats-Unis (car ce sont ces deux pays qui sont à l’origine de ce courant des Lumières, d’où aussi leurs similitudes politiques d’origine). Et ce sont les héritiers de ces deux versions qui s’opposent encore aujourd’hui, et, par leurs conflits, mettent en danger la démocratie et le « vivre ensemble ».

La version « modérée », c’est celle qui considère que pour diriger les affaires d’un Etat, et les citoyens qui le composent, il est important que les dirigeants soient les plus éclairés possibles, et que les citoyens eux-mêmes qui y participent soient eux-mêmes dotés de compétences particulières. La démocratie, oui, mais pas pour tout le monde ; seuls les plus intelligents y ont droit de parole et d’autorité. D’où les tendances à ne pas inclure dans les électeurs et dans les dirigeants des personnes trop éloignées de ces critères.

La version « radicale » c’est celle qui considère que tous les citoyens sont égaux et ont voix au chapitre, et que si certains n’ont pas encore les capacités comme les autres, c’est justement le rôle de l’éducation et de l’Etat de leur permettre d’acquérir et de développer ces capacités. D’où cette vocation à offrir l’éducation gratuite pour tous, et à ouvrir le droit de vote et de participation à tous.

Pour l’auteur cette double origine perdure aujourd’hui et est même l’explication de ce schisme qu’il identifie, et de la crise de la démocratie qu’il ressent.

Car, alors que les Lumières prônaient que la recherche de la vérité était l’objet du progrès, et était guidée par la science et l’observation objective, il constate qu’aujourd’hui la vérité et les faits sont remis en cause par les opinions et ce qu’on appelle la « post-vérité » : toute opinion est bonne et la vérité n’existe pas. Pour les partisans de la post-vérité, les post-modernes, tout est fluide et relatif, la vérité absolue n’existe pas, et est même suspecte, car véhiculant l’opinion de ceux qui veulent dominer (oui, ces mâles blancs, qui ont toujours cherché à dominer les autres). Et donc, la frontière entre ce qui est faux et ce qui est vrai n’existe pas. La Raison et la science ne sont que des idéologies, des mythes créés par les humains .

La version « modérée » des Lumières, c’est celle qui a engendré les dirigeants d’aujourd’hui qui pensent que dans la cité et la démocratie, il y a « nous et les autres », ceux qui pensent bien contre les autres. C’est la vision des dirigeants et politiques qui voient dans les milieux économiques et les entrepreneurs et start-up la quintessence de la gouvernance de la Nation, et oublient les autres.

Les autres, ce sont les partisans de la version « radicale », qui se sentent oubliés et négligés. Ce sont ces « working class », le « peuple », qui manifestent leur rancœur et qui ont donné naissance à ce qu’on appelle maintenant le « populisme » que l’on peut décrire comme le mouvement politique qui répond aux « gens ordinaires » qui ressentent que leurs préoccupations ont été négligées ou leurs besoins marginalisés par les leaders politiques établis. Le fondement de ce mouvement est une réaction contre les élites, à qui l’on conteste de vouloir dicter ou imposer leurs politiques sous prétexte qu’elles sauraient mieux que tout le monde ce qui est bon pour les gens « ordinaires ».

Ce monde où chacun défend sa propre vérité, où la vérité absolue a disparu, est encore plus fortement exacerbé par les technologies et les réseaux sociaux. Car ce qui fait la valeur du business de ces réseaux sociaux, comme le souligne l’auteur, c’est de recueillir le maximum d’attention, et donc de diffuser des opinions les plus en rupture possible. Pratiquement, la « désinformation » est finalement « encouragée » par le business model des plateformes. Chacun peut créer un business et faire de l’argent en influençant et en racontant ce qu’il veut sur ces plateformes. Ce qui rapporte, ce n'est pas de dire la vérité, mais d’attirer le maximum d’attention. Encore de quoi menacer , et affaiblir, la démocratie. Et quand on voit que 16% des américains croient que la terre est plate (en France nous ne sommes que 9%, mais quand même), on comprend que ça marche.

Ce qui rend encore plus difficile la recherche de la vérité, c’est aussi, paradoxalement, la multiplication des données et des informations auxquelles nous avons accès. Il y a de quoi se perdre entre les fausses et les vraies informations, et ceux qui veulent nous influencer ont à leur portée une masse de moyens et d’outils comme nous n’en avons jamais eu dans le passé. On n’ose imaginer ce que les dictateurs d’hier auraient pu en faire. Mais on voit bien ce que les dictateurs d’aujourd’hui en font ou peuvent en faire. Et l’on peut constater un regain de pouvoir des régimes autocratiques, en Chine, en Russie, en Turquie, qui essayent même de nous persuader que la démocratie est moins efficace en termes de résultats et d’action publique. Et même dans les démocraties, certains doutent ou s’en détournent : Seth David Radwell cite un chiffre alarmant : Aux Etats-Unis, 30% des millenials considèrent qu’il est essentiel de vivre en démocratie, alors que les autres 70% disent avoir perdu la foi en la démocratie comme forme de gouvernance. Sans parler du faible taux de participation aux scrutins de la jeune génération, que l’on constate d’ailleurs aussi en France à chaque élection.

Alors que faire ?

Les dernières pages du livre évoquent le rôle de la société civile pour retrouver la voie de la Raison pour « battle unraison with raison », et faire revivre un idéal méritocratique, où les personnes les plus qualifiées peuvent accéder aux postes de responsabilités, permettant de constituer un capital humain collectif.

Il est convaincu que la restauration de la démocratie nécessitera l’engagement de la société civile et des leaders, ainsi que des dirigeants d’entreprises, pour agir par le bas face à un débat politique qui a perdu en qualité et en capacité de rassembler et d’unir sur des valeurs communes. Car dans l’entreprise, qui n’est pas néanmoins une démocratie, on parle encore d’unité et de valeurs communes, et les dirigeants y sont garants de ce qui en constitue le système méritocratique, où les personnes sont reconnues pour ce qu’elles font et non pour ce qu’elles sont.

Car la démocratie, rappelle-t-il, ne consiste pas à ce qu’un camp gagne contre un autre pour imposer sa soumission. Mais à accepter, comme le formule Seth, que « Everyone belongs in the conversation ».  Gagner, dans une démocratie, identifie qui a l’autorité pour mener la conversation, diriger le comité qui sera responsable de formuler les politiques. Mais la conversation doit inclure à la fois les « gagnants » et les « perdants ». C’est même la responsabilité des gagnants de ramener les perdants dans cette conversation. Ceux qui les excluent sont précisément ceux qui dirigent en Chine, en Turquie, en Russie, et constituent ces régimes autocratiques. Alors que le régime démocratique est celui qui dirige pour tout le monde, et non par le conflit (comme pourtant nous y encourageraient les réseaux sociaux).

Comment la société civile et les dirigeants d’entreprise peuvent ils concrètement agir et participer à la renaissance de la Raison et de la démocratie ?

C’est, paraît-il, le sujet du prochain livre de Seth David Radwell.

C’est aussi le sujet de la conférence qu’il donne lundi 9 octobre à l’occasion de son passage à Paris, organisée par le Cercle Colbert.


Pouvoir de vieux

BidenDans la société, comme en politique, on dirait que ce sont les « seniors », ces fameux baby-boomers, qui vont faire la loi, du moins en Amérique. Sait on que d’ici 2040, le nombre d’américains de plus de 85 ans va doubler par rapport à 2020 ?

C’est tout le sujet d’un article du Figaro, par Hélène Vissière, du samedi 30 septembre.

C’est William Kole, auteur de « The big 100. The new world of super aging », qui le dit : « Les plus de 65 ans forment déjà le plus gros bloc d’électeurs dans la plupart des Etats car ils votent plus que les jeunes. Ils ont tendance à choisir des candidats proches de leur tranche d’âge. Et les Blancs étant largement majoritaires, conséquence des inégalités socio-économiques, ils penchent davantage côté républicain ».

Au niveau de l’Etat américain, pas besoin d’attendre 2040, Joe Biden a déjà 80 ans, et son principal challenger, Donald Trump, en a 77. Pas mieux au Congrès, où un membre sur quatre a plus de 70 ans, et où l’âge moyen des sénateurs est de 64 ans.

Mais certains octogénaires dominent aussi la scène, avec Harrison Ford, 81 ans, qui rempile avec le cinquième Indiana Jones, ou Mick Jagger qui, à 80 ans, remplit encore les stades.

L’auteur de l’article en conclut que « les baby-boomers retardent leur départ à la retraite ».

Alors, forcément, on se demande si c’est une bonne chose ou pas d’avoir des dirigeants aussi âgés. On va leur accorder les vertus de l’expérience, de la sagesse (quoique), mais on va aussi dire qu’ils sont plus dans le coup, comme la chanson de Sheila, reprise dans le film de François Ozon, Huit femmes, pour ne pas dire des vieux cons.

Le Figaro rapporte une anecdote de l’audition du patron de Tik Tok par des élus du Congrès américain, « qui semblaient ignorer le fonctionnement d’internet ». C’est William Kole, encore lui, qui parle de « vieille garde » en décalage avec les préoccupations de l’électorat plus jeune : « Elle s’intéresse davantage aux problèmes de retraite, par exemple liés à sa génération, qu’à l’endettement étudiant ou au réchauffement climatique ».

Une bonne nouvelle, en France, Gérard Larcher, 74 ans, vient d’être réélu par ses pairs Président du Sénat pour la cinquième fois.

Il est dans le coup, alors.