Les loisirs vont-ils disparaître ?

Temps-libreOn distingue généralement la vie professionnelle et la vie personnelle. Et nombreux sont ceux qui sont attentifs à ce qu’il existe un bon équilibre entre les deux, pour ne pas voir sa vie personnelle mangée ou annihilée par les occupations professionnelles.

La vie professionnelle, c’est celle où l’on travaille, en échange d’un salaire, ou, pour l’entrepreneur, celle où l’on s’occupe des clients et du chiffre d’affaires.

A l’inverse, la vie personnelle, c’est celle de nos loisirs et de nos hobbies, celle où l’on ne parle pas d’argent, où l’on consomme pour le plaisir. Je peux faire du bricolage, la cuisine, faire les boutiques pour acheter les vêtements qui me plaisent.

Mais voilà, une nouvelle tendance est maintenant apparue, surtout parmi les jeunes générations, qui consiste à monétiser ses hobbies et ses projets personnels, que les anglo-saxons appellent les « side hustle ».

Ce sont les réseaux sociaux qui ont fait naître ces vocations. J’aime la cuisine, alors je fais un site ou une chaîne Youtube pour présenter mes recettes, et par la même occasion, grâce à la fréquentation de ma chaîne, je recueille des revenus publicitaires, je fais la promo de marques, et mon hobby est devenu une source de revenus, je suis moi-même un influenceur.

Même chose avec la mode, les voyages, l’artisanat, le bricolage, la liste est infinie.

Si j’aime aider mes voisins en faisant leurs courses, il y a un site pour me rémunérer dans ces tâches et trouver de nouveaux « voisins » pour avoir une source de revenus complémentaires.

Déjà BlaBlaCar avait fait de l’autostop un business.

Mais alors si tous mes hobbies deviennent des business, peut-on encore parler de hobbies ? Est-ce que je ne deviens pas un individu qui ne vit que par l’argent et le business, ne laissant plus de place à des occupations gratuites, ou pour me relaxer sans arrière-pensée ?

Si aider mes voisins, cuisiner, acheter des vêtements deviennent des business, reste-t-il de la place pour l’aide gratuite, le plaisir de flâner ou de cuisiner ? Et cela n’est-il pas un danger pour notre vie en société, nos relations humaines étant complètement happées par l’argent ? On devient tous des entrepreneurs de nos hobbies. C’est pourquoi on n’utilise plus le mot « hobby » mais « side hustle », pour bien signifier que je fais de l’argent avec mes projets et hobbies personnels.

Les sociologues s’intéressent à ce phénomène pour tenter d’en analyser les conséquences sociales et économiques.

Je lis ICI que 39% des américains déclarent avoir un « side hustle », et le pourcentage monte à plus de 50% pour les générations Y et Z. Tous ces entrepreneurs en herbe pullulent dans les réseaux sociaux, et même Linkedin.

Des plateformes sont également apparues pour permettre d’y venir monétiser nos hobbies et « side hustle », comme Shopify ou Etsy.

Les entreprises ne voient d’ailleurs pas d’un mauvais œil que leurs employés aient ainsi une seconde vie d’entrepreneurs grâce à ces projets et hobbies monétisés. Ils y voient la marque d’un tempérament d’entrepreneur, qui peut aussi avoir de l’intérêt pour l’entreprise. Et cette passion touche même les étudiants.

Car pour les jeunes générations, cela offre une source de revenus dès leur plus jeune âge, à 15 ou 16 ans, et elles y prennent goût pour toute leur vie, comme une source de revenus complémentaires, voire pour en faire leur business et lancer leur entreprise.

Allons-nous devoir nous habituer à ces pratiques ? Ou nous méfier des risques pour notre société ?

Peut-être, pour trouver les réponses, pouvons-nous en faire un projet et le monétiser sur une plateforme ? Certains y ont peut-être déjà pensé.


Lien libidinal

LiensPour analyser les organisations et le lien des individus à leur entreprise, la sociologie peut aussi recourir à la psychanalyse, et en appeler à Freud.

C’est ce que fait Philippe Bernoux, dans son ouvrage référence, « La sociologie des organisations ».

Car Freud s’est en effet intéressé aussi aux organisations. La relation, objet premier de la psychanalyse, peut être étendue comme modèle au domaine de la société et des organisations.

Et notre lien avec les autres passe par une forme d’attachement ( identification, amour, solidarité, hostilité), et tout lien, selon Freud, est un lien libidinal, c’est-à-dire un investissement affectif qui fait jouer les émotions. Et ce sont ces investissements affectifs qui font qu’un groupe, une équipe, existe.

Ce n’est pas le travail ou le projet qui crée le groupe, mais bien ce lien libidinal entre un individu, son supérieur, ses pairs. Et faute de ce lien, les organisations seraient menacées de perdre leur force et de disparaître. C’est ce qu’on appelle dans les relations entre associés l’affectio societatis, mais la psychanalyse y voit une condition pour tout groupe ou communauté. Ce qui permet la création et la permanence des liens dans un groupe n’est autre, en fait, que l’amour, grâce auquel le groupe doit sa cohésion. C’est cet amour qui lie les individus au père (le chef) et aux frères (les égaux). Et l’on pourrait y ajouter, pourquoi pas, les clients, les fournisseurs, les partenaires, les consultants. Toute une filière de liens libidinaux.

C’est donc la nécessité de ce lien libidinal qui va structurer un groupe dans le fonctionnement de l’organisation.

Et l’on va considérer que la bureaucratie qui aboutirait à une forme de refus de la relation face à face (avec des process de travail qui nous transforment en robots sans affects) provoquerait une rupture de la relation au père, le chef pouvant être considéré comme un substitut de celui-ci.

On pourrait d’ailleurs aussi se demander si cette habitude que l’on a prise de réunions en Teams ou Zoom, et de ne plus trouver de goût aux réunions physiques (« à quoi sert de se réunir si on peut le faire en visio ? » m’a-t-on dit récemment), ne va pas affaiblir ce lien libidinal qui fait la sève de l’entreprise, et donc la capacité créative de nos entreprises.

Mais la vision d’une société fondée sur l’amour du père et l’égalité des frères n’est toutefois pas celle de Freud. Deux notions viennent s’ajouter pour poursuivre notre analyse psychanalytique de l’organisation et des groupes qui la constituent.

Celle de l’ambiguïté de la figure du chef.

Le chef, comme le père, est celui qui séduit les fils, mais aussi une figure menaçante, agent de la castration, toujours susceptible d’abuser de son pouvoir. Les fils ne pourront alors conquérir leur autonomie qu’en se révoltant, et en désirant le meurtre du père. D’où l’ambiguïté de la notion de pouvoir dans l’entreprise.

Autre sujet, celui de l’altérité.

Le moi, selon Freud, ne se construit que par la reconnaissance de l’autre. Mais cette différenciation peut alors rompre l’égalité des frères et leur communauté. Et donc la communauté est en permanence menacée par l’altérité, l’expression de cette différence. Pour rester soi-même il faut être différent, mais être différent c’est aussi s’opposer, et risquer de briser la communauté par l’exercice d’une pulsion de destruction.


Comme le dit Freud dans « Malaise dans la civilisation » : « L’homme est en effet tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagement, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer ». Et il faut donc défendre la civilisation contre cette pulsion des individus.

Pour éviter cela dans les organisations et les communautés de l’entreprise, la solution est de renforcer la cohésion du groupe en mettant l’accent sur ce lien libidinal, et d’empêcher l’agressivité de s’exprimer entre les membres du groupe. Tout l’enjeu est de permettre la différence et l’altérité tout en gardant l’unité, et donc de respecter les différences. Tout ça s'est d'ailleurs compliqué aujourd'hui avec les mouvements woke, où il faut faire attention à toutes les différences et éviter les impairs au risque de se faire accusé de sexiste ou raciste, entre autres. La cohésion et l'unité demandent un vrai savoir-faire.

Ce que nous permet de comprendre cette approche psychanalytique de la sociologie des organisations, c’est bien l’importance de ce qu’on appelle le lien social, qui se manifeste dans la libre expression du lien libidinal freudien, et l’unité dans le respect des différences, pour éviter la pensée unique du chef qui abuse de son pouvoir.

Et peut-être faire vivre ce lien dans les rencontres et échanges réels et physiques, que Zoom et Teams ne permettent pas aussi bien.


Metaverse et Web 3 : Un monde sans Etats ?

MetaverseAAAJe recevais cette semaine Sébastien Borget, fondateur de The SandBox, et Diana Filippova, auteur de « Techno Pouvoir », pour débattre ,lors de la conférence de PMP au collège des Bernardins, sur le sujet du Web 3 et de l’avenir du Metaverse. L’occasion de les interroger sur le pouvoir et l’avenir de ces technologies.

Un moment passionnant.

Tous deux sont de la même génération, celle (la dernière) qui a connu l’ancien monde sans ces technologies, et le nouveau monde en train de naître, celui de jeux vidéo et des réseaux sociaux, mais avec des parcours différents. Les suivants sont nés directement avec les nouvelles technologies et les réseaux sociaux. _DSC4646

_DSC4742Sébastien, c’est le« geek », fan de jeux vidéo, avec une envie : celle de pouvoir créer lui-même des jeux vidéo. Et c’est cette pulsion qui a fait naître The SandBox, devenu une plateforme de créateurs de jeux, mais aussi, avec la monétisation grâce à la Blockchain, une plateforme d’échanges et une marketplace, pour créer des expériences au-delà des jeux, mais toujours gamifiées, qui a attiré plus de 400 marques. Ces marques qui ont du mal à comprendre la génération des « digital natives », qui représentent aujourd’hui plus de la moitié de la population sur terre.


_DSC4672Diana, elle, a été interpellée par ce que l’on a appelé la pensée « techno critique », et a voulu comprendre, dans ce livre « Techno Pouvoir », les causes qui nous déterminent, par la technologie, pour nous permettre justement de ne pas nous laisser déterminer, ou asservir, par les technologies.

Ce qui rend aujourd’hui le Metaverse, et The SandBox, attractif pour les marques, c’est l’opportunité Marketing de recréer le lien avec les nouvelles générations, tout en gardant le contrôle des données. Les plateformes et réseaux avaient réussi à faire venir les marques, mais ces marques perdaient le contrôle des données, qu’elles devaient racheter aux plateformes. Avec le Metaverse, nouvel espace 3D virtuel, elles peuvent créer de nouvelles expériences plus sociales, et permettre aux utilisateurs de cocréer ces expériences, tout en gardant la propriété des données. Le succès est déjà là : là où le temps d'attention dédié au visionnage d'un seul contenu sur les réseaux et plateformes est de deux à vingt secondes, le temps passé dans les expériences du Metaverse est plutôt de trente minutes à une heure trente.

Le Metaverse, et The SandBox, c’est aussi l’émergence d’une « Creator Economy », qui permet aux créateurs d’être rémunérés pour les contenus et le trafic qu’ils apportent, avec une redistribution de valeur plus équitable que sur les plateformes traditionnelles. Sébastien Borget nous a rappelé que, avec 10 millions de vues sur Tik Tok, vous gagnez 20 dollars, alors que quand vous êtes sur Roblox (un autre Metaverse) et que vous avez le jeu le plus populaire, avec des centaines de millions d’utilisateurs, vous gagnez vingt millions de dollars par an. Le but de The SandBox est de redistribuer 95% de la valeur apportée aux créateurs eux-mêmes, et de la redistribuer immédiatement grâce à la technologie Blockchain. On retrouve les principes de l'économie collaborative et circulaire, représentée par Oui Share (dont Diana Filippova a été un porte parole). Et cette économie crée aussi de nouveaux emplois, tels des organisateurs d’évènements, des organisateurs de conférences, des DJs, des guide touristiques, des agents immobiliers virtuels.

Avec ces nouveaux mondes virtuels qui se développent, avec nos avatars, qui nous permettent de vivre plusieurs personnalités, dans une vision très libertarienne du monde, on s’est demandé ce qui allait en assurer la régulation. Comment éviter que les avatars s’entretuent, volent ou arnaquent dans ce monde ? Y-a-t-il besoin d’une police, et laquelle ?

Diana Filippova évoque Hobbes et le Léviathan pour rappeler que toute communauté, physique autant que virtuelle, a tendance à créer ses propres instances de contrôle par elle-même. On peut imaginer d’être dans un monde « d’anarchie virtuelle » (toujours moins dangereuse qu’une anarchie dans le monde réel), ou dans un univers très contrôlé. Ce sont les individus qui apporteront la réponse.

Dans The SandBox, le monde est régulé par un code de bonne conduite, et une modération. Dans un jeu dont l’objet est la guerre et l’élimination des autres, comme Fortnite, les règles ne seront pas les mêmes que dans The SandBox, qui a un objet social qui ne permet pas ces comportements.

Là où l’on pourrait craindre que ces espaces virtuels soient appropriés par des régimes autoritaires ou des complotistes (Ainsi Roblox a été suspecté d’héberger des groupuscules politiques extrémistes), Sébastien Borget cite aussi l’utilisation de ces nouveaux mondes pour une expression positive comme par exemple VistaVerse, qui s’est installée sur The SandBox pour créer un espace pour manifester pacifiquement pour différentes causes sociétales.

Tout cela en est encore au début, et les questions juridiques sur le droit applicable dans ces monde virtuels fait déjà l’objet de débats et de propositions par différentes instances ou groupes de réflexion (comme Meta Circle ou France Meta). Comme toujours, les Etats sont toujours un peu en retard sur les pratiques quand on parle de nouvelles technologies. Pour l’instant, comme l’a fait remarquer Diana Filippova, « c’est le no man’s land ».

Avec ces communautés qui se développent dans ces espaces virtuels, sans espaces géographiques délimités comme dans le monde physique, on pourrait se demander si on aura encore besoin d’Etats, et pour faire quoi. Le monde des metaverses et du Web 3 revendique déjà son existence propre, et la reconnaissance de la propriété des actifs et crypto actifs propres à ce monde.

Une lettre ouverte signée par cinq acteurs du Web 3, dont Sébastien Borget, a été adressée cette semaine à Bruno Le Maire pour revendiquer le soutien. La lettre se termine par :

«   Les entreprises du secteur ont su se rendre attractives auprès des investisseurs privés. Elles n’ont pas besoin de subvention. Ce qu’il leur faut c’est un mouvement ambitieux qui bénéficiera à l’ensemble des citoyens en mettant à leur disposition ces technologies dans leur quotidien. ».

Peut-être que le Metaverse ne sera pas un monde sans Etats, mais, sûrement avec des acteurs qui vont rebattre les cartes, et une puissance publique qui va devoir, elle aussi, s’adapter.

On a tous compris que ce nouveau monde est déjà là, et que chacun va devoir aussi s’y adapter, et en première ligne les nouvelles générations de créateurs.

(photos : Serge Loyauté Peduzzi


Comparologie

ComparaisonLa société dite de consommation, celle que l’on connaît depuis l’après-guerre, peut être vue comme une lutte permanente entre le consommateur qui exerce sa liberté, libre de ses actes et d’acheter ce qu’il veut, et l’entreprise qui, grâce à la publicité, tente de le ramener dans le droit chemin, et de le convaincre, grâce à différentes stratégies, de s’abandonner à telle marque, et de tirer parti de toutes les faveurs qu’elle peut lui apporter.

Or, aujourd’hui, grâce aux nouvelles technologies, et particulièrement l’intelligence artificielle, nous disposons d’une nouvelle faculté, celle de pouvoir comparer, à tout instant, toute chose avec toute autre. C’est ce que nous rappelle Eric Sadin dans son opus critique sur « l’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle », au sous-titre éloquent, « Anatomie d’un antihumanisme radical ». De quoi prendre un peu de hauteur sur ces technologies qui continuent à la fois à nous fasciner, mais aussi parfois à nous faire peur. C’est le propre de cette « quatrième révolution » que nous n’avons pas fini de découvrir.

Et cette « comparologie » sévit partout.

La comparaison, c’est justement le principe de l’intelligence artificielle qui, grâce à des algorithmes, peut effectuer à grande vitesse des mises en comparaison entre les volumes de données traitées et un modèle déterminé afin d’évaluer leur niveau de similitude.

Alors, pour le consommateur, il est possible de tout comparer grâce à tous les sites comparateurs de prix qui ont été créés depuis 2010. On compare les assurances, les hôtels, les voyages, les billets d’avion, les locations de voitures, tout.

Mais cela concerne bien sûr aussi les entreprises. Ainsi Inditex, leader mondial de la confection textile, propriétaire notamment de Zara, compare en permanence les références de nombreuses marques et les comportements des personnes à l’échelle mondiale afin d’ajuster la conception de ses produits en fonction des tendances du moment.

On peut aussi comparer les tendances grâce à des sites comme Product Hunt ou Betalist, Hype Urls, Launching Next...Tout un business « qui cartonne ». 

La comparaison sévit aussi au sein des entreprises, avec des systèmes qui viennent mesurer les performances du personnel en observant les usages des ordinateurs, le port des capteurs, pour étudier les gestes et cadences. Il s’agit moins de comparer les personnes entre elles que de comparer les comportements à des normes de référence, et ainsi d’estimer la faculté des employés à s’ajuster à ces modèles et normes. C’est ce genre d’approche qui permet aussi aux banques d’investissements de détecter les fraudes et les futurs probables Jérôme Kerviel. 

C’est le retour, sous une forme « I.A », du « benchmarking », qui consiste à se comparer « aux meilleurs » pour ainsi mettre en œuvre des procédés qui sont supposés conduire aux meilleurs résultats. Le « benchmark » est l’étalon de mesure que les employés doivent adopter et dont il sera possible de juger, grâce aux systèmes mis en place, de leurs aptitudes à s’y conformer.

Cette « comparologie » concerne aussi les acteurs économiques qui sont encouragés à faire jouer la concurrence pour choisir le meilleur territoire pour leur implantation, et choisir le lieu estimé le plus avantageux. C’est le but du programme « Doing Business «  de la Banque Mondiale qui fournit une base de données détaillée des mesures objectives du droit dans 183 pays. Il y a même une carte du monde, la Terre étant représentée comme un espace de compétition entre les législations.

La « comparologie » déborde du cadre commercial, et concerne toute notre existence. Il y a aussi les sites pour choisir un itinéraire, un restaurant, une rencontre amoureuse, une rencontre professionnelle, avec ce principe où l’on peut faire défiler les « profils ». Le comble du système comparatif.

Tout cela peut sembler anodin, et signe de progrès. Eric Sadin y voit, pour sa part, le signe que nous sommes entrés dans une « anthropologie du comparatif », stade ultime de l’utilitarisme qui trouve sa forme achevée dans tous nos assistants numériques personnels, machines sophistiquées pour tout comparer en vue de « notre meilleur intérêt ».

Pour lui, nous vivons « un nouvel âge de la concurrence » qui « n’oppose plus seulement les entreprises ou les individus entre eux, mais met tout corps organique et bien matériel en vis-à-vis de tous les autres afin de pouvoir en tirer le meilleur avantage. Chaque substance se trouvant réduite à une valeur objectivée, et ne valant plus en elle-même et par elle-même mais seulement en fonction de ses attributs évalués ».

C’est alors toute la société qui se soumet à ces impératifs. Elle devient un lieu où l’on noue et dénoue les alliances, selon les propositions des systèmes de comparaisons. On peut changer d’ami comme de voiture. Pour l’auteur cette « comparologie intégrale » porte le risque de « bafouer l’estime de soi et la dignité humaine ». Il cite Kant ( dans « les fondements de la métaphysique des mœurs » - 1785) : « Dans le règne des fins tout a un prix ou une dignité. Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité ».

Dans cette société que décrit Eric Sadin, chacun se sent « utile » au moment où il est choisi, après avoir été comparé, et ne se sent vivant qu’au moment où il compare lui-même avant de choisir. C’est la civilisation qui « réduit chacun de nous à une unité indifférenciée ».

Je recevais le mois dernier, lors d’une conférence au collège des Bernardins avec PMP, Gaël Perdriau, vice-Président de LR et maire de Saint-Etienne. Il me rappelait une tribune qu’il avait publiée dans Le Monde en Avril 2021, où il déplorait que la classe politique soit devenue « séduite par le mirage de l’efficacité absolue », où « l’utilitarisme a supplanté toute vision collective, faisant de la société le lieu de la concurrence directe entre les individus ». Pour lui c’est cet « affrontement entre l’Homo economicus et le citoyen favorise la lente montée de la violence des rapports sociaux au moment même où la crédibilité de la parole publique ne cesse de reculer. Comment pourrait-il en être autrement puisqu’autrui n’est plus un semblable mais un ennemi ». PerdriauGM2

Il proposait de remplacer ce qu’il appelait « la société de la concurrence » par « la société de l’émulation », pour que « la comparaison avec autrui cesse d’être un combat à mort ».

Décidément, peut-être faut-il se méfier un peu plus des comparaisons un peu trop guidées par nos machines, et retrouver le sens de la dignité humaine.

Un programme kantien.

(crédit photo : Serge Loyauté-Peduzzi)


Jeu des passions

CondottieriLorsqu’un terme en -isme se forge à partir du nom de son auteur, c’est le signe que la postérité a eu l’intuition qu’elle pourrait découvrir dans son œuvre ou son action des éléments de doctrine susceptibles d’inspirer les hommes et d’être même pérennisés par un enseignement.

C’est ainsi qu’on parlera du platonisme ou du marxisme. Et cela va aussi concerner des hommes politiques sur le même registre, avec le gaullisme, le sarkozysme, et maintenant le macronisme.

Mais il y en a un qui ne répond pas du tout à ce registre, qui ne reflète pas a priori une doctrine philosophique ou un modèle politique, mais plutôt un symptôme ou une perversion.

Je parle ici du machiavélisme, et de Machiavel, le Florentin auteur du « Prince ».

Car le machiavélisme évoque un esprit de conquête et de conservation du pouvoir reposant sur l’absence de scrupules et sur la résolution d’employer tous les moyens pour triompher, y compris ceux qui sont moralement répréhensibles, tels la violence, la ruse et la trahison.

On peut penser que cette vision du machiavélisme tient aussi au contexte des pratiques diplomatiques et de haute administration que connaissait Machiavel à son époque, contexte particulièrement propice aux machinations, et où la conspiration et l’assassinat étaient des moyens politiques admis.

Mais l’on peut aussi lire Machiavel dans sa dimension philosophique et y trouver source d’innovation dans la conception de la politique et des relations entre les hommes vivant ensemble dans une communauté, ainsi que des sources d’inspiration pour le fonctionnement des collectivités humaines, et pourquoi pas aussi pour nos méthodes de management de manière plus générale.

C’est ce à quoi se consacre un des auteurs les plus savants et connaisseurs de Machiavel, Thierry Ménissier, agrégé de philosophie, auteur d’une traduction originale du Prince, et de nombreux ouvrages sur son auteur favori. Pour retrouver l’exposé de cette vision philosophique, l’ouvrage « Machiavel ou la politique du centaure » est une référence.

 Et ce à quoi Machiavel accorde le plus d’importance dans les collectivités humaines, ce sont les passions. Alors que les passions sont traditionnellement considérées comme ce qui pousse l’homme à commettre des actes irrationnels et égoïstes, Machiavel voit au contraire la politique comme un jeu des passions.

« Le Prince » ( « De Principatibus ») est un ouvrage adressé à Laurent de Médicis, alors considéré comme le maître de Florence, qui revient aux affaires alors que l’Italie est pillée par les Français, par les Espagnols, par les Suisses et par les Allemands. C’est dans cette Italie où il importe de chasser les « barbares » que Machiavel entend conseiller le Prince dans cette reconquête pour prendre et surtout conserver le pouvoir.

Machiavel subordonne l’art de gouverner à la reconnaissance du primat de la nature passionnée des relations humaines.

Dans cette optique, l’humanité est considérée comme mue par une pulsion d’acquisition, comme s’il était conforme à l’essence humaine de tendre à la possession de biens et de pouvoir. Et à la racine de toutes nos actions, que l’on soit prince ou peuple, il y aurait cette tendance naturelle à l’acquisition.

Ainsi ce qui fera la supériorité de celui qui aura la capacité de tenir la position du « prince », à la différence de ses concurrents, c’est justement qu’il sait qu’il désire, qu’il sait ce qu’il désire, et il sait qu’il est naturel et ordinaire de désirer acquérir. C’est ce que l’on pourrait désigner comme une forme aiguë de lucidité sur les motifs de l’action humaine. C’est ce que Machiavel appelle la virtù du prince, cette « capacité à accomplir de grandes choses ». Être « vertueux », c’est donc savoir s’en tenir à la nécessité, puisque la réalité des passions est indépassable, celles-ci étant déterminées par la nature désirante. Et c’est en vertu de cette loi indiscutable de « physique politique » que l’on doit donc admettre comme une nécessité de nature que le désir passionné des hommes ne les rend pas bons.

Malheureusement, la nature a créé l’homme, selon Machiavel, de façon à ce qu’il puisse tout désirer mais ne jamais tout obtenir. L’insatisfaction (la mala contentezza) est donc fondamentale et d’ordre existentiel en l’homme. L’humanité est une espèce déçue, qui éprouve inéluctablement la frustration ( par rapport aux objets considérés comme des biens désirables) et l’angoisse (par rapport à la finalité ou la destination de nos existences).

Et ce qui fait le prince c’est sa capacité à exprimer son désir, mais à ne jamais en être la victime. C’est celui qui manifestera la circonspection à ne pas se laisser aller à la violence du désir qui est le meilleur prétendant à la principauté.

Autre aspect de cette reconnaissance de la nature passionnée des relations humaines, Machiavel écrit que les hommes aiment se laisser prendre au jeu de leurs propres illusions. «  Les hommes sont si simples, et ils obéissent tant aux nécessités présentes, que celui qui trompe trouvera toujours quelqu’un qui se laisse tromper » (Le Prince, chap. XVIII). En adossant ainsi le lien social au jeu des passions, le rapport de pouvoir est moins une relation de domination qu’un lien de fascination entre le prince et le peuple, que l’on pourrait transposer entre le dirigeant et les collaborateurs. On pense aussi, et Thierry Ménissier ne manque pas de nous le faire remarquer, aux exemples de chefs populistes capables de mobiliser leur peuple en développant cette relation affective qui repose, tour à tour, sur l’amour et sur la peur. C’est comme cela que l’affect prend le pas sur la décision et la gestion rationnelles, ou au moins il la subordonne.

Le machiavélisme n’est donc pas réduit au déchainement calculé de la puissance, mais consiste en la confusion de deux ordres composant naturellement l’existence humaine : l’ordre du gouvernement politique envahi par l’ordre affectif. La vie collective est alors un modèle de jeu social des passions où les hommes se battent pour leur servitude.

Mais voila que tous les efforts déployés par les hommes pour vivre ensemble libres, dans ce jeu des passions, demeurent en deçà des difficultés qu’ils rencontrent du fait qu’ils doivent composer avec puissance imprévisible et irréductible, la fortune. C’est pourquoi l’action politique se constitue dans la confrontation aux faits, et que l’on conçoit que l’engagement politique est pour l’homme faire l’épreuve d’une certaine forme de tragique. L’œuvre de Machiavel repose ici sur l’intuition des limites de l’agir politique, du fait de cette influence irréductible de la fortune (fortuna) dans les décisions humaines, sinon entendue comme l’effet du pouvoir créateur de cette dernière.

On reconnaît bien ici ce type de dirigeant politique ayant foi dans sa « volonté politique », ou encore ce dirigeant d’entreprise ébloui par sa « vision », et n’ayant pas trop de familiarité avec le « scenario planning ». Ils avancent grâce à leurs passions, et c’est la fortune mal perçue qui les fait échouer.

Pour Machiavel, cette fortune est comme un torrent furieux capable de grossir tout à coup sans que l’on puisse réellement anticiper ses débordements ni canaliser sa fureur : « Le prince qui se fonde complètement sur la fortune s’effondre lorsque celle-ci change. Je crois, de plus, qu’est heureux celui qui adapte sa manière d’agir aux particularités de son époque, et pareillement est malheureux celui dont la manière d’agir est en désaccord avec l’époque. On voit en effet que les hommes procèdent diversement dans leur recherche des buts que tous visent, à savoir la gloire et les richesses : l’un est circonspect, l’autre impétueux ; l’un procède avec violence, l’autre avec adresse ; l’un avec patience, l’autre à l’inverse. Et chacun avec ses manières différentes peut réussir.(…). De là dépend encore le caractère variable du résultat ; car si l’un se comporte avec circonspection et patience, et que les circonstances tournent de telle sorte que sa manière est bonne, son bonheur est certain ; mais si les circonstances changent il s’effondre, parce qu’il ne change pas sa manière de faire. On ne trouve pas d’homme assez prudent pour savoir s’adapter à ces changements, et cela parce que l’homme ne peut s’écarter du chemin sur lequel sa nature le pousse, ou bien parce qu’ayant toujours réussi en empruntant une voie, il ne peut se résoudre à s’en éloigner. C’est pourquoi l’homme circonspect, quand le temps est venu d’agir avec fougue, ne sait pas le faire ; d’où le fait qu’il s’effondre ; car si l’on changeait sa nature avec les circonstances, la fortune ne changerait jamais ». (Le Prince, chap. XXV).

On voit bien ici le paradoxe, ce que Thierry Ménissier appelle « le problème de Machiavel » : Alors que ceux qui réussissent à mener à bien leurs entreprises y parviennent parce que leurs passions sont plus fortes que celles des autres hommes, c’est cette même puissance passionnelle qui confère à leur action une orientation irrépressible, au point qu’elle les transforme irrésistiblement en les auteurs de leur perte. Ce sont les individus les mieux armés pour agir sur le cours de l’histoire qui sont les plus mal placés pour demeurer maîtres de leur sort et se sortir victorieux au final. La difficulté (l’impossible selon Machiavel), c’est d’être capable de changer son tempérament selon ce que Machiavel appelle « la qualité des temps » (la qualita dei tempi – Le Prince chap. XXV).

Toutefois, cela n’implique pas, dans la conception de Machiavel, que l’homme doive renoncer à imposer à l’histoire la marque de l’humanité. Au contraire, les hommes ne peuvent cesser de lutter pour tenter d’orienter l’histoire grâce à l’action politique. La nécessité contraint les peuples comme les individus à affronter la fortune. Et ce qui va permettre à l’homme de juguler la fortune, dans la vision du monde de Machiavel, c’est un concept original : la vertu (virtù). C’est elle qui permet de survivre dans un univers fréquemment hostile, que les sciences et les techniques de l’homme ne parviendront jamais à assujettir intégralement, et aussi de réussir à vivre en groupe malgré l’expression des intérêts et des désirs toujours différents, souvent divergents voire assez fréquemment contradictoires entre eux. C’est pourquoi il faut s’opposer aussi bien à la « fortune contraire » qu’à la discorde des concitoyens. Et les tempéraments virtuosi , par leur audacieuse inventivité, seront les plus à même de trouver le plaisir, potentiellement inextinguible, qu’il y a à jouer la partie pour la jouer. Le machiavélisme est une sorte de libertinage assumé. Dans le monde de Machiavel, rien ne vient déterminer l’action politique de l’extérieur. Aucun motif ou intérêt supérieur ne vient s’ajouter aux combats politiques, toujours particularisés, que mènent les hommes.

Ainsi, dans cet univers où la fortune demeure en définitive la maîtresse du jeu dans lesquels les hommes, engagés malgré eux, n’ont nullement les moyens de s’imposer, Machiavel va imaginer les moyens pour penser une politique efficace. Et la figure qu’y voit Thierry Ménissier est précisément celle du centaure, d’où le titre de son ouvrage. Le centaure est cette créature mi-homme mi-bête, que Machiavel évoque aussi dans « Le Prince » : « Vous devez donc savoir qu’il y a deux manières de combattre : l’une avec les lois, l’autre avec la force. La première est le propre de l’homme, la seconde celui des bêtes ; mais comme souvent la première ne suffit pas, il convient de faire appel à la seconde. Aussi est-il nécessaire à un prince de savoir user de la bête et de l’homme. (…). Or, avoir un précepteur moitié homme moitié bête ne signifie rien d’autre sinon qu’il faut que le prince sache bien user de l’une et de l’autre nature, car l’une sans l’autre ne peut durer » (Le Prince chap.XVIII).

Ce à quoi nous convie Machiavel, c’est à une forme d’intelligence des situations. Celle-ci trouvera son efficacité dans l’attitude prônée par Machiavel d’adoption de la variation et d’appropriation de l’excès. L’adoption de la variation, c’est ce choix d’un référentiel multiperspectiviste qui dote l’entendement d’un modèle adéquat afin de prévenir l’illusion commune consistant à surinvestir un seul point de vue sur le théâtre de l’action, et donc de favoriser l’expression d’une certaine souplesse dans le rapport entre les convictions et les engagements. L’appropriation de l’excès fait référence aux opportunités ouvertes dans le cœur de l’action, dont il faut savoir se saisir, et prendre les risques, comme cette énergique figure du centaure.

La vision philosophique de Machiavel nous apprend que l’action du dirigeant et de gouvernement ne peut jamais être parfaitement organisée par des dispositifs constitutionnels ou des règles qui viendraient transformer l’autorité naturelle du prince en souveraineté incontestable. C’est l’intelligence des situations dans un monde gouverné par la fortune, toujours changeante, qui fait au contraire la différence.

Comme l’indique Thierry Ménissier dans la conclusion de son dense ouvrage, cette vision a disparue progressivement des théories et pratiques politiques et de gouvernance au cours des siècles passés : « La machinerie de l’Etat s’est lentement érigée, l’organisation centralisée et administrative du pouvoir a produit une ingénierie et un fonctionnalisme qui paraissent aux antipodes de l’art machiavélien de gouverner (…). Le modèle de la rationalité économique a progressivement imposé pour les politiques publiques des objectifs de planification, de performance et de rentabilité qui conduisent à regarder les techniques de quantification et de prévision comme les indépassables outils de la bonne politique ».

Et pourtant, en observant encore aujourd’hui tous les blocages de ces visions centralisatrices, dont de nombreuses entreprises se sont, même partiellement, débarrassées, mais qui encombrent ou freinent encore l’action publique de l’Etat (que ne dit-on pas sur la gestion de la crise Covid, les grippages de la machine d'Etat central, et la peur du risque des élus et gouvernants), ne peut-on, comme Thierry Ménissier et par lui Machiavel, concevoir une pratique de la politique et de la gouvernance consistant à objecter aux tourments infligés par la fortune l’audacieuse inventivité de la virtù, toujours au plus près du terrain et de l’action.

Serait-ce le retour des condottieri de la Renaissance qui nous sauverait ?


Du monde connexionniste au capitalisme responsable

Connexion-internet-proS’il y a un concept qui a changé le capitalisme, c’est bien le mot « réseau ». Cela date des années 90. Dans le langage populaire, le réseau c’était plutôt pour parler d’organisations de caractères occultes : le réseau des résistants pendant la deuxième guerre mondiale, mais aussi des organisations à la connotation le plus souvent négative (réseaux de trafiquants). Dans cette utilisation du concept de « réseau », les membres sont en général accusés ou soupçonnés de rechercher, à travers ce mode d’association, des avantages et des profits souvent illicites, grâce à des passe-droits (les francs-maçons) ou même franchement illégaux (la mafia). Aujourd’hui encore, on parle de réseau pour obtenir un stage ou un job, ou un client.

Mais dans l’entreprise, le réseau est devenu la façon d’imaginer l’organisation à l’inverse d’une vision hiérarchique et rigide, ou l’empilement des chefs et des contrôles bloque la prise de décision rapide, et la souplesse. Et dans cette idée de réseau, on trouve la nouvelle forme d’organisation de nos entreprises : l’organisation en projets. Il ne s’agit plus de construire des pyramides d’autorité hiérarchique, mais de faire naître des groupes de projets, en fonction des besoins.

Au point que l’on a pu parlé d’un modèle de « cité par projets ». C’est ainsi que Luc Boltanski et Eve Chiapello, dans leur ouvrage « Le nouvel esprit du capitalisme », voient dans cette « cité par projets » la caractéristique majeure de ce nouvel esprit du capitalisme.

Et c’est vrai que le « projet » est devenu la manière d’exister dans le monde professionnel, voire privé. Si tu n’as pas de projet, tu n’es rien. Ta grandeur personnelle, celle qui va permettre d’être sollicité, et utile, c’est de passer de projet en projet. Et si vous êtes consultant, votre job, c’est de chasser les projets de vos clients, pour en devenir les mentors, aussi de faire émerger les projets ensemble, et de toujours en proposer de nouveaux.

Le bon dirigeant est celui qui a su mettre en place un « management en réseau », avec des projets qui fleurissent en permanence. Il n’est plus le chef hiérarchique, il est devenu « intégrateur », « facilitateur », « donneur de souffle », « impulseur de vie et de sens ». Luc Boltanski et Eve Chiapello ont traité une soixantaine de « livres de management » des années 90 pour en extraire ces formules qui reviennent d’un livre et l’autre et sont des marqueurs de ce nouvel esprit du capitalisme. Il correspond à un monde où celui qui est toujours en projet est celui qui dispose d’un capital social de relations et d’informations, qui en font un « pilleur d’idées » qui balaie le monde et son environnement avec son intuition. A l’inverse, celui qui manque de ce capital ouvert, ou qui ne l’entretient pas, va se rapetisser petit à petit au point d’être réduit à répéter tout le temps la même chose et à se limiter à l’exécution à l’identique de ce qu’il sait faire, en esclave des projets des autres, qui feront de lui un auxiliaire de leur création et de leur projet.

  Pour réussir dans ce nouveau monde « connexionniste », selon l’expression des auteurs, le facteur gagnant est plus dans le comportement et les compétences que dans le statut lui-même. C’est ce qui va contribuer à effacer la distinction de la vie privée et de la vie professionnelle. Les qualités de la personne se confondent alors avec les propriétés de sa force de travail. On va confondre aussi le temps de la vie privée et le temps de la vie professionnelle, par exemple entre des dîners entre amis et des repas d’affaires, entre les liens affectifs et les relations utiles pour raisons professionnelles (le « réseau »).

Autre changement, celui du rapport au capital et à l’argent. Dans le capitalisme du XIXème siècle et du début du XXème siècle, ce qui constituait la voie d’accès principale au monde du capital et l’instrument de la promotion sociale, c’était l’épargne et la possession. Dans le monde en réseau et en projets, le sens de l’épargne existe toujours, mais il concerne moins l’argent, mais plutôt le temps. Epargner, dans ce nouveau monde, c’est être avare de son temps, être judicieux dans la façon dont on l’affecte : à quels projets, pour passer du temps avec qui. C’est réserver du temps pour entretenir les connexions les plus profitables, les plus improbables et lointaines, plutôt que de le gaspiller en rencontrant toujours les mêmes personnes proches, qui vont procurer un agrément affectif ou ludique, mais ne vont pas nous faire vraiment grandir.

Et puis, bien diriger son temps, c’est aussi bien doser le temps consacré à l’accès et à la collecte d’informations, en recherchant l’information pour les bons projets, et non se disperser sans priorités.

C’est aussi une nouvelle forme d’épargne où il vaut mieux louer, et changer de possession en fonction des projets, plutôt que de privilégier la propriété, comme le développera Jérémy Rifkin par la suite également, et donnera des idées aux créateurs d’AirBnb ou de BlaBlaCar.

Depuis cet ouvrage de Luc Boltanski et Eve Chiapello, qui date de 1999, les vingt années suivantes ont confirmé cette tendance, et redonné une forme de légitimité au capitalisme.

Et voilà qu’aujourd’hui une nouvelle mutation est en cours avec le développement d’arguments pour faire du capitalisme un « capitalisme responsable ». C’est notamment l’objet d’un rapport de septembre 2020 de l’Institut Montaigne, par un groupe de travail coprésidé par Jean-Dominique Sénard, Président de l’Alliance Renault-Nissan, et Yves Perrier, directeur général du Groupe Amundi.

Il appelle à un capitalisme qui se préoccupe de l’environnement et du changement climatique, qui est garant de la solidarité des parties prenantes autour des mêmes valeurs, et qui génère une prospérité résiliente et durable. C’est aussi un capitalisme de la « raison d’être ».

Dans un monde connecté, une « cité par projets », ce nouveau « projet » va-t-il emporter l’adhésion vers ce « capitalisme responsable » ?

C’est sûrement aussi une question individuelle pour chacun et pour nos dirigeants, capables, ou non, d’emporter les mouvements collectifs qui rendront possibles ces mutations.


Considération intérieure : le monde de l'après-humain a-t-il commencé ?

IntuitionA l'heure où l'on parle de "relation client", de relation avec les autres, nos collaborateurs, nos pairs, entre managers, voilà que nous devenons, covid oblige, des personnes sans visage. Nous ne sommes plus que des regards. Et l'on perd une partie de ce qui fait la relation. 

Nous perdons le souvenir de notre ville, avec ses cafés et ses places , pour nous enfermer. Nous l'étions déjà un peu, rappelons-nous, lorsque la plupart passaient la journée tête baissée, même sans masque, attentifs seulement à notre smart-phone, les oreilles couvertes par les écouteurs, mais, au moins, on trouvait encore normal de sortir de chez soi en dehors du travail. 

Martin Steffens, philosophe, publie ce mois-ci "Marcher la nuit, textes de patience et de résistance", écrit ces derniers mois et années, qui propose une pérégrination symbolisée par la marche des Rois mages vers l'étoile pour sortir de cette nuit qui est survenue. Il livre un entretien à Anne-Laure Debaecker dans le numéro de "Valeurs actuelles" de cette semaine.

Pour lui, la période actuelle est celle d'une conception de l'État, héritée de l'anthropologie de Hobbes, qu'il appelle "immunitaire", qui est étymologiquement le contraire de la "communauté" : " C'est le refus de la dette commune ( co-munus en latin), qui nous oblige les uns les autres. Car selon Hobbes, ce que nous nous donnons, ce n'est pas d'abord la vie, la culture, une langue...c'est la mort. Son État-Léviathan est là pour nous protéger les uns des autres". Et il anticipe ce moment où " Quand la distanciation sociale sera devenue une habitude pour se protéger de n'importe quel virus, quand donc on aura préféré sa santé à la relation, nous aurons tout à fait basculé dans le monde de l'après. Ce ne sera pas l'après-Covid, que tout le monde fantasme alors que nous sommes en plein dedans. Ce sera le monde de l'après-humain".

Il avoue sa peur pour ce qu'il appelle "cette chose imperceptible, et donc indéfendable" qu'est la relation. Car avec la prévention anti-covid, on a commencé à s'y habituer : quand on aime ses proches, et si on les aime vraiment, on ne s'approche pas d'eux. C'est la nouvelle charité qui prétexte de l'amour du prochain pour le tenir à distance. 

Mais qu'est-ce que c'est, exactement, la relation ? Et comment la sauver ? 

Tout le monde ne la voit pas de la même façon. Et il n'y a pas que les masques et la prévention anti-covid qui empêchent la relation. 

Car, notamment dans le monde du commerce et des affaires, le monde de ceux qui veulent vendre leurs services et convaincre les clients avec insistance, la relation va malheureusement se limiter à s'approcher de quelqu'un pour étaler ce que je sais, pour attirer son attention, en fait lui pomper son énergie (et le reste). Ou est-ce que je crée, avec cette relation, quelque chose qui n'est ni à moi ni à l'autre, mais dont nous sommes porteurs ? Toute la question est dans le but que nous poursuivons, au fond, à travers nos relations. Et il n'est pas facile d' avoir une vraie relation humaine. 

C'est Georges Gurdjieff, mystique et philosophe, qui a le premier utilisé le concept de "considération intérieure", repris dans les enseignements de Luis Ansa, maître spirituel, initié au chamanisme, et fondateur de "La voie du sentir", qui est un art de vivre au quotidien, nous réconciliant avec notre corps, nos sens, nos différentes mémoires, et dont on peut parcourir les enseignements dans le livre d'un de ses fidèles disciples, Robert Eymeri, " La voie du sentir"

C'est quoi cette "considération intérieure" qui dégrade nos relations ?

On dit que l'on se considère intérieurement lorsque l'on pense à ce que les autres vont penser ou risquent de penser de soi.

Cette "considération intérieure"  a deux aspects.

Le premier c'est de prendre en considération ce que l'autre pense de moi. J'accorde une telle importance à l'autre que je n'existe plus que par son regard. Je n'existe que parce que l'autre me considère. La valeur que j'ai est fonction de ce que l'autre me montre. Qu'il m'admire ou me déteste, c'est du pareil au même, car, dans les deux cas, c'est lui qui me dit combien je vaux. Dans les deux cas, je n'existe pas par moi-même. 

L'autre aspect, c'est le fait de considérer l'autre à travers mes propres valeurs, mes opinions, mes jugements, mes acquis. Je ne vois donc jamais l'autre, je ne le connais jamais, parce que je le fais passer à travers mes filtres. Et en le faisant passer à travers mes filtres, je le juge et je le piétine. 

Luis Ansa est un observateur attentif de la façon dont nous cultivons cette "considération intérieure". Elle est dans notre souci de se demander ce que l'on va penser de moi si je dis ceci ou cela. Et aussi quand nous sommes amenés à chercher à se faire remarquer pour être admiré, attirer l'attention, séduire l'autre de mille façons : est-ce que je suis à la mode ? Est-ce que l'autre se rend compte de toute la culture que je possède et de mon intelligence ? Et si je possède le dernier cri des i-phones je vais pouvoir me sentir supérieur à l'autre et pouvoir le dominer. 

Cesser de se considérer intérieurement, c'est arrêter de considérer que les autres nous doivent ceci ou cela. On peut alors s'occuper de ce que l'on doit aux autres. C'est cette attitude, qui résulte de la prise de conscience de leurs besoins, que l'on appelle par opposition " considération extérieure". 

Sortir de ce que Luis Ansa appelle "le labyrinthe de la considération intérieure", c'est se reconsidérer soi-même dans cette croyance que l'on est important, alors qu'en réalité on ne l'est pas. Car se croire important, c'est le risque de tomber dans l'idolâtrie de soi-même.

Pour développer et préserver de réelles relations avec les autres, et d'éviter de nous diriger vers un monde de l'après-humain, il n'est pas nécessaire de s'initier au chamanisme, mais de repérer, en prenant le recul, ce qui détruit la relation dans nos conversations avec les autres, même les clients ou les collaborateurs de notre équipe. Ce sont ces conversations, on en connaît tous,  qui dégénèrent en polémique, où l'on ne parle pas en écoutant l'autre, où l'on cherche même à démolir pour avoir raison. Cela peut même aboutir à nous rendre plus prétentieux, à nous gonfler de nous-même, jusqu'à l'excès, à s'agiter dans son Ego. On pense reconnaître ces traits dans certaines personnes qui nous entourent, mais n'en sommes peut-être nous-mêmes pas à l'abri.  Cela vient du fait, pour le dire simplement, qu'il n'y a pas de relation.

Pour trouver le vrai sens d'une relation, quelle qu'elle soit, et éviter tous ces pièges du labyrinthe de la considération intérieure, l'enseignement de Luis Ansa est simple :

" Aimez votre société. Aimez-vous tel que vous êtes, aimez la vie que vous vivez". 

On commence quand ? 


Un jardin qui ne sert à rien

JardinchartreuxA l'emplacement de l'actuel jardin du Luxembourg, s'élevait à Paris, de 1257 à la Révolution, la chartreuse de Paris. Le domaine s'appelait le domaine de Vauvert, où un château avait été bâti avant l'an Mille, qui, délabré, servait de refuge à une sorte de cour des miracles, où se déroulaient, selon les rumeurs, sabbats de sorcières apparitions de revenants, d'où l'expression qui est restée de "diable Vauvert". Puis les chartreux s'y installèrent.

Je lis tout ça dans le livre récit de François Sureau, " L'or du temps" qui nous promène pendant 800 pages dans un voyage en France, le long de la Seine, avec pas mal de détours et digressions pleins d'anecdotes. 

Selon leur règle, le chartreux vit seul dans une petite maison, et chaque maison donne sur un grand cloître par un couloir. Au rez de chaussée, un atelier et un jardin. Ce jardin est invisible aux regards. C'est une vie solitaire, dont le public ne sait rien, et n'a pas accès au domaine. 

Cette chartreuse de Paris garda ainsi pendant cinq siècles la sympathie des parisiens. Les chartreux étaient devenus très populaires par "leur bienfaisance et leurs vertus". Elle est un rappel à Paris de la Grande Chartreuse, située dans la montagne au-delà de Voiron, et qui, elle, par contre, a connu incendies, avalanches, et le pillage par le baron des Adrets qui y brûla ses livres au temps des guerres de Religion. 

Ce qui caractérise le jardin du chartreux, c'est qu'il est cultivé par le chartreux pour son compte, sans considération pour le rendement qu'il procure, mais pour son seul délassement. Il est l'occasion d'entrevoir, dans une fleur, un arbuste, "quelque chose de la puissance créatrice de Dieu"

C'est donc un jardin non pas utilitaire, mais contemplatif.

En clair, comme l'indique François Sureau, " le jardin des chartreux ne sert donc à rien". Il aide à penser. 

C'est le lieu d'un repos, d'une méditation et d'un combat.

Cette chartreuse de Vauvert a disparue aujourd'hui, mais on peut peut-être encore se laisser inspirer par ces lieux, personnels, à chacun le sien, qui "ne servent à rien" et destinés à notre seule contemplation, rien que pour soi, et comme un secret. 

A chacun son jardin. Pour nous aider à penser. Dans une contemplation inspirante. 


Scholè

LeonardSkholè, Scholè, a en grec ancien le sens général d’un arrêt, une trêve, une suspension temporelle. C’est de là que vient le mot « école » ou « school ».

Mais cette suspension temporelle n’est pas conçue, pour les Grecs, comme un divertissement ou une parenthèse, mais plutôt première en valeur. Par rapport au temps occupé par la subsistance, l’affairement de la vie quotidienne et du travail, la scholè désigne, pour les Grecs, la temporalité propre des activités qui font la dignité de l’existence proprement humaine, par opposition aux activités serviles qui sont la marque de la soumission aux besoins de la vie animale.

Cette temporalité se caractérise fondamentalement par sa liberté, c’est à dire par son détachement – en droit si ce n’est en fait - vis à vis de toute échéance et de tout compte : c’est le temps de la maîtrise du temps, un temps dans lequel l’action peut se dérouler à loisir, prendre son temps, se donner le temps au lieu d’être emportée par lui, comme à l’accoutumée : un temps libre, souverain.

Malheureusement, ce temps de scholè tend à disparaître. Cynthia Fleury, dans « Les irremplaçables », s’en prend à ce qu’elle appelle « le nouvel âge du décervelage : la société de consommation et des « loisirs forcés » ; la tutelle des puissances du divertissement ».

Car dans cette forme de « loisir » consommé, il n’y pas de scholè, pas de lieu propre pour l’homme pour construire son processus d’individuation. Cette individuation dont parle Cynthia Fleury, c’est précisément ce qui explique le titre de l’ouvrage, ce qui nous rend « irremplaçable », unique, soi-même. Devenir « irremplaçable », c’est former une singularité qui n’est pas sous tutelle. Et ressentir la singularité de son être, c’est faire l’expérience de l’irremplaçable chez l’autre et dans le monde.

Citant Hannah Arendt et Günther Anders, Cynthia Fleury déplore cette détérioration de la scholè où le « temps » pour soi, pour la culture, n’existe plus. Il n’a pas disparu, mais il a été dévalué par la « culture de masse » (expression de Hannah Arendt), autre nom du loisir : « La société de masse ne veut pas la culture, mais les loisirs et les articles offerts par l’industrie des loisirs sont bel et bien consommés par la société comme tous les autres objets de consommation. Les produits nécessaires aux loisirs servent le processus vital de la société. Ils servent à passer le temps ». Ce temps où j’invente mon avenir, nécessaire à mon individuation, disparaît alors aujourd’hui au profit d’un temps tout immergé dans le présent. Alors que le temps passé devant l’écran anesthésie l’esprit, et me propose un monde qui me condamne à l’inaction, comme un spectateur d’une image sur laquelle je n’ai pas de prise et qui ne provoque de ma part aucune contre-action transformatrice.

Dans cet usage de l’image, la scholè est remplacée par un temps d’asservissement au divertissement. C’est ce qui va nous rendre remplaçable, incapable de traduire notre vécu en expérience, épuisé par un fatras d’événements sans qu’aucun d’eux ne se soit mué en expérience. En clair, « l’homme devient plus petit que lui-même lorsqu’il n’est pas irremplaçable ».

Alors le message de Cynthia Fleury, on le comprend, ce n’est pas refuser d’être remplacé, mais avoir conscience de son caractère irremplaçable.

C’est retrouver la scholè, à la place des divertissements imposés, et ce temps où j’invente mon avenir, et où je me construis dans mon individuation, comme un processus perpétuel.

Avec ce temps de vacances d’été, libre des contraintes, c’est peut-être le bon moment de retourner à la scholè ?


Faut-il changer la ville ?

VilleAC’est Orange et les mouvements de nos mobiles qui l’ont révélé : le 17 mars, début du confinement annoncé, 17% des Franciliens quittaient leur domicile pour s’installer en région. On y voit la recherche de vert et de nature, de logements de résidence plus grands, de regroupements en famille pour les jeunes actifs et étudiants. Et peut-être aussi la peur des contacts générés par les centres urbains.

On peut alors se demander aussi si cette crise ne va pas inciter à une décentralisation sociale plus forte, poussant les habitants des villes à se relocaliser à la campagne ou dans des villes moyennes. Et inversement, va-t-on assister à de nouveaux modèles pour les villes, pour refaçonner les grandes villes, et en premier lieu Paris, de manière plus « hygiéniste » ?

Cette obsession de l’hygiène était importante au XVIIème et XIXème siècle. Denis Cosnard, dans un article du Monde de jeudi 30/04, rappelait que l’épidémie de choléra à Paris en 1832 avait causé plus de 20.000 morts, et a été à l’origine d’une prise de conscience pour rendre Paris plus hygiénique. Cela incitera à traiter l’eau (qui peut jouer un rôle néfaste si elle stagne) au chlore, et à tout faire pour qu’elle circule. C’est à cette époque que la ville se transforme, en pavant, bitumant, asphaltant les rues pour que l’eau ne demeure pas dans des cloaques, mais circule dans des dispositifs d’adduction d’eau. Puis arrive Haussmann, préfet de la Seine en 1853, qui va accélérer le mouvement : destruction des immeubles insalubres, percement de larges avenues, ouverture de parcs et jardins, avec l’objectif de faire circuler l’air et l’eau dans la capitale. La collecte et le tri des déchets se généralise grâce à l’invention d’un des successeurs d’Haussmann, Eugène Poubelle. C’est pourquoi ce XIXème siècle est l’âge d’or de l’hygiénisme.

Et puis depuis les années 1970, cet hygiénisme passera au second plan.

Allons-nous y revenir ? Et imaginer des villes différentes ?

Dans une note publiée dans Metropolitiques, l’architecte Jacques Ferrier pose le sujet : la ville dense a trahi ses habitants.

On constate, face à la crise sanitaire, que les grandes villes s’isolent les unes des autres, alors qu’il n’y a pas si longtemps on vantait le concept de « villes-monde » incitant à voir dans toutes ces villes comme Paris, New-York, Shanghai, Londres, un club d’élites urbaines interchangeables et connectées entre elles. On y croyait. Et puis, boom : « Le confinement a révélé la fragilité et les faiblesses d’un environnement construit, dont on pensait que la sophistication et la performance techniques le rendaient invulnérable, si ce n’est aimable ». La ville dense, au cœur de la crise sanitaire, a été stoppée net.

Alors, en prévision de crises et de révélations des fragilités futures (climat, énergie, disponibilité de l’eau) peut-on changer quelque chose au modèle et quoi ? La parole est à l’innovation, une innovation « transdisciplinaire, contextuelle, sensible ». Et peut-être aussi de nouvelles méthodes de management et de gestion des villes.

Jacques Ferrier propose dans sa note des pistes immédiates pour agir, en agissant directement sur l’architecture (c’est sa spécialité, forcément) : Penser la ville quartier par quartier, comme des espaces de proximité, à dix minutes de marche de chez soi (ce qu’il appelle le micro-urbanisme). Imaginer une nouvelle dimension de la proximité et de nouveaux espaces communs : alors que chacun est chez soi sans contacts dans les immeubles collectifs, comment créer, en gardant les distances sociales, des lieux communs de rencontres et d’échanges, des « espaces communs vivants » et des « pièces collectives », halls et jardins, ombres d’arbres et préaux. Enfin, il imagine aussi de designer la ville pour mieux accueillir la nature, par la « décompaction de l’immeuble de logements ». Tout cela pour créer « un environnement urbain en résonance avec la planète et les hommes qui l’habitent ».

Alors plutôt que d’amener les urbains à la campagne, peut-être inventera-t-on une nouvelle forme de ville.

Pour Paris, avec 20.000 habitants au km2, il va y avoir besoin de créativité et d’imagination citoyenne.

Peut-être de quoi alimenter les nouveaux programmes des élections municipales. Et aussi donner aux entreprises, start-up et entrepreneurs des idées de services innovants, et cette "innovation transdisciplinaire, contextuelle, sensible".