Envergure

EnvergureAvec le télétravail, on a pris l’habitude de voir ses collègues, et les chefs, un peu moins souvent, du moins en réel (on dit « en présentiel »), parce que, par contre, les « visio » les « Teams » et les « Zoom », on s’y est tous mis.

Et il y a un secteur qui va bien en profiter, paraît-il.

Ah bon, lequel ?

C’est Frédéric Bedin, satisfait, qui le déclare dans Le Figaro du 9 août :

«  La pérennisation du télétravail dans les entreprises entraîne une hausse des réunions professionnelles d’envergure en présentiel ».

Satisfait, car il est justement cofondateur et président d’un groupe de relations publiques et d’évènementiel.

Et cette envie de se retrouver en vrai, et de faire des évènements, « des réunions d’envergure », c’est général. Toujours dans cet article du Figaro, on apprend que « le marché a retrouvé son niveau d’avant la pandémie », dixit Renaud Hamaide, co-président de l’Union des métiers de l’évènement (Unimev).

Pour faire cette « envergure », il faut voir grand. Finis les réunions ou les petits stands dans un salon. Maintenant on doit imaginer des « expériences » qui claquent.

C’est comme cela que le défilé de Louis Vuitton sur le pont Neuf privatisé à Paris a marqué les esprits (et aussi suscité des commentaires plus critiques de la part des élus de gauche de la majorité de la Ville de Paris, qui contestent ce qu’ils appellent « une privatisation de l’espace public »).

Et la fête d’envergure, ce n’est pas seulement pour la marque et les clients. Il y a aussi les employés (on dit « les collaborateurs » pour montrer qu’ils sont vraiment associés à l’entreprise). Et rien n’est trop grand et beau pour les charmer et les fidéliser.

C’est L’Oréal qui a visé grand en offrant à 8.500 collaborateurs une « Summer Party », avec music-hall, dance et show d’Aya Nakamura. Le tout bien relayé sur Tik Tok.

Car il ne suffit plus de bien distraire les employés, il faut le faire savoir et le montrer ; et les réseaux sociaux sont là nos bons amis pour nous y aider. Avec les photos et les vidéos des collaborateurs qui rigolent et chantent en chœur.

On peut aussi essayer de faire la fête dans le Metaverse. C’est ce qu’a tenté la Commission Européenne, en organisant une fête fin 2022 pour présenter son programme d’investissement Global Gateway, qui vise à multiplier les infrastructures dans les pays en développement (un programme de 300 milliards d’euros quand même). Elle a mis les moyens en argent public, en y consacrant 400.000 euros. L’objectif de cette fête, qui durait 24 heures dans le metaverse, avec DJ virtuel, était de sensibiliser le public des 18-35 ans aux sujets politiques européens.  

Petit problème : elle n’a attiré sur la plateforme que…6 participants !

L’envergure, ça ne marche pas à tous les coups.


Qui peut s’occuper le mieux des emplois difficiles et mal payés : le Ministre ou le dirigeant d’entreprise ?

RecruteL’actualité a mis en évidence récemment, en France, mais aussi dans d’autres pays d’Europe ou aux Etats-Unis, la difficulté à recruter dans des métiers que l’on a qualifié de « métiers en tension », en gros des emplois mal payés, et aux conditions de travail difficiles. Les personnels de restaurants, mais aussi les agents d’entretien, les conducteurs de véhicules, les ouvriers de manutention. On imagine que ces métiers ont du mal à recruter parce qu’ils sont justement difficiles et mal payés, comme d’autres métiers du même genre.

C’est aussi le cas de ces métiers dits « de la deuxième ligne », ceux qui sont restés en poste pendant le Covid, ajoutant à leurs conditions de travail les risques de contamination, c’est-à-dire souvent les mêmes, les métiers de caissiers, manutentionnaires, agents du bâtiment, agents du nettoyage et de la propreté, de l’aide à domicile, de la sécurité, et aussi vendeurs de produits alimentaires, bouchers, charcutiers, boulangers (un rapport de la DARES, organisme d’études du Ministère du Travail, en recense 17).Deuxième ligne, en référence à la « Première ligne » qui concerne les métiers de la santé. Ces métiers concernent en France 4,6 millions de salariés dans le secteur privé.

Le rapport de la DARES met bien en évidence, statistiques à l’appui, que ces métiers « de la deuxième ligne » souffrent d’un déficit global de qualité de l’emploi et du travail : « En moyenne, ces travailleurs sont deux fois plus souvent en contrats courts que l’ensemble des salariés du privé, perçoivent des salaires inférieurs de 30% environ, ont de faibles durées de travail hebdomadaires (sauf les conducteurs), connaissent plus souvent le chômage et ont peu d’opportunités de carrières ». Ce sont aussi ces métiers qui « travaillent dans des conditions difficiles, sont exposés plus fréquemment à des risques professionnels et ont deux fois plus de risques d’accident ».

Comme le dit François Ruffin, Député LFI de la Somme, dans son livre « Je vous écris du front de la Somme », qui cite ce rapport : «Dans notre société, les plus utiles sont les plus maltraités » et « Pour de médiocres salaires, ils mettent en danger leur santé ».

Et il relève aussi une conclusion du rapport, qui explique que ce qui fait tenir ces salariés, c’est qu’ils possèdent « un fort sentiment d’utilité de leur travail ».

Ce rapport est une étape de diagnostic de la qualité des emplois concernés, la DARES prévoyant ensuite de publier des recommandations pour la mise en place de mesures de revalorisation. Le rapport imagine déjà, dans sa conclusion, des leviers de revalorisation sur les niveaux de rémunération, la réduction des temps partiels, ou la prévisibilité des horaires.

Et de mettre en perspective que « l’amélioration de la qualité de ces emplois permettrait d’augmenter leur attractivité (réduisant les difficultés de recrutement fréquentes pour ces métiers), de réduire l’absentéisme (résultant de conditions de travail difficiles), d’augmenter la productivité et la qualité du service pour les clients ».

On comprend que le Ministère du Travail, et François Ruffin qui reprend les conclusions du rapport, cherchent des solutions étatiques, où c’est le Ministre et la loi qui viendraient imposer, règlementer, taxer, comme ils savent faire.

Mais des réponses et initiatives peuvent venir aussi des entreprises et dirigeants eux-mêmes, les réponses ne pouvant être identiques d’un métier à l’autre, ni d’une entreprise à l’autre.

C’est le sujet d’articles dans le dernier numéro de la Harvard Business Review. On est aux Etats-Unis, mais le problème analysé, et les métiers concernés, sont les mêmes.

Zeynep Ton, professeur au MIT, déroule ce qu’il appelle « The obstacles to creating good jobs. And how courageous leaders are overcoming them ».

Dans un contexte où l’opinion générale est que les emplois mal payés, avec des horaires imprévisibles, et peu d’opportunités d’avancement, sont considérés comme un mal nécessaire dans les métiers de la distribution et des. services à faible marge, l’article raconte comment certaines entreprises aux Etats-Unis ou en Espagne (ces « courageous leaders ») ont montré que l’on pouvait contredire cette croyance par des initiatives originales.

L’idée est de remplacer le système des « bad jobs » par un système de « good jobs », considérant que ceux qui restent dans le système des « bad jobs » nécessaires finiront par ne plus pouvoir attirer ou garder les employés dont ils ont besoin, et risquent de fermer dans le pire des cas.

Ces entreprises qui investissent dans la valeur et le service clients, et en même temps dans la productivité des employés, agissent sur deux leviers :

  • Un investissement important dans les employés, sous forme de salaires supérieurs à ceux du marché, des avantages matériels meilleurs, des horaires plus prévisibles, et des emplois à plein temps autant que possible (exactement les sujets du rapport de la DARES),
  • Un modèle opérationnel qui aide les employés à être plus productifs et à servir de manière plus efficace les clients.

Comment s’y prennent-elles ?

Quatre pistes d’action :

  1. Challenger la proposition de valeur et SIMPLIFIER les opérations pour éliminer toutes les activités sans valeur, et permettre aux employés de mieux servir les clients (c’est le bon vieux Lean Management appliqué aux services, qui se développe de plus en plus, mais n’est pas encore adopté par tous).
  2. Trouver le bon équilibre entre la standardisation des process quand cela est nécessaire et, à l’inverse, faire confiance aux employés pour se responsabiliser (« empowerment ») dans l’aide aux clients, l’amélioration du travail, et la gestion des flux.
  3. Mettre en place des formations de pair à pair entre les employés, pour diffuser les bonnes pratiques dans les tâches au contact du client et en back office. C’est sur le terrain que ces pratiques se diffusent et non dans les notes de procédures qui tombent du haut.
  4. Doter chaque unité de travail d'un personnel suffisant pour faire face à des hausses inattendues et consacrer du temps au développement des employés et à l'amélioration du travail.

Ce système semble apporter de nombreux avantages aux entreprises qui l’adoptent : augmentation de la satisfaction et de la fidélisation des clients, meilleure productivité, moins d’absentéisme et de turnover, autant de facteurs de coûts qui sont réduits.

Mais alors, si c’est si génial, pourquoi les autres entreprises (les plus nombreuses) n’adoptent-elles pas ce système ?

Zeynep Ton a identifié quatre fausses croyances qui empêchent les entreprises d’adopter ce genre de système.

  1. Notre Business Model ne nous permet pas d’investir dans ce type d’emplois : On est prêts à investir dans des tas de formations pour les managers, mais, en ce qui concerne les emplois du bas de l’échelle, l’important c’est de réduire leur coût au maximum. Au contraire, les auteurs pensent qu'investir dans ces emplois, et en se permettant des salaires qui peuvent être plus élevés que ceux du marché, l'entreprise va en tirer des bénéfices directs sur la qualité du service client et la réduction du turnover et de son coût.
  1. On ne peut pas faire confiance à cette catégorie d’employés, qu’il faut au contraire bien contrôler, pour éviter les erreurs, l’absentéisme, etc. Ce qui amène à construire des systèmes où la croyance de base est que les employés font tout de travers si on ne les surveille pas.
  1. Nos analyses financières ont démontré que ce type d’investissement n’est pas rentable. C’est sûrement en oubliant tous les bénéfices indirects que cela génèrerait. Ne pas augmenter les salaires, ça donne quoi en satisfaction client ? En augmentation du turnover ? Peut-être des coûts bien supérieurs aux augmentations de salaires.
  1. Mettre en place de tels systèmes, c’est trop risqué : Mais peut-être que le status quo est encore plus risqué, si l’on prend en compte les démotivations et les difficultés croissantes à recruter.

C’est en cassant ces croyances que l’auteur encourage les entreprises à se lancer dans son approche « Good jobs ».

Un autre article du même numéro de HBR de ce mois : « The high cost of neglecting low-wage workers », par Joseph Fuller et Manjari Raman, tous deux professeurs à Harvard, permet d’approfondir le type d’actions que mènent les entreprises vertueuses pour mieux gérer les employés « Low wage », c’est-à-dire, dans leur enquête, ceux qui gagnent moins de 40.000 dollars par an. On compte large donc.

L’enquête a été conduite à partir d’entretiens de dirigeants et employés d’entreprises américaines, ainsi que via une analyse statistique de la mobilité des employés.

Le rapport complet est disponible ICI.

Les auteurs en ont retenu des exemples de bonnes pratiques pour mieux prendre en compte ces « Low-wage workers ». On retrouve des conclusions similaires à celles de Zynep Ton.

Ils citent quatre actions que pourraient mettre en œuvre les entreprises qui veulent mieux s’occuper de leurs salariés de terrain :

  1. Investir dans la formation

Considérant tous les coûts de recherche de candidats et d’employés, de recrutement, de formation initiale au poste, de moindre qualité du travail pour un nouvel embauché, ainsi que le coût d’encadrement de ces éléments, le turnover finit par coûter cher. Une politique de formation pour retenir les employés est donc souvent un bon investissement.

L’article cite l’exemple de l’entreprise Disney, qui a mis en place en 2018 son programme « Disney Aspire », proposé à tous les employés journaliers ayant effectué au moins 90 jours chez Disney. Ils peuvent alors suivre des cours diplômants, payés 100% par Disney. Ces cours sont par exemple ceux d’universités d’agriculture, ou culinaires. Depuis le lancement, 3.500 employés ont été diplômés, et Disney a pu proposer des promotions internes à plus de 2.800 d’entre eux. Et cela attire aussi les nouveaux employés, un quart d’entre eux déclarant qu’ils ont choisi Disney parce qu’il y avait ce programme.

  1. Faciliter une meilleure communication top-down

Il s’agit là d’être le plus clair possible sur les parcours et carrières accessibles aux employés, et non à les laisser dans le même poste sans perspectives pendant de nombreuses années, voire toute leur carrière à la même caisse du même supermarché.

L’article cite l’entreprise Chipotle qui annonce que plus de 80% de ses leaders viennent du bas de l’échelle par promotion interne, et qui met en avant sur son site l’investissement dans la carrière des employés.

  1. Comprendre les barrières rencontrées par les employés

Il s’agit là de toutes les difficultés personnelles que rencontrent ce type d’employés pour se nourrir, se loger, gérer leur budget familial.

Ce sont donc tous les services que peut mettre en place l’entreprise, comme des avantages complémentaires, pour permettre aux employés de mieux vivre.

  1. Collaborer avec d’autre entreprises

Il n’est pas toujours possible de promouvoir tous les employés au sein de la même organisation. Mais certaines entreprises proposent des parcours aussi en dehors de l’entreprise.

C’est le cas d’Amazon qui a lancé «Career Choice » qui est devenu un programme national. L’idée est de proposer aux employés l’opportunité d’acquérir des compétences et des diplômes leur permettant soit d’être promus au sein d’Amazon, soit de se préparer à des emplois dans d’autres entreprises et secteurs.

Les petites entreprises peuvent faire la même chose, par exemple en créant un consortium de plusieurs entreprises qui mettent en place des formations en communs et des programmes de mobilité inter-entreprises, chaque entreprise finançant le dispositif par une cotisation de membre.

Alors, qui peut finalement le mieux s’occuper des employés dans ces jobs mal payés, aux conditions de travail souvent difficiles, et que l’on a du mal à recruter ? Le Ministre, avec les lois, les taxes, les interdictions et obligations ? Ou l’entrepreneur dirigeant créatif et courageux qui mise sur la confiance et veut transformer les « bad jobs » en « good jobs » ?

Finalement, ce que proposent les auteurs de HBR, c'est que les dirigeants et leaders d'entreprise mettent en oeuvre les systèmes de "good jobs" eux-mêmes, avant que le Ministre ou François Ruffin viennent l'imposer par la contrainte.

Que les leaders courageux lèvent le doigt.


Des chiffres qui parlent, ou qui rendent fous ?

ChiffresAALes dirigeants, directeurs de la Communication, les analystes, les consultants, bref, tout le monde, le savent : le chiffres parlent et ne peuvent être contestés. Si vous voulez faire sérieux et informés, rien de tels que de balancer des chiffres.

C’est pourquoi on en arrive à se sentir « dominés » par les chiffres, qui prennent le pouvoir sur les opinions et les avis de chacun.

Et c’est l’objet d’un livre salutaire de Valérie Charolles, philosophe des chiffres (sic) : « Se libérer de la domination des chiffres ».De quoi relativiser cette croyance de l’objectivité absolue des chiffres. Et l’auteur redonne grâce à un métier des chiffres très en vogue aujourd’hui : celui de faire parler les chiffres.

Car les chiffres ne sont rien sans celui qui a ce talent de « faire parler les chiffres ». On connait tous le truc pour les entreprises, comme pour les ministres : Quand il s’agit de parler à l’extérieur, on va aller chercher les chiffres qui donnent l’image la plus positive possible de la réalité décrite. Et, pour parler à l’intérieur, par exemple demander un effort démultiplié de productivité, ou de résultat, on va insister sur les chiffres qui décrivent les problèmes et viennent justifier les projets à soutenir. Trouver le bon chiffre à produire relève de l’art, et les nouveaux artistes des chiffres ont acquis un nouveau nom grâce aux nouvelles technologies : Ce sont maintenant des « data scientists » qui viennent remplacer les directions de la statistique ou des études que l’on connaissait dans le monde d’avant.

Et tout le monde connait les astuces pour bien présenter les chiffres dans le sens qui nous arrange : choisir la donnée de base, ajuster la période de référence, bricoler l’échelle et le type de présentation. Et le tour est joué.

C’est la même chose avec les sondages. Et le pire pour faire dire n’importe quoi aux chiffres, ce sont les pourcentages.

Par exemple, annoncer « une croissance de notre résultat de 70% » ne dira pas grand-chose si l’année précédente a été catastrophique, et peut-être que cette entreprise ne va pas beaucoup mieux que celle qui annonce une progression de 5%, mais par rapport à une année précédente qui était, elle aussi, plutôt bonne.

Exemple d’effet trompeur de présentation, que relève l’auteur, celui du taux de chômage des jeunes. Selon la dernière parution de l’Insee, le taux de chômage des jeunes au deuxième trimestre 2022 est de 17,8% en France. Mais cela ne veut pas dire que près d’un jeune sur cinq est au chômage, car ce taux de chômage des 15-24 ans correspond à la population des jeunes au chômage, mais non par rapport à l’ensemble des jeunes, mais seulement aux jeunes actifs. Et ne comprend donc pas les jeunes scolarisés, qui poursuivent leurs études. Or ces jeunes scolarisés représentent en France plus des deux tiers des jeunes de 15-24 ans. La proportion des jeunes au chômage est donc trois fois moindre que le chiffre annoncé, et longuement débattu par les politiques et penseurs. Et ces jeunes ne sont pas les pires, les chômeurs de la catégorie 25-49 ans étant deux fois et demie plus nombreux que les 15-24 ans.

Un effet encore plus pervers de ce mode de présentation est que, lorsque la part des études longues va augmenter (une bonne chose a priori pour suivre le niveau d’exigence des compétences), cela fera augmenter le chômage des jeunes (du fait de la baisse du nombre des jeunes actifs). Et inversement, un gouvernement qui choisirait de proposer des petits boulots et stages à ces jeunes hors des études longues obtiendrait des effets positifs immédiats sur ce taux de chômage.

Autre sujet qui alimente les débats sur les chiffres, le chiffre du taux de croissance du PIB.

Car ce chiffre est devenu l’indicateur universel privilégié de la santé économique d’un pays.

Et l’on a tendance à le comparer à ceux connus lors de cette période que l’on appelé « les trente glorieuses », c’est-à-dire les années entre 1945 et 1973, où les taux de croissance annuels moyens dans l’OCDE étaient de 4%, et même autour de 5% pour la France, au point que la Commission Attali sur les freins à la croissance, nommée par Nicolas Sarkozy en 2007, avait conclu que la France devait justement viser une croissance de 5% par an (au lieu des 2% de l’époque) pour ne pas décrocher du reste du monde. En 2022, il était de 2,6% en moyenne annuelle.

Voilà encore un malentendu, source d’erreurs de jugement, que s’ingénie à démontrer Valérie Charolles dans son livre.

Car l’idée que, sans croissance, la sphère économique ne produirait rien, est profondément ancrée, et associée à la peur d’un déclassement au niveau mondial.

D’abord, la comparaison avec ces fameuses « trente glorieuses » est effectivement trompeuse. Cette période qui succède à la deuxième guerre mondiale est aussi celle d’un effort massif de reconstruction, forcément activateur de croissance, et aussi la période de l’arrivée de plus en plus massive des femmes dans l’économie marchande. Au début du XXème siècle, les femmes représentaient un tiers de la population active en France, surtout dans des métiers d’agricultrices, d’employés de maisons et d’ouvrières. Tout commence à changer après la guerre : fini le temps où le salaire des femmes subissait un abattement légal (oui, vous avez bien lu) par rapport à celui des hommes jusqu’en 1946, et fini aussi où il était interdit aux femmes d’exercer une profession sans le consentement de leur mari jusqu’en…1965 (oui, vous avez bien lu). Et donc les « trente glorieuses » c’est aussi le temps où le travail des femmes va entrer massivement dans le calcul du PIB et de la croissance.

Autre élément qui vient booster le PIB, la population des agriculteurs indépendants (ceux qui consommaient leurs propre production, qui échappait au calcul du PIB), va aussi diminuer.

On comprend combien tout est différent aujourd’hui et que l’on ne peut pas complètement comparer cette période « glorieuse » avec celle d’aujourd’hui.

On connait même des mouvements inverses aujourd’hui, avec la tendance à limiter la consommation pour une part de plus en plus importante de la population, à privilégier les circuits courts, les circulations douces, les achats d’occasion, toutes ces habitudes qui vont plutôt vers une diminution du PIB, sans pour autant, d’ailleurs, que le niveau de vie des personnes en question soit considéré comme trop affecté.

Et pourtant, l’obsession de cette croissance reste une idée fixe de nombre de décideurs et de politiques.

Et là encore les comparaisons entre pays sont trompeuses. Valérie Charolles fait remarquer qu’avoir 5% de PIB supplémentaire quand on a déjà un PIB important est forcément beaucoup plus avantageux que 5% de plus quand on part de très bas. On n’arrête pas de comparer nos pays européens à la Chine, en oubliant que, entre 2005 et 2007 (les années du rapport Attali) les 2% de croissance moyenne de la France correspondaient à une augmentation de son PIB de 650 dollars par habitant, alors que les 11% en Chine ne correspondaient qu’à un PIB supplémentaire de 150 dollars.

Onze ans plus tard, c’est toujours pareil. La Chine a progressé, mais ses 6,6% de croissance représentent 645 dollars par habitant, pendant que la France, avec ses 1,7%, a créé une richesse nouvelle de 705 dollars par habitant ; sans parler d’un pays comme l’Ethiopie, avec ses 6,8% d’augmentation du PIB, qui ne représente que 50 dollars par habitant.

En fait, comme le souligne Valérie Charolles, la présentation de ces taux de croissance en pourcentage ne nous permet pas de percevoir que cela correspond à un accroissement continu des inégalités au niveau mondial.

Et les incantations sur la croissance sont aussi à observer avec prudence, car, finalement, dire que le taux de croissance de la France doit être de 5% par an, c’est dire que la richesse du pays doit doubler en quinze ans, et tripler en vingt-deux ans. Alors que la France connaît aujourd’hui un niveau de vie parmi les plus élevés du monde, certains se demandent légitimement à quoi nous servirait un PIB trois fois plus important en l’espace d’une génération. Et cela attise aussi les contestations de ceux, nombreux aussi, qui veulent participer à la préservation des ressources. Si on limitait la croissance à 1% par an, chiffre que nos instances dirigeantes jugeraient sûrement déplorable, il ne faudrait malgré tout que soixante-dix ans pour que la richesse double (soit « moins d’une vie » comme le remarque Valérie Charolles).

Oui, pour comprendre et parler de croissance, il faut sûrement aller un peu plus loin que la lecture des taux de croissance. Là encore, le chiffre parle, mais ne dit pas toujours toute la vérité.

Et pourtant, nous sommes malgré nous dans une période où le chiffre et les faits ont pris la place des « mots et des choses ».

Mais le chiffre n’est jamais neutre non plus quand il s’agit de décrire des comportements humains car les humains vont justement réagir par rapport aux données et à la présentation des chiffres qu’on leur propose, et adaptent forcément leurs comportements en fonction.

Que dire de cette habitude que nous avons prise de fixer les objectifs quantifiés, et mesurables, pour « piloter la performance ». Surtout quand ils viennent du haut, on sait tous que fixer de tels objectifs n’équivaut pas forcément à se donner la capacité à les atteindre. Et parfois cette manie du chiffre peut faire du mal. Face à la tension due à l’obsession de la réalisation des objectifs, on parle depuis les années 2000 de cette nouvelle (pas si nouvelle) maladie de « burn-out ». Le burn-out  correspond à une acceptation volontaire des objectifs par un employé qui n’arrive pas à faire face aux objectifs fixés et s’effondre physiquement à cause de cette impossibilité à faire face, sans toujours même s’en rendre compte. Ce sont ces employés qui se donnent à fond, mais n’y arrivent pas.

Car la logique de ce type d’indicateurs, si l’on n’est pas assez prudent dans leur fixation, c’est aussi l’idée que la performance doit être constamment répliquée, et même continûment améliorée. Or l’auteur, philosophe pleine de bon sens, nous le dit : « Aucun système vivant ne peut fonctionner en étant toujours au maximum de ses capacités. Il y va de sa survie ; la stabilité du tout repose sur l’absence de maximisation de toutes ses composantes au même instant ».

Peut-être que l’obsession des chiffres pourrait bien nous rendre dingues. Et qu’y mettre un peu de hauteur et d’humain est encore nécessaire, en faisant attention aux biais de comportement qu’ils peuvent provoquer. Voilà ce que Chat GPT ne pourra pas faire à notre place…Pour le moment.


Aller sur le terrain

TerrainQuand on arrive tout en haut de l’entreprise, on a une préoccupation : comment faire pour ne pas s’isoler dans sa tour, entouré de courtisans qui veulent tous se mettre en avant en nous envoyant des notes en tous genres pour se faire bien voir, et ainsi perdre le contact avec la vraie vie opérationnelle et les préoccupations des employés de l’entreprise.

Alors les dirigeants cherchent les trucs pour garder ce contact. Les plus technos pensent aux datas, compiler et analyser des tas de données sur ce qui se passe dans l’entreprise, à coups de sondages et de baromètres sur la « température sociale », ainsi que les outils de surveillance divers qui ne disent pas leur nom. Mais cela ne dit pas tout.

Et certains dirigeants cherchent autre chose de plus physique.

Alors, on va parler « d’aller sur le terrain » ; cette expression fait fureur dans le vocabulaire des patrons dans le coup. C’est la marque d’une attention pour les employés, que l’on adore « écouter ».

Et là, les idées foisonnent. On a eu le temps des « Comex de jeunes » avec qui l’on fait des dîners de temps en temps, et à qui on soumet des projets à étudier (pas des trucs importants, mais des trucs de jeunes qui parlent de sauver la planète ou d’améliorer le bien-être des employés ; et les syndicats, qui aimeraient avoir le monopole du « dialogue » détestent tous ces trucs).

On peut aussi faire des visites, programmées ou impromptues, dans les arcanes de l’entreprise, y compris dans les régions loin du siège, et les ateliers de production, ou faire le client mystère dans les magasins du groupe de Distribution (genre patron presque incognito). Et après, grâce à ces observations, on peut envoyer dans les dents du Comex, lundi matin, tout ce qui déconne dans l’entreprise et que le patron, lui qui se bouge, a pu voir de ses yeux et entendre de ses oreilles. Effet garanti d’une super ambiance lundi matin au comex. Oui, la manie d’ »aller sur le terrain » peut aussi avoir ses côtés pervers.

Mais « aller sur le terrain » cela peut aussi devenir un mode de management ; on appelait ça dans les années 90 « managing by wandering around – MBWA », en français le management baladeur. Et ça marche encore. Cela est aussi l’occasion, non seulement de s’informer sur le fonctionnement concret de l’entreprise, mais aussi de motiver le personnel. Cela peut prendre la forme d’une réunion debout, impromptue, pour discuter de ce sur quoi travaillent en ce moment même les employés, et recueillir des infos pour améliorer le fonctionnement.

Un auteur américain, Kenneth H. Blanchard, avait popularisé ces pratiques dans son ouvrage célèbre, « The One Minute Manager », dans les années 80, et plusieurs rééditions complétées depuis, incitant par exemple à surprendre les employés qui font des bonnes choses sur un projet, et à les en remercier.

Le MBWA, c’est aussi la pratique des « small talks », consistant à échanger avec les employés sur autre chose que leur travail, leur famille, leur passe-temps, leurs préoccupations. Et découvrir que ces employés sont aussi des personnes humaines que l’on ne connaissait pas. Aujourd’hui, l’entreprise responsable est aussi celle qui est responsable de bien plus que le travail accompli par ses salariés dans ses murs, mais aussi du bien-être et de l’équilibre de vie de ceux-ci. Certains aiment bien ça, d’autres sont gênés par ce qu’ils peuvent prendre comme une intrusion inappropriée de l’entreprise dans leur vie privée. Les risques d’en faire trop existent aussi. Et l’on a aussi les dirigeants et entreprises qui en font tellement (les soirées « clown », les pots interminables, les sorties au bowling, les employés sont monopolisés par tous ces « off » à tel point qu’ils ne font plus rien de leur vie privée ; et si on n’y va pas, on risque d’être mal vus, le comble).

Dans cette obsession de garder le contact avec les employés, tout est question de mesure et surtout d’authenticité forcément, plutôt que de se forcer à faire « comme si » sans y croire. Et pour que cela soit efficace, ça doit marcher dans les deux sens : le dirigeant qui informe et fait descendre et circuler les informations et messages, et le dirigeant qui écoute et se remet en question.

Un exemple concret est fourni ce mois ci dans le Figaro avec l’interview de la PDG de Suez, Sabrina Soussan.

Elle est arrivée à son poste il y a un an, au moment où une partie de Suez est partie dans le groupe Veolia, après son OPA. L’enjeu de redonner confiance aux équipes « restantes » était donc important.

Et elle le dit elle-même dans l’interview du Figaro : « être au contact du terrain était primordial ».

Et donc, on fait quoi ?

Se rendre sur tous les sites du Groupe (même plus petit, il en reste pas mal) ; elle en a fait une centaine dans huit pays. Le but ? «  emmagasiner un maximum d’informations pour nourrir la vision stratégique du «nouveau Suez». Oui, le dirigeant sur le terrain est un magasin qui remplit son stock d’informations.

Mais il faut aussi faire redescendre l’information. Quel est le secret de Sabrina Soussan ? « Tous les trois mois, j’organise une webcast: deux heures pendant lesquelles nous abordons tous les sujets, avec une séquence de questions des salariés ». Et voilà pour la communication et le dialogue à grande échelle en webcast.

Mais, il y aussi des moments plus intimes, en petits groupes : « J’invite aussi à déjeuner une fois par mois entre dix et quinze personnes, aux profils variés, pour des échanges informels ».

Autre mot du vocabulaire de dirigeant, « cascader ». Est-ce acrobatique ? Non, cela parle plutôt des managers intermédiaires, courrois de transmission clé de l’entreprise : « Je passe aussi régulièrement du temps avec les 200 managers du groupe: je leur demande de «cascader» l’information pour que personne ne soit tenu à l’écart ».

Mais le « terrain », c’est aussi tous les jours, et Sabrina Soussan en parle aussi : «  je suis beaucoup sur le terrain pour écouter et expliquer cette feuille de route, qui n’est pas figée et qui se vit au quotidien ».

Ecouter et expliquer seraient les maîtres-mots d’un bon contact terrain ?

Vous avez remarqué, vous aussi, que les femmes dirigeantes nous donnent souvent de belles leçons de management ? Comme cette autre rencontre ICI, pour me parler de bêtises et de droit à l’erreur.


Un chat sur les genoux est-il un danger pour le management ?

ChatsurgenouxAAOn a pu avoir tendance à voir dans les villes une juxtaposition d’espaces à usages différents : les espaces commerciaux, les espaces de loisirs, les espaces de logement. Et pour passer d’un espace à l’autre, on se déplace, on prend les transports publics, ou sa voiture, ou son vélo.

Cela date de la charte d’Athènes, en 1933, établie lors d’un Congrès International d’Architecture Moderne, sous l’égide de Le Corbusier. Elle préconisait cette attribution d’une fonction unique à chaque espace ( quartier résidentiel, d’affaires, commercial, etc). C’est sur ce concept que se sont bâties les « villes archipel », où les possibilités de rencontres sont réduites.

Aujourd’hui, cette vision est dépassée, et l’on parle de « chronotopie » et de « chrono-urbanisme ».

De quoi s’agit-il ?

Il s’agit de voir la ville non seulement en fonction de l’espace, mais aussi du temps. Et ainsi ne plus représenter la ville comme une carte fixe, mais comme quelque chose qui se transforme au fil du temps. C’est ce qu’on appelle « la ville malléable ». Celle où le même espace peut avoir plusieurs fonctions selon le temps : un espace où les gens circulent en journée, et qui se transforme en parking la nuit ; l’utilisation des espaces du bâtiment de l’école (préau, cour, salles) par un public extérieur pour des réunions d’entreprises, le restaurant d’entreprise qui se transforme en brasserie ouverte le soir ou le week-end, le bureau qui accueille des étudiants pour y travailler. C’est un peu Airbnb partout et pour tout.

Les espaces publics s’y mettent après les pratiques privées.

Nombreux particuliers ont déjà franchi un pas de plus de cette tendance, avec la nouvelle pratique de transformer leur salon en lieu de réunions pour des entreprises. Le Monde consacrait un dossier à cette pratique dans son numéro du 19 février, présentant ces particuliers qui louent leur loft ou une partie de leur appartement à la journée pour 1000 ou 1500 euros la réunion d’une équipe.

Et forcément des plateformes se sont créées sur le créneau, comme OfficeRiders, qui appellent les salariés qui font des réunions d’entreprises dans ces lieux privés des « riders ».  

Intéressant, dans ce dossier de voir ce qui motive les entreprises à organiser des réunions dans de tels lieux privés plutôt que dans leurs espaces de bureaux.

Comme le dit le fondateur de OfficeRiders, Florian Delifer, « Il y a principalement deux types d’entreprises qui font appel à nous. Les jeunes start-up qui n’ont jamais eu de bureau, et les entreprises qui ont laissé tomber leurs locaux au moment du Covid. Les unes comme les autres ont besoin de réunir leurs salariés une à deux fois par semaine, et apprécient de le faire chez des particuliers ».

Les particuliers hôtes affinent l’offre, parfois par hasard, comme Cécile : « Un jour, j’ai oublié le chat en haut. Ça a beaucoup plu aux clients, ils n’arrêtaient pas de le caresser. Maintenant, je le laisse se balader pendant les réunions, ils adorent ! ».

Les dirigeant qui louent ces espaces privés voient aussi un avantage managérial : Les salariés seraient plus détendus et productifs en appartement que dans les bureaux de l’entreprise.

Une dirigeante de start-up qui pratique ce type de location témoigne : « On veut que nos équipes se sentent bien, et pour ça on a décidé de leur offrir de travailler dans des espaces de qualité. Le côté neutre de l’appartement permet aussi d’être plus efficace ; on oublie ses tracas de bureau, les tensions avec telle ou telle personne. C’est comme si on repartait de zéro ».

Mais certains peuvent aussi y voir une perversion, comme la sociologue de service interrogée dans ce dossier, Aurélie Jeantet, qui y voit une « comédie du travail » : « On installe les salariés dans un décor, comme des figurants dans un film. Ils se retrouvent dans un cadre irréel, qui n’est ni chez eux ni un lieu de travail défini. Dans un bureau où on se rend quotidiennement, on se crée des repères, on est dans un cadre qui raconte une histoire. En allant travailler chez des gens qu’on ne connaît pas, en changeant d’endroit en permanence, le travail devient déréalisé ».

Et elle en déduit qu’il y a là une stratégie de management perverse pour les entreprises : «  Le management actuel tend à formater les salariés pour en faire des individus sans ancrage, sans passé, qu’on peut déplacer à sa guise. Toutes les études sur le « flex office «  (le fait de ne pas avoir de bureau fixe dans l’entreprise) ont montré que l’instabilité nuisait au bien-être au travail. Elle empêche aussi la construction d’une vraie culture d’entreprise, l’établissement de solidarités. Même si la routine peut paraître ennuyeuse, elle aide aussi à travailler et à créer des liens avec les autres ».

Et ces salariés que l’on installe ainsi dans des décors agréables, recevant ainsi un « cadeau » qu’ils n’ont pas demandés, ne sont-ils pas alors insidieusement redevables ? « Dans un superbe loft avec vue sur tout Paris, il serait déplacé d’être de mauvaise humeur ou de manifester son mécontentement, comme on pourrait le faire au bureau ». Ces décors artificiels seraient alors une façon de normaliser les émotions et comportements. C’est le management du « comme si » : « On fait comme si tout allait bien, comme si on était une bande de copains qui se faisait une bouffe ». On est obligé d’avoir « le smile ».

Pour cette sociologue, ces pratiques sont une façon de changer les salariés de décor pour que rien ne change, pour contourner les véritables enjeux. « En travaillant dans un salon ou une péniche, on fait comme si on était dans un jeu, ce qui est faux. Enfoncé dans un canapé, avec un chat sur ses genoux, on est moins susceptible de créer des problèmes avec sa hiérarchie ».

Est-ce que cette chronotopie, avec un chat sur les genoux dans un canapé, est une façon de mieux travailler en oubliant les tracas de bureau, ou une façon insidieuse d’endormir les salariés pour les rendre plus dociles ?

Encore un sujet de management à explorer ; avec un chat sur les genoux ?


Réussir, et après?

SuccesDans l’entreprise, surtout les grandes, mais aussi les autres, la réussite consiste à gravir les échelons, à être nommé à des postes de plus en plus élevés dans la hiérarchie, toujours pyramidale, de l’entreprise. Certains salariés passent leur vie à ce jeu, jusqu’à atteindre les sommets, et à se demander ensuite ce qu’ils vont faire de leur vie.

Mais cette « réussite » acquise échelon par échelon, c’est aussi le meilleur moyen d’ancrer des croyances qui peuvent, justement, empêcher d’aller plus loin. C’est le sujet du livre, et la spécialité de la pratique professionnelle de Marshall Goldsmith, expert coach en leaders qui ont réussi, pour les aider à aller plus loin, ce qu’il appelle « de la réussite à l’excellence ». Et il permet de comprendre pourquoi certains n’arriveront jamais à se sortir de cette « réussite » sans capacité à aller au-delà. Parce qu'il le dit dans le titre le l'édition originale en anglais : " What got you here won't get you there".

Ces croyances sont au nombre de quatre, et il est facile de les observer tous les jours dans les comportements autour de nous, ou en nous-mêmes, si nous sommes concernés par cette griserie de la réussite.

Première croyance : J’ai réussi

Comment ne pas croire que la réussite n’est due qu’à l’habileté et au talent de celui qui a réussi. D’où leur croyance intime qu’il possède les talents et habiletés qui en font un gagnant qui va continuer à gagner. Cela se remarque facilement dans les histoires qu’il aime bien raconter : celles de ses réussites, des contrats qu’il a gagnés, de grandes réalisations. Même lorsqu’il nous parle des réussites collectives d’une équipe, il garde cette conviction que sa contribution était quand même plus significative que ne pourraient le laisser entendre les faits.

Cette croyance n’est pas si négative ; elle peut nous donner envie de prendre des risques, d’entreprendre. Mais elle peut aussi être un obstacle lorsqu’elle conduit certains à se comparer systématiquement aux autres en, comme le dit Marshall Goldsmith, « faisant pencher la balance en leur faveur ».

Deuxième croyance : Je peux réussir

C’est la conséquence logique de la croyance précédente.

« C’est une autre façon de dire : Je suis certain que je peux réussir ».

C’est la manie des gens qui ont connu le succès de croire qu’ils ont en eux la capacité de toujours réussir, que grâce à leurs talents ou leurs ressources intellectuelles, ils peuvent toujours faire basculer une situation en leur faveur. Leur croyance, c’est que le succès est un « gain » résultant de leur habileté, même lorsque ce n’est pas le cas, et qu’il y a toujours un lien entre ce qu’ils ont accompli et la position qu’ils occupent, même si rien ne démontre ce lien.

L’erreur dans ce type de croyance c’est «Je réussis. J’adopte tel comportement. Donc je réussis à cause de ce comportement ! ». Alors que c’est peut-être l’inverse : ils réussissent parfois en dépit de ce comportement. Pas facile, alors, de les faire changer de comportement.

Troisième croyance : Je réussirai

« C’est une façon de dire : J’ai la motivation qu’il faut pour réussir ».

« Si j’ai réussi fait référence au passé, et je peux réussir au présent, alors je réussirai fait référence à l’avenir ».

C’est cet optimisme inébranlable qui persuade que le succès est un dû à celui qui a réussi.

Mais le revers de la médaille, c’est de mettre la pression sur ses collaborateurs, en leur faisant faire des promesses, ou fixer des objectifs, que même les plus dévoués n’arriveront pas à tenir. Cette attitude systématique peut même aller jusqu’à un surmenage des effectifs, et une équipe qui s’affaiblit, obtenant de moins en moins de résultats.

Quatrième croyance : Je choisis de réussir

C’est la croyance qui fait croire aux gens qui réussissent que ce qu’ils font résulte d’un choix personnel.

Le risque, ici, est ce qu’on appelle la « dissonance cognitive » et que Marshall Goldsmith décrit ainsi :

«  C’est l’écart entre ce que nous croyons dans notre esprit et ce que nous vivons ou voyons dans la réalité. Plus nous voulons croire que quelque chose est vrai, moins il est probable que nous acceptions de croire que le contraire est vrai, même lorsque tout prouve que nous avons tort ».

On comprend, à lire Marshall Goldsmith, que ces quatre croyances cumulées peuvent faire de nous une personne moyennement, voire pas du tout, appréciée de ses collaborateurs et de son entourage.

Et comme ces croyances sont bien ancrées, il est très difficile d’en faire changer. D’où cette grande difficulté de passer de la réussite à l’excellence, c’est-à-dire de devenir un leader entraînant pour les autres, capable de développer l’intelligence collective et la puissance des équipes.

Marshall Goldsmith a recensé les vingt habitudes, les mauvaises habitudes, qui sont celles des gens qui ont réussi, et qui les empêchent d’aller plus loin. Toutes ces habitudes ne sont pas réunies dans une même personne, et certaines sont moins néfastes que les autres, tout est question de dosage. Mais toutes concernent des problèmes interpersonnels qui peuvent être agaçants en milieu professionnel, et peuvent ruiner notre réputation. Ce sont tous ces problèmes qui, malgré la « réussite », empêchent d’être admirés et aimés, et peuvent décourager les autres. Ce sont les habitudes qui rendent bien solitaires ces personnes qui ont réussi, et se retrouvent entourés de collaborateurs et relations qui ne les supportent pas.

Toutes ces habitudes tournent autour de l’information et de l’émotion.

L’information : celle que l’on garde pour soi, ou le genre de remarques pour doucher les propositions des autres, comme « ça ne marchera pas », « je le savais déjà », commencer ses phrases systématiquement par « Non », « Mais » ou « Cependant », vouloir toujours en rajouter (« c’est une bonne idée, mais ce serait mieux si tu… »). Toutes ces habitudes qui, nous croyant plus intelligent que tout le monde, nous font toujours en rajouter et répondre, pour étaler notre intelligence. Nous pouvons croire que cela permet d’éduquer les autres, de les inspirer, alors que cela provoque au contraire les frustrations et le découragement.

L’émotion : ce sont ces habitudes qui nous font mettre en colère un peu trop souvent, qui nous font omettre d’exprimer notre reconnaissance ou de dire simplement « Merci », qui nous font revendiquer des honneurs que nous ne méritons pas vraiment, qui nous font refuser d’exprimer des regrets.

Les conseils de Marshall Goldsmith pour se sortir de ces habitudes ont l’air simples : Il suffit, avant de s’exprimer, et lorsque nous partageons de l’information ou de l’émotion, de nous demander si elle est appropriée et si elle est bien dosée.

A tous ceux qui ont réussi, et qui traînent ces mauvaises habitudes, parfois même sans s’en rendre compte, qui les empêchent d’aller plus loin, l’auteur adresse un message d’espoir :

« Vous êtes ici.

Vous pouvez choisir votre destination.

Le voyage commence maintenant. »


Panne de travail

PanneOn dit qu’ils ont toujours tort. Et pourtant, ils sont, paraît-il, de plus en plus nombreux, et on s’intéresse beaucoup à eux.

Ce sont les absents. Ceux qui sont en panne de travail, non pas des chômeurs, mais ceux qui volontairement ou pour une autre raison, ne veulent plus ou ne peuvent plus travailler momentanément, voire définitivement.

Oui, l’absentéisme est en progression, si l’on s’en réfère aux nombreux baromètres et études sur le sujet, produits par des entreprises d’assurances qui en profitent pour caser leurs offres de « bien-être au travail ». C’est le cas du baromètre de WTW (ex Gras Savoye), qui a calculé que le taux d’absentéisme en France a progressé de 37% de 2017 à2021, et même de 54% chez les jeunes. Il y a la même chose chez AG2R, avec des chiffres différents (car toutes ces études sont faites à partir d’échantillons et de questionnaires), mais qui dégagent des tendances et chiffres similaires.

Ces compagnies d’assurance proposent des diagnostics et des offres type « rémunération globale », ou des programmes d’avantages sociaux ( « Benefits ») pour les salariés.

Mais, vu le marché, des start-up et des solutions technologiques sont également apparues, pour anticiper et prévenir l’absentéisme et tenter de guérir le « mal être » dans l’entreprise. Car on considère souvent que les employés absents sont des malades, des vrais en arrêt maladie, mais aussi tous ceux qui sont en risque de santé mentale (burn-out, épuisement). Oui, ce sont souvent les entrepreneurs qui proposent les idées les plus innovantes, plutôt que les compagnies d’assurance institutionnelles. Certains sont aussi eux-mêmes des assureurs nouvelle génération Tech (comme Alan).

Deux sortes de technologies :

  • Celles qui permettent à l’employé d’auto-évaluer lui-même les risques le concernant personnellement, et l’aident à prendre les bonnes décisions et actions,
  • Celles qui recueillent des données, soit saisies directement par les employés, soit en analysant des données existantes (mails, postures), et permettent de piloter la « santé » de l’entreprise et de ses communautés, et ainsi de décider d’actions collectives.

L’objectif premier de plusieurs des applications proposées est de renforcer ce que l’on appelle « l’engagement » des employés, pour qu’ils restent en bonne santé et heureux dans l’entreprise, pour qu’ils ne s’absentent pas, voire, pire, qu’ils quittent l’entreprise.

Ainsi de Axel, racheté en mai 2022 par LumApps pour devenir « LumApps Journey » qui met en place des parcours collaborateurs personnalisés dans leurs contextes de travail. Ceci permet (peut-être) d’éviter les démissions de nouvelles recrues qui n’arrivent pas à s’intégrer correctement dans l’entreprise, et d’aider à s’y sentir bien.

Zest, dans le même registre, propose « des équipes plus engagées pour (beaucoup) plus de performance ». L’outil permet de réaliser des « enquêtes RH » et propose un « engageomètre » ( !). L’application permet aussi aux employés de déclarer leur « humeur » en ligne.

Comeet utilise l’intelligence artificielle pour connecter les profils selon leurs affinités pour leur permettre des déjeuners, des afterwork, des activités sportives ou culturelles (on imagine plus…mais le logiciel ne parle pas de cette possibilité de drague au bureau).

Bloomin, autre produit du marché, veut « instaurer une culture du feed-back » dans l’entreprise, pour améliorer les relations internes en mettant en place des enquêtes internes.

Un autre axe est celui du soin pour aider les collaborateurs qui vont mal ou vraiment mal, avant même d’être absents, mais qui n’en sont pas loin. On appelle ça la « PsyTech ». C’est l’objet de la plateforme "CHANCE" qui permet à chacun de mener sa propre introspection; ici c'est le salarié qui paye, pas l'entreprise (on peut tester en accès libre pendant trois heures). C'est aussi l'objectif annoncé de moka.care, créée en 2019, et qui a fait une levée de fonds de 15 millions d’euros en mai dernier.

Moka.care une plateforme qui aide les entreprises à favoriser le bien-être de leurs salariés en organisant des séances chez les praticiens (psychologues, coachs) en toute confidentialité, ou des formations thématiques.

Teale est une autre application du même type, fondée par deux jeunes diplômés de l’ESSEC, qui permet à l’employé de « cartographier sa santé mentale » et d’accéder à des contenus pour en prendre soin (podcasts, vidéos).

Autre axe d’application : pour être heureux et performant au travail, un point important est d’avoir de bons collègues et une équipe où l’on se sent bien. D’où les applications qui vous aident à diagnostiquer les profils qui s’entendent le mieux dans l’équipe, et qui sont complémentaires pour permettre la meilleure performance. Elles vont aussi aider, grâce à l’IA, à former des équipes qui fonctionnent efficacement, et à recruter des profils les plus complémentaires aux équipes qu’ils s’apprêtent à rejoindre, afin de recruter, non pas le profil le plus compétent dans l’absolu, mais celui qui permettra de rendre l’équipe meilleure.

C’est le cas de TeamScope, Wisnio ou Goshaba, grâce aux sciences cognitives et à la gamification. Ceci permet d’avoir une approche prédictive sur les comportements et le fonctionnement de l’équipe, plus pertinente que la seule utilisation du C.V. C’est aussi une aide pour concevoir les meilleurs parcours de mobilité des collaborateurs.

Avec ces outils et ces applications de PsyTech, voilà que l’on construit une sorte de « DRH augmenté », comme un docteur Frankenstein d’un nouveau genre.

Mais malgré tous ces outils, il reste des irréductibles, comme ceux qui témoignent dans le dossier du Figaro magazine du week end dernier, qui, eux, « ne veulent plus travailler », comme Victor Lora, 34 ans, en couverture du magazine avec chemise chic et baskets Red Laver de chez Adidas, à plat ventre dans l’herbe, avec son livre à la main, « La retraite à 40 ans, c’est possible ». Il fait partie des français qui estiment ne plus trouver dans leur travail le sens et l’intérêt qu’ils espéraient, la possibilité d’avoir un impact sur la société. C’est comme ça que Victor, qui était directeur de la stratégie dans une start-up, a fait une croix sur le salariat. Il a pu profiter des économies qu’il avait réalisées en suivant les conseils du mouvement « FIRE», mouvement américain ( Financial Independence, Retire Early). Ce mouvement, dont les membres s’appellent aussi « les frugalistes », consiste à vivre de façon frugale, c’est-à-dire à supprimer toutes dépenses jugées non essentielles afin d’épargner de façon drastique pendant plusieurs années, permettant d’amasser suffisamment de fonds pour les placer sur des supports rapportant un revenu régulier, permettant de vivre des placements le reste de sa vie (« la retraite à 40 ans »). Ces frugalistes se retrouvent régulièrement pour échanger leurs tuyaux dans des « Drink Fire ».

D’autres adeptes du « travailler moins » se retrouvent dans la communauté des « Paumé.e.s » de Makesense, qui rassemble 21.000 membres qui se déclarent « en quête de sens ». Ce sont, d’après leur site, « Ceux qui en ont marre de leur job dans une tour à la moquette grise. Celles qui ont envie de mettre du vert partout dans leur vie. Ceux qui veulent s’engager ou s’épanouir à côté de leur boulot mais qui ne savent pas par où commencer ». Le Figaro magazine recueille le témoignage de Justine, 30 ans, qui s’est investie dans cette communauté des « Paumé.e.s » car elle a « vite compris que le monde de l’entreprise n’était pas en phase avec mes idéaux sociaux, sociétaux et écologiques. Je ne crois pas à l’avenir du monde capitaliste qui précipite par ses excès la ruine de la planète ». Elle n'est pas comme Victor, à économiser pour vivre sans travailler. Non, elle, c'est juste ne pas travailler comme les autres qu'elle recherche.

Justine a déjà utilisé son temps libre pour écrire un livre (« surmonter le XXIème siècle avec des potes, des bières et des idées ») avec deux auteurs membres, eux, du « Collectif Travailler Moins » (CTM), qui a aussi son site, et prône « le détravail, dont l’objectif est de décentrer la place qu’occupe le travail dans nos vies et nos identités. C’est bien sûr sa forme dominante, l’emploi, que nous ciblons ». Dans une pétition, ce collectif propose trois mesures qu’il estime « urgentes » : le droit au temps partiel, la création d’un fonds de désinvestissement public (pour accompagner avec de l’argent public les individus au détravail), et la création d’un « revenu de base ».

Pour Justine et Victor, il semble que la PsyTech ne pourra plus grand-chose…quoique. Pour eux, la panne de travail, c'est carrément le moteur qui a lâché. Même si certains essayent encore de les raisonner, comme ce polytechnicien scientifique, Vincent Le Biez dans Le Figaro du 28 juin, qui tentait de répondre à ces jeunes diplômés de Polytechnique qui avaient déclaré refusé "le système" : " Tout subordonner à un hypothétique changement de "système", mal défini, c'est prendre le risque de ne rien faire de très utile pour la société pendant sa vie". Et il termine sa tribune par " Camarades ingénieurs, la société a besoin de vous et elle attend vos solutions, pas vos états d'âme". 

Pour les autres, qui n'ont parfois qu'une ou plusieurs roues de crevées, mais un moteur intact, ou  qui voudraient songer à s’absenter, ou à rejoindre Justine et Victor pour mettre du vert dans leurs vies, les docteurs Frankenstein des RH et de la Tech sont là pour les retenir ou les regonfler.

Restent les potes, les bières et les idées pour surmonter le XXIème siècle. C’est tentant quand il fait chaud, non ?

Et puis, les vacances arrivent; Les absents vont être plus nombreux. Les vacances, c'est une bonne PsyTech sans la Tech aussi pour regonfler les pneus de certains. 


Télétravail : Surveilles-moi si tu peux

SurveillanceMaintenant que la période des confinements et de l’obligation du télétravail est terminée, que devient-il le télétravail ?

En 2020, on cherchait des idées et astuces pour vivre avec le télétravail forcé, comme j’en parlais ICI.

En 2021, une fois l’obligation levée, on se demandait qui allait revenir au bureau, une fois de bonnes habitudes prises en télétravail ; voir ICI.

Le sujet n’est pas épuisé. Le Monde publiait en avril dernier un dossier de Catherine Quignon sur un nouveau problème : les logiciels qui se sont perfectionnés pour permettre de mieux surveiller les employés en télétravail.

L’auteur cite nommément la Macif, qui surveille à distance ses téléconseillers. Citation de Sybille : « On se prend un chat ou un mail dès que l’on dépasse trois ou quatre minutes d’attente entre deux appels. Parfois, il y a tellement de fenêtres qui s’ouvrent pour nous demander « tu fais quoi ? »  qu’on n’arrive même plus à voir l’écran. J’ai une collègue qui s’est vu reprocher le fait de s’être loguée à 8H02 au lieu de huit heures ».

Selon une étude citée dans l’article, 63% des entreprises françaises prévoient ou ont déjà adopté des outils visant à renforcer leur supervision sur les employés en télétravail. Exemple de ce type d’outils, un logiciel qui permet de prendre des captures d’écran avec la webcam pour s’assurer que le collaborateur est bien devant son écran, ou aussi analyser les déplacements de la souris. Le logiciel Hubstaff permet de géolocaliser les déplacements des salariés et de prendre une capture d’écran toutes les dix minutes. CleverControl est un autre outil qui permet d’enregistrer les frappes sur les claviers.

Face à ce marché des logiciels de surveillance, un contre-marché s’est forcément créé, celui des logiciels antisurveillance. Ils permettent de faire bouger le curseur ou de figer l’écran, ce qui permet de faire croire qu’on est connecté, alors qu’on fait le ménage.

Autre astuce, plus artisanale : attacher la souris de son ordinateur à un ventilateur pour faire croire qu’on est très occupé. On trouve aussi des logiciels qui permettent de simuler à l’écran des déplacements de souris, les « mouse giggler », disponibles pour moins de 10€ sur Amazon.

De quoi ouvrir un nouveau marché pour les logiciels de surveillance anti-« mouse gigglers ».

Il restera toujours la technique manuelle des petits malins, qui n’a pas attendu le télétravail pour trouver ses adeptes, où le salarié cherche à se faire bien voir en envoyant des mails, en faisant du reporting, en se montrant le plus possible en visio, afin de démontrer qu’on est bien impliqué dans le travail.


Le travail, c'est la santé ?

TravailQuel est le critère qui compte le plus pour nous dans un travail ?

On a envie de répondre que c’est la rémunération.

Eh bien, Cela n’est le critère numéro un que pour 22% des employés.

C’est ce qui figure dans l’enquête réalisée par Bain, avec l’institut Dynata, auprès de 20.000 travailleurs dans dix pays ( Etats-Unis, Allemagne, France, Italie, Japon, Chine, Inde, Brésil, Indonésie et Nigeria), et publiée en janvier 2022.

Elle est pleine d’enseignements pour comprendre comment ont changé et sont en train de changer les relations entre les travailleurs et les entreprises. Et cela ne concerne pas que les conséquences du Covid.

Ce taux de 22% révélé par cette enquête ne veut pas dire que les personnes accepteraient un travail qui ne serait pas payé correctement. La rémunération reste un critère important par rapport aux autres tels que l’intérêt du travail (critère numéro un pour 15%) ou une entreprise inspirante (5%). Il reste même dans le top 3 des critères pour 56% des répondants. Mais il est l’indication que considérer qu’un emploi est réduit à une transaction financière sous-estimerait les motivation humaines plus profondes pour le travail. D’ailleurs ce critère de la rémunération est classé plus haut par les employés insatisfaits que par les employés satisfaits : le critère de la rémunération est plus un critère d’insatisfaction qu’un critère de satisfaction. Quand on n’est pas satisfait de son travail, on n’est pas satisfait de la rémunération ; mais quand on est content, le critère de la rémunération est moins prépondérant.

Mais alors, c’est quoi un bon job qui nous donne satisfaction ? Voilà une bonne question pour toutes les entreprises qui rêvent d’attirer et de conserver les meilleurs talents.

A partir d’une sélection de critères, et de l’importance accordée par les répondants, l’étude de Bain distingue six archétypes correspondant à des catégories de motivations différentes. Cela permet de vérifier ceux qui sont représentés, ou non, dans l’entreprise, et d’adapter nos politiques et pratiques de management et de gestion, et aussi, pour les collaborateurs, de s’auto-évaluer et de challenger nos motivations profondes.

Comme toutes ces analyses, on ne se retrouve pas forcément pile dans une des catégories, certains se sentiront un mix de plusieurs, ou même évolueront au cours de leur carrière professionnelle.

Ce qui est intéressant dans l’enquête, c’est de constater que les différences d’attitudes ne sont pas très différentes d’un pays à l’autre, ni la répartition des archétypes. C’est donc à l’intérieur de chaque pays que se font les différences.

Alors, quels sont ces six archétypes ?

  1. Les opérateurs

Les opérateurs trouvent un sens et une valeur personnelle principalement en dehors de leur travail. En fin de compte ils considèrent le travail comme un moyen d'atteindre une fin. Ils ne sont pas particulièrement motivés par le statut ou l'autonomie, et ne cherchent généralement pas à se distinguer sur leur lieu de travail. Ils ont tendance à préférer la stabilité et la prévisibilité.

Ainsi, ils ont moins intérêt à investir pour changer leur avenir que les autres archétypes.

En même temps, les opérateurs sont l'un des archétypes qui ont le plus l'esprit d'équipe et considèrent souvent leurs collègues comme des amis. Au mieux, ils sont les joueurs d'équipe qui forment l'épine dorsale de l'organisation. Dans le pire des cas, ils sont désengagés et manquent de proactivité.

  1. Les donneurs

Les donneurs trouvent un sens à un travail qui améliore directement la vie des autres. Ils sont l'archétype le moins motivé par l'argent.

Leur nature empathique se traduit généralement par un fort esprit d'équipe et des relations personnelles profondes au travail.

En même temps, leur nature plus prudente signifie qu'ils ont tendance à être des planificateurs avant-gardistes, qui hésitent relativement à prendre des risques.

Au mieux de leur forme, ils sont désintéressées et contribuent à établir la confiance dont toute organisation a besoin pour fonctionner. Au pire, ils peuvent être peu pratiques ou naïfs.

  1. Les artisans

Les artisans recherchent un travail qui les fascine ou les inspire. Ils sont motivés par la recherche de la maîtrise. Ils apprécient d'être appréciés pour leur expertise, bien qu'ils soient moins concernés par le statut au sens large du terme. Les artisans désirent généralement un degré élevé d'autonomie pour exercer leur métier et accordent le moins d'importance à la camaraderie de tous les archétypes. Bien que beaucoup trouvent un but supérieur dans le travail, il s'agit plus de passion que d'altruisme. Au mieux de leur forme, ils sont capables de résoudre même les défis les plus complexes. Au pire, ils peuvent être distants et perdre de vue les grands objectifs.

  1. Les explorateurs

Les explorateurs apprécient la liberté et les expériences. Ils ont tendance à vivre dans le présent et recherchent des carrières qui offrent un haut degré de variété et d'excitation. Les explorateurs accordent une importance supérieure à la moyenne à l'autonomie.

Ils sont également plus disposés que d'autres à échanger la sécurité contre la flexibilité. Ils ne dépendent généralement pas de leur emploi pour avoir un sentiment d'identité et explorent souvent plusieurs professions au cours de leur vie.

Ils ont tendance à adopter une approche pragmatique du développement professionnel, en n'obtenant que le niveau d'expertise nécessaire.

Au mieux, ils se lancent avec enthousiasme dans n'importe quelle tâche qui leur est demandée.

Au pire, ils ne savent pas où aller et manquent de conviction.

  1. Les ambitieux

Les personnes ambitieuses ont un fort désir de faire quelque chose de leur vie. Ils sont motivés par la réussite professionnelle, et apprécient le statut et la rémunération. Ce sont des planificateurs d'avenir qui peuvent avoir relativement une aversion au risque, préférant opter pour des voies bien tracées vers le succès. Ils ont tendance à définir le succès en termes relatifs, et peuvent donc être plus compétitifs et transactionnels dans leurs relations que la plupart des autres archétypes.

Au mieux, ils sont disciplinés et transparents. Au pire, leur compétitivité dégrade la confiance et la camaraderie au sein de l'organisation.

  1. Les pionniers

Les pionniers veulent changer le monde. Ils ont une vision forte de la façon dont les choses devraient être et cherchent à obtenir le contrôle nécessaire pour réaliser cette vision. Ils sont les plus tolérants au risque et orientés vers l'avenir de tous les archétypes. Les pionniers s'identifient profondément à leur travail. Leur vision importe plus que tout, et ils sont prêts à faire de grands sacrifices personnels en conséquence.

Leurs relations professionnelles ont tendance à être plus transactionnelles par nature. Leur vision est souvent au moins partiellement altruiste, mais elle leur est propre. Au mieux, elles mobilisent leur énergie contagieuse pour apporter un changement durable.

Dans le pire des cas, elles sont intransigeantes et impérieuses.

Aucun archétype n’est meilleur ou moins bon. La diversité est aussi importante. Mais certaines entreprises favorisent plutôt un profil qu’un autre.

On pourrait penser, néanmoins, qu'une entreprise qui aurait surtout des opérateurs dans son personnel pourrait manquer de dynamisme, ou qu'une entreprise remplie d'ambitieux et de pionniers devrait souffrir d'un perpétuel conflit entre les egos. Mais c'est la diversité de ces profils qui  crée l'équilibre. 

Cela influence aussi le système de préférences dans l'entreprise. Les opérateurs et les ambitieux accordent de l'importance à la sécurité de l'emploi. Pour les opérateurs et les donneurs, la camaraderie est un facteur important et ils attendent de bonnes relations de travail entre les collaborateurs. Les artisans, eux, accordent plutôt de l'importance à l'intérêt du travail. 

Un point commun, c’est d’aimer le travail. L’enquête mentionne qu'en 2017 seulement 28% des américains disent qu’ils arrêteraient de travailler s’ils avaient assez d’argent pour le reste de leur vie (ils étaient 34% en 1995). 

Le travail, c’est la santé ?

 


La gouvernance ou le morne désespoir

MuraillechineInitialement, c’est un terme utilisé pour désigner la manière dont un gouvernement exerce son autorité et gère les ressources d’un pays. Et puis le concept a été étendu à la gestion des entreprises.

Ce concept, c’est celui de gouvernance.

Car la vision d’un droit de propriété exclusif des actionnaires sur l’entreprise n’est plus de mise aujourd’hui. On va plutôt parler d’un équilibre des pouvoirs entre toutes les parties prenantes, les actionnaires, mais aussi les collaborateurs, les clients, les fournisseurs, les banques. Et la notion de « bien commun » est associé à la « raison d’être » de l’entreprise.

Alors, la bonne gouvernance, c’est quoi ?

Les auteurs et praticiens distinguent quatre principes fondamentaux :

  • La transparence, donnant le droit à chaque acteur, chaque partie prenante, de disposer d’informations fiables et complètes, y compris le public et les investisseurs sur la gouvernance qui a été mise en place,
  • Le processus décisionnel, permettant un processus de prise de décision effectif et répartissant les pouvoirs entre les différents acteurs,
  • La mise en place d’un système d’évaluation de la performance,
  • Un système d’évaluation de la gouvernance mise en place.

Toute la difficulté est de passer de la théorie à la pratique.

Le Club Gouvernance de l’association des diplômés HEC a justement recueilli plus de 100 témoignages de diplômés HEC, de tous horizons, dirigeants, administrateurs, PME, ETI et grands groupes, sur ce sujet de la gouvernance d’entreprises dans un ouvrage (2020) qui se veut référent pour comprendre l’univers des conseils d’administration et cette « science de la prise de décision collégiale dans les organisations ».

L’ouvrage, rédigé par des administrateurs, représentants des actionnaires, ou indépendants, mais aussi des dirigeants, est bien sûr à la gloire de la gouvernance et des administrateurs. A lire certains, ils sont vraiment des gens formidables, hyper utiles ; à croire que sans eux les dirigeants et les managers des entreprises ne feraient que des conneries.

Mais cette litanie de témoignages est aussi une bonne source pour se faire une idée plus nuancée de ce métier d’administrateur, et l’on comprend qu’il s’est beaucoup professionnalisé.

Car la réputation historique des administrateurs et des conseils d’administration, c’est celle d’une forme d’endogamie entre des copains, des proches conseillers, des pairs, qui se retrouvent tous dans les mêmes conseils d’administration, avec des réunions sympas et de bonnes bouffes à la fin, au point de susciter des interrogations sur leur travail effectif, très bien payé pour quelques réunions par an d’une chambre d’enregistrement.

Tout cela a changé, à en croire les nombreux témoignages de cet ouvrage. Certains, ou plutôt certaines, avancent même que cette professionnalisation est la conséquence de l’entrée des femmes dans les conseils d’administration, depuis la loi Copé – Zimmermann promulguée en 2011, et complétée en 2012 er 2014, qui impose depuis 2017 un quota de 40% d’administrateurs de chaque sexe dans les conseils d’administration des sociétés de plus de 500 salariés, seuil abaissé à 250 à partir de 2020.

Mercedes Erra, Présidente de BETC Groupe, apporte son témoignage sur ces femmes administratrices qui « ont appris à prendre la parole, à exprimer leur désaccord au moment opportun ». Pas si simple alors que « les hommes avaient des décennies d’avance et même une culture d’avance ».

C’est ainsi que les femmes se sont formées à leur rôle d’administratrice, et que des instituts des administrateurs et des formations ad hoc ont émergés. Comme le remarque avec insolence Mercedes Erra, « Croyez-vous que qu’auparavant les hommes aient massivement ressenti le besoin de se former pour devenir administrateur ? ».

Autre facteur de professionnalisation, le code de gouvernance de l’AFEP-MEDEF qui, même s’il n’est pas juridiquement imposé, est devenu une référence pour les conseils d’administration des entreprises ( « comply or explain »). Ce code établit notamment que la première mission du conseil d’administration est la détermination des orientations stratégiques. L’administrateur se doit de promouvoir la création de valeur à long terme de l’entreprise, en prenant en compte les enjeux sociaux et environnementaux.

Tout le paradoxe, qui est relevé par plusieurs témoignages de l’ouvrage, est que, bien que nommé en assemblée générale par les actionnaires, l’administrateur doit veiller à bien plus que les intérêts immédiats de ces actionnaires ; à la création de valeur durable de l’entreprise, au respect de sa Raison d’être, aux attentes de toutes les parties prenantes et de la société au sens large. Il a mission de réconcilier les horizons de court et de long terme, d’arrêter des stratégies dans un environnement incertain, de modérer des intérêts souvent contradictoires, d’anticiper les conséquences de nouveaux risques systémiques.

Mais son libre arbitre a aussi des limites. Ainsi les décisions sur les rémunérations ont été confiées par le législateur à l’assemblée générale, et non à l’administrateur.

Pas facile de trouver dans cet ouvrage l’expression du moindre doute sur ce concept de gouvernance. Tout a l’air parfait.

Quelques remarques cependant. Celles de Alain Weil, fondateur de BFM TV et PDG de SFR, qui exprime, en référence à son expérience personnelle, que « le conseil d’administration ne doit pas être un frein à l’agilité ». Il observe que « Lorsque le propriétaire de l’entreprise, son principal actionnaire, est aussi le principal dirigeant, c’est de facto lui qui détermine la stratégie, et le conseil d’administration ne doit pas être un obstacle à la mise en œuvre de cette stratégie. Dans un tel cas le rôle du conseil n’et pas de fixer la stratégie mais il a plutôt un rôle de contrôle, notamment pour assurer le respect des droits des minoritaires et des bonnes règles de gestion en général ».

Et pour enfoncer le clou : « Un bon administrateur est quelqu’un qui n’est pas tatillon pour de mauvaises raisons. J’ai connu des entreprises freinées par leur conseil d’administration, des dirigeants qui s’autocensurent…De ce point de vue, il faut résister à la tentation de faire entrer au conseil d’administration des grands noms de son secteur. Lorsque j’ai lancé BFM TV en 2005, si j’avais eu à mon conseil de grands professionnels de la télévision peut-être n’aurais-je pas pu faire le choix de la TNT ». On comprend la critique des « professionnels » qui ancrent les modèles mentaux dans l’ancien monde.

Car ces administrateurs, en général, sont plutôt des gens âgés qui ont forgé leur expérience dans le monde d’hier, avant les révolutions technologiques que nous connaissons aujourd’hui. Pascal Cagni, ex directeur général et Vice-président de Apple Europe, raconte son expérience au conseil d’administration d’une multinationale européenne, dans une décennie charnière « où les géants transnationaux du numérique et les digital natives, c’est-à-dire les nouveaux acteurs 100% numériques, ont développé des nouveaux modèles économiques tirant partie de l’explosion du e-commerce ou des places de marché. Les dirigeants successifs que j’ai pu accompagner étaient tous attachés à la transformation numérique dans leurs discours mais ont souvent eu quelques difficultés à l’intégrer dans leurs actes, étant confrontés à des changements de modèles économiques massifs rendant par exemple obsolètes certaines compétences ». Et, en effet, « ils ont tous regretté un certain manque d’attention à la transformation numérique qui pénétrait l’ensemble des fonctions d’entreprise et ne justifiait pas simplement le recrutement d’un chief digital officer ».

Pour aller chercher une vision critique de fond, on pourra aller chercher dans les travaux d’Alain Supiot, professeur émérite du collège de France, qui dénonce dans ses ouvrages et ses conférences, notamment ses leçons visibles en vidéo sur le site du collège de France, ce qu’il appelle « la gouvernance par les nombres ». Son analyse, qui remonte loin dans l’histoire, et qui s’intéresse d’abord au gouvernement des Etats, mais pas seulement, vise à montrer cette emprise du gouvernement par les nombres qui s’est propagé dans toute la société. Dans ce mode de gouvernance, il y a ceux qui pensent les objectifs, grâce aux calculs et aux nombres, et ceux qui vont devoir les atteindre, et que l’on contrôlera par un phénomène de rétroaction, pour fixer de nouveaux objectifs et ainsi de suite. Pour Alain Supiot, c’est ce qui aboutit à la substitution de la carte au territoire. En prenant de plus en plus appui sur des signaux chiffrés, on perd pied face à la réalité des territoires, au point de dissocier la représentation quantifiée que l’on a des choses de la réalité du terrain que l’on ne voit plus.

Sans parler de la perte de lien avec les hommes qui font l’entreprise. Alain Supiot est un fervent partisan (titre d’un autre de ses ouvrages) de l’esprit de Philadelphie, en référence à cette « déclaration de Philadelphie » de 1944, à l’origine de la création de l’OIT (Organisation Internationale du Travail) qui stipule dans son article 1 « le travail n’est pas une marchandise » et qui donne pour but aux « différentes nations du monde » que « les travailleurs  soient employés à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer de mieux au bien-être commun ».

Il cite aussi une nouvelle de Kafka, « la muraille de Chine » pour prolonger son analyse.

En effet, dans sa nouvelle « La muraille de Chine » (1931), Kafka fournit une explication à la question : Pourquoi la construction de la muraille de Chine s’est-elle faite par fragments et non pas de façon linéaire ? Selon Kafka, c’est que seule cette construction fragmentaire pouvait permettre de donner un sens à la vie de ceux qui, à la différence des journaliers n’ayant en vue que leur salaires, étaient animés par le goût du travail bien fait et l’ambition de voir un jour leur œuvre achevée. Sinon, pour citer Kafka, « le morne désespoir de ce labeur sans trêve, dont la plus longue vie ne pouvait espérer voir le terme, les eût rendus impropres au travail ». C’est ce « morne désespoir » qui menacerait tous ceux dont le travail n’a pas d’autres raisons que financières.

Voilà une bonne façon de porter un regard critique sur nos pratiques de gouvernance pour vérifier qu’elles ne conduisent pas trop à ce « morne désespoir » que même les concepteurs de la muraille de Chine avaient su éviter, peut-être.