L’argent mis dans l’intelligence artificielle générative va-t-il finir à la poubelle ?

PoubellebilletsLe calme de l’été et les JO ont peut-être masqué une petite musique qui a surgi : Et si tout le cash investi dans l’intelligence artificielle n’allait pas rapporter, du moins tout de suite, autant de bénéfices qu’espéré ?

Ce qui a déclenché le doute, entre autres, c’est bien sûr la note de Goldman Sachs du 25 juin : « IA générative : trop de dépenses, trop peu de bénéfices ». On en parle ICI, ICI, ICI.

La note donne la parole à des experts qui expliquent leurs doutes, mais aussi à d’autres beaucoup plus optimistes. Mais on a surtout retenu les doutes, forcément, car c’est ce qui le plus nouveau, après l’euphorie que l’on a vue autour de ChatGPT et autres, et l’emballement sur le cours de l’action Nvidia, entreprise américaine qui a pris une place de leader, presque monopolistique, sur le GPU (Graphics Processing Unit) qui est devenu le système nerveux essentiel de la puissance des systèmes d’intelligence artificielle générative.

Alors, quels sont ces doutes ?

Le plus dur, dans cette note de Goldman Sachs, c’est Daron Acemoglu. Il est Institute Professor au MIT, et a fait ses petits calculs : Dans les dix prochaines années, l’accroissement de productivité (aux Etats-Unis) dû à l’intelligence artificielle générative ne dépassera pas 0,5%, ce qui correspondra à une augmentation du PIB d’à peine 1%. Quand on compare à tout l’argent investi dans les infrastructures de l’IA qui se chiffre pour les prochaines années à plus de 1000 milliards de dollars, on pourrait se dire que ça fait beaucoup.

Un autre expert qui s’exprime dans ce rapport, Jim Covello, Directeur du Global Equity Research chez Goldman Sachs, lui aussi très critique, exprime son interrogation : Quel est le problème à 1000 milliards de dollars que va résoudre l’IA ?

Mais d’où sortent les chiffres de Daron Acemoglu ?

Il a pris ses sources dans des études d’autres experts, plutôt les plus pessimistes bien sûr, qui estiment qu’à peu près un quart (23%) des tâches que la technologie peut prendre en charge seront automatisées et bénéficieront de réduction de leur coût dans les dix prochaines années. Considérant donc que les trois quarts restants n’en tireront pas de bénéfices directs, il en déduit donc que seuls 4,6% de l’ensemble des tâches seront impactées par l’intelligence artificielle. Combinant à cela les économies potentielles sur le coût du travail, le mix des études indique que le TFE (Total Factor Productivity) ne dépassera pas 0,66%, amené à 0,5% pour tenir compte de certaines tâches plus complexes à prendre en compte (Pour lire la note de Daron Acemoglu, c’est ICI).

Pour ce professeur expert, on va en rester, à court terme (10 ans quand même) à des améliorations de process ou de morceaux de process existants, mais pas encore à des transformation plus profondes et « transformatrices ». Ceux qui vont en bénéficier sont d’abord les métiers de l’informatique et de la programmation, mais dans le cœur des process de production industrielle ou de services, ça ira beaucoup plus lentement.

Mais, si les technologies évoluent, est-ce qu’on ne va pas avoir des améliorations et des réductions de coûts qui vont s’accélérer ?

Daron Acemoglu a également réponse à tout. Si les progrès consistent à pouvoir traiter encore plus de data, avec des traitements encore plus rapides, permettant par exemple de doubler les capacités de l’IA, que va vraiment apporter ce doublement de capacités ? Est-ce que le fait de savoir encore mieux prédire quel mot vient après un autre (le principe même de l’IA générative) va vraiment améliorer les conversations et la résolution des problèmes des services clients ? On peut d’ailleurs citer les premières expériences pas toujours concluantes sur la vraie efficacité des chatbots de ce style, et rappeler que McDonald’s a décidé, en janvier 2024, d’arrêter le système de commande assisté par IA dans ses drive, après les nombreuses erreurs qu’il avait constatées.

Et puis toutes ces data qui viendront augmenter la capacité des systèmes d’IA, d’où vont-elles venir ? Elles concerneront quoi ? Et sera-t-il si facile que ça de les collecter et de les traiter ? Pour Daron Acemoglu, tout ça n’est pas encore très clair.

Autre fantasme : avec le développement des intelligences artificielles génératives, on va arriver très bientôt à créer des « supe intelligences » capables de rivaliser avec les humains. Là encore les experts sceptiques interrogés dans la note de Goldman Sachs en doutent : la capacité à poser les bonnes questions, apporter des réponses nouvelles, tester les solutions, les adapter aux circonstances, ne correspondent pas encore aux capacités de ces systèmes. On est plutôt dans une aide apportée à l’humain, qui reste cependant encor maître des orientations et choix, même si les systèmes d’IA vont lui apporter effectivement cette aide. C’est plutôt l’humain qui va identifier les problèmes, et l’IA va aider à trouver et tester les solutions, à condition qu’on ait résolu tous les problèmes d’hallucination qui subsistent encore.

Autre préoccupation : finalement, avec l’IA générative, on n’a pas encore trouvé l’application miracle, la « killer App » qui convaincrait tout le monde que l’on a vraiment une avancée « transformatrice ». Pour l’instant on est sur des améliorations et des cas d’usages que certains considèrent encore comme marginaux.

Bon, alors c’est foutu ? Tout l’argent qu’on est en train de mettre dans l’IA est-il en train de partir majoritairement à la poubelle si les progrès n’arrivent pas d’ici dix ans ? Et quid des investisseurs ?

Pas si vite…

Les experts de la note, et même les plus sceptiques, considèrent quand même qu’il faut continuer à investir, et que d’ailleurs, comme tout le monde investit, il serait bien imprudent de ne pas faire pareil, même si les bénéfices ultimes et miraculeux ne sont pas pour tout de suite. Et puis la « killer App » va peut-être arriver, notamment dans tout ce qui concerne le service clients et les outils grand public (voir les investissements des entreprises comme Salesforce et les innovations promises par l’intégration de l’IA dans nos smartphones et moteurs de recherche).

La menace serait plus forte si la conjoncture économique se retournait. Dans ce cas les investissements dans des IA à bénéfices rapides incertains en pâtiraient. Idem si ces fameuses « killer app » tardent trop à venir. Les experts prévoient que l’horizon est de 12 à 18 mois pour voir ces progrès, et que si ça dure plus longtemps, les risques de découragement seront plus forts.

Donc, pas de quoi s’affoler finalement ?

Les débats vont sûrement continuer dans les prochaines semaines et prochains mois.


Abracadata

AbracadataCette société, la nôtre, où tout est connecté, où les datas nous permettent de tout contrôler, de tout prévoir, cela peut aussi effrayer et faire réagir.

C’est le cas d’Alain Damasio, dont j’ai déjà parlé ICI à propos de son livre « Vallée du silicium ».

C’est aussi le sujet de son roman de 2019, « Les furtifs » que je lis avec un peu de retard sur tous ceux qui m’ne ont déjà parlé. Il faut dire que plus de 900 pages en édition de poche, il y a de quoi hésiter. Mais voilà une bonne occasion avec cette période d’été.

Dans ce roman de science-fiction, nous somme quelques décennies plus loin, mais pas si loin (années 30 ou 2040). Et le monde du contrôle est encore plus présent qu’aujourd’hui, mais on peut aussi croire qu’il est plausible.

Car dans ce monde, chacun peut se réfugier dans son propre metaverse et y créer son monde personnel. Car on aime bien tout contrôler, c’est même, selon Alain Damasio, à travers l’expression de ses personnages, « ce qui nous définit ».

« La quête du contrôle a atteint aujourd’hui son acmé. Chacun peut créer son monde, et le peupler comme bon lui semble. C’est une démocratie pulvérisée, où chacun a acquis son droit d’être un autocrate dans son propre cocon. C’est la solution technolibérale à la double exigence de liberté et de contrôle qu’on croyait inconciliable. Parce qu’on ne voulait pas voir que la sensation de liberté, dans son expression primale, provient de l’angoisse conjurée. Conjurer la peur, contrôler son monde, se croire libre. Voilà le fil ».

  Et ce contrôle sur nous-mêmes est bien sûr permis par la technologie : « La technologie s’est rapprochée de nous, elle s’est faite enveloppe, second corps et se seconde peau ».

« Nous rêvons d’un monde bienveillant, attentif à nous. Un monde qui prenne soin de nos esprits et de nos corps stressés, qui nous protège et nous choie, nous aide et corrige nos erreurs, qui nous filtre l’environnement et ses dangers. Un monde qui s’efforce d’aménager un technococon pour notre bien-être ».

Ce technococon, mot inventé par l’auteur, est aussi longuement évoqué dans « Vallée du silicium ».

Mais alors, les furtifs ?

C’est une race de créatures imaginaires que l’auteur nous détaille, et qui font toute l’intrigue du roman. C’est aussi un symbole de réaction face à la civilisation du contrôle (ces créatures sont justement invisibles et non repérées par les contrôles). C'est ce qui donne la puissance poétique au roman.

« Dans notre société de traces, contrôlée jusqu’à l’obscène, où le moindre vêtement, la moindre semelle de chaussure, le moindre doudou, une trottinette rouillée, je sais pas : un banc public, les pavés même, émettent de l’information…ou le moindre mot lancé dans un bar est collexiqué, je comprend tellement que ce monde rêve d’un envers ! De quelque chose qui lui échapperait enfin, irrémédiablement, qui serait comme son antimatière, le noir de sa lumière épuisante ! L’abracadata qui échapperait par magie à toutes les datas ».

Le roman garde une saveur assez anticapitaliste qui peut freiner la lecture. Mais il donne aussi à réfléchir et rêver à notre abracadata, s’il peut encore exister quelque part.

De quoi mettre aussi de la magie à l'été.


Ne bougeons plus !

OrdiAAALa libraire m'explique : "Nous avions mis ce livre aux rayon Essais et on n'en vendait pas. On l'a mis au rayon Policiers et science fiction, et on en vend plein". Ah bon? Ce livre c'est celui d'Alain Damasio, en effet auteur de romans de science-fiction, mais celui-là est un produit hybride, composé de sept chroniques littéraires et nouvelle de science fiction. C'est "Vallée du silicium".

C'est un essai que l'éditeur qualifie de "technopoétique" sur les inspirations de l'auteur en sillonnant la Silicon Valley.

Pas si poétique que ça, je dirais plutôt technocritique et plutôt dystopique et fin observateur de notre monde technologique.

L'une des chroniques porte sur nos corps, avec une sentence : "La vérité de ce monde qui vient est qu'il ne veut plus, physiquement, qu'on bouge".

Diantre!

L'auteur nous fait remarquer, en prenant le recul nécessaire, combien bouger est devenu compliqué, par exemple lorsqu'il s'agit de passer une frontière pour un touriste, même bienvenu :

"ça commence dans l'aéroport, respirez: premier check-in bagages/billet électronique/bornes interactives/tickets codebarrés dont tu enveloppes la poignée de tes valises en te collant les doigts et que tu poses sur une balance qui peut te les refuser\si trop lourdes.

Puis passage à la sécurité/passeport remontré/boarding pass croisé/masque sur la bouche, masque enlevé pour vérification faciale/souriez - ou surtout pas! car on ne sourit pas sur la photo d'un passeport". 

"Il faut se faire pénétrer par l'humiliation ordinaire des procédures/nous faire éprouver que passer est un exploit/enlever couche après couche/et se faire fouiller/palper encore/au cas où...

Au nom de quoi au juste? D'une sacro-sainte sécurité mondiale qui n'empêchera jamais le moindre attentat puisque ces attentats seront le fruit du salarié de l'aéroport, du bagagiste d'extrême droite, de l'hôtesse de l'air suicidaire qu'on n'anticipait pas? ".

"J'ai le sentiment qu'il n'est là, au final, que pour nous dissuader gentiment de bouger, de changer de pays".

Mais cette frontière est partout aujourd'hui, et pas seulement dans les aéroports pour passer de l'Europe aux Etats-Unis.

Le web, à ses débuts, c'était le monde de la liberté, de la libre circulation; on "surfait sur le web". Tout ça, c'est fini :

"Le web est devenu un univers morcelé/divisé, découpé en zones/en mondes, en espaces ouverts/fermés.

Tu n'y accèdes/pas plus que dans l'univers réel/à l'endroit que tu voudrais. Il te faut être inscrite et reconnue - mieux: fidélisée. Il te faut "un compte". Il te faut surtout "un identifiant" et l'inexorable "mot de passe" qui certifie cette identité numérique locale. Il te faut en réalité une trentaine de mots de passe-ports et de boarding pass par jour pour paramétrer le moindre smartphone, arpenter la plus triviale plateforme; booker le moindre site de réservation, aller lire la moindre information de qualité sur un média en ligne que tu respectes".

Résultat : puisqu'il est si difficile de bouger, que cela nécessite de plus en plus de papiers, de codes et d'efforts, nous en venons, et c'est là que l'auteur veut nous conduire, à ne plus vraiment "désirer bouger".

La maison où nous nous enfermons est devenu notre empire. On y fait tout; le cinéma, les concerts, les livres, et même, bien sûr le travail en télétravail. Nous faisons tout à la maison, à une distance "réseaunable" (belle formule).

Notre horizon est devenu, autre mot de l'auteur, un "technococon".

Bouger dans cet univers, cela ne doit plus générer de la liberté, mais laisser une trace. Nous sommes tous et constamment tracés dans cet univers.

"Les réseaux seuls ont le monopole de la trace assurée. Donc tu dois circuler en eux".

L'espace ouvert manque: ."Tout a une adresse, une IP. Tout est criblé de traqueurs et de sniffeurs. Tout pullule de cookies. Le dehors du Net ne signifie plus rien"

Et nous en arrivons, dans ce monde, à nous créer nous-mêmes notre propre frontière infranchissable. C'est cette frontière que nous fabriquons en refusant l'autre, le voisin, le type bizarre, le pas-comme-nous. 

En lisant Alain Damasio, retrouverons nous une envie de bouger, où est-ce complètement foutu?


La pépiniériste et l'intelligence artificielle

PepinieristeSophie de Menthon recevait pour une conférence-déjeuner des membres d’ETHIC, au cercle de l’Interallié, Laurent Alexandre. Enarque, chirurgien , fondateur de Doctissimo, il est surtout connu aujourd’hui pour ses livres et conférences dédiés à l’intelligence artificielle. LaurentAlexandre

Il vient de faire paraître un nouvel opus de circonstance, « La guerre des intelligences à l’heure de ChatGPT ». Son message à l’assistance de ce déjeuner, conforme à son style provocateur, est simple et direct : Si vous ne vous mettez pas à ChatGPT et à l’Intelligence Artificielle dès ce soir, il ne faudra pas longtemps avant que vous ne serviez plus à rien. Dans cette assistance, comprenant de nombreux entrepreneurs et dirigeants plutôt seniors, ça fait mouche. Même Sophie de Menthon a dû dire, comme un aveu, «oui, oui, moi aussi je vais m’y mettre ».

Derrière la provocation, Laurent Alexandre met le projecteur sur un sujet qui nous concerne tous, et concerne toutes les entreprises : les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle ont pénétré notre monde et nos façons de vivre, et ne vont plus nous lâcher. La guerre des intelligences, c’est celle entre les cerveaux des machines et les cerveaux des humains. Fabriquer une intelligence humaine avec l’éducation, l’école, les études, prend un temps fou et coûte cher (avec des ratés, tout le monde n’arrivant pas aux mêmes niveaux), alors que fabriquer une intelligence artificielle, avec de bons programmeurs, un bon jeu de données, et les bons outils, se fait aujourd’hui très rapidement, et progresse chaque jour pour être toujours plus performant et plus intelligent. Sans parler de la différence de rémunération entre celui qui développe les intelligences artificielles et le prof du collège ou du lycée.

Alors, nous devons nous habituer très vite à cohabiter et co-construire aves l’intelligence artificielle et ChatGPT 4.

Mais voilà, les dirigeants ont aussi parfois du mal à imaginer comment s’y prendre, voire en ont peur. Ma voisine lors de cette conférence, dirigeante d'entreprise  pépiniériste, me le disait : « Mais moi, je ne vois pas bien ce que l’intelligence artificielle peut vraiment m’apporter « .

Cet échange avec Laurent Alexandre, dans le style « Dépêchez-vous, sinon... », était utile (Merci Ethic, Merci Sophie), et le nombre de participants montrait bien que ça intéresse beaucoup de monde. Intéressant de constater aussi que nombreux ne sont pas très familiers du sujet, ni des implications concrètes pour eux. Et puis il ne suffit pas de les haranguer, il va falloir aussi convaincre, et aller un peu plus loin que la lecture du livre de Laurent Alexandre (qui a l’avantage d’être très accessible, pas du tout technique, mais avec l’inconvénient de ne pas donner toutes les réponses aux questions de ma voisine pépiniériste, qui risque de rester sur sa faim).

Alors comment devons-nous nous y prendre pour acquérir ce que Tsedal Neeley, un professeur d’Harvard, appelle un « digital mindset » ?

Ce qui bloque certains, c’est cette peur diffuse que ces technologies vont faire remplacer les hommes par les machines, et, comme le répète Laurent Alexandre, inspiré par Yuval Noah Harari et « Homo Deus », séparer la société entre les dieux et les plus nombreux, les « inutiles ». Ce qu’il appelle le vrai « grand remplacement », celui du grand remplacement cognitif de l’homme par l’IA.

Ce n’est pas ce que croit Laurent Alexandre, qui voit plutôt un scénario optimiste où l’homme va maîtriser ces technologies et saura collaborer avec elles. Reste à bosser, et pas que les jeunes.

Ce qui va bouger, et bouge déjà, avec les technologies, et qui est nécessaire pour avoir le « digital mindset » concerne trois domaines selon Tsedal Neeley :

  • La collaboration entre les hommes et entre les hommes et les machines. De nouvelles formes de collaboration sont à inventer et à mettre en œuvre. Ce qu’on appelle l’intelligence collective va devoir inviter un nouveau participant, la machine et l’IA.
  • Le traitement des données : comment exploiter les données, les collecter, les trier et leur faire dire les prévisions et analyses, voilà un champ entier de progrès et d’idées ( même pour les pépiniéristes) ;
  • Le changement : changer, transformer, améliorer, les projets ne manquent pas. Mais les technologies nous permettent d’aller plus vite, d’expérimenter, d’essayer et de recommencer ; toutes ces nouvelles façons font partie du « digital mindset ».

Dans les entreprises, le risque pour les dirigeants est de laisser les initiatives à leurs collaborateurs et de rester « au-dessus de la mêlée ». De quoi freiner les impulsions.

Au contraire, la première initiative est d’abord de se frotter aux nouvelles technologies personnellement, en allant directement au contact. Se prendre une journée en comité de direction, pour imaginer les impacts des technologies sur les métiers de l’entreprise, et échanger, entre générations, avec des start-up et entrepreneurs qui savent nager et inventer dans ce nouveau monde, ainsi que quelques experts bien choisis, voilà de quoi s’ouvrir et inventer des futurs inspirants.

Autre approche : imaginer les scénarios du futur dans un monde de technologies exponentielles et y tester notre stratégie, comme un tunnel pour tester la résistance d’un avion.

La plupart des dirigeants ont bien progressé avec les confinements, en découvrant comment utiliser Teams ou Zoom, dont ils n’avaient jamais entendu parlé, et qui sont devenus des habitudes courantes.

Avoir le « digital mindset » c’est continuer à apprendre et à expérimenter, régulièrement, dans un monde des données qui sont de plus en plus nombreuses à notre disposition.

Même les pépiniéristes…


Discernement technologique et Low Tech : Et si c'était vrai ?

LowTechL’entreprise aujourd’hui qui veut parler de sa stratégie, aux clients, au collaborateurs, aux actionnaires, aux médias, elle ne peut plus oublier les sujets de climat.

C’est particulièrement visible en ce moment dans les assemblées générales, comme le raconte Le Figaro de ce mercredi 26 avril : «Cette année, le principal cheval de bataille des actionnaires, petits porteurs et fonds, est le « Say on Climate », c’est-à-dire toutes les résolutions concernant le climat ».

Ces résolutions, en France, ne sont que consultatives, mais envoient quand même un signal fort et très observé.

Le Figaro, dans le même article, rappelle que selon un sondage de Scalens, la question du climat est devenue la première préoccupation des actionnaires individuels (20%).

Forcément, il y a encore des couacs. Ainsi, TotalEnergies a ainsi décidé, l’année dernière, d’écarter de son AG de mai 2022, l’examen d’une résolution climatique externe déposée par onze actionnaires, qui lui demandaient d’atteindre les objectifs de lutte contre le réchauffement climatique fixés par l'Accord de Paris. Leur résolution visait à inscrire dans ses statuts une obligation de consulter annuellement ses actionnaires sur le plan climat, en fixant ses objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre et ses moyens pour y parvenir. Patrick Pouyanné avait répondu que c’était au Conseil d’Administration de fixer ces objectifs, et non à l’AG.

Cette coalition d’actionnaires entend renouveler cette demande pour l’AG de 2023.

Pour les plus vertueux, les initiatives se multiplient, comme celle de Getlink qui a entrepris de publier un nouvel indicateur, sa « marge décarbonnée », en soustrayant une « facture carbone » théorique à sa marge opérationnelle.

Mais on a aussi des initiatives plus étonnantes, comme celle de Danone qui vient de confirmer un partenariat avec la marque de luxe Balmain pour lancer une collection « capsule » de vêtements à partir de bouteilles plastiques recyclées, et une collection de bouteilles d’eau (série limitée !) estampillées Balmain. De quoi susciter un gros buzz et beaucoup d’émoi écologique.

Si l’on veut faire un peu de prospective pour anticiper l’évolution plausible de l’environnement de nos entreprises le sujet de la technologie n’est pas très éloigné de celui du climat.

On peut en effet imaginer que les solutions se trouvent dans ce que l’on appelle le « solutionnisme technologique », expression surtout utilisée par ses détracteurs.

 Il s’agit de l’idée selon laquelle l’innovation technologique sera capable de résoudre les problèmes écologiques. C’est une idée répandue qui a aussi inspiré le plan France 2030, qui prévoit de dépenser 30 milliards d’euros d’argent public sur dix technologies clé, en vue de faire face à nos « besoins croissants ». C’est faire l’hypothèse que nos besoins vont croître et que ce sont ces solutions technologiques qui sont la réponse. : mini centrales nucléaires, électrolyseurs géants, solutions numériques, et bien sûr l’intelligence artificielle.

Mais un autre scénario est développé, et souhaité, par les tenants des « Low Tech » : partant du constat que nos ressources sont menacées, et sans nier les avantages de la technologie, ils prônent plutôt ce que Philippe Bihouix appelle dans son livre référence « L’âge des Low Tech » (mis à jour en 2021 dans une version en Poche), le « discernement technologique ». Le Low Tech, c’est de s’orienter vers plus de frugalité et de préservation des ressources naturelles.

A ceux qui penseraient que cette tendance « Low Tech » va nous faire reculer en innovation, Franck Aggeri, professeur à Mines Paris PSL, et auteur de « L’innovation, mais pour quoi faire » et co-auteur de « L’économie circulaire », répond dans une interview parue dans L'Obs cette semaine. Le titre : « Innover, mais différemment ».Pour lui, innover différemment, c’est adopter une démarche générale de simplification, et développer la circularité, c’est-à-dire le bouclage des flux de matières, de produits, et d’énergie, afin de réduire la pression sur les ressources et l’environnement. Comme il l’indique dans cet entretien, « Le problème n’est pas tant que les ressources vont disparaître, mais que plus on les exploite plus elles sont coûteuses à extraire, de moins en moins riches et de plus en plus polluantes ».

Alors, cette économie des ressources et le quotidien des comportements « Low Tech », dans un scénario de basses technologies, on commence à connaître, et, bien qu’il y ait toujours des râleurs et des résistances, on s’y est presque habitués, crise de l’énergie et de l’Ukraine aidant : suppression des sacs plastiques, des couverts en plastique chez Mac Do et partout, suppression de l’impression des tickets de caisse (là ça râle encore, et la mesure a été repoussée), suppression des prospectus papiers des promos de la grande distribution, extinction de l’éclairage des boutiques la nuit. Certains élus ont aussi proposé d’interdire les jets privés, mais là ça coince trop.

Pourtant, avec Philippe Bihouix, on n’en est qu’au début, et son livre nous fait vivre la vie quotidienne au temps des basses technologies, à une intensité beaucoup plus forte. Accrochez-vous !

Tout y passe.

Si l’on prend les services, il y voit une occasion de les « démachiniser » en posant la question : Pourquoi remplacer les humains par des machines partout ? Et ne pourrions-nous pas « revoir à la baisse la quantité de technologie et de machines que nous utilisons, comme ces bornes utilisées par les serveurs dans les restaurants qui permettent de gagner quelques points de productivité sur la main d’œuvre et d’éviter toute erreur de facturation » ? ( certains vont crier au retour des luddites en lisant de telles propositions).Et que dire de ces machines pour acheter et imprimer nos billets de trains SNCF, machines et écrans bourrés d’électronique, donc de métaux rares , branchés en permanence, machines qui aggravent le déficit commercial, car l’essentiel du contenu de ces machines est fabriqué à l’étranger, et leur énergie achetée à l’extérieur. Et puis ces machines sont aussi à l’origine de ce que Philipe Bihouix appelle le « néo-prolétariat », « chargé des tournées en camionnette pour approvisionner les distributeurs de café et de confiseries dans les stations de métro, changer les bonbonnes d’eau dans les entreprises, assurer la maintenance de toutes ces machines compliquées, fragiles et capricieuses-car sans maintenance tout cela tombe rapidement en panne ».

Le Low Tech, c’est aussi réduire les besoins à la source. Et nous sommes dans un pays où les stocks en place sont énormes dans des domaines aussi variés que les outils, le matériel de bricolage, les livres, les jouets. Quelques évidences relevées par Philippe Bihouix : « Il se vend chaque année des milliers d’exemplaires du Petit Prince, de L’écume des jours, ou des Misérables, alors que le nombre déjà imprimé et disponible doit largement permettre à chacun de les découvrir ou de s’y replonger à l’envi, sans créer des listes d’attente dans les bibliothèques municipales ». Autre chiffre : On a fabriqué plus de 6 milliards de figurines Playmobil depuis leur création en 1974, soit trois ou quatre par enfant, et sans doute bien peu ont atterri dans les pays pauvres.

C’est aussi prendre conscience des arbitrages peut-être nécessaires sur la consommation des ressources rares ? Prenez l’hélium, qui est nécessaire en grande quantité pour les appareils IRM, qui peuvent sauver des vies. Or, l’hélium est un gaz non renouvelable, car « il s’échappe de l’atmosphère, étant trop léger pour être retenu par la gravité terrestre, et il est donc récupéré dans certains gisements de gaz naturel, où il s’est accumulé à travers les âges géologiques par la radioactivité naturelle de l’uranium et du thorium ». Et Philippe Bihouix de poser la question (en anticipant notre réponse) : Est-il raisonnable d’utiliser l’hélium aussi dans des ballons Mickey pour les fêtes d’anniversaire ?

L’auteur s’attaque même à l’amour. Il cite Cecil Rhodes, fondateur de la compagnie De Beers, encore aujourd’hui dominante sur le marché du diamant, qui disait que l’avenir de son empire était assuré « tant que les hommes et les femmes tomberont amoureux ». Et il se prend à imaginer un avenir différent : « Renoncer à l’or et aux pierres précieuses au profit du collier de coquillages, ou à tout le moins faire avec l’énorme stock existant. N’offrir que des bouquets de fleurs des champs lorsqu’elles poussent, au printemps et en été, et abandonner ces affreuses fleurs coupées qui arrivent d’Equateur ou du Kenya par avions entiers ». Et pourquoi ne pas s’attaquer aussi à la consommation ostentatoire, du maquillage à la voiture de sport, sur laquelle se base désormais, en grande partie, la compétition sexuelle. Car, rappelons-nous, « En chantant sous le balcon, en s’accompagnant de sa guitare, Roméo avait bien su séduire Juliette avec une activité totalement neutre en carbone ».

On peut y croire, ou pas, mais pour l’entreprise aujourd’hui qui imagine les scénarios pour demain , et les impacts possibles, ces tendances Low Tech, dont les proportions sont encore incertaines, méritent d’être interrogées.

Et Philippe Bihouix est une bonne référence pour nous prévenir, car il est certain que «La prise de conscience et l’envie d’agir concrètement progressent, et que le « monde d’avant » se craquèle un peu partout ».

Ce sont les syndicats, mais aussi les employés et les candidats qui interpellent les dirigeants d’entreprises, et aussi les actionnaires, y compris dans les AG. Ce sont ces élèves des grandes écoles qui exigent de l’entreprise des engagements « écolos ». Ce sont les clients qui bousculent les fournisseurs et les marques. Ce sont les citoyens qui demandent aux gouvernants et aux candidats aux élections, de moins en moins poliment, de prendre en compte les enjeux environnementaux, de façon de plus en plus sérieuse.

Pour l’entreprise, il ne s’agit plus de se contenter de parler d’efficacité technologique, mais de parler de réduction à la source, dans la sobriété. Cela concerne les comportements, les nouveaux usages, et les choix d’organisation, politiques, règlementaires, ainsi que les évolutions culturelles et morales de nos environnements.

Alors, il est sûrement nécessaire de s’y préparer.

Qui est prêt ?


Expériences : du nouveau

LuxeQuand on veut faire un peu de prospective sur la consommation, on peut observer ce qui se passe dans l’univers du luxe.

Une étude récente de Bain nous indique que les très jeunes consommateurs de la génération Z, et ceux de la génération Y, ont fait leurs premiers achats de luxe entre 18 et 20 ans, et que ceux de la génération Alpha (nés après 2010) devraient s’y mettre encore plus tôt, vers l’âge de 15 ans.

Les groupes de luxe ont bien compris que ce sont ces jeunes générations qui vont tirer le secteur du luxe, et faire les tendances. D’où cette compétition pour les séduire, à laquelle Magali Moulinet consacre un article dans le numéro de L’Obs de cette semaine.

Et ce qui a profondément transformé le luxe, c’est le digital. Ce mélange de digital et de jeunes générations oblige à repenser totalement les expériences clients, de quoi inspirer d’autres secteurs et dirigeants qui ne voient pas forcément venir ces transformations.

Et c’est précisément le digital qui a permis au luxe de se renforcer pendant la crise Covid.

Et ce qui est en train de transformer le luxe et le digital, c’est bien sûr le Web 3 (metaverse, NFT, blockchain), tout ce que certains continuent à prendre pour des trucs inutiles de gamins geeks, alors que le luxe n’est qu’un précurseur de ce que vont connaître tous les secteurs.

Et ce qui compte pour les marques, c’est de capter l’attention du public, dans un monde où c’est de plus en plus difficile, tous le observateurs le constatent, tant notre attention est constamment sollicitée, et pour cela la réponse est de pouvoir faire partie de la vie quotidienne des clients. L’ambition est d’être une extension de l’identité des clients pour mieux capturer leur attention.

Magali Moulinet cite dans son article des exemples d’initiatives, comme des grandes messes populaires organisées par les marques. Le but est de créer des expériences ludiques et immersives pour impressionner les jeunes générations le plus tôt possible et les rendre moins intimidés face au luxe. Ce ne sont pas des expériences qui reproduisent les achats comme dans un magasin ou un site de e-commerce, mais des choses complètement nouvelles, grâce aux possibilités du web 3 (et donc il y faut un peu plus d’imagination et de créativité).

Ainsi le couturier français Jacquemus s’est installé en mars dernier aux galeries Lafayette Haussmann en exposant à l’entrée un grille-pain géant et son toast animé, et aussi un sac Bambino géant dans lequel on peut se glisser pour acheter les modèles de la marque.

L’idée est aussi de créer des expériences que les jeunes peuvent relayer sur Tik Tok et les réseaux sociaux. Ainsi, juste avant l’ouverture de la boutique éphémère Jacquemus avenue Montaigne, à l’occasion de la Fashion Week, la marque a envoyé une petite boîte renfermant un seul pop-corn à certains influenceurs, avec justement pour but de surprendre et d’avoir un relais sur les réseaux sociaux, et aussi d’attirer les jeunes dans le magasin pour venir chercher les friandises qui leur seraient offertes. C’est gratuit, pas besoin d’acheter. Ces expériences qui se diffusent via Tik Tok apportent plus de notoriété que le coût d’acquisition d’une publicité traditionnelle.


Toutes les marques s’y mettent, comme Chanel qui avait organisé une exposition immersive au Grand Palais éphémère fin 2022, en affichant l’ambition de « rendre l’ordinaire extraordinaire ».

L’objectif de ces expériences est aussi de détacher les jeunes de leurs écrans pour acheter des NFT, et de les attirer dans les lieux et magasins pour s’y amuser avec des histoires et des mises en scène dont ils pourront parler.

Et cela n’empêche pas de proposer aussi des NFT, comme le font de plus en plus de marques, toujours avec l’idée d’attirer les acheteurs et influenceurs dans des communautés privilégiées. Créer et vendre des NFT, pour une marque, c'est aussi une manière de donner aux clients l'envie d'en posséder et donc de fidéliser encore plus la relation avec les clients. C'est aussi pour le client la manière de faire partie d'une communauté exclusive.

On comprend, grâce à cet exemple, combien l’expérience des clients nécessite d’agir sur plusieurs dimensions, et de créer les évènements qui donneront ce sentiment d’appartenance communautaire, avec relais sur les réseaux sociaux. C'est une boucle de rétroaction permanente.

De quoi revoir pour 2023 les stratégies et investissements, en arbitrant par rapport aux moyens classiques comme la publicité, les mails, ou les actions dites de « fidélisation ». Les nouveaux consommateurs, surtout les plus jeunes, nécessitent un peu plus de créativité et d’imagination.

Certains pourront d'ailleurs aussi y trouver des inspirations pour fidéliser les collaborateurs, par des expériences au bureau ou en virtuel, car la marque employeur a, elle aussi, besoin d'imagination.


Internet des sens ou victoire de l’avachissement ?

CanapéAprès avoir été enfermés à cause du Covid, en 2020 et 2021, est-ce que l’on se remet à bouger et à voyager, ou bien préférons-nous rester chez soi ?

Et comment cela va-t-il évoluer dans les années à venir ?

Voilà une bonne question de prospective pour les entreprises de transports, de voyages et de tourisme. Et pour interroger nos comportements et envies.

Le Directeur de SNCF Voyageurs, Christophe Fanichet, indiquait au Figaro que « le 8 mars, jour de l’ouverture des ventes pour l’été, nous avons établi un record avec un million de billets vendus ».

Pour les vacances de février, c’était 11 millions de billets vendus, soit plus qu’en 2019, avant la crise sanitaire. Et globalement en 2022, la fréquentation a augmenté de 5% par rapport à 2019. Ce qui augmente le plus, dans les TGV, ce sont les voyages pour raison privée, qui compensent la baisse des voyages professionnels (le télétravail est passé par là).

Côté trafic aérien, même constat : Air France espère retrouver cet été son trafic de 2019.

Concernant le tourisme, Atout France indiquait dans sa note de conjoncture de février 2023 que les recettes du tourisme international vers la France en 2022 étaient de 58 milliards d’euros, soit un niveau supérieur à celui de 2019.

Mais tout cela va peut-être changer avec le développement de ce que l’on appelle déjà « The Internet of Senses (IoS) », popularisé par les enquêtes et recherches de la firme suédoise Ericsson.

Grâce aux technologies d’Intelligence Artificielle, de réalité virtuelle, et à la 5G, nous pourrions, d’ici 2030, avoir la possibilité d’ajouter les sens du toucher et de l’olfactif dans les expériences virtuelles. On envisage aussi de permettre de ressentir les poids et la vitesse d’objets digitaux.

On imagine bien les révolutions que cela apporterait dans les expériences d’achat en ligne (pouvoir toucher, sentir et goûter les produits), ainsi que pour le tourisme (pourquoi se déplacer si on peut vivre la même expérience avec un casque connecté ?).

Il y a même déjà un « Institut de l’Internet des sens » 

Des expériences existent aussi pour combiner le physique et le virtuel pour améliorer l’expérience du touriste, et faire revivre l’histoire (« History Tourism »). Ainsi l’office du tourisme de Singapour prépare une expérience dans un fort de la 2ème guerre mondiale pour faire revivre en virtuel la défense de ce fort par les troupes britanniques.

Les technologies de réalité virtuelle sont aussi utilisées pour améliorer la visite des villes.

L’Ukraine a ainsi entrepris de digitaliser ses monuments et lieux historiques de Kiev pour garder son patrimoine et sauver son histoire avant que les Russes ne la détruisent complètement. On peut voir les lieux et objets en ligne ou vie des QR codes.

Les start-up font aussi partie du jeu pour faire émerger cet internet des sens.

 Ainsi la société grenobloise Aryballe développe depuis 2018 un nez artificiel permettant de capter et analyser les odeurs.  

Mais ces promesses ne convainquent pas tout le monde. Pascal Bruckner vient de publier un livre qui condamne ce « sacre des pantoufles » qu’il assimile à un « renoncement du monde ». Avec ces outils digitaux, on serait condamnés à rester chez soi, sortir dehors dans le vrai monde étant assimilé à un danger. C’est comme si on avait pris l’habitude d’être enfermés à cause du Covid, et qu’on en redemandait encore après. Pascal Bruckner n’est pas très sensible à la « féérie digitale » et y voit plutôt la « victoire de l’avachissement », avec une question : Qu’apprenons-nous avec la réalité virtuelle ? La réponse : « à rester assis ou allongés. Nous y prenons des leçons de siège. Il faut des corps rassis pour une société elle-même rassie qui vise à faire tenir les gens tranquilles, chez eux, pour mieux les livrer aux hold-up des cerveaux. L’écran, quel qu’il soit, est vraiment la tisane des yeux ; il n’interdit ni ne commande rien mais rend inutile tout ce qui n’est pas lui, il nous divertit de tout, y compris de lui-même ».

« Aujourd’hui, se ramasser chez soi, c’est aussi se déployer à la façon d’un radar qui reçoit les émissions du monde entier, les deux mains pianotant sur le clavier, la télécommande, le smartphone ». C’est ce que l’auteur appelle la « vita virtualis » : « Bien au chaud dans la Caverne, loin des intempéries, on regarde ce qui vient du lointain non comme la lumière des Idées mais comme les ténèbres de l’aléa ».

Et cet enfermement volontaire devient le mode de vie normal : « Même une activité aussi simple que d’aller au cinéma est devenue problématique : Pourquoi sortir de chez soi, s’enfermer dans une salle obscure avec des inconnus, voir un film, peut-être médiocre, alors que j’ai un choix illimité de spectacles sur mon écran (en France, la fréquentation des théâtres et cinémas a déjà chuté de presque 40% en 2022) ? ».

On comprendrait alors que ce besoin de loisirs par écran fasse sortir pour manifester contre l’allongement du temps de travail et la réforme des retraites même les plus jeunes.

Pascal Bruckner affiche son pessimisme sur notre temps : « Nous sommes entrés depuis la fin du XXème siècle dans un temps stérile et trop de camps rêvent de soumettre l’humanité à un impératif de régression ».

Et tout concoure à nous faire peur de sortir et de bouger, le changement climatique, les épidémies, le terrorisme, les guerres.

« Comment s’étonner que les jeunes générations soient hantées par des cauchemars, ne croient plus à l’avenir et courent se jeter dans le terrier, tête la première, en attendant la fin du monde ? Le besoin de sécurité absolue peut étouffer jusqu’au goût des autres. La fin du monde, c’est d’abord la fin du monde extérieur, c’est le manque d’attirance pour la vie commune. ».

Le livre se termine quand même par une note d’espoir en espérant que le clan des « partisans de la résistance » (les jeunes générations montantes, et les moins jeunes, qui veulent encore forger l’avenir et y contribuer activement), et le clan des « apôtres de la capitulation », ceux pour qui « le chez-soi est un empire qui annexe tout le dehors et l’avale sans ménagement ».

Alors, quoi choisir : l’internet des sens ou la victoire de l’avachissement ? Capituler dans son canapé ou agir et innover ? 

La quatrième révolution industrielle a besoin de nous.

 


Carcasses abandonnées ?

CarcasseCela fait quelque temps que ce concept d’ « homo oeconomicus » inventé par les économistes du XVIIIème siècle n’a plus la côte qu’il avait à l’origine. Il est construit sur l’hypothèse que les comportements humains sont guidés par des intérêts économiques, considérant que l’individu est un être rationnel qui cherche toujours à maximiser son bien-être économique, une sorte de calculette sur deux pattes.

On considère aujourd’hui que les comportements humains sont plus complexes, et font intervenir, outre les intérêts économiques, les émotions, les valeurs ou les croyances, qui viennent nous faire prendre des décisions qui peuvent être contraires à nos intérêts purement économiques. Les sciences comportementales et les neurosciences sont passées par là pour remettre en perspective des motivations humaines comme l’altruisme, le don ou la coopération, qui n’étaient pas perçues par les économistes d’hier.

Mais, au-delà de ces inflexions, ce qui a profondément changé nos comportements, ce sont les nouvelles technologies. C’est l’objet du livre de Diana Filippova, « Techno Pouvoir ».

Ce livre n’est pas une critique des technologies, mais une analyse fine de la manière dont la technologie influence notre vie quotidienne et notre société, de manière non consciente parfois, d’où ce concept de « Techno Pouvoir » qui décrit le pouvoir de la technologie sur nos modes de vie, et la façon dont nous nous connectons et interagissons avec le monde et avec les autres.

Son hypothèse est que, avec les technologies, l’homo oeconomicus est devenu ce qu’elle appelle un « homme sans qualités », c’est-à-dire un individu qui a perdu toutes ses caractéristiques distinctives, qui se fond dans la masse, devenant interchangeable avec n’importe quelle autre personne. En étant connectés aux mêmes outils technologiques, aux mêmes réseaux sociaux, aux mêmes algorithmes, nous deviendrions quasiment interchangeables, classés dans des « catégories » fabriquées par les nouvelles technologies, qui permettent aux « influenceurs » de déployer toutes les stratégies pour chasser les «vues » et les « like », ainsi que les « abonnés » et « amis ». Et nous suivons comme des moutons tous les "like" des autres sans réfléchir. 

Au point de se demander si nous avons encore la possibilité de se distinguer et de cultiver nos passions dans un monde de plus en plus uniformisé par la technologie qui nous dit ce qu’il faut penser et « liker » pour être dans le coup et suivre les tendances. Dans ce monde, l’intelligence humaine se dégrade pour devenir une « intelligence mécanique », d’où, d’ailleurs, la facilité avec laquelle se développe l’intelligence artificielle, puisque l’intelligence humaine elle-même ressemble de plus en plus à une intelligence artificielle. Diana Filippova reprend une formule de Shoshana Zuboff qui décrit l’homme moderne comme « une carcasse abandonnée ». L’homme est devenu « des données, plus une carcasse. Ni corps, ni âme, ni conscience ».

Bien sûr, tout n’est pas foutu, et Diana Filippova nous encourage aussi à essayer de s’en sortir, en ayant une réflexion plus critique sur les technologies, et comment nous les utilisons.

Peut-être va-t-on voir le retour de ces notions de conscience. Prendre conscience de ces effets intrusifs des technologies sur nos vies, c’est aussi le moyen de cultiver notre identité. Certains ont déjà choisi de se déconnecter, de s’éloigner un peu plus des réseaux sociaux, de prendre le temps de penser par soi-même, même différemment des masses. Plutôt que de courir après les « like » et ces centaines de milliers d’ « amis » que nous ne connaissons pas, développer un cercle de relations qui partagent nos valeurs, et nous permettent de nous affirmer« uniques ».

La fin de l’ouvrage de Diana Filippova nous y encourage :

«  Triste horizon que celui de ces « spécialistes sans vision et voluptueux sans cœur » qui peuplent la société devenue cage d’acier. Il y a en elle des cachettes et des fissures que le techno-pouvoir n’est pas en mesure d’atteindre ou de museler. C’est celui que des quidams de tout bord et de toutes fonctions dégagent des obstacles qui l’encombrent lorsqu’ils opposent, dans l’intimité de leur foyer ou dans les espaces publics, la puissance de leur volonté et les merveilles de leur imagination, individuelle et collective.

Laissons éclore ces imaginaires dans l’ombre, hors d’atteinte des instruments du technopouvoir. Mais n’oublions pas que viendra un moment où il faudra quitter le confort douillet des interstices et enjamber les quelques marches qui nous séparent de l’arène où se font les jeux et se livrent les batailles ».

Un bon conseil pour terminer 2022 et aborder 2023, forts de la puissance de la volonté et des merveilles de l’imagination pour enjamber les prochaines marches.


Huit milliards de vendeurs qui nous aiment

VendeursDans le roman « Control », de PW. Singer et August Cole, l’un des protagonistes commercialise des données très chères qu’il a obtenu gratuitement, comme il le dit :

« Nous en savons plus sur les Américains que leur propre gouvernement. Des capteurs dans Ieurs Viz Glass (des lunettes connectées). Des capteurs dans leurs médicaments contre les brûlures d’estomac. Des implants dans leurs maisons. Des implants dans leurs reins. Des puces dans leurs chats. Des puces dans leurs puces. Le tout analysant ces données au sein d’un réseau en expansion constante et rendant compte de tout et n’importe quoi sur le cloud. Nous pouvons alors recouper et exploiter ces informations quasi infinies jusqu’à acquérir une connaissance que les gens n’imaginent pas dans leurs rêves les plus fous. Dans leurs rêves les plus dérangeants, même, des révélations sur leur profil psychologique, leur personnalité, à tel point que l’algorithme en sait davantage sur eux qu’ils n’en savent eux-mêmes. Et si nous facturons aux entreprises les fruits de cette récolte, les gens nous donnent tout cela gratuitement. Non seulement ce qu’ils font et pensent, mais les moyens de changer ce qu’ils font et pensent. Ils nous donnent le contrôle de leur vie, sans réserve, en échange d’un libre accès à des services et à des biens que nous leur faisons payer au prix fort… ».

Roman de science-fiction ?  

Oui, et non, car ces technologies et ce qu’elles permettent, ainsi que les comportements des consommateurs, cela existe déjà aujourd’hui ; le meilleur exemple est la prolifération de ces « assistants personnels » tels Alexa (Amazon) ou Google Assistant. Les analystes prévisionnistes de Juniper Research prévoient que ces assistants seront 8 milliards d’ici 2023, soit plus nombreux que la population sur Terre !

Cette prévision n'est peut-être pas totalement réaliste. Un expert que j'ai consulté m'a indiqué que l'équipement est de 35 millions aux Etats-Unis aujourd'hui, et devrait être à 200 millions en 2023.

Indépendamment du chiffre, l’étude prévoit que le développement de ces assistants personnels affectera négativement le marché des applications mobiles, car les interactions que nous avons avec les applications mobiles seront remplacées par des conversations avec les assistants vocaux, et feront donc diminuer notre temps d’écran.

Et certains y voient déjà, et le roman de PW Singer et August Cole met bien le doigt dessus, une forme de conflit d’intérêt.

En effet, est-ce que cet assistant vocal est là pour nous assister dans notre vie quotidienne, ou bien pour nous pousser à acheter, avec des méthodes très persuasives, grâce aux données collectées et achetées par les vendeurs. Hello, il fait froid aujourd’hui, que dirais-tu de t’acheter un joli pull à col roulé ; veux tu que je t’en propose quelques-uns ? Le même que tu as regardé hier sur le site de cette marque. Ou le même que Bruno le Maire dans ce tweet que tu as « liké ».

Pour l’instant, les assistants personnels sont encore utilisés pour des tâches très simples (une étude a révélé que 20% des utilisateurs faisaient usage de leur assistant vocal pour faire bouillir un œuf); mais on les utilise aussi pour consulter la météo ou écouter de la musique.

Les usages vont se multiplier avec leur développement, pour se distraire et pour acheter, un voyage, un service, une voiture. 8 milliards d’assistants personnels, ce seraient en fait 8 milliards (ou peut-être moins) de vendeurs qui vous harcèlent sans que vous vous en rendiez compte.

Alors, pour répondre à ces conflits d’intérêts, les prévisionnistes imaginent plusieurs scénarios.

On peut imaginer une auto-régulation par les entreprises comme Amazon ou Google qui décident de séparer les activités d’assistant vocal de e-commerce, en créant des filiales séparées pour ces deux activités. Ou bien au contraire la prolifération des vendeurs( ayant acheté les données des assistants vocaux) pour pousser de plus en plus d’offres de produits et services dans ces 8 milliards d’appareils à des consommateurs sous influence, sans qu’ils s’en aperçoivent.

On peut aussi croire que les régulateurs et les gouvernements vont agir. Mais la question demeure : Quand et comment ? Les premières régulations concernent la protection des enfants, avec les systèmes de contrôle parental sur certains services et streaming. Mais pour le reste, il va falloir encore inventer, et peut-être même que les consommateurs ne voudront pas être ainsi contrôlés, trop contents de pouvoir se voir proposer des tas de trucs utiles ou inutiles dont ils seront convaincus d’avoir vraiment besoin, grâce à la gentille Alexia.

Les auteurs du roman disent avoir écrit cette fiction pour nous aider à réfléchir et à affronter les enjeux de ces nouvelles technologies dans ce qu’ils appellent « la vraie vie ».

Mais peut-être demanderons-nous aussi à Alexa ou Google Assistant ce que nous devons en penser et quoi faire.


La guerre des mondes 3.0 dans le Metaverse

GuerredesmondesAujourd’hui encore, la perception du Metaverse par le public ce sont des jeux vidéo, des expériences de réalité virtuelle, des technologies encore naissantes, des applications sociales pour y faire des réunions avec des lunettes et un casque sur la tête. Mais pour ceux qui en imaginent des perspectives de business plus vastes, c’est un nouvel eldorado pour demain ; et on imagine aussi y vendre des services financiers.

Mais on commence aussi à imaginer une vision à plus long terme du Metaverse, comme un nouveau monde virtuel, qui convergera avec le monde réel que nous connaissons, pour forger un tout nouveau monde qui nous transformera tous.

C’est l’exercice auquel se sont livré les équipes de Deloitte China, dans un rapport aux accents de science-fiction.

Ce nouveau monde comprend quatre dimensions.

Première dimension : le Metaverse, miroir qui simule le monde réel

Ils modélisent le monde réel en dix éléments : l’environnement, les personnes, les objets, les institutions, la société, ainsi que les systèmes économiques, de production d’entreprises, de production individuelle, de civilisation, et de gouvernance.

Dans le monde virtuel du metaverse on retrouvera ces mêmes dix éléments.

Mais cela va plus loin, car le Metaverse permet aussi de créer un monde virtuel avec les mêmes dix éléments, mais complètement nouveaux.

C’est la deuxième dimension.

Deuxième dimension : Un monde virtuel natif

En effet, le Metaverse va permettre de créer des personnes, des objets, des environnements, qui seront complètement virtuels. Et aussi de nouvelles régulations et modes de gouvernance.

On rencontrera dans le Metaverse des avatars de personnes du monde réel, mais aussi des personnes complètement virtuelles, sans correspondant dans le monde réel. Idem pour les objets : les NFT sont des objets virtuels originaux.

Pour les organisations, on trouvera les DAO ( Decentralized autonomous organizations), des modèles décentralisés, sans chef unique, qui sont régis par des règles inscrites dans la blockchain, et complètement différentes des modèles d’organisation du monde réel qui, eux, fonctionnent encore avec des modèles plus centralisés.

Troisième dimension : Le monde réel

Le monde réel sera, finalement, partie intégrante du monde Metaverse, puisqu’il y disposera de facsimiles des éléments du monde réel : nos avatars, par exemple. Et ce qui crée la valeur dans le Metaverse est généré par les interactions entre le monde réel et le monde virtuel : on peut acheter dans le Metaverse et obtenir les objets et produits dans le monde réel. Et inversement.

Quatrième dimension : La convergence et les interactions entre les mondes réels et virtuels

En donnant la possibilité de passer d’un monde à l’autre, on se crée un nouveau monde.

C’est le degré de convergence et d’interactions entre ces deux mondes qui sera critique, et d’autant plus au moment, que certains imaginent pour très bientôt, où l’on aura plus d’interactions dans le monde virtuel que dans le monde réel.

Au premier niveau, le monde virtuel répliquera le monde réel, avec des règles identiques.

Mais on peut ensuite imaginer que de nouvelles règles de gouvernance vont émerger dans ce nouveau monde. Avec la question non résolue : qui gouvernera le Metaverse ? Les humains ou l’intelligence artificielle ? Les Etats ou les entreprises ? Pas si évident à l’heure où les entreprises technologiques, déjà aujourd’hui, possèdent plus de données sur les populations que les Etats.

De nouvelles communautés, des sociétés même, vont se créer avec le Metaverse, qui seront complètement indépendantes des Etats. Avec des avatars, des règles et des monnaies nouvelles. 

Ceux qui rêvent d’un nouveau monde « Metaverse » l’imaginent comme un monde où le privilège du pouvoir centralisé va s’affaiblir, ou disparaître. Avec les DAO et les nouvelles communautés hybrides, aucune entité d’Etat, aucun pays, ne pourra plus exercer le contrôle. Pas simple pour la fiscalité. 

Mais les interactions vont encore plus loin et posent de nouvelles questions : qui va contrôler la sécurité des informations, des données, et l’intégrité, ainsi que la vie privée ?

Ce Metaverse consommera aussi beaucoup de réseaux et de stockage de données, ainsi que de l’énergie. Qui va réguler tout cela, et comment sera-ce compatible avec la recherche de neutralité carbone ? Comment seront construites et exploitées les infrastructures nécessaires ?

Il est assez paradoxal que ce soient les équipes chinoises de Deloitte qui se posent toutes ces questions.

Ce nouveau monde sera-t-il inventé à l’Est ?

Encore un aspect de la guerre géopolitique, dont nous n’avons pas encore mesuré toutes les dimensions.

La guerre des mondes version 3.0 ?