Sommes nous revenus à l'Ancien Régime ?

FolieC’est Marx qui prophétisait l’inéluctable déclin du capitalisme.

On en est encore loin, et celui-ci est encore bien vivant. Mais il a changé.

Au point que certains voient dans le nouveau capitalisme, celui en recomposition depuis les années 80 en France, le retour de mœurs de l’Ancien Régime en France.

Diable !

C’est la thèse Pierre Vermeren, docteur en histoire et normalien agrégé, qu’il exposait dans une récente tribune du Figaro.

L’Ancien Régime, c’est l’empire d’une économie de rente : « Hormis les monopoles coloniaux et les manufactures, sa grande affaire était non l’exploitation de la terre par les masses paysannes (plus de 8 Français sur 10), mais les rentes qu’on pouvait en tirer : droits seigneuriaux, impôts directs et indirects, dîme etc ».

C’est cette époque de l’affermage, où le Roi pouvait déléguer par bail unique à un particulier, pour une durée limitée, le droit de recouvrer un impôt et d’en conserver le produit. Ce système de rentes a perduré dans la France des XVIIème et XVIIIème siècles.

Autre système de la Monarchie, les charges viagères, ces offices (fonctions militaires, de finance ou de magistrature) que pouvaient acheter les agents royaux et en disposer à leur guise contre un paiement forfaitaire.

Quel rapport avec le capitalisme en France d’aujourd’hui ?

Ce qui forge les nouvelles rentes d’aujourd’hui, ce sont notamment les oligopoles dans le BTP et les services en réseau à qui la commande publique s’adresse par endettement, soutenu par les banques qui financent cette dette publique. Ce système de dépenses publiques infinies se déploie pendant que le secteur économique indépendant « s’asphyxie » : « l’agriculture, l’artisanat, l’industrie et le commerce s’étiolent. 2024 est l’année record des défaillances d’entreprises ».

Dans ce capitalisme, « les banques préfèrent les bons d’Etat (qui financent la dette) aux prêts aux entreprises, qui rapportent d’aléatoires dividendes ».

C’est comme cela que les acteurs publics surinvestissent dans des équipements à crédit qui font tourner l’économie locale des entreprises du BTP, avec les ronds-points, les poubelles enterrées, les mobiliers urbains, les stations solaires, etc. Un des chefs-d’œuvre de cette rente constituée concerne les autoroutes privatisées. Dans cette économie qui a « renoncé à produire », la rente est tout : « péages et restaurants d’autoroutes, toilettes urbaines, panneaux publicitaires, centres commerciaux des gares et des banlieues, niches comme les pompes funèbres ou la viande halal », mais aussi « construction des HLM, des pavillons, des prisons, des collèges, des éoliennes et champs de panneaux solaires, rénovation thermique du bâti public et privé ».

Autres agents royaux qui profitent du système en faisant la roue autour des projets qui coûtent et qui dérapent toujours dans un Etat suradministré, les juristes, consultants, communicants et agences de tous poils.

Ce qui vient encore plus encourager cette tendance, c’est bien sûr le développement des normes publiques (bilan thermique, contrôle technique, glissières d’autoroutes, ascenseurs obligatoires, isolants phoniques, autant de sollicitations qui viennent gonfler la commande publique et les carnets de commande des nouveaux agents royaux. Pendant que ces normes asphyxient plus encore l’initiative privée et la libre concurrence.

Et pendant que se développait ce capitalisme de l’achat public, et de ses conséquences directes et indirectes, financé par la dette, nous avons technologiquement décroché, et « l’enrichissement par la rente d’une génération a obéré l’avenir du pays ».

La conclusion n’est pas très optimiste :

« En restant dans la compétition industrielle mondiale et en développant l’informatique, les autoroutes de l’information, et la net-économie, nous aurions obtenu une profitabilité très supérieure ». 

En gros notre production s’est effondrée et nous vivons à crédit et endettés.

Pas simple de s’en sortir, d’autant que « comme à la fin de l’Ancien Régime, la violence menace ».

Pourra-t-on reprendre la main sur l'Intelligence Artificielle, comme voudrait le croire le sommet sur le sujet en ce moment ?

On va reparler de révolution ?

Ou de nouveaux choix de société guidés par un renouveau du libéralisme, le vrai, celui de la liberté ?


Une expérience démocratique

DemocratiqueC’est une initiative du journal « La Croix » et de « Brut ».

Cela s’appelle « Faut qu’on parle ».

Il y a eu 6.500 inscrits dans toute la France. J’en ai fait partie. Je vous raconte.

L’idée est de proposer une expérience : rencontrer et échanger avec une personne inconnue qui a des opinions différentes des siennes.

Il fallait donc s’inscrire et répondre à neuf questions par oui ou par non, et l’algorithme sélectionnait ensuite un partenaire pour vous.

L’algorithme a trouvé pour moi un jeune homme de 29 ans qui a répondu l’inverse de moi à sept questions sur les neufs.

Nous nous rencontrons à la « Maison de la conversation », à Paris. Les salles sont pleines de duos de toutes sortes, et des journalistes de « La Croix » qui font des interviews et prennent des photos.

Il y a tous les âges, tous les styles, mais j’ai l’impression qu’il y a majoritairement des personnes plutôt seniors, et pas mal de femmes. Mon jeune binôme doit être dans les plus jeunes. A croire que ce sont les plus seniors et les femmes qui ont le moins peur de ce genre de confrontation.

« La Croix » a d’ailleurs recensé les inscrits au niveau national : 56% de femmes, âge médian de 45 ans. Et la question qui divise le plus est celle sur la semaine de quatre jours.

Bon, alors, mon jeune contradicteur ?

On commence par faire connaissance, et on se découvre des intérêts communs ; on n’aborde pas vraiment les questions du questionnaire proposé, mais on partage plutôt notre sens de la vie en général.

Il me dit être un lecteur « épanoui » du journal « La Croix », que je ne lis pratiquement jamais.

Et puis on en arrive à parler politique, ou plutôt de société et de démocratie ; il a envie de réduction de la pauvreté et des inégalités ; reste à trouver le comment ; il ne sait pas trop, en fait ; alors il fait confiance à ceux qui semblent défendre le mieux cette cause. On parle alors de liberté, et même de libéralisme. Il aimerait que le transport ferroviaire reste en dehors de la concurrence, car il craint que l’on ferme les petites lignes et gares pas assez rentables, qui pourraient survivre avec un Etat qui compenserait avec les revenus du TGV. Il n’a pas trop étudié la question. Il n’aime pas les privatisations en général non plus. Bref, l’Etat, c’est son truc, pour défendre l’intérêt général.

C’est vrai que l’on partage ce même idéal pour la démocratie, qui revendique un monde commun plus juste et plus égalitaire pour tous, dans le respect du peuple et des opinions de chacun. Mais dans ce monde commun, il reste à dire quelle part est d’intérêt public, et donc soumis à la volonté du peuple (et donc les lois, les interdictions, les services publics d'Etat), et quelle part est régie par des règles privées (la propriété privée, la liberté d’entreprendre), en gros les règles de l’économie. Et c’est vrai que les luttes démocratiques sont celles de la distribution de ces domaines.

Ce que certains croient être des questions d’intérêt privé (le niveau de salaire fixé par le patron par exemple) ou régies par les lois du marché (la spéculation financière, la détermination des prix, la libre concurrence, le libre échange), d’autres aimeraient en faire des questions d’intérêt public, et donc à réguler, à administrer, à contrôler, à interdire. Et on trouve aussi des compromis (le salaire minimum, l’interdiction de vente à perte, sanction des pratiques anticoncurrentielles). Mais il y aura toujours des partisans pour tirer dans un sens ou dans l’autre de ce fragile équilibre.

Ce débat sur la distribution entre les intérêts publics et les intérêts privés, et le rôle de l’économie, il court encore aujourd’hui. Et il divise toutes les générations. Et l’on cherchera toujours un point d’équilibre que l’on ne trouvera jamais. On peut aussi relire la fable des abeilles de Mandeville ou les discours de Robespierre, 

j'en avais déjà parlé ICI, et LUI aussi. Le débat reste ouvert.

Cette discussion a été une vraie expérience démocratique, finalement.


Liberté, égalité, fraternité ?

LiberteQuand on parle de l’Etat et des institutions en France, tout le monde parle de la République.

Le mot est devenu encore plus d’actualité, pourtant, à l’occasion des dernières élections législatives. En effet, c’est au nom de ce qui a été appelé un « front républicain » que se sont mis en place des accords de désistement entre des partis qui pourtant, ne cessaient auparavant de clamer qu’ils n’étaient d’accord sur rien. La justification était de « faire barrage » au Rassemblement National. Et ça a marché, au point de nous amener cette situation où personne ne sort gagnant, et les difficultés à tracer une ligne de gouvernement acceptable par une majorité de députés.

Mais c’est quoi ces « valeurs de la République » qui ont tant agité les débats ? On les connaît : Liberté, égalité, fraternité. C’est simple, non ?

Michel de Jaeghere, éditorialiste du Figaro-Histoire, nous en fournit un portrait historique dans un récent numéro du magazine. Et il a tendance à casser les idées reçues.

La République, c’est la liberté ?

Elle n’est pas cependant la démocratie. Elle exclut la monarchie héréditaire depuis Aristote, mais ne se confond pas avec une démocratie. Voire par exemple la République de Venise, qui donnait le monopole du pouvoir à quarante-deux familles patriciennes.

Et la Ière République en France, c’était plutôt la politique de la Terreur et de la dictature du Comité de salut public. C’est cette République qui, par la « loi des suspects », instaura une présomption de culpabilité de certaines catégories, telles que par exemple les émigrés et leurs familles. On lui doit aussi la « Loi de Prairial » qui prive les accusés devant le tribunal révolutionnaire d’avocats ou de témoins.

C’est Napoléon qui prendra la couronne impériale « pour la gloire comme pour le bonheur de la République ».

La République, c’est l’égalité ?

Oui, mais Michel de Jaeghere nous rappelle qu’elle a été longtemps hostile au suffrage universel. C’est en 1848, sous la IIème République, qu’il est institué, mais qu’un tiers des électeurs en sera radié deux ans plus tard (C’est Thiers qui dira que « les vrais républicains redoutent la multitude, la vile multitude, qui a perdu toutes les républiques »).

Il sera rétabli de nouveau par le Prince Président, futur Napoléon III, et amendé de nouveau par la IIIème République, en 1872, pour en exclure « les hommes sous les drapeaux ».

Et le vote des femmes ? Il a été rejeté par les républicains, craignant l’influence néfaste du clergé sur le vote des femmes, sexe faible. On doit au Général de Gaulle, en avril 1944 seulement, d’instituer le vote des femmes, malgré l’opposition des radicaux-socialistes de l’époque.

C’est aussi une loi très républicaine du 19 juillet 1934 qui disposera qu’un naturalisé français depuis moins de dix ans ne pourra pas être candidat à un mandat électif. Cela restera valable pendant les vingt-cinq premières années de la Vème République, et il faudra attendre que François Mitterrand abroge cette disposition en décembre 1983.

La République, c’est la fraternité ?

Michel de Jaeghere rappelle pourtant des moments violents notre histoire républicaine.

C’est le général Cavaignac qui sauve la IIème République en matant l’insurrection de juin 1848 : 5000 morts.

La IIIème République, c’est la aussi la période d’expansion coloniale en Afrique noire, sans pour autant donner la citoyenneté aux populations autochtones.

C’est aussi une loi du 10 août 1932, votée à l’unanimité (les socialistes et communistes s’abstenant), qui vise à protéger la main-d’œuvre nationale en limitant drastiquement l’immigration en fixant un quota de 10% de travailleurs étrangers dans les entreprises privées, 5% dans les entreprises publiques.

Objectivement, nos ancêtres ne nous montrent pas tous le plus grand respect de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.

Mais alors, c’est quoi un républicain ?

Pour y croire, il vaut peut-être mieux oublier l’Histoire alors.


L'Etat est-il comme une entreprise ?

AssembleeComparer l’Etat à une entreprise est un vieux débat.

Entre ceux qui répondent oui, comme les patrons et dirigeants (« Si mon entreprise était gérée comme la France, elle ferait faillite. D'ailleurs, j'aurais été viré avant par mes actionnaires. Ce n'est pourtant pas compliqué de comprendre qu'on ne doit pas dépenser plus qu'on ne gagne. »). Et puis il y a les politiques, ceux qui considèrent que la politique, c’est un métier (« Cher Ami, une nation ne se gère pas comme une entreprise. On ne peut pas déchirer le tissu social, ni réformer contre la volonté des Français qui nous ont élus. »).

On peut aussi tenter de réconcilier les deux discours en considérant que l’on peut quand même essayer de gérer les affaires publiques avec la rigueur et l’efficacité des méthodes qui réussissent dans la gestion des entreprises. Le débat ressurgit en ce moment de préparation du budget de la France pour 2025, entre ceux qui veulent de l’efficacité par la réduction des dépenses et une meilleure gestion, et ceux qui veulent remettre des recettes supplémentaires en faisant « payer les riches ».

Autre comparaison qui revient souvent : l’Etat comme la gestion d’un ménage.

Pierre Gattaz, ex-Président du MEDEF, faisait remarquer ce matin que « Améliorer la compétitivité de la France, c’est réduire sa structure improductive, ses dépenses et son train de vie, comme un ménage vivant au-dessus de ses moyens ou une entreprise dont les charges dépassent le chiffre d’affaires ».

Et puis, une nouvelle métaphore a été utilisée cette semaine par…Bernard Cazeneuve, dans un entretien pour Le Monde : l’Etat et le parlement comme un conseil d’administration élu par les électeurs, comparés à des actionnaires, y compris des actionnaires activistes :

« Ceux qui conçoivent la nation comme une entreprise ont laissé les actionnaires activistes minoritaires, qui ne représentaient que 5% du capital, faire une OPA sur le gouvernement, au moment de l’assemblée générale des actionnaires, où les petits porteurs, sommés de voter, s’étaient pourtant mobilisés pour l’éviter ». Et il a même identifié le directoire et le conseil de surveillance : « Michel Barnier a été nommé président du directoire et Marine Le Pen présidente du conseil de surveillance ».

Dans la conception de l’Etat-entreprise de Bernard Cazeneuve les votes se font à « un homme, une voix » car, si l’on devait revoir ceux-ci (ça s’est déjà fait, notamment dans l’Ancien Régime) en fonction de la réelle contribution aux finances publiques, où de la part de capital détenu, comme dans une entreprise normale, on arriverait sûrement à des proportions différentes.

Comme quoi, comparaison n’est pas raison !

Comparer l’Etat à une entreprise, ça ne colle pas, pour les politiques, mais pour faire un bon mot quand ça arrange, pourquoi s’en priver.


Seniors aux commandes

VieuxQuand on parle des seniors, il y a un poste où les seniors ont la côte et s’accrochent, c’est celui de patron.

En mai 2024, l’assemblée générale de l’entreprise de conseil informatique aux 58.000 salariés, Sopra Steria, a repoussé la limite d’âge du président de 89 ans à 95 ans, permettant ainsi au président Pierre Pasquier, 89 ans, fondateur du Groupe Sopra en 1968 (fusionné avec Steria en 2015) de rester président.

C’est encore en-dessous de Warren Buffet, 94 ans, toujours président de son Groupe Berkshire Hathaway.

Le Monde indiquait, dans un reportage sur la place des seniors, la semaine dernière, que 27,6% des dirigeants de PME et ETI françaises avaient à leur tête, en 2024, un dirigeant de plus de 60 ans. Pour les dirigeants de grandes entreprises françaises, l’âge moyen est de 57 ans (il était à 55 il y a deux ans).

Au moment où l’intelligence artificielle et les nouvelles technologies viennent transformer les entreprises, on pourrait se dire que c’est un inconvénient, en faisant l’hypothèse que les seniors ne sont pas capables de suivre la cadence. Mais ce n’est pas si certain. La recherche académique a déjà montré que l’appétit au risque et à l’innovation diminue effectivement à mesure que le PDG vieillit, mais, à l’inverse, les jeunes loups auront plus tendance à investir davantage et à être plus innovants, et, en sens inverse, la probabilité qu’ils « plantent » l’entreprise est plus élevée.

Alors l’expérience, celle que l’on suppose chez les plus seniors, devient une valeur sûre pour apporter la mesure et le recul face à un monde de plus en plus complexe, selon les chasseurs de tête interrogés par Le Monde dans ce reportage.

Et puis, ce que ne dit pas Le Monde, c’est que le dirigeant n’est pas tout seul non plus, même dans les PME. Et la bonne dose d’intergénérationnel apporte aussi les échanges et l’intelligence collective de l’ensemble. A condition de ne pas trop se figer dans les postures de préjugés (oui, les vieux sont des vieux cons, et les jeunes sont des imbéciles qui ne veulent pas travailler, on connaît, non ?).

Une autre pratique, c’est de découpler les postes de président et de directeur général : le directeur général, le jeune (enfin, pas forcément si jeune) qui prend les initiatives audacieuses, et le président qui incarne la sagesse.

Ce que nous dit aussi le reportage du Monde, c’est que les vieux vont être de plus en plus nombreux dans notre société. La durée de vie s’allonge, et on fait de moins en moins de bébés. Le pire, c’est le Japon : en dix ans, il a perdu en moyenne chaque année 1% de sa population âgée de 16 à 65 ans. Au point que la société japonaise Oji Holdings a annoncé récemment qu’elle cessait de fabriquer des couches pour bébé, et va se concentrer sur le marché nettement plus porteur des couches pour adultes. De même, le Japon a réduit la vitesse des escalators de 15%, par une loi, pour faciliter la vie des personnes âgées.

En France, on en prend le chemin. En 2024, plus d’un habitant sur cinq (21,5%), soit 14,7 millions de personnes, a plus de 65 ans. Et le nombre de naissances a été de 678.000 en 2023, soit 20% de moins qu’en 2010.

Alors l’impact sur les dépenses publiques est connu : les retraites représentent aujourd’hui un quart des dépenses publiques en France. La santé et l’invalidité pèsent, elles, un peu plus d’un cinquième. Et cela, logiquement, au détriment de l’éducation qui ne reçoit que 9% des dépenses. En 1981, la France comptait 5 millions de retraités, aujourd’hui c’est 17 millions, et la prévision pour 2050 est 23 millions.

Alors, cela influence aussi les choix politiques : alors que les salariés, en moyenne, ont vu leur rémunération augmenter moins vite que les prix, le gouvernement français a choisi d’augmenter les retraites de 5,3% pour compenser l’inflation (soit 14 millions d’euros). Car les politiques savent bien que les plus âgés vont deux fois plus aux urnes que les jeunes. Et donc le système français fait une redistribution intergénérationnelle à l’envers.

Est-ce à dire que dans notre pays les seniors sont les rois ?

Pas si sûr sur le marché du travail, où dans les entreprises, encore aujourd’hui, il n’y a pas vraiment de préférence pour les vieux, à part les patrons.

On a le temps de voir la suite. On estime que les centenaires en France seront 200.000 en 2070 (contre 30.000 aujourd’hui).


La France beau cluster

NapoleonQuand on parle de villes et de territoires, et que l’on regarde du côté de la Chine, Paris et la France paraissent bien petits; De quoi imaginer la France en grand.

C’est Pierre Veltz, dans son ouvrage très bien documenté, « La France des territoires, défis et promesses » (2019) qui rappelle que la Chine a décidé de structurer son territoire, mais aussi son économie, autour de 19 méga-villes, ou « clusters de ville ». Trois sont déjà une réalité depuis 2018 : l’ensemble de la Rivière des Perles (Hong Kong, Shenzen, Canton), l’estuaire du Yangstse (autour de Shanghai), et l’ensemble appelé Jingjinji (autour de Beijing et Tianjin). Leurs populations sont respectivement de 60 millions, 152 millions et 112 millions d’habitants.

En fait, pour l’auteur, ingénieur et sociologue, qui a été président-directeur général du conseil d’administration de l’Etablissement public de Paris-Saclay, « l’équivalent français des grandes villes mondiales-Shanghai ou Mumbai ou Tokyo ou Sao Paulo- ce n’est pas Paris, c’est la France ».

Car, vue de Chine, la France entière est un « beau cluster ».

Voilà une façon de reconsidérer le territoire France et ce beau « cluster » d’une façon plus large que notre vision purement administrative, et d’imaginer des ponts et synergies sources de création de valeur.

Rêvons un peu avec Pierre Veltz à cette magnifique richesse de relations :

« Toulouse, du fait de son histoire, de sa position géographique, de ses communautés issues de l’immigration espagnole, est la porte naturelle vers le monde ibérique.

Lyon est un point d’articulation fondamental vers l’Italie, mais plus généralement vers le monde alpin, qui devient progressivement, de l’Italie du Nord à l’Allemagne du Sud en passant par la Suisse, le véritable cœur industriel de l’Europe.

Strasbourg pourrait s’affirmer davantage (mais l’histoire a son poids…) comme la cheville-clé de relations vers le monde germanique, et plus spécifiquement rhénan, concentration unique en Europe d’universités de premier plan (Bâle, Fribourg, Strasbourg, Karlsruhe, Heidelberg, Mannheim) dans un mouchoir de poche.

Lille, bien sûr, ouvre vers l’espace nord-européen, et notamment vers le dynamisme de la Flandre.

Mais il est temps aussi de penser la métropole-réseau française avec Genève, capitale des Alpes du Nord, Barcelone, Liège, et pourquoi pas Bilbao.

Le Havre, mais aussi Rouen et Caen, dans une Normandie enfin unifiée, sont la porte maritime qui s’impose car presque toutes les métropoles mondiales sont liées à la mer, à un grand espace portuaire.

Restent Marseille, Nice et la Méditerranée. Les choses sont ici plus complexes car liées à une histoire coloniale passionnelle, douloureuse et incomplètement digérée. Mais c’est là, comme à Paris, que se joue la partie essentielle du siècle qui vient, celle de nos relations avec l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne ».

Reste à trouver le Bonaparte du XXIème siècle qui emmènera la France dans une telle vision, pour faire vivre ce cluster ouvert. Il ne s'agit plus de conquêtes de territoires, mais des usages et de la création de synergies et coopérations inter régions.

Et aussi à adapter nos entreprises, nos politiques publiques, nos gestionnaires d' infrastructures, dans cette vision d’un nouveau monde élargi.


Gaïa : plaidoyer pour le vivant

TerreVivanteParmi les conceptions de la Terre, il y en a une qui fait encore controverse, mais qui s’est imposée progressivement parmi les scientifiques. On l’a appelée « l’hypothèse Gaïa ».

De quoi s’agit-il ?

Tout démarre en 1972 par un article de James Lovelock.

James Lovelock, mort en 2022 à 103 ans, est un ingénieur et chimiste anglais, qui se rend célèbre en 1972 par ce fameux article qui introduit son concept majeur, le terme de « Gaïa ».

Gaïa, c’est le nom d’un objet nouveau, qui identifie l’entité constituée par l’ensemble des interactions entre les êtres vivants et leur environnement global. En gros la Terre est « vivante » (résumé simpliste que les « gaïens » contestent eux-mêmes, mais que James Lovelock a choisi comme titre de ses livres), et cette influence pourrait être le facteur qui régule le climat et la composition chimique de la planète pour la maintenir habitable. Comme un organisme vivant régulant sa température interne.

Selon Lovelock, la Terre est un ensemble d’êtres vivants et de matière qui se sont fabriqués ensemble, qui ne peuvent vivre séparément et dont l’homme ne saurait s’extraire. 

Bruno Latour, qui a publié un livre sur cette hypothèse Gaïa, la résume ainsi : « Les vivants ne résident pas dans un environnement, ils le façonnent. Ce que nous appelons l’environnement est le résultat de l’extension, du succès, des inventions, des apprentissages des vivants. Cela ne prouve pas que la Terre soit « vivante », mais que tout ce dont nous avons l’expérience sur Terre est l’effet imprévu, secondaire, involontaire, de l’action des organismes vivants. Il en est de l’atmosphère, des sols, de la composition chimique de l’océan, comme des termitières, ou des barrages des castors : ils ne sont pas eux-mêmes vivants, mais sans les organismes vivants il n’y aurait ni termitière ni barrage. L’idée de Gaïa n’est donc pas d’ajouter une âme au globe terrestre ou une intention aux vivants, mais de reconnaître l’ingénierie prodigieuse des vivants pour façonner leur propre monde ».

Sébastien Dutreuil, chargé de recherche au CNRS en histoire et philosophie des sciences, vient de publier une histoire passionnante de ce concept, « Gaïa, Terre vivante – histoire d’une nouvelle conception de la Terre », qui permet de vivre en direct comment évoluent les recherches et controverses entre scientifiques de disciplines diverses. On retrouve une idée chère à Edgar Morin, sur la difficulté de construire une pensée complexe quand on ne fait que juxtaposer des compétences et expertises disjointes. Les biologistes, les climatologues, les géologues, les paléontologues, et les « gaïens » ne sont pas souvent d’accord, mais ce sont ces débats et discussions qui permettent aussi de penser autrement la Terre, et de soulever de nouvelles questions, et, comme le dit James Lovelock, « Gaïa est une nouvelle manière d’organiser les faits à propos de la vie sur Terre ».

Sébastien Dutreuil résume ce qu’il appelle le cœur du programme de recherche gaïen à deux revendications méthodologiques : « Une revendication d’ »influence » : celle de la vie sur son environnement géologique doit être davantage prise en compte (par les géologues, par les biologistes) ; une revendication « système » : l’ensemble composé des vivants et de l’environnement géologique avec lequel ils interagissent doit être étudié « comme un système » (interconnecté, avec des mécanismes actifs de régulation) ».

C’est bien Gaïa qui est à l’origine de ce qu’on a appelé les sciences du système Terre (SST).

 Et l’idée s’est rapidement répandue : « L’idée que la surface de la Terre se comporte comme un système complexe ou comme un organisme, que les processus physiques, chimiques et biologiques sont interconnectés dans un seul système, l’idée que ce système est autorégulé et que la vie a un rôle actif central et, plus largement, l’idée que la vie constitue une force géologique se sont durablement installées au cours des trente dernières années dans l’ensemble des sciences de la Terre. »

Avec Gaïa, c’est bien un nouvel objet savoir pour les sciences de la Terre qui est apparu.

En outre, Gaïa, comme l’indique Sébastien Dutreuil, n’est pas seulement un programme de recherche scientifique mais une « vision du monde ou une philosophie de la nature », citant Lovelock lui-même : « Gaïa devrait être une manière de voir la Terre, nous-mêmes, et notre relation avec les choses vivantes ».

Ce qui caractérise ceux qu’on appelle les « gaïens », disciples de Lovelock, c’est surtout leur vitalisme, cette pensée (croyance ?) que la vie occupe une place particulière sur Terre.

Une des lectures de ce vitalisme est celle que Sébastien Dutreuil appelle une « extension vitale » : « Si Gaïa est vivante, c’est parce qu’elle est une extension vitale des organismes », c’est-à-dire que le milieu physiologique global est devenu une extension vitale des vivants. L’atmosphère devient alors une partie des vivants, c’est-à-dire une construction qui fait partie de ces derniers, comme (encore une formule de Lovelock) « la fourrure d’un vison ou la coquille d’un escargot ».

On s’écarte ainsi de la vision malthusienne qui conçoit le milieu comme un ensemble de ressources : elles sont consommées par des organismes en compétition pour l’accès à ces ressources et s’épuisent puisqu’elles se renouvellent moins vite que les populations qui croissent exponentiellement. Avec Gaïa, « l’environnement typique n’est pas un ensemble de ressources, mais une variable systémique qui détermine la croissance des vivants comme la température ou le pH ». En fait, « les vivants n’utilisent pas une ressource qui diminue à mesure qu’elle est consommée ; ils font diminuer ou augmenter une variable systémique ».

L’inquiétant, vu par les gaïens, n’est pas l’épuisement des ressources à mesure que les vivants croissent, mais celui d’un déséquilibre des forces en présence ou d’une perturbation externe trop brutale.

Ainsi, la philosophie de la nature selon les gaïens a une conviction de départ qui tranche totalement avec les visions malthusiennes : les vivants s’affranchiront des limites immédiatement imposées par le milieu en modifiant ce dernier plutôt qu’en s’y adaptant.

Dans Gaïa, c’est le milieu qui se déforme sous l’action des vivants, et de telle manière qu’il finit par être une extension de ces derniers.

Darwin est aussi contredit par Gaïa : « La lutte pour l’existence plaçant les individus d’un même groupe en compétition pour les ressources du milieu est remplacée dans Gaïa par un excès sur les variables du milieu, rendant secondaires les questions des ressources et reléguant ainsi à l’arrière-plan les rapports de compétition entre individus ».

Avec Gaïa, on ouvre une perspective de richesse et de transformation plutôt optimiste, avec une conviction que « les problèmes posés aux vivants cessent d’être ceux des ressources puisqu’il se trouvera toujours une innovation évolutive ou écologique pour recycler une ressource qui deviendrait limitante ».

La controverse n’est sûrement pas terminée pour autant.

Mais ce plaidoyer pour la Vie est peut-être aussi un espoir et un antidote pour ne pas sombrer dans une éco-anxiété trop paralysante.


La prospective du passé et le balancier de l'Histoire

BalancierLe passé est constamment reconstruit et analysé à partir du présent.

Cette remarque est celle d'Edgar Morin dans son ouvrage "Où va le monde?" :

"Le passé est construit à partir du présent, qui sélectionne ce qui, à ses yeux, est historique, c'est à dire précisément ce qui, dans le passé, s'est développé pour produire le présent. La rétrospective fait ainsi sans cesse - et en toute sécurité - de la prospective : l'historien qui traite de l'année 1787-1788 prévoit avec perspicacité ce qui, dans les évènements de ces années, prépare l'explosion ultérieure (évidemment totalement ignorée par acteurs et témoins de cette période pré-révolutionnaire). Ainsi le passé prend son sens à partir du regard postérieur qui lui donne le sens de l'histoire. D'où une rationalisation incessante et inconsciente, qui recouvre les hasards sous les nécessités, transforme l'imprévu en probable, et annihile le le possible non réalisé sous l'inévitabilité de l'advenu".

Et comme le présent change sans cesse, ce sont autant d'occasions de relire le passé différentes.

On peut lire certains moments de notre histoire avec cette réflexion en tête, et par exemple ces trois journées de Juillet 1830, que l'on a appelé (ensuite) "les trois glorieuses". 

Camille Pascal, agrégé d'histoire, qui a été le collaborateur de ministres et du président Nicolas Sarkozy, s'est lancé, dans son roman "L'été des quatre rois", à faire revivre jour après jour, d'heure en heure, ce moment de l'histoire, que l'on vit comme si on y était. Le roman date de 2018, et peut aussi éclairer nos jours de 2024.

Alors reprenons l'histoire.

Le Roi Charles X n'est pas satisfait des élections législatives de 1827 qui ont fait entré à l'assemblée une majorité de ceux qu'il n'aime pas trop, à l'époque les libéraux. 

Alors il imagine et met en œuvre une bonne feinte, qu'il conçoit en secret un dimanche soir le 25 juillet 1830 : la publication   de six ordonnances destinées à lui redonner du pouvoir :

La 1re abolit la liberté de la presse, toutes les publications devront être approuvées par autorisation gouvernementale avant d'être diffusées.
La 2e dissout la Chambre des députés, qui vient pourtant d'être élue.
La 3e révise le droit de vote afin de réduire le poids des bourgeois libéraux.
La 4e convoque des élections en septembre.
Les 5e et 6e nomment des ultras (conservateurs) au Conseil d'État. 

Camille Pascal fait revivre ce moment avec finesse :

"Il signa la dernière des ordonnances, contempla son œuvre législative puis, se tournant vers ses ministres, troussa une petite phrase historique qui lui était venue en écoutant tous ces braves serviteurs et dont il se trouvait content : Voilà de grandes mesures. Il faudra beaucoup de courage et de fermeté pour les faire réussir. Je compte sur vous, vous pouvez compter sur moi. Notre cause est commune. Entre nous, c'est à la vie à la mort."

Mais ça ne se passe pas comme prévu. Dès le lendemain de la publication (lundi 26 juillet), le 27 juillet, c'est l'insurrection qui s'organise. Les boutiques et ateliers sont fermés tandis que les rues se remplissent et que les barricades bloquent les petites rues.

Nouvelle idée géniale le 29 juillet : changer de premier ministre. Encore Camille Pascal :

"Le Conseil des ministres s'achevait enfin. Le roi avait pris des décisions fortes, le maréchal Marmont était relevé de son commandement au profit du dauphin, et le duc de Mortemart invité à constituer un nouveau gouvernement. La nomination de ce libéral bien né était de nature à satisfaire tous les partis et à ramener enfin le calme. Il était donc temps pour Sa Majesté d'aller remercier les troupes et de passer en revue les jeunes élèves de Saint-Cyr venus mettre leur épée à son service.".

Et le roi semble y croire :

"Au reste, messieurs, en cédant ainsi, peut-être à tort, à l'empire des circonstances, je dois vous dire qu'au fond de mon coeur je suis convaincu que, dans la voie où nous sommes entraînés, il n'y a rien à faire de bien pour l'avenir de la France et le salut de la monarchie...Le duc de Polignac et monsieur de Peyronnet en avaient les larmes aux yeux. Tout le monde s'inclina et se retira, laissant Sa Majesté se réconforter par la prière".

Cela ne va pas calmer grand chose, et le 29 juillet les insurgés vont prendre le Palais Bourbon, où siège la Chambre des députés.

L'entourage du roi essaye, ce vendredi 30 juillet, de lui faire réaliser la situation. Camille Pascal encore, évoquant Vitrolles :

"Vitrolles, ne pouvant plus ignorer le mécontentement de son maître, franchit une nouvelle étape dans le courage politique. Il se redressa et, regardant le roi dans les yeux pour la première fois depuis le début de la conversation, lui tint à peu près ce langage : Je m'étonne, Sire, que Votre Majesté ne comprenne pas à quel point en sont arrivées les choses. Il ne s'agit pas de disputer de tel ou tel acte mais de faire reconnaître dans Paris l'autorité royale. Je dirais même plus, que le nom du roi soit reconnu à Paris, et nous en sommes loin!".

Et il poursuit :

"C'est au point que je considérerais comme un miracle que monsieur de Mortemart, ici présent, ministre de Votre Majesté, puisse d'ici à trois jours s'établir à Paris dans un ministère et y contresigner une ordonnance. Oui, Sire, cela tiendrait du miracle...".

 Alors tout le monde cherche une issue, et on parie sur le cousin du roi, le duc d'Orléans: "L'insurrection avait chassé Charles X sans espoir de retour, la haute banque et le corps diplomatique ne voulaient pas entendre parler d'une république, tout le monde réclamait la liberté, mais personne ne cherchait l'aventure, et seul le duc d'Orléans pouvait réconcilier tout le monde".

C'est du moins l'avis d'Adolphe Thiers, journaliste , qui va faire paraître dans son journal ce 30 juillet une proclamation en ce sens :

"Charles X ne peut plus entrer à Paris; il a fait couler le sang du peuple.

La république nous exposerait à d'affreuses divisions; elle nous brouillerait avec l'Europe.

Le duc d'Orléans est un prince dévoué à la cause de la révolution. Le duc d'Orléans ne s'est jamais battu contre nous. Le duc d'Orléans était à Jemappes. Le duc d'Orléans a porté au feu les couleurs tricolores. Le duc d'Orléans peut seul les porter encore; nous n'en voulons point d'autres.

Le duc d'Orléans ne se prononce pas; il attend notre vœu. Proclamons ce vœu, et il acceptera la Charte, comme nous l'avons entendue et voulue.

C'est du peuple français que le duc d'Orléans tiendra sa couronne".

 A partir de là, Thiers est à la manœuvre :

"Thiers savait maintenant qu'il pouvait gagner la partie qui se jouait depuis quatre jours et sur laquelle il avait misé toute sa vie. A ses yeux, le pacte avec les Orléans était scellé. Il suffisait désormais de prendre de vitesse les barbons qui, au palais du Luxembourg, tentaient de sauver la couronne de Charles X et les jeunes fous qui, à l'Hôtel de Ville, rêvaient tout éveillés d'une Seconde République. Les premiers avaient un demi-siècle de retard, les autres peut-être un demi-siècle d'avance et, seul à avoir compris où devait s'arrêter en cet instant le balancier de l'Histoire, il comptait bien en devenir le grand horloger".

On connaît la suite. Le roi abdique le 3 août; Le duc d'Orléans deviendra le roi des français; Thiers entamera une brillante carrière politique et deviendra Président de la République.

Le balancier de l'Histoire continue...


Poker : Quelle est cette ombre qui veut sa part?

PokerLe business, les affaires, les négociations, c'est parfois comparable à des parties de poker. Et aussi dans la politique parfois.

Et quand c'est un des protagonistes qui le raconte, on s'y croit comme dans un film.

C'est ce que je lis dans un ouvrage qui date un peu (2011), d'Emmanuel Faber, alors Vice-Président de Danone, "Chemins de traverse - Vivre l'économie autrement". Autrement, mais avec des moments intenses dans la fièvre des négociations.

Il raconte l'épisode de la vente de l'activité de verre d'emballage de Danone, héritage de l'époque BSN. 

L'idée est de fusionner BSN Emballage avec le leader allemand, Gerresheimer, filiale du Groupe VIAG, et de revendre le tout ensuite. C'est ainsi qu'apparaît le fond d'investissement CVC, intéressé. 

Et nous entrons alors, grâce à Emmanuel Faber dans la salle des négociations le 30 mai 1999. La partie de poker va commencer. 

Avant la réunion, tôt le matin, les allemands et Danone se sont mis d'accord de ne pas accepter de vendre en dessous de 7 milliards (de francs, eh oui, on n' avait pas encore l'euro). 

Ça démarre...

"Dans la salle du conseil, rue de Téhéran à Paris, il y a de notre côté l'équipe de Danone et celle de VIAG, la banque Lazard et d'autres conseils. Du leur, ils sont une quinzaine : investisseurs, banquiers qui vont financer la dette, auditeurs comptables, avocats. Ils ont travaillé d'arrache-pied".

Philippe Gleize, le patron de CVC, commence à parler pour expliquer son analyse du dossier, avec l'idée d'en déterminer le prix d'achat.

C'est Emmanuel qui l'interrompt immédiatement : "Nous ne sommes pas là pour partager vos travaux mais connaître leurs résultats, Philippe".

Philippe Gleize essaye de poursuivre mais Emmanuel continue : "Ostensiblement, je ferme le cahier que j'ai ouvert quelques minutes auparavant dans la perspective d'y prendre des notes. J'interromps chaque tentative d'argumentation. Je ne veux qu'un chiffre, pas d'atermoiement. "

Finalement Philippe Gleize lâche: "Pour tout un tas de raisons qu'il faut qu'on vous explique, nous ne pensons pas pouvoir faire au-delà de 6,5 milliards".

 Et voilà le grand coup : "Je sais que 6,5 milliards, c'est déjà beaucoup, et que nous n'avons aucune autre solution équivalente à court terme, et peut-être même pas du tout". 

Mais bon : "Je respire un grand coup et je dis simplement : "Merci. Dans ces conditions, il n'y a évidemment pas de deal. Nous aurions préféré ne pas attendre un mois pour le savoir".

Et : "Je me lève, suivi de tout le côté de notre table. Nous rangeons nos affaires. Nos interlocuteurs sont médusés. Nous serrons des mains et les congédions. Certains sont venus de Londres, de Munich. La réunion devait durer dix heures, elle a duré dix minutes".

Fin de l'acte I. Mais cela n'est pas fini, bien sûr. Emmanuel et Danone font savoir a CVC qu'ils gardent la limite de 7 milliards, et qu'ils devront prendre une décision en interne sur la suite le 5 juin.

Suspense.

Et c'est le 5 juin au matin que Philippe Gleize appelle Emmanuel Faber.

"Emmanuel, je sais que vous avez une réunion importante aujourd'hui, voyons nous avant, je voudrais vous faire une proposition".

Et Emmanuel rétorque : "Ecoutez Philippe, je vois Franck (Riboud, le PDG du Groupe) à midi. Soit vous êtes au prix que nous demandons, et on continue avec vous. soit on arrête tout. Je n'ai rien de plus à discuter avec vous".

A 11H30 ils rappellent. Et Emmanuel raccroche sans attendre.

A 11H58, troisième appel : "Nous ne sommes pas loin, avec un certain nombre de conditions...". 

Et Emmanuel continue et hausse le ton: "Philippe, j'en ai ras le bol. Dans une minute, il est midi. Je vais raccrocher et monter chez Franck. Vous avez une dernière chance dans la prochaine phrase que vous prononcez. Vous la prenez ou pas? C'est maintenant ou jamais".

Et voilà Philippe, après un silence de deux secondes: "C'est d'accord pour 7 milliards, mais ça va être très, très dur".

Cela se terminera quelques jours plus tard à 7,4 milliards, moyennant une participation de Danone au financement de BSN-Glasspack : "Nous n'avions aucune alternative sérieuse, et le candidat suivant était à peine à 6 milliards de francs".

Et la suite est conforme aux craintes, comme le reconnaît Emmanuel Faber : "Trois ans plus tard, il faut restructurer le bilan de BSN-Glasspack, car il est devenu clair que l'entreprise ne peut pas supporter le niveau de dette que ce prix de vente lui a fait porter".

10 ans après, en racontant cette histoire dans son livre, Emmanuel Faber prend le recul pour s'interroger et réfléchir à ce qui s'est passé pour lui, et cette prise de conscience est aussi porteuse de leçon :

"Qu'est-ce qui se joue en moi dans ces moments-là? Testostérone. Parties de poker nocturnes d'étudiants. Cet instinct qui pousse à aller jusqu'au bout, à l'extrême limite. Ne rien laisser sur la table. Sur la ligne de crête. Griserie de ce jeu où l'équilibre intérieur tient une part si grande. Quelque chose se réveille. Je sens que je cède les commandes à un joueur en moi. Je le laisse jouer, et le contrôle. Mais jusqu'où est-il légitime qu'il joue? Et selon quelles règles? Car c'est surtout avec moi-même que je joue. Avec mes propres limites. Quelle est cette ombre qui veut sa part?

L'ombre de l'envie de gagner, tout simplement. Gagner tout, au-delà de ce qu'il est juste de partager. La force qui mute en violence. Quand elle submerge, elle peut réduire mon champ de conscience à un terrain de jeu très étroit, déconnecté de la réalité, construction éthérée financière, juridique, théorique, intellectuelle. Dans cette extrême, confrontation, les conséquences "collatérales" sortent de mon champ de conscience".

Et dans ce jeu de poker qui grise, avec cette ombre qui veut sa part, on peut parfois gagner et parfois perdre. 

Une leçon pour d'autres Emmanuel... ? Ou pas.


Punchlines d'un homme d'influence

WarburgEn 1985, Jacques Attali, conseiller de François Mitterrand, Président de la République, qui consignera dans « Verbatim » chaque journée de cette présidence, publie un livre biographique sur un personnage peu connu, bien que très influent, du XXème siècle, Siegmund G. Warburg, avec un sous-titre éloquent, « Un homme d’influence ».

Lire ou relire cet ouvrage aujourd’hui c’est parcourir le XXème siècle et la géopolitique au travers du monde de l’argent et des banques, ce monde où ceux qui cherchent de l’argent rencontrent, grâce à ces intermédiaires, ceux qui en ont à prêter, des Etats comme des entreprises. Siegmund Warburg anticipant le futur va fuir l’Allemagne de 1933 vers l’Angleterre, quittant une situation honorable, et reviendra après la guerre pour faire développer le nom de Warburg partout en Europe, en Angleterre, mais aussi aux Etats-Unis, et en Asie notamment au Japon. Un bon exemple d’entrepreneur résilient que tous les entrepreneurs d’aujourd’hui pourraient lire pour se donner le même courage. Ce qui frappe dans ce récit c’est l’audace de Siegmund Warburg, souvent visionnaire et détecteur des bons coups dont il profitera, pour le bonheur de ses clients.

On y croise aussi des entreprises et hommes aux noms célèbres de grandes fortunes (aucune femme dans cette galerie!), comme Rothschild, Morgan Stanley, Lazard, Merrill Lynch, qui fusionnent ou se rachètent les unes les autres. Certains noms existent encore aujourd'hui, d'autres, absorbés depuis, ont disparu.

Pour écrire ce livre Jacques Attali a aussi eu accès le premier, grâce à la famille, à « une sorte de journal intime » que tenait Siegmund Warburg, recueil de réflexions et d’aphorismes divers tout au long de sa vie. Jacques Attali évoque ce recueil à la fin du livre : « Il les a écrits ou choisis au fil de ses lectures, les a agencés en un étonnant jeu de miroirs, de Butler à Talleyrand, de Goethe à Dostoïevski, de Trollope à Balzac. Mais le temps lui manque pour le faire publier et, après sa mort, ni sa femme ni ses amis ne voudront le faire, gardant même caché ce manuscrit ». Et il ajoute, comme pour l’excuser « Au demeurant, sans doute aurait-il lui-même trouvé le temps de le faire éditer s’il l’avait vraiment souhaité ».

Cette habitude de garder des notes de ses lectures ou de ses rencontres, elle se rencontre souvent, et encore aujourd’hui. Aujourd’hui avec les blogs, les réseaux sociaux, les chaines youTube, elle est encore plus répandue, au jour le jour, sans passer par l’édition ; mais c’est aussi l’activité intime de ceux qui ne la publieront jamais.

Le livre de Jacques Attali nous permet de connaître des perles de ces aphorismes de Siegmund Warburg, avec des remarques qui ont franchi le temps aussi, et agréables à lire même aujourd’hui.

Alors, voici un florilège des « punchline » de Siegmund Warburg.

« En finance, il faut être impitoyable avec soi-même et généreux avec les autres ».

« Dans la vie, on ne peut rien changer d’autre que soi-même ».

« De temps en temps, les obstacles constituent un défi incitant à trouver de nouveaux chemins ».

« Un américain ne se pose plus que deux questions : Où puis-je garer ma voiture ? et Comment perdre dix kilos ? ».

« Faire un effort est considéré comme de mauvais goût par la haute société ».

« Quand on a affaire à des gens sans intérêt, on doit se concentrer avec eux sur des choses sans importance ».

« Si l’eau est trop pure, le poisson n’y nagera pas ». Proverbe japonais pour indiquer la haine du totalitarisme, le refus de l’absolu et la force de la tolérance.

« La promotion y est fondée, aujourd’hui encore plus encore qu’hier, sur la cooptation de la médiocrité par la médiocrité ». A propos de son inquiétude de voir monter en Europe, dans les banques et ailleurs, de grises bureaucraties incontrôlables (1973).

Et aussi : « Il y a des gens assez pervers pour mettre leur point d’honneur à ne pas être originaux ».

« Nos efforts vont dans la mauvaise direction quand nous n’avons pas le courage de dire non ».

« Une des qualités d’un bon dirigeant est de ne tenir aucun compte, autant que faire se peut, des médiocres ».

« Les gens médiocres, quand ils ont de l’influence, l’exercent dans la mauvaise direction ».