Carcasses abandonnées ?

CarcasseCela fait quelque temps que ce concept d’ « homo oeconomicus » inventé par les économistes du XVIIIème siècle n’a plus la côte qu’il avait à l’origine. Il est construit sur l’hypothèse que les comportements humains sont guidés par des intérêts économiques, considérant que l’individu est un être rationnel qui cherche toujours à maximiser son bien-être économique, une sorte de calculette sur deux pattes.

On considère aujourd’hui que les comportements humains sont plus complexes, et font intervenir, outre les intérêts économiques, les émotions, les valeurs ou les croyances, qui viennent nous faire prendre des décisions qui peuvent être contraires à nos intérêts purement économiques. Les sciences comportementales et les neurosciences sont passées par là pour remettre en perspective des motivations humaines comme l’altruisme, le don ou la coopération, qui n’étaient pas perçues par les économistes d’hier.

Mais, au-delà de ces inflexions, ce qui a profondément changé nos comportements, ce sont les nouvelles technologies. C’est l’objet du livre de Diana Filippova, « Techno Pouvoir ».

Ce livre n’est pas une critique des technologies, mais une analyse fine de la manière dont la technologie influence notre vie quotidienne et notre société, de manière non consciente parfois, d’où ce concept de « Techno Pouvoir » qui décrit le pouvoir de la technologie sur nos modes de vie, et la façon dont nous nous connectons et interagissons avec le monde et avec les autres.

Son hypothèse est que, avec les technologies, l’homo oeconomicus est devenu ce qu’elle appelle un « homme sans qualités », c’est-à-dire un individu qui a perdu toutes ses caractéristiques distinctives, qui se fond dans la masse, devenant interchangeable avec n’importe quelle autre personne. En étant connectés aux mêmes outils technologiques, aux mêmes réseaux sociaux, aux mêmes algorithmes, nous deviendrions quasiment interchangeables, classés dans des « catégories » fabriquées par les nouvelles technologies, qui permettent aux « influenceurs » de déployer toutes les stratégies pour chasser les «vues » et les « like », ainsi que les « abonnés » et « amis ». Et nous suivons comme des moutons tous les "like" des autres sans réfléchir. 

Au point de se demander si nous avons encore la possibilité de se distinguer et de cultiver nos passions dans un monde de plus en plus uniformisé par la technologie qui nous dit ce qu’il faut penser et « liker » pour être dans le coup et suivre les tendances. Dans ce monde, l’intelligence humaine se dégrade pour devenir une « intelligence mécanique », d’où, d’ailleurs, la facilité avec laquelle se développe l’intelligence artificielle, puisque l’intelligence humaine elle-même ressemble de plus en plus à une intelligence artificielle. Diana Filippova reprend une formule de Shoshana Zuboff qui décrit l’homme moderne comme « une carcasse abandonnée ». L’homme est devenu « des données, plus une carcasse. Ni corps, ni âme, ni conscience ».

Bien sûr, tout n’est pas foutu, et Diana Filippova nous encourage aussi à essayer de s’en sortir, en ayant une réflexion plus critique sur les technologies, et comment nous les utilisons.

Peut-être va-t-on voir le retour de ces notions de conscience. Prendre conscience de ces effets intrusifs des technologies sur nos vies, c’est aussi le moyen de cultiver notre identité. Certains ont déjà choisi de se déconnecter, de s’éloigner un peu plus des réseaux sociaux, de prendre le temps de penser par soi-même, même différemment des masses. Plutôt que de courir après les « like » et ces centaines de milliers d’ « amis » que nous ne connaissons pas, développer un cercle de relations qui partagent nos valeurs, et nous permettent de nous affirmer« uniques ».

La fin de l’ouvrage de Diana Filippova nous y encourage :

«  Triste horizon que celui de ces « spécialistes sans vision et voluptueux sans cœur » qui peuplent la société devenue cage d’acier. Il y a en elle des cachettes et des fissures que le techno-pouvoir n’est pas en mesure d’atteindre ou de museler. C’est celui que des quidams de tout bord et de toutes fonctions dégagent des obstacles qui l’encombrent lorsqu’ils opposent, dans l’intimité de leur foyer ou dans les espaces publics, la puissance de leur volonté et les merveilles de leur imagination, individuelle et collective.

Laissons éclore ces imaginaires dans l’ombre, hors d’atteinte des instruments du technopouvoir. Mais n’oublions pas que viendra un moment où il faudra quitter le confort douillet des interstices et enjamber les quelques marches qui nous séparent de l’arène où se font les jeux et se livrent les batailles ».

Un bon conseil pour terminer 2022 et aborder 2023, forts de la puissance de la volonté et des merveilles de l’imagination pour enjamber les prochaines marches.


L'humanité est-elle périmée ?

Singe2L’intelligence artificielle, c’est le sujet qui donne envie et soif de progrès technologiques, avec toutes les opportunités dans la santé (diagnostics de maladies, prévention, soin), ou pour augmenter les capacités de l'homme en général ; Mais c'est aussi le sujet qui fait peur, notamment d’être hypersurveillés, ou remplacés par des robots.

C’est le thème du roman de deux auteurs américains, Peter Singer, consultant pour le Département d’Etat US, et August Cole, un des organisateurs du Pentagon Next Tech Project, « Control ». C’est un thriller qui vise aussi à nous montrer que « L’ère de l’IA et de l’hypersurveillance a déjà commencé ».

Car si l’histoire est une fiction, toutes les technologies et outils qui y sont évoqués sont bien réels et existent tous déjà. Le livre montre leur utilisation au maximum, et comprend une annexe de notes qui renvoient à des publications ou liens web sur les technologies évoquées.

Et alors, à lire tout ça, certains pourront avoir peur en effet. L’histoire est celle d’un agent du FBI assisté dans ses activités par un robot qui analyse en temps réel un grand nombre de données. L’agent FBI et les acteurs du roman sont équipés de montres connectées, mais aussi de lunettes connectées permettant d’analyser l’environnement en temps réel. Et on peut voir la différence entre ceux qui sont équipés de ce genre de lunettes et ceux qui en sont restés au smartphone : « Les plus âgés et les plus pauvres avançaient tête basse, le nez sur leur écran, tandis que le territoire virtuel était l’apanage des jeunes et des plus riches qui embrassaient l’espace d’un regard vide, plongés dans une réalité personnalisée via leurs Viz Glass ».

Avec ces technologies et ces outils, l’homme devient un « homme augmenté » en coopération permanente avec le robot. L’agent du FBI est accompagné par un de ces robots, qui devient son assistant (jusqu’à ce que soit l’inverse ?) et apprend en même temps qu’il suit et aide l’agent dans ses tâches. Ce robot devient le complément de l’homme pour le rendre plus efficace et plus fort.

On rencontre aussi dans ce roman ceux qui veulent se dissimuler des outils de surveillance : «Le look de cette jeune fille n’était qu’un simple déguisement antisystème. Les cheveux décoiffés et un maquillage réfléchissant asymétrique capable de dérouter les caméras de reconnaissance faciale – dans son cas, une figure géométrique à sept côtés sur la joue gauche, et la moitié d’un damier sur la droite. Des boucles d’oreilles rondes, en verre bleu, avec un étrange motif gravé dessus, très probablement une sorte d’image contradictoire destinée à tromper les logiciels de reconnaissance des objets en leur faisant croire qu’ils voyaient une grenouille ou une tortue ». Ces techniques de piège existent bien.

Mais on trouve aussi, bien sûr des écrans sur les réfrigérateurs qui vous indiquent sans ouvrir la porte ce qu’il y a à l’intérieur, et ce qu’il faut réapprovisionner.

Les robots sont partout, même dans un « club libertin robotique » où l’on peut faire plein de choses avec des robots à image humaine ou non, et même leur taper dessus pour les détruire et assouvir une violence rentrée (ça rappelle la série Westworld).

L’intelligence artificielle a aussi déjà perturbé les emplois. Un des personnages a fait des études d’avocat, mais n’a plus de travail, car, pour régler les litiges, et définir les résultats d’un procès éventuel, l’intelligence artificielle fournit le résultat certain, donc plus besoin d’avocat ou de procès dans la plupart des cas. Le personnage s’est reconverti dans des séances d’écoute par téléphone de personnes âgées solitaires qui s’ennuient.

A la fin du roman les auteurs expliquent leur démarche : « Ce roman s’attaque à des problèmes bien réels auxquels nous seront confrontés dans les années à venir ». Le but du livre est « d’encourager la réflexion autour des épineux problèmes liés aux rapports entre nouvelles technologies et société, qui ne seront bientôt que trop réels ».

Ils considèrent que grâce à la fiction et aux notes, qui permettent d’en apprendre davantage au sujet de telle ou telle technologie, nous nous sentirons « investi d’un nouveau savoir à l’heure d’affronter ces enjeux dans la vraie vie ».C’est plutôt réussi, et la lecture de ce roman en vaut la peine, pour mettre à jour nos savoirs.

Qu’en penser alors ?

Cette histoire d’ « homme augmenté », c’est aussi le sujet d’un petit livre aux éditions de l’aube ( « L’homme augmenté – cyborgs, fictions, metavers ») avec des contributions de divers auteurs. Jean-Michel Besnier, philosophe et professeur émérite à Sorbonne-Université, nous aide à prendre de la hauteur sur le phénomène, en interrogeant le "portrait du transhumaniste"

En bon philosophe, il commence par la thèse (accrochez-vous) : « A la sélection naturelle du plus viable succède ainsi la sélection du plus fort grâce aux technologies et, de cette relève, nous pouvons espérer l’émergence de l’espèce la mieux adaptée. On l’aura deviné : notre humain augmenté se fait fort d’anticiper cette émergence, et son triomphe consacrera bientôt l’obsolescence de l’humain, resté étranger aux sophistications techniques… Quelques technophiles échevelés donnent déjà le ton : il est grand temps de choisir entre l’humain et le chimpanzé ! Ou bien l’aventure qui propulsera une espèce héritière de l’hybridation de l’humain et de la machine, ou bien le parc zoologique qui abritera les derniers spécimens d’une humanité périmée… ».  

Doit-on y croire ? Voilà l’antithèse du philosophe :

« En attendant, je me demande si l’humain augmenté ne fait pas déjà le singe. Pas seulement avec ses gadgets : sa montre connectée, ses biocapteurs, son casque de réalité virtuelle ou ses exosquelettes, mais surtout avec ses refrains apocalyptiques évoquant la colonisation de l’espace ou le téléchargement du cerveau dans le cyberespace pour échapper à l’anéantissement ! La panoplie du transhumanisme s’enrichit au gré des innovations et des fantasmes qui les propagent sur le marché fréquenté par les nantis de la planète ».

L’auteur voit un signe avant-coureur de la tendance dans l’obsession de la santé parfaite que l’on constate aujourd’hui : « Il ne suffit évidemment pas d’être privé de maladie , encore faut-il attirer sur soi tout ce qui met l’existence à l’abri de l’usure et du risque associé au fait de vivre. La moindre ride sur le visage, l’apparition de taches sur les mains, les signes annonciateurs d’un surpoids sont déjà des offenses qui ne sauraient résister à la cosmétologie ou au fitness ».

Pour en conclure que « l’humain augmenté couve dans le nid bordé par les hygiénistes de tous poils. On le voit partout braver ses contemporains en exhibant son physique épargné, croit-il, par le vieillissement ».

Finalement, l’homme augmenté est-il plus libre ? Ou le contraire ?

«L’engouement pour l’homme augmenté signale la dernière version de la servitude volontaire : réclamer toujours davantage de moyens technologiques pour être un animal laborans efficace, proactif et infatigable…Faute de vouloir imaginer ce qui serait le mieux, on préfèrera encourager la production du plus, du toujours plus ! Non pas « améliorer » mais « augmenter… ». ».

Veut-on du plus ou du mieux ? Être libre ou en servitude ?

C’est l’homme qui décidera de l’avenir.

Ou est-ce déjà trop tard ?

La question reste ouverte.


Capitalisme Woke

MagazineLe phénomène est parti des universités américaines et s’amplifie. On l’appelle la « woke culture ». Cela évoque la nouvelle génération d’étudiants qui se veulent « éveillés » et « conscientisés » (« woke ») pour condamner la prédominance des mâles blancs occidentaux. Considérant la souffrance des victimes de cette suprématie, il s’agit pour eux d’abolir celle-ci.

Le mouvement a déjà traversé l’Atlantique et se répand maintenant en Europe et en France. Au nom de l’identitarisme anti-blanc, du féminisme anti-homme et du sextrémisme anti-genre, il s’agit de dénoncer et de réécrire l’histoire (« cancel culture »). Il y aurait une urgence morale à se soulever contre les « injustices »qui sont produites et perpétuées par les structures, normes et valeurs de nos sociétés.

Nos sociétés occidentales sont vues comme intrinsèquement injustes, articulées sur des relations et des hiérarchies de pouvoir objectives et subjectives qui existent au profit d’une « identité blanche ».  

Pour corriger la multitude de ces injustices fabriquées par l’arbitraire des hiérarchies de pouvoir l’objectif est une transformation radicale de la société sur les plans politique, social et économique.

Cette génération, après l’Université, arrive ou va arriver dans le monde de nos entreprises et du pouvoir politique. Elle va aussi représenter une part des consommateurs. Une nouvelle question se pose donc au monde de l’entreprise : comment répondre à cette prise de conscience aigüe des injustices sociales par ces jeunes employés qui veulent s’engager et agir pour le changement, et aux menaces de boycott d’une nouvelle génération de consommateurs « éveillés » ?

Alors que dans les universités le mouvement se fondait sur une forme d’anti-libéralisme et d’anticapitalisme il se transforme dans une woke culture, tout en gardant le capitalisme.

Julie Coffman, Chief Diversity Officer de l’entreprise de conseil Bain&Company (oui, il y a des Chief Diversity Officers maintenant dans les entreprises !) déclarait dans un article de The Economist en septembre : « Je voudrais arriver à un point où nous penserons que la diversité sera aussi importante que la rentabilité, parce qu’elle est liée à de nombreux facteurs qui vont créer de la valeur ». Les consultants en ont déjà fait un « business case » : McKinsey a déjà publié plusieurs rapports pour démontrer que les entreprises avec plus de diversité de genre et ethnique ont plus de chance d’avoir une meilleure performance financière.

Le label « Woke » est devenu une marque de différentiation. Les entreprises qui affichent un tel label lancent des programmes de « Corporate Social Responsability » et créent des Directions de « Corporate Social Justice ». Les formations axées sur les biais implicites, l’équité et la diversité se multiplient. On parle maintenant de « Woke Capitalism ».

Les plus actives sont les entreprises de Big Tech, qui soignent ainsi leur image de justice sociale, qui alimente aussi leurs intérêts commerciaux, à la fois pour recruter et pour se faire bien voir des consommateurs.

Car cette génération woke de jeunes millenials et de Gen Z (ceux nés entre 1997 et 2010) s’engage aujourd’hui dans une forme de guerre collective contre les boomers et les Gen X qui sont aujourd’hui aux commandes des organisations, comme l’a vécu Antonio Garcia Martinez, licencié par Apple en mai 2021 après que 2000 employés aient fait circulé une pétition contre son recrutement, en citant des passages de son autobiographie, datant de cinq ans, et qu’ils trouvaient trop sexistes. 

Pas si simple de résister à la vague. Brian Armstrong, le PDG de Coinbase (un des leaders des plateformes de trading de cryptomonnaies), s’est fait remarqué en publiant sur son blog une déclaration à contre-courant de ce mouvement :

«  Il est devenu courant pour les entreprises de la Silicon Valley de s'engager dans une grande variété d'activités sociales, même celles qui n'ont aucun lien avec les activités de l'entreprise, et il y a certainement des employés qui souhaitent vraiment que l'entreprise pour laquelle ils travaillent s'engage dans cette voie. Alors pourquoi avons-nous décidé d'adopter une approche différente ?

La raison est que, même si je pense que ces efforts sont bien intentionnés, ils ont le potentiel de détruire beaucoup de valeur dans la plupart des entreprises, à la fois en étant une distraction et en créant une division interne. Nous avons vu ce que les conflits internes dans des entreprises comme Google et Facebook peuvent faire à la productivité, et il y a beaucoup de petites entreprises qui ont eu leurs propres défis à relever. Je pense que la plupart des employés ne veulent pas travailler dans ces environnements de division. Ils veulent travailler dans une équipe gagnante qui est unie et qui progresse vers une mission importante. Ils veulent être respectés au travail, bénéficier d'un environnement accueillant où ils peuvent apporter leur contribution et avoir des possibilités de développement. Ils veulent que le lieu de travail soit un refuge contre la division qui est de plus en plus présente dans le monde ».

En conséquence il a interdit ce qu’il a appelé « l’activisme politique » dans l’entreprise, et invité ceux à qui cela ne conviendrait pas à quitter l’entreprise. Il a reçu de nombreux messages de CEO qui n’osaient pas faire la même chose, et aussi de nombreuses critiques.

Néanmoins, certains pensent que ce genre de position devrait rester exceptionnelle, comme un vœu pieux, et que, au contraire, la politique et l'activisme politique anti-discrimination va s’injecter dans la vie quotidienne de l’entreprise de manière de plus en plus fréquente.

Alors, les entreprises doivent-elles s’ouvrir et s’éveiller à ce « capitalisme woke » ou résister ?

Voilà un choix, si l’on peut encore choisir, pour alimenter nos réflexions pour 2022.


Taper sur mon clavier fait-il fondre quelque glace lointaine ?

Bebe-ordiAlors que certains attendent de retrouver « les jours heureux » et de repartir « comme avant » après la crise, d’autres y voient plutôt une sorte de répétition générale de ce qui va nous attendre pour la suite. En pire.

Ah oui ?

Qui est cet oiseau de mauvaise augure ?

C’est Bruno Latour, qui est présenté comme un des philosophes les plus influents au monde. Il voit dans le confinement que nous connaissons, en France et dans le monde entier, un révélateur du « monde d’après », car cette pandémie est « encastrée dans la crise plus ancienne, plus longue, plus définitive, de la situation écologique » (entretien au Monde du 13/02/2021).  

Et c’est l’objet de son dernier livre, qui se lit comme une sorte de conte philosophique, « Où suis-je ? ».

Ce petit livre nous fait prendre conscience que nous vivons comme confinés sur terre, dans ce que Bruno Latour appelle la « zone critique » (environ deux à trois kilomètres au-dessus, dans l’espace, et deux à trois kilomètres en-dessous dans la profondeur de la terre) que nous avons adapté à nous et aussi abîmé. Pour lui, « nous ressentons cette horrible impression de limite, de confinement, d’obligation, comme si nos habitudes de liberté, de mouvement, d’émancipation, de respiration à pleins poumons étaient littéralement obstrués ». Une façon de ressentir que nous dépendons du climat et d’une certaine température du système Terre, dont nous sommes tous devenus responsables. Ils sont de plus en plus nombreux ceux qui prennent conscience de leurs interdépendances avec le vivant et sont devenus moins innocents. Comme le dit Bruno Latour, « Maintenant, je sens que je dois avec effort tirer dans mon dos une longue traînée de CO2, qui m’interdit de m’envoler en prenant un billet d’avion, et qui embarrasse désormais tous mes mouvements, au point que j’ose à peine taper sur mon clavier de peur de faire fondre quelque glace lointaine ». Et le malaise ne fait que s’accroître : « Cette tasse de thé ruine un sol des tropiques ; ce tee-shirt renvoie dans la misère un enfant du Bangladesh ; du steak saignant que je me réjouissais de manger émane des bouffées de méthane qui accélèrent encore la crise climatique ». Au point de douter de redevenir jamais comme avant, comme un « humain à l’ancienne ». On ne reviendra pas en arrière : confinés hier, confinés demain. D’où ce titre, « Où suis-je ? » : ailleurs, dans un autre temps, quelqu’un d’autre, membre d’un autre peuple.

Car, pour le moment, toujours dans la réflexion de Bruno Latour, nous ne vivons pas tous sur la même planète.

Il y a ceux qui vivent sur la planète Globalisation, qui pensent qu’ils vont continuer à se moderniser « à l’ancienne », quelle que soit la disparition de la terre sur laquelle ils vivent. Alors qu’au XXème siècle, la globalisation était notre horizon commun, elle est devenue aujourd’hui « une version provinciale du planétaire ».

Il y aussi la planète Exit : c’est la planète de ceux qui préparent notre fuite vers une autre planète, comme Mars, ou virtuelle. Ceux qui y habitent, les transhumanistes, ont bien compris les limites de la terre, et inventent des bunkers modernes, comme Elon Musk. Ils ne seront pas nombreux à y accéder, et plutôt ultrariches. Les autres seront les left behind, les « surnuméraires ».

Il y a aussi la planète Sécurité. C’est celle des laissés pour compte qui se regroupent dans des nations solidement confinées. Ils espèrent être ainsi protégés. Dans ce monde-là, les « Humains » n’existent pas mais sont remplacés par des « Polonais », « Hindous », « Russes », « Etats-Uniens blancs », « Français de souche », à chacun son idéal, en repoussant les autres hors des frontières.

Et puis, il y a une quatrième planète, habitée par des peuples très nombreux, des extra-modernes, qui résistent de leur mieux. C’est la planète appelée Contemporaine par Bruno Latour.

En outre, le nouveau « paysage climatique » est devenu le nouveau paysage politique. Car cette insertion de sujets planétaires fait éclater les catégories du monde d’hier, comme les Etats-Nations, les frontières et la souveraineté. Maintenant, nous allons assister au conflits entre deux nouvelles classes « géosociales » que Bruno Latour appelle les « extracteurs » et les « ravaudeurs ». Les extracteurs, ce sont ceux qui poursuivent le développement de l’économie extractiviste dans un déni du réchauffement climatique. Ils vivent comme des citoyens de plein exercice, protégés par des droits, sans se préoccuper de la même façon du deuxième monde, le monde « dont je vis ». Les ravaudeurs, eux, sont ceux qui cherchent à recréer un tissage des territoires par le ravaudage. Ils raccommodent, rapiècent, reprisent, et retissent un monde abîmé.

C’est pourquoi, au-delà de ce conflit, il s’agit pour Bruno Latour  «non plus d’aller de l’avant dans l’infini, mais d’apprendre à reculer, à déboiter dans le fini ». Et paradoxalement, l’auteur croit en la technologie, considérant que « c’est par la technique que l’on capte le mieux cette puissance inventive de Gaïa (la Terre-mère) ».

C’est à un mouvement d’émancipation et à ce pas de côté que nous appelle l’auteur.

A nous de jouer et de choisir notre planète et nos combats.


La fatigue du trop

FatigueC’est un ouvrage qui date de 2010 (traduit en français en 2014), mais qui retrouve son actualité aujourd’hui. C’est celui d’un philosophe allemand, d’origine coréenne, Byung-Chui-Han, « La société de la fatigue ».

La thèse, c’est que le malaise que l’on voit dans l’individu contemporain (avec les nouveaux mots comme burn-out), est moins l’effet d’un manque que d’une surcharge d’activité et de positivité. Dans un monde et des milieux professionnels obsédés par la performance, par excès de positivité, nous nous croyons « libres » de travailler jusqu’à épuisement, au point d’en venir à s’auto-exploiter : « Aujourd’hui, chacun est un travailleur qui s’auto-exploite dans sa propre entreprise. L’individu, désormais, est à la fois son propre maître et esclave. Même la lutte des classes s’est transformée en une lutte intérieure contre soi-même ». C’est pourquoi le titre est « la société de la fatigue », cette fatigue de la suractivité que nous nous infligeons.

Ainsi, la personne qui s’exploite elle-même devient à la fois criminelle et victime.

L’individu contemporain, ainsi analysé, est victime de lui-même, comme pris en otage entre sa recherche de performance accrue, insatiable, et son narcissisme au point qu’il se « fatigue » de lui-même : c’est une fatigue due à trop d’opportunités, trop de sollicitations, qui font qu’on ne sait plus où donner de la tête, car trop de liberté, et oui, c’est crevant.

C’est Slavoj Zizek, philosophe slovène, qui ressort cette référence dans son livre sorti en juillet, « dans la tempête virale ». Car, en cette période où l’on passe le temps derrière l’écran en visio et en travail à distance, nombreux sont ceux qui ressentent cette forme de fatigue. Elle correspond à ce sentiment où l’on perd le sens et le goût, un peu comme quelqu’un qui serait embauché pour concevoir le lancement publicitaire ou le marketing d’un produit, afin d’inciter les consommateurs à l’acheter-d ’un produit qui, à titre personnel, l’indiffère parfaitement ou dont la promotion lui inspire même des sentiments haineux. On imagine bien combien il devra faire preuve d’une grande créativité pour concevoir des solutions originales, ce qui nécessitera un tel effort qu’il pourra se révéler encore plus épuisant qu’un travail répétitif sur une chaîne d’assemblage. C’est cette forme de fatigue de la perte de goût que l’auteur croit percevoir dans cette époque particulière de la pandémie.

Cette fatigue touche notamment de plein fouet une autre catégorie, celle des travailleurs créatifs et des collaborateurs des équipes créatives, tous ces travailleurs dont on attend qu’ils assument des fonctions entrepreneuriales pour les clients, au nom de la hiérarchie, des actionnaires de leur entreprise, ou d'eux-mêmes en tant qu'entrepreneurs (on est nombreux). Mais ce travail créatif doit aussi, bien sûr, respecter l’objectif de rendre l’entreprise efficace et rentable. Et c’est cette tension, qui est encore plus forte parfois en ce moment, qui peut rendre fatigant le travail créatif. Dans la panique de la crise sanitaire,  bombardés d’injonctions à travailler chez soi, dans un isolement synonyme de sécurité, tout le monde ne le supporte pas de la même façon, et la créativité de nos entreprises et de nous-mêmes en prend un coup, forcément.

Face à cette fatigue du « trop » qui nous fait en faire « moins », y a-t-il une porte de sortie pour…s’en sortir ?

Durant le premier confinement, Gallimard a eu la bonne idée de publier des « tracts » d’auteurs divers. Celui de Gaspard Koenig, paru le 16 avril, s’intitule « Ralentir ». Il évoque Montaigne :

«  Pour être pleinement oisif, Montaigne déploie une stratégie sophistiquée, en isolant sa maisonnée de la« tempête publique » (il ne recevait que des amis choisis),puis au sein de son ménage en se soustrayant aux « épines domestiques », rejoignant sa Tour ou partant sur la route. Il prend le temps de devenir maître de son temps. Il consacre quantité d’efforts et de dépenses à créer les conditions de la nonchalance, s’ouvrant ainsi à l’aléa, à l’intempestif –une lecture inattendue, une discussion au débotté ou un chemin inusité. C’est quand il laisse son esprit vaquer que surgissent ses meilleures « rêveries », dont il se désole d’ailleurs que les circonstances – à cheval, à la table, au lit – ne lui permettent pas toujours de les noter… Il n’est pas aisé de devenir oisif. De même aujourd’hui, il faut une discipline de fer pour se déconnecter des chaînes de messages, s’arracher aux pensées utilitaires, renoncer à l’optimisation logistique. »

Une philosophie de la vie différente que Gaspard Koenig résume ainsi :

« L’intérêt de la vie ne consiste pas dans le but à atteindre, mais dans le cheminement pour y parvenir. »

En rompant avec la recherche de l’utilité, la leçon de Montaigne est d’accorder autant d’importance, sinon davantage, aux moyens qu’à la fin. C’est la meilleure façon de devenir soi-même et de gagner cette liberté ainsi formulée par Montaigne : « pouvoir toute chose sur soi ». Et de savoir apprécier le chemin comme celui d'une promenade en forêt. 

Montaigne, un antidote contre la société de la fatigue ?


Du monde connexionniste au capitalisme responsable

Connexion-internet-proS’il y a un concept qui a changé le capitalisme, c’est bien le mot « réseau ». Cela date des années 90. Dans le langage populaire, le réseau c’était plutôt pour parler d’organisations de caractères occultes : le réseau des résistants pendant la deuxième guerre mondiale, mais aussi des organisations à la connotation le plus souvent négative (réseaux de trafiquants). Dans cette utilisation du concept de « réseau », les membres sont en général accusés ou soupçonnés de rechercher, à travers ce mode d’association, des avantages et des profits souvent illicites, grâce à des passe-droits (les francs-maçons) ou même franchement illégaux (la mafia). Aujourd’hui encore, on parle de réseau pour obtenir un stage ou un job, ou un client.

Mais dans l’entreprise, le réseau est devenu la façon d’imaginer l’organisation à l’inverse d’une vision hiérarchique et rigide, ou l’empilement des chefs et des contrôles bloque la prise de décision rapide, et la souplesse. Et dans cette idée de réseau, on trouve la nouvelle forme d’organisation de nos entreprises : l’organisation en projets. Il ne s’agit plus de construire des pyramides d’autorité hiérarchique, mais de faire naître des groupes de projets, en fonction des besoins.

Au point que l’on a pu parlé d’un modèle de « cité par projets ». C’est ainsi que Luc Boltanski et Eve Chiapello, dans leur ouvrage « Le nouvel esprit du capitalisme », voient dans cette « cité par projets » la caractéristique majeure de ce nouvel esprit du capitalisme.

Et c’est vrai que le « projet » est devenu la manière d’exister dans le monde professionnel, voire privé. Si tu n’as pas de projet, tu n’es rien. Ta grandeur personnelle, celle qui va permettre d’être sollicité, et utile, c’est de passer de projet en projet. Et si vous êtes consultant, votre job, c’est de chasser les projets de vos clients, pour en devenir les mentors, aussi de faire émerger les projets ensemble, et de toujours en proposer de nouveaux.

Le bon dirigeant est celui qui a su mettre en place un « management en réseau », avec des projets qui fleurissent en permanence. Il n’est plus le chef hiérarchique, il est devenu « intégrateur », « facilitateur », « donneur de souffle », « impulseur de vie et de sens ». Luc Boltanski et Eve Chiapello ont traité une soixantaine de « livres de management » des années 90 pour en extraire ces formules qui reviennent d’un livre et l’autre et sont des marqueurs de ce nouvel esprit du capitalisme. Il correspond à un monde où celui qui est toujours en projet est celui qui dispose d’un capital social de relations et d’informations, qui en font un « pilleur d’idées » qui balaie le monde et son environnement avec son intuition. A l’inverse, celui qui manque de ce capital ouvert, ou qui ne l’entretient pas, va se rapetisser petit à petit au point d’être réduit à répéter tout le temps la même chose et à se limiter à l’exécution à l’identique de ce qu’il sait faire, en esclave des projets des autres, qui feront de lui un auxiliaire de leur création et de leur projet.

  Pour réussir dans ce nouveau monde « connexionniste », selon l’expression des auteurs, le facteur gagnant est plus dans le comportement et les compétences que dans le statut lui-même. C’est ce qui va contribuer à effacer la distinction de la vie privée et de la vie professionnelle. Les qualités de la personne se confondent alors avec les propriétés de sa force de travail. On va confondre aussi le temps de la vie privée et le temps de la vie professionnelle, par exemple entre des dîners entre amis et des repas d’affaires, entre les liens affectifs et les relations utiles pour raisons professionnelles (le « réseau »).

Autre changement, celui du rapport au capital et à l’argent. Dans le capitalisme du XIXème siècle et du début du XXème siècle, ce qui constituait la voie d’accès principale au monde du capital et l’instrument de la promotion sociale, c’était l’épargne et la possession. Dans le monde en réseau et en projets, le sens de l’épargne existe toujours, mais il concerne moins l’argent, mais plutôt le temps. Epargner, dans ce nouveau monde, c’est être avare de son temps, être judicieux dans la façon dont on l’affecte : à quels projets, pour passer du temps avec qui. C’est réserver du temps pour entretenir les connexions les plus profitables, les plus improbables et lointaines, plutôt que de le gaspiller en rencontrant toujours les mêmes personnes proches, qui vont procurer un agrément affectif ou ludique, mais ne vont pas nous faire vraiment grandir.

Et puis, bien diriger son temps, c’est aussi bien doser le temps consacré à l’accès et à la collecte d’informations, en recherchant l’information pour les bons projets, et non se disperser sans priorités.

C’est aussi une nouvelle forme d’épargne où il vaut mieux louer, et changer de possession en fonction des projets, plutôt que de privilégier la propriété, comme le développera Jérémy Rifkin par la suite également, et donnera des idées aux créateurs d’AirBnb ou de BlaBlaCar.

Depuis cet ouvrage de Luc Boltanski et Eve Chiapello, qui date de 1999, les vingt années suivantes ont confirmé cette tendance, et redonné une forme de légitimité au capitalisme.

Et voilà qu’aujourd’hui une nouvelle mutation est en cours avec le développement d’arguments pour faire du capitalisme un « capitalisme responsable ». C’est notamment l’objet d’un rapport de septembre 2020 de l’Institut Montaigne, par un groupe de travail coprésidé par Jean-Dominique Sénard, Président de l’Alliance Renault-Nissan, et Yves Perrier, directeur général du Groupe Amundi.

Il appelle à un capitalisme qui se préoccupe de l’environnement et du changement climatique, qui est garant de la solidarité des parties prenantes autour des mêmes valeurs, et qui génère une prospérité résiliente et durable. C’est aussi un capitalisme de la « raison d’être ».

Dans un monde connecté, une « cité par projets », ce nouveau « projet » va-t-il emporter l’adhésion vers ce « capitalisme responsable » ?

C’est sûrement aussi une question individuelle pour chacun et pour nos dirigeants, capables, ou non, d’emporter les mouvements collectifs qui rendront possibles ces mutations.


Gestion calculante de l'Etat et raison d'être de l'entreprise libérale

Raison-etreLe gouvernement moderne de la sphère publique tend il  à se régler sur le modèle de l'entreprise ? C'est ce que pense relever Myriam Revault d'Allonnes, philosophe, dans ses écrits, et encore dans une interview du Monde du 17 décembre. 

Elle y fait remarquer que la politique relève de plus en plus de ce qu'elle appelle "une gestion calculante", "venant en lieu et place d'une réflexion à long terme sur les fins ultimes de la société dans laquelle nous voulons vivre". Dans cette vision "calculante", la politique doit être soumise aux mêmes critères que ceux que l'on attribue habituellement à l'entreprise. Dans cette approche, certains en arrivent à croire qu'il n'existe plus de politique idéologique, mais une "bonne gestion", ne souffrant aucune critique, puisque c'est "la bonne gestion", rationnelle. C'est une vision "utilitariste du social"

Pourtant, elle encourage, reprenant une métaphore de Hannah Arendt, à se mettre dans "la brèche du temps", et ainsi à trouver un monde "hors de ses gonds", la force de l'imaginaire étant notre meilleur allié pour imaginer le monde de demain.

Paradoxalement, alors que l'Etat et les politiques s'emmêlent, selon Myriam Revault d'Allonnes, dans la "gestion calculante", correspondant à une conception qu'elle croit être, à tort, la "rationalité néolibérale", en manque d'imaginaire pour explorer le possible, c'est vers l'entreprise libérale d'aujourd'hui, justement, que l'on trouve les réflexions les plus nouvelles pour s'en sortir. Pour cela le rapport de Nicole Notat et Jean-Dominique Senard, sur "l'entreprise, objet d'intérêt collectif" a remis en avant le concept de "Raison d'être" que beaucoup d'entreprises s'approprient aujourd'hui. Le rapport commence par une citation d'Henry Ford, qui date pourtant des années 30, et terriblement actuelle : " L'entreprise doit faire des profits, sinon elle mourra. Mais si l'on tente de faire fonctionner une entreprise uniquement sur le profit, alors elle mourra aussi car elle n'aura plus de raison d'être". 

Cette "raison d'être", c'est la mission dont se dote l'entreprise vis-à-vis des parties prenantes ou de l'environnement. 

Comme le souligne le rapport Notat-Senard, " L'action légitime de l'entreprise ne se réduit alors pas uniquement au respect du cadre légal. C'est également la recherche d'un intérêt collectif à son échelle, à la recherche d'un arbitrage entre les personnes et groupes y prenant part, à la limitation éventuelle de son profit pour ne pas contredire sa raison d'être, pour réaliser une création de valeur plus durable et qui ne se fasse pas aux dépens du patrimoine naturel par exemple".

Cette notion de raison d'être n'est pas nouvelle et correspond à un élément essentiel du management stratégique de nombreuses entreprises, y compris dans le monde anglo-saxon qui parle de "purpose".

Les auteurs soulignent aussi que c'est à l'entreprise de définir sa "raison d'être" : " A la manière d'une devise pour un Etat, la raison d'être pour une entreprise est une indication, qui mérite d'être explicitée, sans pour autant que des effets juridiques précis y soient attachés". Avec l'espoir que la pratique, de plus en plus courante dans nos entreprises, amène une plus grande exigence dans la formulation de ces raisons d'être.

Dans leur rapport, les auteurs proposent même que l'on modifie le code de commerce dans son article L225-35 pour confier aux conseils d'administration la formulation officielle d'une raison d'être visant à éclairer l'intérêt propre de la société et de l'entreprise ainsi que la prise en considération de ses enjeux sociaux et environnementaux. L'article deviendrait alors : "Le conseil d'administration détermine les orientations de l'activité de la société en référence à la raison d'être de l'entreprise, et veille à leur mise en oeuvre, conformément à l'article 1833 du Code Civil,...". (les ajouts sont les mots soulignés).

Et ils ont proposé de compléter l'article 1833 du Code civil : " Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l'intérêt commun des associés. La société doit être gérée dans son intérêt propre, en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité".  Cette recommandation a été suivie dans la loi PACTE du gouvernement, en remplaçant néanmoins la formulation "intérêt propre" par "intérêt social". 

Pour aller plus loin dans l'engagement sociétal, le rapport et la loi proposent un nouveau statut d' "entreprise à mission" qui inscrit alors dans les statuts de la société une raison d'être formelle. Mais sans obligation de créer une telle structure.

Cela a déjà été approprié par plusieurs entreprises, dont le Groupe Yves Rocher, qui se donne pour mission de "reconnecter les gens à la nature", ou Danone qui se donne la mission d' " apporter la santé par l'alimentation au plus grand nombre".

Voilà de quoi nous projeter dans l'année 2020 et les suivantes avec optimisme.

Et en souhaitant à l'Etat de passer de la "gestion calculante" à la vision "hors des gonds"


Le sujet et la personne dans un monde libre : un défi d’aujourd’hui

Statue-liberteC’est un des piliers du monde libre, celui qui protège la liberté. C’est la personne.

Car la personne n’est pas une notion naturelle, mais elle est construite, culturellement et juridiquement, pour constituer une fiction. Dans les sociétés non libres, les dictatures, la personne disparaît derrière les règles collectives (le collectivisme).

Le Monde, dans un article du 6 juillet  de Simon Leplâtre, relatait le développement de la reconnaissance faciale en Chine pour payer dans les supermarchés, et divers commerces. Carrefour estime que d’ici deux à trois ans 20% des paiements en général se feront avec cette technologie. Le fait que les données personnelles des personnes vont ainsi être collectées facilement ne semble déranger personne. Un professeur de l’Université de Pékin (qui préfère rester anonyme, bien sûr) donne l’explication : « La Chine est toujours collectiviste : les droits des individus appartiennent au collectif, c’est-à-dire au gouvernement, qui s’occupe de tout. Donc, les chinois n’accordent pas autant d’importance que les Occidentaux au respect de leur vie privée. Ils comptent effectivement sur le gouvernement, qui a adopté sa première loi de protection des données personnelles en 2017, pour les protéger : si leurs données personnelles fuitent, ils s’en prendront au gouvernement ». De toute façon, le débat sur le sujet n’est pas autorisé en Chine.

C’est pourquoi la personne est un pilier du monde libre. Et c’est ce monde libre que veut défendre Mathieu Laine dans son dernier livre, « Il faut sauver le monde libre ». Car pour lui, ce monde libre, ses valeurs, sont menacés aujourd’hui, notamment par la montée des « populismes ». Et, à cette occasion, il évoque cette formidable invention moderne de la personne.

C’est Michel Foucault qui est l’auteur de référence sur l’analyse de cette invention. Et, avant la personne, on a parlé du sujet. C’est à l’Antiquité grecque que l’on doit l’invention du sujet. Michel Foucault, cité par Mathieu Laine, analyse le sujet moderne à travers le dialogue de Socrate et Platon de l’Alcibiade. Ce dialogue se construit autour du « Connais-toi toi-même », provenant de l’Oracle de Delphes. Il faut s’examiner soi-même avant de pouvoir poser une question à la Pythie. D’où ce lien entre connaissance de soi et exercice du pouvoir qu’examine Michel Foucault. Et le centre de l’individu, c’est l’âme. L’individu n’est pas simplement son corps ou son visage, mais son âme, qui dépasse l’individu singulier pour révéler ce qu’il y a de divin en l’homme.

Puis, c’est la Renaissance, du XIVème au XVIème siècle, qui apporte un nouveau tournant majeur à cette émergence de l’individu : alors que l’homme du Moyen Âge ne se connaissait que comme race, peuple, corporation, famille, et donc sous une forme collective, c’est à la Renaissance qu’il s’émancipe des liens traditionnels (famille, clan, communauté). C’est maintenant l’homme qui devient la mesure de toutes choses.

Cela continue avec le XVIIIème siècle et les Lumières (Jean-Jacques Rousseau met le « moi » au centre de son œuvre. Puis le Romantisme du XIXème siècle, avec la révolution culturelle qui exalte la singularité.

Mais la personne, c’est plus que le sujet. Mathieu Laine nous rappelle que la personne humaine « est une construction juridique extrêmement inventive et salutaire pour statuer, règlementer et protéger le sujet ».

Elle est un pilier du monde libre car il permet de mettre la personne, toutes les personnes, quelle que soit leur condition, à l’abri des agresseurs et lui permet ainsi de s’épanouir librement.

Les personnes ont ainsi des droits, et sont ainsi des « sujets de droits », dotées de la personnalité juridique. Le droit est une pure fiction, dont le principal intérêt est justement de protéger le faible : Alors que le fort a pour lui sa force, le faible n’a que le droit pour se protéger. C’est pourquoi le monde libre fait émerger les forts, par le jeu concurrentiel du marché, mais protège aussi mieux les faibles.

Après, il y a débat pour savoir comment préserver la personne, y compris contre elle-même, sans attenter à la liberté individuelle.

Ce qui permet de s’y retrouver, ce sont les notions de consentement et de volonté.

Le consentement, c’est la manifestation de la pleine propriété de soi, dont je consens ou non à en faire ce que je veux. Oui, mais voilà, ai-je le droit de vendre mon corps ? De porter l’enfant d’un autre ? De décider de ma propre fin ? De me mettre en esclavage ? On voit bien les discussions, encore en vigueur aujourd’hui. Les libéraux les plus radicaux vont répondre oui à toutes ces questions ; d’autres y mettront des nuances. Et puis le consentement ne correspond pas forcément à ma volonté : je consens à prêter mon corps pour porter l’enfant d’un autre, mais c’est pour avoir une rémunération, et non ma réelle volonté propre. C’est pourquoi la loi vient limiter la patrimonialité de soi. Ainsi, en France, le Conseil d’Etat a traité en 1975 le cas du port obligatoire de la ceinture de sécurité. Deux citoyens avaient posé un recours au Conseil d’Etat arguant de leur droit de ne pas mettre la ceinture de sécurité. Le Conseil d’Etat a rejeté la demande, arguant que « la police générale n’a pas pour seul objet de protéger les tiers, elle peut aussi avoir pour but de protéger celui qui en est l’objet ».

Autre question d’actualité à l’ère du digital : nos données. En sommes-nous propriétaires ? Certains proposent que les plateformes du web nous rémunèrent pour l’utilisation de nos données. Mais d’autres font remarquer que nous n’avons pas à être rémunérés puisque nous postons librement nos messages et photos sur les réseaux sociaux.

Face à ces questions et à ces choix, des économistes et philosophes, tels que Amartya Sen, en appellent à former des adultes libres, émancipés, conscients et raisonnables, ayant ainsi la « capabilité » de la personne apte à choisir, à exercer pleinement sa liberté en réconciliant, notamment consentement et volonté.

Plutôt que de laisser notre liberté à un Etat et des foctionnaires qui décideront tout à notre place, croire en la liberté du monde libre, c’est œuvrer pour développer et étendre cette « capabilité", par l’éducation, la résistance à l’esclavage et à l’asservissement, la transmission de valeurs et l’exemplarité.

Tout un programme qui consiste à croire en l’homme et en la personne.


Numérique et éthique : peut-on les réconcilier ?

EthiqueLe numérique, ça fait peur à certains, la peur de ne pas pouvoir suivre, la crainte de perdre des emplois.

Mais cela est aussi porteur de progrès : dans des domaines comme celui de la santé ou de la construction, par exemple, le numérique c’est l’espoir d’être mieux diagnostiqué, et plus tôt, et mieux soigné ; et pour les villes c’est le développement des « Smart Cities » pour réduire l’empreinte écologique.

Car ainsi le numérique, c’est le pouvoir de repousser les limites de la nécessité, et d’œuvre dans le monde pour y mieux vivre.

Mais cela pose aussi directement la question aux dirigeants d’entreprises et aux élites : Dans quel but allons-nous développer les technologies du numérique et leurs usages ? Avec quelles conséquences ? Comment fixer la limite à ce désir de pouvoir de toute puissance ? C’est poser en fait la question du sens de notre action, du sens de nos engagements, et du sens de nos vies. Et donc aussi de la responsabilité humaine des dirigeants à l’ère du numérique. Quelle est donc la limite du pouvoir potentiellement absolu du numérique et celle de ses finalités ? (parmi les possibilités de ce pouvoir absolu figure en bonne place cette ambition de Mark Zuckerberg de vouloir « éradiquer la mort »).  

Ce sont précisément les questions qu’abordent Valérie Julien Grésin, docteur en philosophie et consultante, et Yves Michaud, professeur de philosophie, dans leur ouvrage «  Mutation numérique et responsabilité humaine des dirigeants ». Cela change des poncifs habituels que l’on lit sur la révolution digitale, ou autre, et permet de suivre leur regard de philosophes sur la mutation de notre monde, et des questions que cela pose pour les leaders d’aujourd’hui et ceux de demain. On comprend que les changements vont être plus importants que certains le pensent.

Sur la question de la responsabilité des entreprises et des dirigeants, on constate aujourd’hui une conviction forte que le succès de l’entreprise, c’est-à-dire son développement profitable et sa pérennité, dépend aussi de sa capacité à donner du sens à l’action. C’est ce qu’on appelle sa « raison d’être ». Alors que le numérique et les nouvelles technologies permettent à l’entreprise d’accroître ses pouvoirs en termes de réactivité, de vitesse de production, mais aussi de surveillance et de contrôle, de quoi va-t-elle répondre en tant que responsable des conséquences de ses activités ?

Cette notion de responsabilité peut être considérée de manière limitée en termes d’imputation : qui est le coupable ? Elle va aussi se référer à une conception de la responsabilité par le respect de la règle : il y a une norma ou une règle à respecter (par exemple sur la sécurité), ma responsabilité en tant que dirigeant est de veiller à ce que tout le monde la respecte (porter un casque, des chaussures de sécurité). Cette conception de la responsabilité n’engage pas vraiment la conscience individuelle. C’est finalement une forme de bonne conscience, pour ceux qui respectent les règles, de faire ce qu’il est convenu de faire.

Mais on peut avoir une conception plus exigeante de la responsabilité, qui a rapport à notre vie intérieure, qui m’oblige selon ma conscience parce que c’est ma pensée propre. C’est comme ça que je vais enfreindre une règle de sécurité pour sauver une vie, par exemple, car la responsabilité présuppose que l’homme concret vaut mieux que la règle.

Et justement, avec le numérique, nous pouvons encore mieux connaître les conséquences de nos actions, et donc nous poser la question éthique avec encore plus d’acuité : « Est-ce que j’agis bien ? ».

Paradoxalement, vu ainsi, le numérique offrirait la possibilité de renforcer le pouvoir de l’éthique.

La mutation numérique, comme l’appelle les auteurs, accélère les chaines de causalité et l’identification de leurs effets. Cela est perçu par le dirigeant, par l’entreprise, mais aussi par tous : Le numérique permet l’accès à une information très large et très rapide. Et ainsi la pression sociétale exercée à l’intérieur, et à l’extérieur, de l’entreprise est plus forte. Tout se voit et se sait plus vite. C’est ce qui fait se développer un phénomène de contre-pouvoir, qui oblige, dans les processus de décision et de choix, d’intégrer le mieux possible les impacts internes et externes. C’est pourquoi on ne pourra pas faire n’importe quoi avec le numérique et les nouvelles technologies dans nos entreprises sans avoir un questionnement éthique plus aigu au sein même de l’entreprise. C’est ainsi que pour résister à une absorption massive de données dans l’aide à la décision, on pourra ajouter cette dimension de questionnement éthique et de stimulation de l’intelligence collective, garantie que c’est bien l’humain qui a le dernier mot.

Cela nous oblige à élever notre niveau de sensibilité aux signaux faibles, aux inflexions, pour résister à une trop forte virtualisation du monde numérisé. Ce que nous allons devoir renforcer, c’est notre sens des réalités. Dans la gouvernance des entreprises, tous ceux qui sont des vrais humains, qui ont la pratique du discernement, qui sont en lien avec le travail réel, deviennent des rouages indispensables. Ils permettront à l’entreprise de créer une valeur spécifique « préférable » pour ses parties prenantes (car, selon la formule du champion du discernement, Saint Ignace de Loyola, choisir ce n’est pas renoncer, mais préférer).

Voilà le paradoxe du monde numérique, qui est à la portée des dirigeants et entreprises qui ne veulent pas s’y laisser engloutir : c’est que le monde numérique est une chance pour l’éthique et la responsabilité sociétale, faisant de l’entreprise un « lieu et puissance de construction au service d’un monde meilleur et commun ».

A nous de jouer !


La mise en cohérence qui nous conduit à l'impasse

Momie" Les forces de la mise en cohérence et de la bêtise marchent de conserve pour conduire notre civilisation à une impasse".

Celui qui tape dur comme ça, c'est Olivier Babeau, dont j'ai déjà parlé, dans son livre "Éloge de l'hypocrisie".

Ce sur quoi il tape ainsi, c'est cet "esprit de cohérence", celui qui refuse de s'embarrasser de l’ambiguïté, on doit tout dire au premier degré. 

Celles qui ont été le meilleur produit de cette volonté de "mise en cohérence", ce sont bien sûr les grandes dictatures, qui voulaient mettre en cohérence totale l'ensemble de la société. 

C'est ainsi que pour le communisme, il s'agit pour le pouvoir centralisé tout puissant de faire le bien des individus en dépit et souvent contre eux. C'est toujours au nom du "bien commun" ou de "l'intérêt général" que les libertés sont supprimées, les dissidents écartés. 

Et après cette mise en cohérence ce qui apparaît c'est une " idéologie de l'égalité". Celle qui se refuse à hiérarchiser les cultures et les œuvres d'art. Celle du "tout se vaut". 

C'est ainsi que Olivier Babeau dénonce un "nouveau puritanisme" , une "morale égalitariste confite dans une autocélébration perpétuelle", comme une "momification de la société". 

Car notre société devient celle de "l’hyper-surveillance", le problème étant dans la manière dont ces observations sont faites, " Le piège, c'est le devoir de cohérence, l'accord de sa vie privée et de sa vie publique, l'impossibilité de contourner la règle. La cohérence obligatoire- dont la conformité obligatoire est un volet- va mettre le monde devant ses contradictions, pour les obliger à les supprimer".

C'est ainsi que nous arrivons à un nouveau totalitarisme, celui de "l'enfermement dans le conformisme lénifiant de la grande fête égalitariste". 

La conclusion pour Olivier Babeau est une incitation positive : battons-nous pour notre liberté !

un bon conseil à suivre, non ?