Un terrain dans le Metaverse

MetaverseterrainLes technologies de l’information, ce sont aussi des technologies de la communication. La promesse initiale de l’internet, et aujourd’hui celle des réseaux sociaux, c’est de pouvoir connecter les gens et pouvoir communiquer facilement et instantanément avec des tas de gens sur la planète. C’est ce qu’on a appelé le « village global ». C’est devenu une habitude normale. Ce que ces technologies ont aussi permis, c’est de créer des communautés, des mondes qui n’existent pas, à partir de rien, en dehors de tout Etat ou structure institutionnelle organisée. Cette promesse, et cette possibilité, est amplifiée avec le metaverse, qui permet de faire exister des plateformes, des espaces, où l’on peut se rencontrer et échanger dans un univers virtuel, comme dans un nouveau monde, avec notre avatar.

Un metaverse qui fait parler de lui en France est The Sandbox, avec la particularité d’avoir été créé par des Français, et dont un des fondateurs, Sébastien Borget, est aujourd’hui le COO.

A l’origine, The Sandbox est un studio de jeu vidéo créé en 2012 (dix ans déjà !). Il permettait aux joueurs de créer leurs propres mondes, et de participer à des challenges. En 2018, The Sandbox est acheté par Animoca Brands, une entreprise de jeu de Hong-Kong. C’est à la suite de cette acquisition qu’est développée la version actuelle de The Sandbox, en s’appuyant sur la cryptomonnaie Ethereum. Ceci permet alors de fournir un environnement virtuel où les joueurs peuvent créer, posséder, et vendre leurs expériences de jeu. Le but de The Sandbox est d’introduire la blockchain dans les jeux, séduisant les joueurs avec les bénéfices apportés par la propriété, la rareté des objets digitaux, les possibilités de monétisation, et l’interopérabilité inter-jeux.

The Sandbox a créé la plateforme permettant aux joueurs et aux créateurs de jeux d’acheter et d’échanger des NFT et actifs numériques, créant aussi un intérêt pour les investisseurs. Elle fonctionne avec une blockchain et cryptomonnaie propre à l’univers, le Sand. En 2019, The Sandbox a levé 2 millions de dollars auprès d’un groupe d’investisseurs, puis 2 millions supplémentaires en 2020, et enfin 93 millions de dollars en 2021, notamment auprès de Softbank.  

Depuis deux ou trois ans, la plateforme a attiré, non seulement des joueurs, mais aussi des marques qui ont acheté des parcelles, avec l’idée de développer de nouvelles expériences pour marketer leurs marques. Le principe est de vendre des « terrains », correspondant à des « tokens », qui représentent un morceau numérique dans la carte de la plateforme. Les joueurs peuvent acheter des « terrains » pour y créer des expériences et des jeux, qui sont les « actifs » du « terrain ». On peut aussi fusionner des « terrains » pour en faire des « estates », qui permettent aux propriétaires d’y créer de plus grandes expériences plus immersives. Le nombre de « terrains » sur The Sandbox est limité à 166.464, chaque « terrain » étant constitué d’une surface de 96*96 mètres. Ces « terrains » peuvent ensuite être commercialisés comme des NFT, sur The Sandbox, ou sur des plateformes externes de vente de NFT (comme OpenSea ou Rarible). Aujourd’hui, 70% des terrains ont déjà été vendus, et The Sandbox prend une commission de 5% sur chaque revente dans le marché secondaire, qui est majoritaire maintenant. Pour comprendre l’engouement du concept, il suffit de noter que la vente primaire de Janvier 2022, qui a offert 61 terrains (à un prix de 1000 Sand, soit 5.000 dollars) et 95 « terrains premium » (à un prix de 4.500 Sand / 22.000 dollars) a été totalement vendue en…deux secondes ! (Source : CFTE – Center for Finance, Technology and Entrepreneurship). Car les ventes primaires de terrains par The Sandbox ne se font qu’à certaines périodes (les « Raffles »). Sinon, il faut aller les acheter sur le marché secondaire, via des plateformes comme OpenSea.

Acheter des « terrains » sur The Sandbox est plus simple que d’acheter un terrain dans le monde physique : tout se fait en un clic, sur OpenSea. Mais c’est aussi plus complexe, car contrairement aux achats d’immobilier dans le monde physique, il n’y a pas de tiers de confiance représenté par un avocat pour certifier la provenance du terrain que l’on achète, ou que la vente est légitime. D’où les arnaques et piratages qui peuvent être fréquents dans ce monde des NFT, venant de logiciels malveillants qui peuvent faire croître ou décroître les prix avec de fausses transactions. Ceci n’est pas spécifique à The Sandbox, mais constitue un risque général pour les NFT.

Malgré ces risques, le montant des achats de terrains sur The Sandbox a fortement augmenté en 2021 encore. D’après l’étude du CFTE (Center for Finance, technology and Entrepreneurship),les plus gros acheteurs parmi les marques sont des entreprises de médias, de jeu, ou de marketing. Mais il y a aussi Carrefour, Alexandre Bompard, leur CEO, ayant déclaré qu’il allait faire passer des entretiens d’embauche dans le metaverse. Ce qui lui a valu une quantité de commentaires railleurs dans les réseaux sociaux sur la pauvreté esthétique de son magasin virtuel. Et le terrain de 36 hectares acheté par Carrefour pour 120 Ethereum (soit 300.000 euros) est toujours vide.

De nombreuses marques achètent en fait des terrains sans trop savoir ce qu’elles vont en faire, victimes du syndrome « FOMO » (Fear Of Missing Out), la peur de manquer quelque chose. Et le prix des terrains varie en fonction de la proximité du terrain d’une marque connue. Ainsi le rappeur Snoop Dog, qui a acheté un terrain pour y créer un « Snoopverse », a suscité un attrait particulier pour les terrains à proximité qui se sont vendus jusqu’à 450.000 dollars.

The Sandbox a enregistré un chiffre d’affaires de 180 millions de dollars en 2021. Sébastien Borget déclarait récemment à Challenges que la carte Sandbox est aujourd’hui valorisée 1,4 milliards de dollars, et que les transactions sur les terrains ont représenté en 2021 un volume de 500 millions de dollars. Même si la fréquentation de la plateforme reste modeste encore : environ 39.000 visiteurs uniques par jour, et 201.000 par mois. Tout l’enjeu est maintenant de faire revenir les utilisateurs, en gamifiant le maximum de choses, telles que, toujours selon Sébastien Borget, « des quêtes, de la socialisation avec des rencontres ou une exposition de NFT ».

Le metaverse sera-t-il Top ou Flop ? Et quelle sera la stratégie de développement de The Sandbox pour le futur ?

La question reste ouverte, avec les pour et les contre, qui, sans rien y connaître particulièrement, nous donnent leurs pronostics.

En attendant, pour acheter un terrain dans The Sandbox, vous pouvez suivre les tutos qui vous expliquent tout.

Par contre il ne semble pas y avoir de « Black Friday » pour ces ventes.

A suivre.


Le pouvoir : le jeu des zones d'incertitude

PouvoirComprendre une organisation, y repérer ce qui ne marche pas, pour un dirigeant, ou apprendre à y manœuvrer pour progresser et y réussir, cela ne consiste pas à observer l’organigramme, les procédures, ou les règles et processus. C’est plutôt aller voir ce qui constitue les « relations de pouvoir » entre les acteurs.

C’est ce que l’on apprend en lisant un livre référent de la sociologie des organisations, « L’acteur et le système », de Michel Crozier et Erhard Friedberg (1977), et qui reste riche d’enseignements.

Ces « relations de pouvoir » sont appelées des « jeux » par les auteurs, et constituent un mécanisme concret grâce auquel les hommes structurent leurs relations de pouvoir et les régularisent.

Dans une organisation, il y a des règles et des structures qui contraignent les acteurs, mais il subsiste toujours ce que Crozier et Friedberg appellent des « zones d’incertitude » où je peux décider moi-même de mon comportement, et ce sont précisément ces « zones d’incertitude » qui déterminent le pouvoir. Car c’est celui qui maîtrise ces « zones d’incertitude » à son avantage qui acquière du pouvoir, voire se rend irremplaçable, et crée une forme de dépendance des autres à son égard. C’est une vision très politique de l’entreprise que nous propose ainsi Crozier et Friedberg. Cela reste d’actualité, car dans toute entreprise on trouve ces terres inconnues que les acteurs cherchent à s’approprier.

Ces zones d’incertitude se situent dans des faces cachées du pouvoir officiel, représenté par l’organigramme et les rôles et responsabilités formels. Elles concernent les informations « non officielles » qui ne passent pas par les canaux traditionnels , ou bien des compétences « implicites » qui ne sont pas formalisées mais que l’on acquière par la pratique de l’entreprise, et non par des formations.

Bin sûr, on va s’approprier ces zones au fur et à mesure que l’on reste dans l’entreprise. Imaginons ce nouvel embauché qui arrive à son nouveau poste dans l’entreprise, même à un poste élevé dans la hiérarchie. Au début, il ne maîtrise pas ces zones, et va être très dépendant de son supérieur hiérarchique, et des dirigeants. Il est substituable, et a donc un faible pouvoir dans l’entreprise, à part le rôle qui lui a été attribué.

Et puis, au fur et à mesure, il va être de moins en moins substituable. Sa compétence et son habitude de l’entreprise et de ses activités va lui permettre d’apporter des réponses à des questions complexes, et, dans certains cas, d’être un des seuls ou le seul à pouvoir les résoudre. C’est alors que les responsables hiérarchiques et les dirigeants ont de plus en plus besoin de lui, et donc son pouvoir grandit. Et ainsi, au fur et à mesure, son pouvoir organisationnel augmente et accroît sa capacité de négociation dans l’organisation. Le « jeu » consiste à identifier et exploiter au maximum les « zones d’incertitudes » pour en faire des opportunités de prise de pouvoir. La stratégie consiste à se préserver un espace de liberté que les autres ne maîtrisent pas, et d’en faire un espace où son comportement est imprévisible. Pour accroître son pouvoir organisationnel et diminuer celui des autres, il s’agit donc d’accroître le degré de prévisibilité de l’environnement, et de l’anticiper (en interne comme en externe), et inversement de se rendre le plus imprévisible et surprenant pour les autres.

Dans des environnements d’entreprise de plus en plus incertains, que l’on connaît aujourd’hui, les zones d’incertitudes, telles que définies par Crozier et Friedberg, ont tendance à se multiplier, rendant de plus en plus autonomes les collaborateurs, et donc le « pouvoir organisationnel » s’en trouve beaucoup plus réparti dans l’organisation.

De quoi activer et renforcer les « jeux de pouvoir » dans des proportions encore plus importantes que celles anticipées par les auteurs.

Le conseil de Michel Crozier et Erhard Friedberg pour progresser dans son entreprise, ou son organisation, et y accéder à des échelons hiérarchiques plus élevés, voire au poste de Direction Générale : Être politique en identifiant les « zones d’incertitudes » pour maîtriser les « jeux de pouvoir » et accroître son « pouvoir organisationnel ».

Qui veut jouer ?


La messe de la Raison d'Être

MesseLa raison d’être est devenue une occasion d’idées de business divers, autour de consultants en tous genres se donnant vocation à propager la bonne parole et les bonnes pratiques.

C’est aussi le bon sujet pour les clubs et associations (à but très lucratif) pour attirer les cotisations dans des business modèles bien conçus par leurs créateurs.

C’est ainsi que j’étais la semaine dernière à la remise de « trophées de la raison d’être des entreprises » de l’un de ces clubs.

Beaucoup de cheveux gris et de têtes masculines dans le public, présents à l’évènement comme à une messe. Ils ont l’air de se connaître tous et se saluent respectueusement. On sent que la cérémonie est importante.

Pour animer la soirée, il y a un aboyeur, ou plutôt une aboyeuse, qui a dû trouver son inspiration dans un show de téléréalité ou au cirque ; Elle présente chaque intervenant en hurlant « Et je vous demande un tonnerre d’applaudissements pour accueillir… ». On fait semblant d’y croire, mais ça n’applaudit pas tant que ça. On n'est pas à la Star Academy quand même. Cela casse un peu l'ambiance de la messe. Ce n'est pas le style de l'âge de l'assistance.

Les représentants des entreprises récompensées par ces fameux « trophées » vont défiler sur l’estrade, avec un petit moment d’interview par deux vieux messieurs qui ont du communiquer les questions à l’avance à l’intervenant. Mais c'est bien joué. On applaudit.

Chaque intervenant va se livrer à cette confession : « Mais pourquoi et comment avez-vous défini votre Raison d’Être ? ». Car l'idée est aussi de donner envie aux autres, au public, ceux qui ne sont pas encore convertis, de se lancer dans une démarche similaire. Alors on essaye de vendre celle-ci au mieux, avec ce qu'il faut de sincérité.

Bien que ces entreprises soient toutes différentes, il y a même une entreprise publique (pour le prix spécial entreprise publique), les discours se ressemblent. La Raison d’Être est présentée comme un exercice interne qui s’apparente à une catharsis, une sorte de libération des passions au cœur de l’entreprise. Le ton, les mots, les expressions du visage, parfois les émotions, tout y est. Certains ont vu dans leur « raison d’être » leur « étoile polaire », ou leur « fil à plomb » (l’orateur nous fait un geste de la main tout le long de son corps pour bien nous personnifier la métaphore, comme un geste initiatique), d’autres veulent y voir de l’amour (l’amour de l’entreprise, l’amour de l’industrie). D’autres se sentent « responsables » de nous sauver.

En général l’exercice a commencé avec un petit groupe motivé autour du dirigeant, qui n’est pas toujours le premier à se motiver (l’un d’eux nous a dit qu’il « n’était pas très chaud au début, mais qu’il s’est pris au jeu »). Oui, une sorte de jeu entre soi, pour sortir la punch line de la raison d’être ( « Permettre au plus grand nombre de construire leur vie en confiance » ; reste à deviner ce que vend l’entreprise avec un slogan aussi inspirant qu'un prêtre). Et puis ensuite, on déploie cette raison d’être auprès d’un maximum de collaborateurs de l’entreprise, et on la colle partout sur le site internet et dans la communication Corporate.

Il faut faire partie des fidèles de la religion de la raison d’être pour vraiment s’extasier devant l’énoncé de ces formules, toujours grandiloquentes, parfois naïves, pleines de bons sentiments, et qui font parfois sourire, ou pire. On aurait vite fait d’y voir des poignées sans valises. Mais, présentées avec la ferveur de ceux qui viennent témoigner, on est saisi par la mise en scène et la voix, comme en écoutant un air d’opéra qui nous fait verser des larmes. On est comme dans un autre monde. 

Chaque témoin récompensé le confesse : Cet exercice leur a permis de se redonner confiance, d’aimer et de faire aimer leur entreprise, comme une sorte de nouveau baptême, la foi en l’entreprise étant toujours imparfaite et nous obligeant à nous convertir un peu plus chaque jour grâce à cette nouvelle « raison d’être « qui devient une prière que l’on partage et qui répand le la joie d’être utiles à la société et au bonheur des hommes.

A la fin de cette messe, les public et les organisateurs communient avec une coupe de champagne. C’est le moment de recruter de nouveaux adeptes et de faire rentrer les promesses d’adhésion et de cotisations.

Impossible de ne pas être impressionné par de telles cérémonies, en écoutant tous ces témoignages inspirés de dirigeants d’entreprises reconnues.

Et on ne peut s’empêcher de se poser plein de questions.

Doit-on se convertir, ou rester en-dehors de ces sectes ? Ces exercices sont-ils sincères ou joués ? Est-ce que les salariés y croient autant que ceux qui ont porté la naissance de ces « raisons d’être » ?

Cela va-t-il changer quelque chose dans le fonctionnement de ces entreprises et leurs performances ? Certains des témoins ont révélé que leur raison d’être leur servait aussi à choisir leurs investissements ou les partenaires avec qui ils envisagent de fusionner.

Et que penser de ces ONG qui sont en train de lancer des ultimatums contre cette banque « la plus polluante de France » à cause de ses financements « climaticides » de projets d’énergies fossiles, et qui était pourtant parmi les lauréats « responsables » de ces fameux trophées, créant ainsi le doute que les belles paroles n’empêchent pas les péchés. Rien de pire que les amours déçues.

Peut-être aussi que ce genre de club et de messes vont servir à convertir de plus en plus d’entreprises et créer un nouveau climat qui redonne de l’éclat à l’entreprise. En ces temps où l’on crie dans la rue contre les « super profits » et les entreprises qui mettent leurs collaborateurs en « burn out » et en « quiet quitting », mettant en péril leur santé mentale, et incapables d’assouvir la soif de « sens » des plus jeunes générations, cette religion est-elle capable d’inverser la tendance ? Ou ne sera-ce qu’un leurre qui ne dupera personne ?

On espère assurément que ces bonnes intentions de « raison d’être » et d’ »étoile polaire » seront aussi l’occasion de faire évoluer les comportements, les pratiques managériales, les relations humaines dans l’entreprise, et le service client, et faire de nous des Rousseauistes convaincus que l’homme est bon.

Ce serait une bonne nouvelle.

Comme le disait déjà Pascal, avec son « pari » : « Il faut savoir douter où il faut, se soumettre où il faut, croire où il faut ».

Amen.


Bureaucratie, es-tu là ?

Bureaucratie22Il me parle du fonctionnement de son entreprise, et m’évoque «les objectifs aberrants qui viennent d’en haut », tout ce qui fait que « l’on s’éloigne de la réalité du terrain », et « toutes ces strates hiérarchiques qui empêchent les messages de circuler ».

C’est un phénomène dont parlait déjà Michel Crozier en 1963, le « phénomène bureaucratique ».

Et ce terme de « bureaucratie » y a acquis un sens péjoratif.

Pourtant, cela n’a pas commencé comme ça.

Max Weber, au début du XXème siècle, identifiait la bureaucratie comme un « type idéal » démontrant à la perfection l’efficacité des organisations rationnelles modernes, grâce à la standardisation et à l’organisation scientifique du travail.

Et puis cette forme d’organisation du travail a révélé sa rigidité, et donc son incapacité à s’adapter au monde moderne, même en 1963.

Et pourtant des signes de cette forme d’organisation bureaucratique subsiste encore parfois.

Rien de tel pour identifier les travers bureaucratiques qui peuvent affecter nos entreprises et organisations que de relire Michel Crozier qui avait parfaitement identifié les traits essentiels de l’organisation bureaucratique.

L’organisation bureaucratique rigide, c’est celle « qui n’arrive pas à se corriger de ses erreurs ».

Michel Crozier distingue quatre traits essentiels.

L’étendue du développement des règles impersonnelles : Ce sont les règles fixées par le haut, qui s’imposent à tous, pensées par les personnes loin du terrain. Rien n’est laissé à l’initiative individuelle.

La centralisation des décisions : Le pouvoir de décision se situe aux endroits où l’on donnera la préférence à la stabilité du système interne « politique » sur les buts fonctionnels de l’organisation. Afin de sauvegarder les relations d’impersonnalité il est indispensable que les décisions qui n’ont pas été éliminées par l’établissement de règles impersonnelles soient prises à un niveau où ceux qui vont en avoir la responsabilité soient à l’abri des pressions trop personnelles de ceux qui seront affectés par ces décisions.

Si la pression en faveur de l’impersonnalité est forte, cette tendance à la centralisation est irrésistible. Elle se traduira par une priorité donnée aux problèmes « politiques » internes (lutte contre la favoritisme, rattachements des postes à tel ou tel) par rapport aux problèmes d’adaptation à l’environnement qui demanderaient que les décisions soient prises à un niveau où l’on connaisse mieux ses particularités et son évolution. La centralisation est donc le second moyen d’éliminer l’arbitraire, le pouvoir discrétionnaire de l’être humain au sein d’une organisation. D’où la grande rigidité : Ceux qui décident ne connaissent pas directement les problèmes qu’ils ont à trancher ; ceux qui sont sur le terrain et connaissent les problèmes n’ont pas les pouvoirs nécessaires pour effectuer les adaptations et pour expérimenter les innovations devenues indispensables.

L’isolement de chaque catégorie hiérarchique : L’organisation bureaucratique va se trouver composée d’une série de strates superposées, communiquant très peu entre elles.

Puisqu’il doit y avoir toujours égalité entre les membres de la même strate, les conflits à l’intérieur de la strate vont être remplacés par des conflits entre strates.

L’isolement de chaque strate lui permet de contrôler complètement ce qui est de son domaine et d’ignorer les buts généraux de l’organisation. Et même, pour obtenir le meilleur résultat possible dans sa négociation avec le reste d l’organisation une strate doit prétendre que sa fonction particulière constitue une fin en soi.

Le développement de relations de pouvoir parallèles : Quels que soient les efforts déployés, il est impossible d’éliminer toutes les sources d’incertitude à l’intérieur d’une organisation en multipliant les règles impersonnelles et en développant la centralisation. Autour des zones d’incertitude qui subsistent, des relations de pouvoir parallèles vont se développer, et avec elles, des phénomènes de dépendance et des conflits.

Cette organisation bureaucratique rencontre des problèmes face au changement.

Un système d’organisation dont la principale caractéristique est la rigidité ne peut naturellement pas s’adapter facilement au changement et tendra à résister à toute transformation.

Et pourtant le changement est permanent, mais les agents de l’organisation qui sont conscients de la nécessité des transformations ne peuvent en avoir l’initiative, car l’organisation bureaucratique s’arrange pour éloigner les centres de décision des difficiles contacts avec les problèmes concrets, surtout lorsqu’il s’agit de problèmes d’ordre humain. Les décisions concernant le moindre changement sont généralement prises au sommet.

Un système d’organisation bureaucratique ne cède au changement que quand il a engendré des dysfonctions vraiment graves et qu’il lui est impossible d’y faire face.

Dans un système bureaucratique le changement doit s’opérer de haut en bas et doit être universel, c’est-à-dire affecter l’ensemble de l’organisation en bloc.

C’est à cause des longs délais nécessaires, de l’ampleur qu’il doit revêtir et à cause de la résistance qu’il doit surmonter que le changement constitue pour un système d’organisation bureaucratique une crise qui ne peut manquer d’être profondément ressentie par tous les participants.

La crise est le seul moyen de parvenir à opérer les ajustements nécessaires et joue donc un rôle essentiel dans le développement même du système qu’elle seule peut rendre possible et, indirectement même, dans la croissance de l’impersonnalité et de la centralisation.

Bien sûr, les signes de l’organisation bureaucratique commencent par le haut, selon l’adage connu (certains y voient une origine chinoise, d’autres évoquent Erasme) : «Le poisson pourrit par la tête ». Car, comme le dit Michel Crozier « Nous rejetons trop facilement nos difficultés sur des épouvantails, comme le progrès, la technique, la bureaucratie. Ce ne sont pas les techniques ou les formes d’organisation qui sont coupables. Ce sont les hommes qui, consciemment ou inconsciemment, participent à leur élaboration ».

Alors, passer une journée avec le Comité de Direction d’une organisation qui veut se soigner de ces travers, c’est parler d’ « agilité », d’ouverture, de ce qui permettra de libérer les initiatives, de la meilleure façon de se libérer de la paralysie des process, de comment développer la prise d’initiatives à tous les niveaux. On a envie d’initiatives d’ « intelligence collective ». Cela commence par libérer la parole et mieux nous écouter dans ce Comité de Direction, à parler un peu plus du futur et un peu moins de nos « routines ».

Et puis, forcément, on va évoquer la confiance, la prise de risques, le courage.

Car ce qui nous rend bureaucratiques, c’est aussi la peur ; cette peur d’affronter les autres, de trop s’exposer car, oui, la bureaucratie, c’est un environnement qui a ses avantages pour l’individu, qui évite les conflits et permet de se protéger derrière les règles.

Pour se libérer du phénomène bureaucratique, on peut relire Michel Crozier, et transformer notre prise de conscience en confiance et en courage.

Joli programme, non ?


Poignées cherchent valises

ValiseOn attribue à Jacques Chirac, lorsqu’il était Premier Ministre, cette expression, alors qu’il jurait contre les députés de sa majorité qui critiquaient Simone Weil et son projet de réforme, en les traitant de « cons comme une valise sans poignée ». C’était le temps où les valises avaient des poignées rivetées, avant que l’on développe les valises avec poignée intégrée, avec des roulettes (invention de Delsey, en 1972).

C’est vrai qu’une valise sans poignée, c’est vraiment con.

Mais que dire d’une poignée sans valise alors ?

C’est la métaphore que je découvre dans le livre de Ed Catmull, fondateur de Pixar, " creativity, Inc" qui y révèle les « secrets de l’inspiration » et de ce qui a fait la créativité de l’entreprise et de ses collaborateurs.

C’est quoi cette histoire ?

Ed Catmull utilise cette image à propos des mots et phrases que nous utilisons en en perdant le sens :

«  Imaginez une vieille valise lourde dont les poignées bien usées sont suspendues par quelques fils. La poignée, c’est « faire confiance au processus » ou « l’histoire prime sur tout le reste » ( il s’agit des phrases toutes faites qui circulaient chez Pixar parmi les collaborateurs) : une déclaration concise qui semble, à première vue, représenter tellement plus. La valise représente tout ce qui est entré dans la formation de la phrase : l’expérience, la profonde sagesse, les vérités qui émergent de la lutte. Trop souvent, nous attrapons la poignée et -sans nous en rendre compte- nous partons sans la valise. Qui plus est, nous ne pensons même pas à ce que nous avons laissé derrière. Après tout, la poignée est tellement plus facile à transporter que la valise ».

Cette image est marquante. «  Une fois que vous serez conscient du problème de la valise/poignée vous le verrez partout. Les gens s’approprient des mots et des histoires qui sont souvent simplement des doublures pour une action concrète et un sens ».

On voit où il veut en venir : « Les entreprises nous parlent constamment de leur engagement envers l’excellence, sous-entendant que cela signifie qu’elles ne fabriqueront que des produits haut de gamme. Les mots comme qualité et excellence sont mal appliqués avec une telle détermination qu’ils frisent le vide de sens ».

C’est vrai que les entreprises qui alignent les mots sans trop vérifier ou démontrer qu’elles les méritent vraiment, on en connaît.

Avec la nouvelle vague des « raisons d’être » et des « entreprises à missions », elles veulent toutes être « responsables », « inspirer à chacun l’envie de s’ouvrir au monde pour créer ensemble des lieux de vie uniques, chaleureux et durables » (Maisons du Monde), «  Se mobiliser et innover pour permettre aux fumeurs adultes d’arrêter la cigarette en faisant de meilleurs choix » (Philip Morris) ; ça marche aussi dans la Banque, comme au Crédit du Nord, qui va disparaître dans sa fusion avec le réseau Société Générale, mais qui garde dans sa raison d’être «  une gestion plus autonome dans la commande de chéquiers, s’inscrivant dans une démarche éco-responsable »  (sauver la planète en commandant un chéquier : tout un symbole !); Même la Française des Jeux s’y est mise avec une raison d’être venue de ses origines, en « héritiers de la Loterie Nationale créée pour venir en aide aux blessés de la Première Guerre mondiale, nous perpétuons nos actions sociétales et solidaires, et notre participation au financement de l’intérêt général » ;  Les entreprises de Conseil aussi sont dans le coup, comme celle qui a trouvé comme raison d’être de «  révéler le potentiel des individus et collectifs pour les aider à délivrer ce qu’ils ont à apporter au monde et ainsi contribuer à un progrès responsable », avec comme mission de «mettre le meilleur des technologies au service de l’humain » (l'humain, ça marche toujours) (Colombus Consulting) ; Mais on peut aussi avoir comme raison d’être de «  réaliser la promesse de la technologie alliée à l’ingéniosité humaine » (L'humain encore) (Accenture).

A apprécier aussi la raison d’être et la mission de la Macif, qui s’engage «  à développer l’autonomie et l’engagement de nos salariés pour les rendre acteurs de notre projet collectif » (avec quelques couacs parmi les salariés qui se sentent plutôt surveillés qu’autonomes).

Vous y croyez ? J'en ai vu qui riaient...

Tout le florilège est dans ce site ; il y a de quoi visiter le musée des poignées. Il ne reste plus qu'à y croire. Et à chercher les valises.

Comme le dit Ed Catmull, « Pour garantir la qualité, excellence doit donc être un mot mérité, attribué par les autres à nous, non pas proclamé par nous sur nous-mêmes. Il est de la responsabilité des bons dirigeants de s’assurer que les mots restent attachés aux significations et aux idéaux qu’ils représentent ».

Oui, des poignées, des mots qui clament nos bonnes intentions et nos engagements, on en voit et on en lit dans les raisons d'être et les missions. Reste à vérifier que sous la poignée, il y a la bonne valise.

Merci à Ed Catmull de nous le rappeler.

Poignée cherche valise : à qui le tour ? 


Mission et symbole

LeonardIl est entrepreneur, dirigeant d’entreprise, et sa passion c’est la philosophie, transmise par un professeur de Terminale dont il parle encore avec admiration.

Et il va chercher dans les textes des philosophes de quoi réfléchir et orienter ses comportements face aux vicissitudes du métier de chef d’entreprise et de manager. A chaque situation, il se réfère à un philosophe, comme à un guide spirituel. Il en a écrit un livre.

Il a entrepris de transformer son entreprise en « entreprise à mission », avec sa « raison d’être ».On comprend qu’il y croit vraiment, donnant à sa vision de l’entreprise la recherche de l’accomplissement perpétuel d’une mission.

A cette occasion, il évoque Simone Weil, qu’il considère comme un précurseur de la notion d’entreprise à mission. Il en parle tellement bien qu’il donne envie de lire ou relire Simone Weil, dont j’ai déjà parlé ICI et ICI. Voilà l’occasion d’y revenir grâce à cette rencontre. Le hasard n’existe pas.

Simone Weil, c’est cette philosophe (1909 – 1943), morte à 34 ans de la tuberculose, élève de l’Ecole normale supérieure, agrégée de philosophie en 1931, qui décide de connaître de l’intérieur la vie ouvrière, en se faisant embaucher dans une usine Alsthom, puis Renault, dont elle décrira l’expérience dans son ouvrage et journal, « la condition ouvrière ».

C’est à partir de cette expérience concrète du travail ouvrier, et de ce qu’elle appelle l’usage industriel des hommes, qu’elle construit sa conception de la modernité et de qu’elle devrait être.

Elle conçoit une civilisation idéale fondée sur la spiritualisation du travail, où le travail serait un moyen d’exercer et de faire croître notre sagesse et notre intelligence du monde.

Pour donner du sens au travail, Simone Weil voit trois conditions :

  • Comprendre les tenants et aboutissants du travail, en réaction à une vision trop fragmentée et tayloriste du travail à la chaîne,
  • Obéir à quelque chose qui nous dépasse. On dirait aujourd’hui une raison d’être peut-être.
  • Comprendre son impact, et non le réduire à une vision financière de la rémunération qu’il procure.

Car la travail, tel que le conçoit Simone Weil, ne correspond pas à une forme d’entreprise « libérée » sans hiérarchie. Elle considère notamment dans son livre « L’enracinement », que la hiérarchie est un besoin vital de l’âme humaine. Mais pas n’importe quelle hiérarchie. Là encore, deux conditions :

  • Que la subordination au chef dans l’entreprise puisse se référer à la réalisation d’une œuvre commune, qui tout à la fois la justifie et la limite. Cette subordination, caractéristique du salariat d’un point de vue juridique, ne s’entend donc pas d’un rapport duel, type dominant/dominé, mais s’impose aussi bien aux chefs qu’aux subordonnés.
  • Que cette œuvre commune soit proprement humaine, c’est-à-dire qu’elle réponde à des besoins légitimes et que sa réalisation fasse place à l’initiative, l’intelligence et la responsabilité de tous ceux qui y concourent.

Cela correspond à une vision de l’entreprise comme un ordre ternaire, à trois dimensions, où les relations de pouvoir entre les hommes se réfèrent à des lois qui les transcendent.

Citons Simone Weil dans « L’enracinement » :

«  La hiérarchie est un besoin vital de l’âme humaine. Elle est constituée par une certaine vénération, un certain dévouement à l’égard des supérieurs, considérés non pas dans leurs personnes ni dans le pouvoir qu’ils exercent, mais comme des symboles. Ce dont ils sont les symboles, c’est ce domaine qui se trouve au-dessus de tout homme et dont l’expression en ce monde est constituée par les obligations de chaque homme envers ses semblables. Une véritable hiérarchie suppose que les supérieurs aient conscience de cette fonction de symbole et sachent qu’elle est l’unique objet légitime du dévouement de leurs subordonnés. La vraie hiérarchie a pour effet d’amener chacun à s’installer moralement dans la place qu’il occupe ».

De quoi reconsidérer les relations de pouvoir dans l’entreprise pour les dirigeants un peu philosophes.


Capitalisme Woke

MagazineLe phénomène est parti des universités américaines et s’amplifie. On l’appelle la « woke culture ». Cela évoque la nouvelle génération d’étudiants qui se veulent « éveillés » et « conscientisés » (« woke ») pour condamner la prédominance des mâles blancs occidentaux. Considérant la souffrance des victimes de cette suprématie, il s’agit pour eux d’abolir celle-ci.

Le mouvement a déjà traversé l’Atlantique et se répand maintenant en Europe et en France. Au nom de l’identitarisme anti-blanc, du féminisme anti-homme et du sextrémisme anti-genre, il s’agit de dénoncer et de réécrire l’histoire (« cancel culture »). Il y aurait une urgence morale à se soulever contre les « injustices »qui sont produites et perpétuées par les structures, normes et valeurs de nos sociétés.

Nos sociétés occidentales sont vues comme intrinsèquement injustes, articulées sur des relations et des hiérarchies de pouvoir objectives et subjectives qui existent au profit d’une « identité blanche ».  

Pour corriger la multitude de ces injustices fabriquées par l’arbitraire des hiérarchies de pouvoir l’objectif est une transformation radicale de la société sur les plans politique, social et économique.

Cette génération, après l’Université, arrive ou va arriver dans le monde de nos entreprises et du pouvoir politique. Elle va aussi représenter une part des consommateurs. Une nouvelle question se pose donc au monde de l’entreprise : comment répondre à cette prise de conscience aigüe des injustices sociales par ces jeunes employés qui veulent s’engager et agir pour le changement, et aux menaces de boycott d’une nouvelle génération de consommateurs « éveillés » ?

Alors que dans les universités le mouvement se fondait sur une forme d’anti-libéralisme et d’anticapitalisme il se transforme dans une woke culture, tout en gardant le capitalisme.

Julie Coffman, Chief Diversity Officer de l’entreprise de conseil Bain&Company (oui, il y a des Chief Diversity Officers maintenant dans les entreprises !) déclarait dans un article de The Economist en septembre : « Je voudrais arriver à un point où nous penserons que la diversité sera aussi importante que la rentabilité, parce qu’elle est liée à de nombreux facteurs qui vont créer de la valeur ». Les consultants en ont déjà fait un « business case » : McKinsey a déjà publié plusieurs rapports pour démontrer que les entreprises avec plus de diversité de genre et ethnique ont plus de chance d’avoir une meilleure performance financière.

Le label « Woke » est devenu une marque de différentiation. Les entreprises qui affichent un tel label lancent des programmes de « Corporate Social Responsability » et créent des Directions de « Corporate Social Justice ». Les formations axées sur les biais implicites, l’équité et la diversité se multiplient. On parle maintenant de « Woke Capitalism ».

Les plus actives sont les entreprises de Big Tech, qui soignent ainsi leur image de justice sociale, qui alimente aussi leurs intérêts commerciaux, à la fois pour recruter et pour se faire bien voir des consommateurs.

Car cette génération woke de jeunes millenials et de Gen Z (ceux nés entre 1997 et 2010) s’engage aujourd’hui dans une forme de guerre collective contre les boomers et les Gen X qui sont aujourd’hui aux commandes des organisations, comme l’a vécu Antonio Garcia Martinez, licencié par Apple en mai 2021 après que 2000 employés aient fait circulé une pétition contre son recrutement, en citant des passages de son autobiographie, datant de cinq ans, et qu’ils trouvaient trop sexistes. 

Pas si simple de résister à la vague. Brian Armstrong, le PDG de Coinbase (un des leaders des plateformes de trading de cryptomonnaies), s’est fait remarqué en publiant sur son blog une déclaration à contre-courant de ce mouvement :

«  Il est devenu courant pour les entreprises de la Silicon Valley de s'engager dans une grande variété d'activités sociales, même celles qui n'ont aucun lien avec les activités de l'entreprise, et il y a certainement des employés qui souhaitent vraiment que l'entreprise pour laquelle ils travaillent s'engage dans cette voie. Alors pourquoi avons-nous décidé d'adopter une approche différente ?

La raison est que, même si je pense que ces efforts sont bien intentionnés, ils ont le potentiel de détruire beaucoup de valeur dans la plupart des entreprises, à la fois en étant une distraction et en créant une division interne. Nous avons vu ce que les conflits internes dans des entreprises comme Google et Facebook peuvent faire à la productivité, et il y a beaucoup de petites entreprises qui ont eu leurs propres défis à relever. Je pense que la plupart des employés ne veulent pas travailler dans ces environnements de division. Ils veulent travailler dans une équipe gagnante qui est unie et qui progresse vers une mission importante. Ils veulent être respectés au travail, bénéficier d'un environnement accueillant où ils peuvent apporter leur contribution et avoir des possibilités de développement. Ils veulent que le lieu de travail soit un refuge contre la division qui est de plus en plus présente dans le monde ».

En conséquence il a interdit ce qu’il a appelé « l’activisme politique » dans l’entreprise, et invité ceux à qui cela ne conviendrait pas à quitter l’entreprise. Il a reçu de nombreux messages de CEO qui n’osaient pas faire la même chose, et aussi de nombreuses critiques.

Néanmoins, certains pensent que ce genre de position devrait rester exceptionnelle, comme un vœu pieux, et que, au contraire, la politique et l'activisme politique anti-discrimination va s’injecter dans la vie quotidienne de l’entreprise de manière de plus en plus fréquente.

Alors, les entreprises doivent-elles s’ouvrir et s’éveiller à ce « capitalisme woke » ou résister ?

Voilà un choix, si l’on peut encore choisir, pour alimenter nos réflexions pour 2022.


Rédemption

MontagneLa rédemption, dans le langage religieux, qui vient du latin Redemptio (« rachat ») c’est le salut apporté par Jésus-Christ qui par sa vie, sa mort et sa résurrection, libère l’humanité pécheresse. C’est un concept théologique que l’on retrouve aussi dans le judaïsme et l’islam. Mais c’est aussi l’action de se racheter au sens moral. C’est le signe d’un changement de vision sur la vie.

Je viens de lire l’histoire d’une rédemption justement.

C’est celle d’un dirigeant d’entreprises, mais aussi d’un être humain.

Dans ce livre, il raconte la transformation de la dernière entreprise qu’il a dirigé pendant plus de six ans, mais aussi sa propre transformation, celle de sa conception du management et du leadership, et de la vie, tout simplement. Une transformation de toute une vie, qui se mûrit d’étape en étape, grâce à des rencontres. Et c’est passionnant comme la vie.

Ce livre, son livre, c’est « The heart of business – Leadership principles for the next era of capitalism ». Lui, c’est Hubert Joly, dirigeant de Best Buy de 2012 à 2019, mais aussi auteur, maintenant professeur à Harvard, et pour moi un camarade de classe préparatoire au lycée Louis-le-Grand et sur le campus d’HEC (nous nous sommes connus sur les bancs de la classe il y a longtemps, mais je le redécouvre grâce à ce livre), car comme il le dit dans le livre, et comme il l’avait écrit dans un journal local de Minneapolis, siège de Best Buy, peu après sa nomination au poste,  « je ne suis pas le CEO de Best Buy », indiquant ainsi qu’il n’était pas réductible à sa fonction. On comprend combien c’est vrai à la lecture du livre.

En voici ma lecture subjective.

C’est l’auteur David Brooks, cité par Hubert, qui considère que notre vie est souvent construite comme deux montagnes : au début de notre carrière, et même avant, nous cherchons la réussite scolaire, professionnelle et financière, ainsi que le bonheur personnel et matériel. C’est la première montagne. Et puis à un moment, arrivé au sommet, ou presque, de cette première montagne, c’est le moment de se sentir insatisfait. Commence alors pour certains (mais d’autres ne s’y lancent jamais, et continuent à croire à la première montagne, poursuivant les mêmes objectifs de réussite de l’Ego), l’ascension de la deuxième montagne. C’est la montagne où l’on recherche le sens, où l’on s’engage pour de nouvelles causes, plus intimes, plus intérieures, comme la famille, la vocation, la philosophie, la foi, l’engagement pour la communauté et les autres. A chacun sa montagne, dont on n’atteint sûrement jamais le sommet.

Avec beaucoup d’humilité, Hubert nous raconte sa « vie d’avant », celle où il était persuadé qu’il avait réponse à tout, considérant alors que les autres étaient des obstacles à la résolution correcte des problèmes. Ce qui l’amenait, chaque fois qu’une équipe ou des collaborateurs lui présentaient des propositions ou un business plan, lorsqu’il était dirigeant chez Carlson Wagon Lit Travel, à s’assurer de leur dire comment faire encore mieux. C’est cette irrépressible tendance que connaissent tous les bons élèves,  à toujours vouloir dire aux autres ce qu’il faut faire, sans les écouter vraiment. Avec le recul, Hubert imagine que ses collaborateurs ont dû être souvent démoralisés par de telles pratiques.

Il cite un séminaire où le DRH de l’entreprise, avec un sens de l’humour audacieux, avait montré un organigramme de l’entreprise où toutes les cases étaient occupées par le nom d’Hubert Joly.

L’expérience du passage à la deuxième montagne, d’une nouvelle vision du management, on le comprend à la lecture des confessions d’Hubert, c’est l’expérience de tels moments gênants dans un séminaire d’entreprise, mais aussi l’expérience de rencontres, et particulièrement de rencontres avec des personnes inspirantes, souvent plus âgées, qui marquent les étapes de la vie.

Il cite plusieurs fois, et abondamment, Jean-Marie Descarpentries, CEO chez Bull, qu’il a rencontré en 1993, lorsqu’il était consultant, et qui lui avait dit que « l’objectif de l’entreprise n’est pas de faire de l’argent ! ». C’était lors d’un dîner organisé avec le nouveau CEO, dîner où Hubert avait mis son « chapeau de vendeur » pour tenter de lui pitcher et de lui vendre comment traiter les priorités de son entreprise, telles que les consultants les comprenaient. Pour quelqu’un formé à croire que ce qui fait la réussite de l’entreprise c’est d’augmenter la « Shareholder Value », il y avait de quoi en faire tomber sa fourchette. Ce que voulait dire Jean-Marie Descarpentries, ce n’est pas que le cash ne soit pas important, mais qu’il ne venait pas en premier dans les impératifs de l’entreprise. Pour lui les impératifs de l’entreprise sont, dans cet ordre, les collaborateurs, puis le Business (c’est-à-dire les clients), puis la finance (le cash-flow). Le cash-flow est le résultat des deux premiers. Et les meilleures entreprises sont celles qui satisfont les trois. Et le premier objectif, toujours selon le maître Jean-Marie Descarpentries, est le développement et l’accomplissement de ses employés, ainsi que l’attention accordée aux personnes autour d’eux.

Autre leçon lors d’une rencontre, chez Honeywell Bull, en 1986, avec le Directeur de la maintenance. Alors qu’Hubert lui fait remarquer que, pour agir sur la performance du service client, il lui semblait important, en bon jeune consultant content de lui,  de décomposer l’analyse au niveau le plus fin des districts et non de s’en tenir aux chiffres globaux, ce Directeur  lui parle de « la théorie de la jument », dont Hubert ignore tout. Cette théorie raconte l’histoire d’une jument avec une pierre coincée dans son sabot. Le vétérinaire est appelé et doit intervenir en soulevant le sabot pour en extraire la pierre à l’aide d’un crochet. Mais si le vétérinaire tient le sabot, la jument a besoin d’un soutien pour pouvoir se relever, et va donc mettre de plus en plus de poids sur le vétérinaire, qui ne peut pas supporter tout le poids de la jument et risque d’être écrasé. La solution est que le vétérinaire lâche prise, pour obliger la jument à se relever d’elle-même. La leçon est que si le manager essaye de résoudre lui-même les problèmes de son équipe, celle-ci va de plus en plus s’appuyer sur lui. Cela sera bénéfique à court terme, mais, in fine, l’écrasera. Voilà pourquoi le directeur de la maintenance préfère laisser le directeur régional traiter lui-même les problèmes des districts, plutôt que de s’en mêler lui-même. C’est cette leçon qui parie sur l’autonomie des collaborateurs et non sur leur dépendance que retiendra Hubert lorsqu’il construira le programme de transformation de Best Buy. Cela consiste aussi à favoriser la prise de décision au plus bas dans la hiérarchie.

Les rencontres, ce sont aussi celles avec des personnes inspirantes comme Frère Samuel, qui révèle à Hubert que « la recherche de perfection peut être maléfique ». Car la recherche de la perfection, croire que l’on peut résoudre tous les problèmes au mieux tout seul est le meilleur moyen de s’isoler, de se couper des feedbacks des autres, de se fermer aux relations d’entr’aide et de solidarité humaines. C’est cette révélation qui lui fournira l’autorisation d’avouer et de dire « je ne sais pas. J’ai besoin d’aide », même en étant le CEO. Pas si facile.

Et puis, autres rencontres, celle avec les coachs. Ce livre est un plaidoyer pour travailler avec des coachs. Pas si évident non plus. Le préjugé initial est de considérer que ceux qui ont besoin d’un coach sont les personnes malades, pas les dirigeants qui réussissent. Il faut juste, pour le dépasser, avoir envie d’être meilleur, comme avec un coach de ski ou de tennis. Et même les meilleurs joueurs de tennis et skieurs ont un coach.

C’est ainsi que c’est avec un coach qu’Hubert investit pour créer une vraie dynamique d’équipe avec son Comex. Car avoir des collaborateurs de qualité ne signifie pas forcément qu’on a une équipe de qualité. Quand le coach demande à chaque membre du Comex quelle était leur équipe primaire, chacun parle de son équipe fonctionnelle, mais jamais du Comex. Cette équipe Comex semble ne pas exister. Le Comex n’est qu’une collection de joueurs indépendants. Dans les réunions de ce Comex, personne n’osait contredire les autres, chacun se contentant, pour ménager ses collègues et ne pas les heurter, de rester silencieux, même s’il n’était pas vraiment d’accord avec ce qui était dit. C’est ainsi que les membres de l’équipe vont apprendre à donner et recevoir des feedbacks, pour améliorer le fonctionnement.

Le Comex de Best Buy va ainsi se réunir au moins un jour entier par trimestre avec le coach pour devenir une équipe plus efficace. Hubert le dit lui-même : « si l’on m’avait dit, 20 ou 10 ans plus tôt, que j’investirais mon temps pour améliorer les relations au travail, j’aurais secoué ma tête avec incrédulité. Sérieux ? Passer un ou deux jours entiers pour parler de nous, de nos émotions et sentiments, et comment sont les relations entre nous ? La version antérieure de moi-même n’aurait pas compris l’intérêt de passer une semaine par an pour être une équipe efficace plutôt que de consacrer ce temps à examiner les feuilles Excel et les statistiques de ventes ».

Le livre est l’occasion pour Hubert de nous livrer ses convictions, fruits de ses expériences et des principes qu’il a mis en œuvre lors de son passage à Best Buy. Le cœur du message est ce qu’il appelle « libérer la magie humaine ». Il en détaille les Pourquoi et Comment pas à pas, chapitre après chapitre. Il y plaide pour un nouveau leadership, un « purposeful leadership ».

Il y croit tellement qu’il veut transmettre cette conviction aux prochaines générations. Il en fait son enseignement à Harvard, et a fait un don généreux à l’école HEC pour créer une chaire dédiée à l’enseignement de ce « purposeful leadership ».

Convaincu que les générations de demain grandiront grâce aux technologies ( la raison d’être de Best Buy qu’il a contribué à forger est d’ailleurs « enrich our customers’lives through technology »), il a créé avec Best Buy des centres pour permettre à des adolescents défavorisés de s’initier aux technologies, les « Best Buy Teen centers ». Tous les droits d’auteur de son livre seront donnés à l’association qui gère ces centres. Acheter le livre est ainsi aussi, en plus d’y goûter une leçon de management, le moyen de faire une bonne action pour les générations futures (du moins celles des Etats-Unis).

Merci, camarade (comme on dit entre HECs).


Ensemble, Plus, Plus : un modèle disruptif venu de l'Est ?

PinduoduoAvant, quand on parlait d’innovations, de disruptions, de nouveaux produits, on pensait à l’Amérique. On les appelle les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Ils dominent le business des plateformes et du e-commerce…en Occident.

Mais aujourd’hui, il y a aussi les Chinois ; les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). Eux dominent les mêmes marchés, mais en Chine.

Au point de les imaginer imbattables.

Et pourtant, une société qui n’en fait pas partie, créée en 2015, est venue battre Alibaba en nombre d’acheteurs actifs en 2020 : 788,4 millions contre 779 millions pour Alibaba. Cependant, sur le volume de ventes, elle est encore loin d’Alibaba.

Mais ce n’est pas seulement le nombre d’acheteurs actifs qui fait la différence mais aussi un autre modèle économique, et des innovations disruptives.

Le cours de Bourse de cette société était de 33 dollars il y a un an ; il était aujourd’hui à 145 dollars ( et a même atteint les 200 dollars en février).

On dit qu’elle va révolutionner le e-commerce, et briser le mythe de la forteresse imprenable des GAFA et des BATX.

Et pourtant, nombreux sont ceux qui n’en n’ont jamais entendu parlé. Les experts en digital en sont encore à parler des modèles Amazon et Alibaba. Ils vont peut-être devoir s’y intéresser.

Alors, quelle est cette société ?

C’est Pinduoduo, qui veut dire en chinois « Ensemble. Plus (d’économies), Plus (de plaisir) ».

Et son histoire, bien que sur seulement cinq années, depuis 2015, se lit déjà comme un conte de fées. Et aussi comme une belle leçon de stratégie et d’entreprenariat.

Tout y est. Le créateur entrepreneur fils d'ouvriers, les idées géniales et le succès exponentiel, le bien apporté à la société, et notamment aux pauvres agriculteurs exploités par les méchants intermédiaires de la Distribution. 

On peut la trouver ICI et ICI, et dans un article de The Economist de cette semaine.

On commence par le portrait de son créateur, Colin Huang (qui a annoncé aujourd’hui qu’il quittait le conseil d’administration de la société qu’il a créée, pour redevenir entrepreneur de nouvelles aventures). Il est né à Hangzhou (la ville d'Alibaba), de parents ouvriers en usine. Après avoir étudié l’informatique en Chine, il a ensuite étudié aux Etats-Unis, et travaillé pour Google, avant de se mettre à son compte pour « faire de l’argent », et « pour être un peu plus cool ».En 2006, à l'occasion d'un concours, il participe à un dîner avec Warren Buffett, dont il dira qu'il lui a changé sa vision du monde et ses valeurs pour créer ses entreprises (simplicité, suivre le courant, et redistribuer la richesse, comme Warren Buffett envisage de donner 99% de sa fortune après sa mort).

C'est en 2015 qu’il crée Pinhaohuo, dont le business model est construit sur la vente de fruits (comme Amazon, qui avait démarré avec les livres, on commence par un produit dans le bas du marché) : Il s’agit d’acheter à des fermiers des fruits en gros, et de les vendre sur la plateforme directement aux consommateurs, en supprimant tout intermédiaire, et donc en diminuant les prix. Idée intéressante car, en 2015, seulement 3% des fruits étaient vendus en ligne. Mais c’est en 2016 que l’idée de génie arrive, à l’occasion de la fusion de Pinhaohuo avec Pinduoduo, une autre compagnie fondée par Colin Huang, plateforme de commerce en forme de jeu. La société gardera le nom de Pinduoduo.

L’idée de génie, c’est de mettre du jeu (du gaming) dans le commerce : Il s’agit pour les consommateurs de se grouper avec d’autres parmi leurs relations pour acheter en plus grand volume ensemble et ainsi faire baisser le prix. Le modèle consiste à bénéficier de réductions atteignant 90%( !) en invitant des « amis » à acheter ensemble les produits. C’est une forme de shopping fondé sur le flux et la sérendipité d’achat. L’acquisition de données très personnelles sur les clients se fait avec des jeux, des concours et tout un tas d’animations promotionnelles. L’idée aussi est de produire à la demande, en fonction des réservations des clients qui se sont groupés pour acheter ensemble une grande quantité. Le tout a été construit directement pour l’usage sur le mobile (pas d’accès via l’ordinateur), et donc extrêmement bien adapté pour ce canal.

Autre idée intéressante, c’est la confiance sociale : les avis clients sont intégrés au process et visibles dans l’interface, et le contrôle qualité est très strict. Si un produit contrefait est détecté, cela vaut au marchand d’être blacklisté et de payer des pénalités. Pinduoduo s’engage aussi à répondre en 48 heures à un client mécontent et à résoudre son problème.

Autre distinction nouvelle, c’est l’utilisation de la messagerie instantanée, afin de multiplier les moments de consommation en les liant à des moments sociaux, lors de la consultation des SMS ou de ses réseaux sociaux. Ainsi, le consommateur est un butineur. Au lieu d’aller sur le site de commerce avec une idée d’achat précis en tête, là il va pouvoir, dès qu’il consulte son téléphone pour des messages, recevoir des informations sur des produits et recevoir des recommandations de ses amis. Dans ce modèle, l’IA tient bien sûr une grande place. Et utilise aussi les communautés des réseaux WeChat (le Facebook chinois).

Le modèle s’est donc construit d’abord sur les produits agricoles, en voulant permettre aux agriculteurs de vivre grâce aux prix, et en éliminant les intermédiaires, et aussi en supprimant le concept de marques (qui est générateur de coûts de marketing). Tout cela sur des produits du quotidien que les consommateurs achètent en groupe (fruits et légumes de base). La cible privilégiée, ce sont les classes moyennes des « petites » villes chinoises (« petit » en Chine, c’est plus d’un million d’habitants quand même), en forte augmentation. Et tout ce système de d’achat fondé sur le jeu et le social fait fureur en Chine. C’est un peu comme si j’allai me promener dans un centre commercial avec des amis, et y vivre une expérience de découvertes ensemble.

Ce qui pousse aussi l’expansion de Pinduoduo, c’est ce système du C2M (Consumer-to-manufacturer), du fabricant au consommateur. Il se développe sur d’autres produits et a aussi bénéficié de la période de Covid. En effet, de grandes marques européennes et américaines ont créé des usines en Chine, pour l’export vers l’Europe et les Etats-Unis, mais ont aussi trouvé, grâce à la plateforme Pinduoduo, le moyen de placer les produits en marque blanche en Chine, et de récupérer ainsi des données et des insights des consommateurs grâce aux ventes réalisées. Voyant, à cause de la crise Covid (et aussi de la politique américaine contre les importations de Chine), les contrats d’exportation freinés, ce canal de distribution local constitue un bon moyen de se reporter sur la demande locale, et, grâce aux data de Pinduoduo, d’affiner le positionnement et d’améliorer l’offre produit.

Ainsi, un grand producteur d’ustensiles de cuisine, qui collabore avec des marques connues en Europe, comme Le Creuset, a trouvé grâce à Pinduoduo un marché en marque blanche et a doublé ses ventes en Chine, où la demande d’articles de cuisine a bondi, notamment parce qu’un plus grand nombre de personnes mangent à la maison. Le système est vertueux, car il permet de connaître quel type de produit les consommateurs regroupés veulent acheter, et de pratiquement les fabriquer à la demande, sans stocks.

On imagine bien la suite de l’histoire : engranger de plus en plus de données sur les consommateurs et les communautés, et ainsi trouver le moyen de les transformer en revenus pour aider de nouveaux fabricants à bénéficier de la plateforme Pinduoduo et vendre de nouveaux produits. Ainsi, Pinduoduo s’attaque maintenant au tourisme, les voyages, les chambres d’hôtel, les trains, les voyages domestiques. Ils annoncent aussi des initiatives dans l’Immobilier, pour permettre de vendre des appartements en bloc à plusieurs acheteurs, là encore avec un système de jeu, où les potentiels acheteurs déposent un jeton modique, et concourent pour acheter ensemble un lot de maisons.

Cette histoire est un bon cas de transformation continue d’un marché et de développement d’un concept exponentiel : il permet à la fois de satisfaire le consommateur avec des prix bas, et d’exciter son appétit de gaming, tout en offrant aux agriculteurs et manufacturiers un « Business-in-the-box » rentable. Cinq ans pour dépasser alibaba en nombre d'acheteurs, qui l'eût cru? 

Mais, forcément, cette stratégie de conquête de marchés rapide a aussi une contrepartie : des pertes énormes, et tous les revenus réinvestis en marketing. Pour l’année 2020, les pertes sont de 920 millions d’euros (alors que Alibaba en 2020, c’est presque 20 milliards de dollars de résultat net), et 7,5 milliards d’euros ont déjà été levés en dette et capital depuis 2018. Les actionnaires ne doivent pas trop compter sur les distributions de dividendes. Et Pinduoduo se vante de ne pas avoir de CFO; certains y voient déjà source de magouille dans les comptes. 

Et puis, même en Chine, la règlementation peut aussi se durcir, et empêcher de jouer n’importe comment avec les données personnelles, et aussi lever de nouvelles taxes, ce qui peut faire craindre que les profits soient plus difficiles à trouver dans le e-commerce de demain.

Mais pour le moment, pas de quoi verser de larmes pour Pinduoduo. Ce nouveau modèle peut-il au contraire inspirer de nouveaux entrepreneurs dans le monde ?

Dans les bureaux de Pinduoduo, au 23ème étage de la Tour Greenland à Shanghai, une inscription figure sur toutes les portes en verre  : "Confiance en soi".

C'est peut-être le secret.

Ensemble, plus, plus ? 


Jeff : Amour et haine

AmazonOn parle beaucoup d’Amazon en ce moment, devenu le grand gagnant de la crise Covid, avec le développement du commerce sur sa plateforme. La capitalisation boursière de 1.695,9 milliards de dollars, le chiffre d’affaires record de 386,1 milliards de dollars en 2020, le résultat net de 21,33 milliards de dollars, tout est là pour impressionner, et pas seulement les investisseurs. Amazon, aujourd’hui, c’est trois milliards de visites par mois sur son site, 50% du commerce en ligne aux Etats-Unis, et 20% en France.

Et puis, il y a aussi le fondateur, Jeff Bezos, qui a créé Amazon dans son garage, il y a seulement vingt-sept ans, pour devenir l’un des hommes les plus riches du monde. Tout ce qu’il faut pour incarner la réussite, version « American dream ». Il est devenu aussi le gourou de méthodes (ou plutôt de pratiques) de management qui ont fait le tour du monde, popularisées sous le terme de « Jeffismes ».

Les Echos les recensaient ce mois-ci dans un article d’Elsa Coneta. J’avais déjà évoqué ici l’obsession du client et l’histoire des deux pizzas (pas d’équipe plus grande que celle capable de se nourrir avec deux pizzas). Il y a aussi la devise d’Amazon, « It’s still Day One », peinte en grosses lettres sur tous les murs du siège et des entrepôts. C’est la terreur de Jeff Bezos de devenir une « Day Two Company », c’est-à-dire une entreprise qui aurait perdu l’agilité de ces débuts, et son esprit d’entrepreneur, pour devenir une machine bureaucratique, comme un dinosaure ou un mammouth.   

Autre dada, la technique du communiqué de presse : tous les projets doivent être présentés par un communiqué comme s’il devait être vendu aux journalistes. Pareil dans les réunions : les slides PowerPoint sont interdites, et remplacées par un essai rédigé de six pages maximum, avec des témoignages d’utilisateurs. Le document est partagé en silence au début de la réunion, qui ne démarre que quand chaque participant l’a lu.

Il y a aussi un « Jeffisme » pour le recrutement, le « Bar Raiser » : Il faut monter le niveau. Pour cela, pour chaque embauche intervient un « Bar Raiser », un salarié qui n’a pas de lien avec le service qui recrute, mais qui va s’assurer que le candidat est bien meilleur que la moitié des collaborateurs de sa catégorie.

Jeff Bezos, c’est aussi le « radin » qui chasse les coûts partout. Il appelle cela la frugalité. C’est lui qui avait annoncé avoir fait retirer toutes les ampoules des distributeurs de snacks dans les entrepôts pour faire des économies d’électricité. Il a mis en place les "Door Desk Awards » pour récompenser les employés les plus économes. Cela s’appelle « Door Desk » car les premières tables des bureaux de l’entreprise avaient été fabriquées avec de vieilles portes sur lesquelles étaient vissés des pieds. Tous les salariés voyagent en classe éco, et dorment dans les hôtels bon marché. Les salariés doivent payer pour garer leur voiture dans les parkings de l’entreprise. L’entreprise se refuse à financer les transports en commun, de peur que les salariés ne quittent leur travail prématurément pour attraper le dernier bus de la journée.

Ces pratiques deviennent culte dans de nombreuses entreprises maintenant, au point de devenir des gadgets de dirigeants qui aimeraient bien qu’on les compare à Amazon. Mais il ne suffit pas toujours de cumuler les pratiques anecdotiques lues ici ou là pour accaparer la performance de ces modèles.

Jeff Bezos n’est pas non plus complètement le dirigeant-culte qu’on aimerait. Les critiques, notamment en France, sont nombreuses sur le personnage et l’entreprise (rançon du succès ?) pour en faire le méchant des GAFA. Ceux qui critiquent ainsi sont ceux qui disent que cette entreprise manque de « raison d’être », qu’elle se débrouille pour ne pas payer d’impôts, qu’elle maltraite ses salariés, qu’elle ne respecte pas l’environnement. Sans parler des poursuites des régulateurs pour pratiques anticoncurrentielles.

Jeff Bezos est devenu l’icône qui partage les opinions. Le bon sujet pour se disputer lors d’un diner ou même en Zoom. Il y a les « Pour » qui l’adorent, et les « Contre » qui le détestent, voire le boycottent. Difficile de trouver le juste milieu, on est obligé de choisir son camp. Pour l’activité de vente en ligne (qui est loin de constituer l’essentiel du business d’Amazon, qui réalise 63% de son résultat net avec Amazon Web Services, le service de stockage et de traitement de données en ligne pour les entreprises), c’est carrément devenu un choix de société : ceux qui ne jurent plus que par le service clients qu’ils admirent sont en guerre contre ceux qui se refusent à acheter quoi que ce soit (du moins officiellement) sur Amazon.

Comme disait Voltaire : « Qu’il est dur de haïr ceux qu’on voudrait aimer ».

Pendant ce temps, les investisseurs voient l’action Amazon, qui dépasse aujourd’hui les 3.000 dollars, atteindre 5.000 dollars bientôt.

A suivre.