Nostalgie mon amour

Mylene22La nostalgie, comme une idéalisation du passé, a été longtemps perçue comme négative entre le XVIIIème et le XXème siècle. Elle était même considérée comme une forme de dépression de celui qui n’arrivait pas à vivre le présent, et encore moins l’avenir.

Et puis, aujourd’hui, elle est plutôt considérée positivement par les psychologues, étant associée à des souvenirs agréables. C’est la vision de Katharina Niemeyer, chercheuse à l’université du Québec et auteur de « Nostalgies contemporaines. Médias, cultures et technologies » (2021), qui était interrogée dans Le Monde début septembre.

Pour elle ,la nostalgie peut ouvrir des perspectives nouvelles sur le passé, et être réflexive et prospective. Cela consiste à mobiliser des éléments du passé pour un meilleur présent et avenir en évitant de tomber dans une idéalisation sans nuance.

C’est un peu l’impression que donne peut-être en ce moment l’ambiance des concerts de Mylène Farmer au Stade de France (oui, j'y étais moi aussi). Oui, les chansons sont celles des jeunes années d’un public qui a, pour certains, comme la chanteuse, vieilli, mais qui reste comme envoûté par ces refrains de la « génération désenchantée », repris a capella par tous, et Mylène aux anges. Et même les plus jeunes, oui, il y en a quand même, y chantent à l'unisson.

Et les plus chanceux, ceux des premiers rangs, arrivés sur place avant tout le monde, voire ayant couché sur place dans des tentes, ont apporté un doudou, une peluche, qu’ils auront l’immense plaisir de voir ramassé sur scène par la star. Ah, ces doudous, comme ceux de notre enfance, que Mylène serrera contre son cœur. C’est trop beau !

Car, oui, cette nostalgie, c’est aussi cette communion avec une star qui a traversé le temps, mais qui nous rappelle tout ce temps passé dans lequel on se croit encore. « Je, Je, suis libertine », « sans contrefaçon, je suis un garçon, et pour un empire, je ne veux me dévêtir », on le reprend tous en cœur.

Cette nostalgie d’aujourd’hui, c’est aussi une façon de naviguer entre le passé, le présent et le futur, se servir de belles histoires pour entrevoir l’avenir avec optimisme. 

Ce qui est impressionnant c’est que cette nostalgie des années 80 et 90 de ces chansons touche aussi des jeunes générations, aussi présentes dans ces concerts, alors qu’elles ne les ont pas vécues. Citons Katharina Niemeyer : « S’imaginer vivre à une autre époque ou encore mobiliser les styles et formes d’antan est depuis toujours une possible source d’inspiration ». Car « on peut être nostalgique d’une époque que l’on n’a pas vécue sans pour autant vouloir son retour effectif ».

Pourtant, tout n’était pas si merveilleux dans les années 80 et 90, mais, toujours selon Katharine Niemeyer, « Le réel n’est jamais une donnée brute, nous le construisons cognitivement, culturellement, socialement et historiquement, et la remédiation du passé en fait partie. Il s’agit de fragments sélectionnés qui remontent à la surface et qui sont parfois idéalisés, euphémisés, mais parfois aussi de véritables sources pour un potentiel changement dans le présent ».

Voilà de quoi faire des concerts de Mylène Farmer des sources d’optimisme et de potentiel de changement pour le présent.

Car, on le sait, « Qu’on soit des filles de cocktail, belles, qu’on soit des filles des fleurs de poubelle, toutes les mêmes…On a besoin d’amour, un amour XXL »

Vive l’amour !


L'art des poubelles ?

PollockOn connait ces histoires d’entrepreneurs qui parviennent à s’imposer dans un marché qui semblait dominé pour l’éternité par les leaders historiques. On parle en ce moment de Tesla, qui est valorisé 1000 milliards de dollars, à la suite de l’annonce d’un achat de 100.000 véhicules électriques par Hertz. Au troisième trimestre 2021, seuls Microsoft, Apple, Amazon et Google dépassent ce seuil, faisant de Tesla, entré en bourse il y a seulement onze ans, le cinquième au classement mondial. Son chiffre d’affaires au troisième trimestre est passé à 13,8 milliards, soit une hausse de 57%, et la voiture Tesla Modèle 3 est devenue la voiture électrique la plus vendue en Europe. Dans le même temps, les revenus des General Motors, Stellantis, Honda ou Nissan sont en berne. 

Parfois, il faut tourner le regard vers un autre domaine pour comprendre les ressorts de ce qui se passe, par exemple le domaine de l’art.

Car, rappelons-nous, pendant des siècles, la capitale internationale de l’art était Paris. Et ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale que New York va lui en ravir le titre.

Une histoire d’entrepreneurs.

Annie Cohen-Solal, ancien conseiller culturel aux Etats-Unis, suit pas à pas cette histoire dans son ouvrage, « Un jour, ils auront des peintres – L’avènement des peintres américains Paris 1867 – New York 1948 » (2000). Ça se lit comme un roman. Une excellente source pour analyser comment New-York va détrôner Paris sur cette période entre deux siècles.

Pour comprendre, on part de loin, dans l’histoire originelle des Etats-Unis. C’est Tocqueville (dans « De la démocratie en Amérique » - 1835) qui souligne : «La religion que professaient les premiers émigrants, et qu’ils ont légués à leurs descendants, simple dans son culte, austère et presque sauvage dans ses principes, ennemis des signes extérieurs et de la pompe des cérémonies, est généralement peu favorable aux beaux-arts ».

Le développement de l’art aux Etats-Unis et en France est complètement différent : En France, le monde des arts plastiques du XIXème siècle est marqué par la présence imposante de l’Etat. Alors qu’aux Etats-Unis, il n’y a pas, culturellement, d’art officiel. Le développement de l’art est marqué par la domination des fortunes privées et des mécènes. Les prescripteurs du goût y sont les barons de la finance, les rois du sucre, les princes de l’acier et des chemins de fer, tous ceux qui vont créer la révolution industrielle de l’Amérique. Ce sont les entrepreneurs.

En France, le monde des arts plastiques est à l’inverse profondément centralisateur, et gouverné par des institutions officielles, comme l’Institut de France, fondé sous la Convention. Les quarante académiciens des Beaux-Arts y sont élus à vie et possèdent un pouvoir considérable. Ainsi Ingres, qui restera membre de l’Institut pendant plus de quarante-deux ans, s’acharnera à repousser son ennemi Delacroix avec une grande cruauté. L’Ecole des Beaux-Arts, la plus ancienne école d’art française, est remaniée par Napoléon en 1819 afin que son enseignement, inspiré des pratiques de la fin du XVIIIème siècle, se concentre sur la préparation du Grand Prix de Rome. L’heureux élu de ce Prix avait accès à la l’Académie de France à Rome, la cité sainte du classicisme, où il séjournera pendant quatre ans. Le recrutement des professeurs s’effectue par cooptation auprès des académiciens. Bref, un milieu fermé, peu ouvert aux fécondations extérieures, aux nouveautés et aux ruptures.

Le mot clé, à Paris, c’est le mot « Salon » : c’est l’exposition publique d’ouvrages d’artistes vivants. On y attend les chefs-d’œuvre produits dans l’année écoulée par les vedettes , les artistes contemporains. C’est cette manifestation qui donne la mesure de la création artistique officielle, et est honorée par la visite de la plus haute autorité de l’Etat, le roi, puis l’Empereur, puis plus tard le président de la République.

Ce sont les entrepreneurs, les marchands d’art, les découvreurs de nouveaux talents, qui vont venir bousculer ce monde stable. Grâce à eux, qui circulent entre les Etats-Unis et la France, un nouveau circuit commercial et privé va progressivement se substituer en France à la commande publique, et mettre fin à la régulation du marché de l’art de type corporatiste et à la cooptation entre pairs. C’est un nouvel ordre qui apparaît à la fin du XIXème siècle, celui de la régulation privée. Le système de l’Académie fonctionnait par la célébration classique du chef-d’œuvre individuel. Désormais, le marché va s’intéresser à un artiste pour l’ensemble de sa production, pour son œuvre tout entier. La valeur marchande des tableaux de cet artiste devient le garant de sa valeur esthétique.

En clair, c’est à la fin du XIXème siècle que l’on considèrera que le contrôle absolu et universel de l’Etat français sur les artistes et sur le monde des arts plastiques est en train de s’effondrer.

C’est dans ce contexte que les artistes américains vont trouver leur voie. Ainsi l’américain James Abbott McNeill Whistler, dont les rejets officiels vont faire sa reconnaissance auprès des contestataires que l’on pourrait dire d’avant-garde. Il écrira dans le catalogue d’une exposition privée, fièrement, « Refusé par l’Académie ». Alors que les portraitistes officiellement reconnus représentaient les femmes en tenue de ville, apprêtées, portant chignon et robes à crinoline, Whistler montre dans son tableau « la fille blanche » (1862) une jeune fille étonnée, aux longs cheveux défaits, dans une longue robe blanche de baptiste fluide, un lys à la main, dans une scène grandeur nature qui est à contre-courant de tous les usages. Ce tableau fait scandale, et c’est son refus en 1863 par la Royal Academy de Londres, puis par le Salon français, qui va lui valoir sa célébrité. Filleblanche

Ce n’est pas un cas unique. Du second Empire à la fin du XIXème siècle, le nombre de peintres américains à Paris va passer de 150 à plusieurs milliers. Ce sont les « Tesla » de l’art moderne. Leur ascension est très rapide. Dès l’Exposition Universelle de 1889, où ils obtiennent 75 médailles, les critiques français, étonnés de cette progression, commencent à parler d’une « école américaine ».

C’est aussi le moment où les peintres français impressionnistes sont très appréciés outre-Atlantique. Au moment où des empires industriels se constituent, ce sont ces milliardaires enrichis dans le pétrole ou l’acier, comme Andrew Carnegie, John Pierpont-Morgan, Henry Frick, qui vont se constituer des collections privées et, pour accroître le prestige de leur ville, financer la construction de musées. C’est au moment où les Américains ouvrent leurs bras d’entrepreneurs aux nouveaux peintres que les musées d’Etat français leur tournent le dos. C’est ainsi que dès la fin du XIXème siècle, les deux-tiers des toiles françaises les plus novatrices (école de Barbizon, impressionnistes) auront traversé l’Atlantique.

En France, certains tentent de résister à ces peintres américains, classique tentative d’endiguer les disrupteurs. Ainsi, certains élèves français de l’Ecole des Beaux-Arts, jaloux des récompenses obtenues par les étrangers, vont demander un contrôle de leurs inscriptions, comme l’écrit l’un d’eux : « Faute à une insuffisance de place, il serait juste de limiter les places accordées aux Anglais et aux Américains, dont les ateliers regorgent. L’affluence des étrangers est arrivée au point que, dans certains ateliers de peinture, les Américains et les Anglais se trouvent en majorité ». Ils demandent que le nombre des étrangers admis soit limité et que les prix ne soient plus attribués aux étrangers. Ah, le rejet des étrangers, qui viennent empêcher les français, c’est une histoire qui ne date pas d’hier, finalement.

D’autres vont se consoler en soulignant que tous ces étrangers ont été formés dans les écoles françaises, et que leurs récompenses sont un peu aussi celles de la France.

Ces peintres américains formés à Paris, on les appellera les « expatriés » vont ensuite revenir dans leur pays natal, comme des fils prodigues. C’est une nouvelle étape, et aussi une épreuve, la réinsertion dans leur pays n’étant pas toujours facile. Ils y essuieront les critiques locales de ceux qui considèreront que ce style acquis en France ne correspond pas à la culture américaine de cette fin du XIXème siècle. Décidément, entreprendre et innover crée aussi des oppositions des traditionnalistes.

Mais les goûts évoluent, et certains critiques vont commencer à louer cet « art américain ». Lors d’une exposition organisée par la Society of American Artists (SAA), créée par un groupe de jeunes peintres rentrés d’Europe, un critique va s’exclamer, comme une prophétie : « C’est une révolution. Ici, dans cette modeste salle, l’art américain rompt avec son passé et démontre avec sérieux qu’il est prêt à parvenir à l’excellence ». Eh oui, comme toujours, face à l’innovation, il y a d’abord les « early adopters ». Pas facile dans un pays où les artistes locaux sont dédaignés au profit de la peinture européenne qui attire les plus riches acheteurs. Comme le dira l’artiste Julian Weir, il va falloir du temps pour « fertiliser le pays » pour en faire une grande nation artistique, en y créant notamment des écoles.

C’est donc ainsi que des peintres américains, notamment ceux influencés par Monet et leur séjour à Giverny, vont permettre cette mutation vers l’impressionnisme et le développement d’un nouvel art américain. Alexander Harrison, et son tableau de nu en plein air « En Arcadie »(1886), que l’on peut voir au musée d’Orsay aujourd’hui, en est un représentant. Enarcadie

Incroyable de voir que, alors que les impressionnistes se développent aux Etats-Unis, ces nouveaux peintres n’arrivent pas à se faire accepter en France. C’est le phénomène d’une innovation que n’arrivent pas à voir ni à anticiper les plus conservateurs. Les courbes entre les Etats-Unis et la France sont en train de se croiser. Ce n’est que le début.

C’est l’époque de la création des musées américains.

C’est en 1870 que des personnalités américaines issues des milieux d’affaires et artistiques ont l’idée de créer un musée pour apporter l’art aux citoyens américains. C’est le Metropolitan Museum qui ouvre en février 1872, avec entre autres la collection personnelle de John Taylor Johnston, dirigeant de la compagnie ferroviaire Central Railroad of New Jersey. Mais c’est aussi l’apparition des musées et collections privés à travers le pays. Ces musées américains sont complètement différents du modèle européen. Ce sont des institutions nées de la volonté et de la fortune d’hommes privés et gérées par un conseil d’administration, comme une entreprise commerciale privée à but non lucratif. De quoi former le goût des citoyens.

C’est ainsi qu’un art américain marqué de l’empreinte locale va se développer et cesser d’exister comme une imitation de l’Europe jugée trop plate par certains.

Une étape importante est franchie à New York au début du XXème siècle. New York est alors la plus grande métropole du monde, et des millions d’immigrants y viennent s’installer. Dopée par cette immigration exceptionnelle et un afflux de capitaux, la ville devient un extraordinaire aimant économique et culturel. Une nouvelle vie d’artistes s’y met en place, notamment autour du peintre Robert Henri qui enseigne à la New York School of Art de 1892 à 1909, où l’un des élèves sera Edward Hopper, et qui va être le chef de file en croisade contre les instances académiques. Ces artistes vont y peindre la vie du peuple et des quartiers ouvriers de New York. On ne représente plus la vie du beau monde, mais celle des immigrants et du plus grand nombre. On y voit la ville des accidents, des travaux de voierie, des incendies, des bas-fonds, des excavations, des métros aériens et des gratte-ciel, mais aussi les espaces publics, les rings de boxe et les boîtes de nuit. Les critiques nommeront Robert Henri et les peintres qui le suivent « l’art des poubelles ». L’art américain devient l’antithèse de l’art français.

Ce sont les femmes mécènes qui interviennent alors pour l’apothéose de l’histoire de cet art américain.

A la fin des années 1920, le grand collectionneur d'art national se nomme Gertrude Vanderbilt-Whitney. Sa collection ayant été refusée par le Met, elle crée son propre musée, le Whitney, exclusivement dédié à l’art américain.

En 1928, trois autres femmes millionnaires et féministes ( Abby Rockefeller, Lilly Bliss et Mary Quinn Sullivan) se mettent d'accord pour créer un Museum of Modern Art (Moma) qui abritera leurs propres collections. Il ouvrira en 1929, et deviendra très vite le musée le plus moderne du monde. Un moment très symbolique est celui où le Moma achète Les Demoiselles d'Avignon, de Picasso. Le couturier Jacques Doucet avait acquis la toile en France, en 1924. Quand il a voulu l'offrir à la France, le Louvre n'en a pas voulu. C'est l'Amérique qui l'a récupérée. Demoisellesavignon

La guerre amène à New York des artistes exilés, qui exercent leur influence. Une cinquième mécène, Peggy Guggenheim, entre avec eux en jeu.1948 est considérée comme l’année décisive de la victoire des Etats-Unis. C’est l’année où Peggy Guggenheim présente à la Biennale de Venise plusieurs œuvres de Jackson Pollock, peintre qui s’est fait un point d’honneur à ne jamais traverser l’océan. Loin de la peinture de chevalet, ses drippings, qui s'inspirent de la technique des Indiens Navajo, sont en rupture avec la tradition européenne. Les critiques parleront bientôt de Pollock comme du «plus grand peintre du monde». Les Etats-Unis ont leur premier maître. Le rapport de force avec Paris s’est inversé. Cela ne fera que croître.

A ceux qui croient que l’art, le management, et le leadership cela n’a rien à voir : On peut aussi apprendre de ces rebelles, de ces entrepreneurs et artistes, et de cet « art des poubelles » qui feront de l’Amérique le leader de l’art contemporain en dépassant un Paris endormi sur sa gloire d’hier qui n’a pas vu surgir ces nouvelles vagues assez tôt.

L'histoire de la naissance de cet art américain nous apprend à repérer ces rebelles des poubelles qui viennent bousculer l'ordre établi, cassant les codes et les habitudes, remplaçant les robes à crinoline par des robes de baptiste blanches, ainsi que ces libéraux qui osent plus vite que les institutions étatiques centralisées pour créer les tendances.

La liberté a toujours de l'avance.

Même si l'histoire n'est jamais finie, et l'art contemporain connaîtra d'autres épisodes. Aujourd'hui ce sont les NFT, le digital, la Blockchain qui participent à la compétition contemporaine.

Quand l’art nous donne des leçons…

Reste à aller contempler les « Demoiselles d’Avignon » refusée par Le Louvre au Moma pour s’en rappeler. 


Le silence de l'amour

AmourCertains croient que bien parler en public, c’est en mettre plein la vue et faire de grandes phrases. Ce sont les Cicéron (j’en ai parlé ICI) qui pensent qu’un bon discours c’est « Celui à qui on ne peut rien ajouter et qui n'a rien omis de tout ce qui pouvait embellir son ouvrage". Inversement les Démosthène pensent que le bon discours c’est " Celui à qui on ne peut rien retrancher et qui n'a rien dit que de parfait".

Mais d’autres vont plus loin et considèrent que ce qui fait la parole, c’est le silence.

Cela mérite une explication.

C’est la thèse de Jacques Lusseyran dans son ouvrage « Le monde commence aujourd’hui », que je découvre, et l’auteur avec. Une révélation. Un livre qui se déguste, par l’écriture et par la densité des personnes (réelles) qui y sont décrites.

Jacques Lusseyran est un auteur devenu aveugle à huit ans, déporté à Buchenwald en 1944, à 19 ans, et libéré an avril 1945, devenu ensuite professeur de français aux Etats-Unis. C’est ce parcours qu’il relate dans ses livres, dont « le monde commence aujourd’hui », en 1958. Le livre relate les rencontres de l’auteur dans ce camp de Buchenwald, où il séjourne dans le bloc des estropiés, des cul-de-jattes, des handicapés, et des fous. Toutes ces rencontres sont des leçons de vie et de résilience.

Le chapitre sur la parole en public est inséré au milieu de ce récit, à propos de son métier de professeur.

C’est un texte à mettre dans les mains de tous ceux qui veulent parler en public, conférenciers ou professeurs. Voire aux artistes avec leur public.

Car la première chose entre un orateur et son public, c’est une histoire d’amour :

« Si l’orateur ne commence pas par l’amour, c’est qu’il est ingrat et niais.

Il est ingrat, car le public, lui, ne se fait jamais faute de l’aimer. Il aime l’orateur d’instinct, c’est sa fonction de public. Il l’aime boiteux, hagard, dépenaillé, élégant, autoritaire. Il lui donne sa parole dans un élan de sensibilité. Son attente est déjà de l’abandon, et presque de l’espoir ».

« Celui qui parle sans aimer est également niais. L’amour est, en effet, la seule arme qui donne à son talent -voire à sa science- une chance quelconque de se faire reconnaître. Fût-il le plus intelligent des hommes, un orateur sans amour met le public en fuite. Il sera écouté – par politesse ou même par intérêt- mais avec cet éloignement d’esprit irrémédiable que l’on peut si bien lire sur les visages des personnes qui regardent la télévision ».

La caractéristique ce cet amour, c’est qu’il ne s’adresse à personne en particulier. Il embrasse le public dans sa totalité. « Le public, tous les publics, est un organisme physique et moral complet ».

Et pour que s’accomplisse cet amour « impersonnel », il ne s’agit pas de persuader, mais d’« être présent », et pour être « présent », le secret c’est « d’accepter les autres ».

« Accepter le public, l’aimer : deux manières de reconnaître la même nécessité. Combien de professeurs conspués, de conférenciers à salles vides, doivent leurs malheurs à l’irrespect, à l’impertinence, au refus ? Ils n’en veulent pas, de leur public. Ils ne sont là, devant lui, que par devoir. Ils baissent les yeux, tournent la tête, cherchent un abri dans les feuillets qu’ils ont noircis. Au fait, ils ne sont là pour personne, pour eux-mêmes non plus. Ils rêvent d’être ailleurs. Ils n’aiment pas ».

Voilà pour l’amour.

Et maintenant, le silence.

« Si l’on me demandait de quoi est faite la parole, je répondrais, je crois : le silence. La parole est le moyen privilégié que les hommes détiennent de faire entendre le silence.

Le public n’écoute pas ceux qui ne s’interrompent jamais, il ne les entend plus. Pour bien parler il faut donc apprendre à se taire, et c’est une rude école. La tentation est de garder la parole dès qu’on l’a prise, de se rassurer en parlant, en enchaînant les mots aux mots. « .

« C’est, à n’en pas douter, dans la seconde de silence que la rencontre avec le public a lieu. C’est même dans ce trou, dans ce court espace, que la parole naît ».

La fin du texte (écrit, rappelons-le en 1958) est l’expression, pour l’auteur, d’une crainte prémonitoire : la parole est malade aujourd’hui, et « il m’arrive même de ne plus être sûr que la mort puisse être évitée ».

Cette prédiction funeste, c’est quoi ?

« Aujourd’hui, il arrive de plus en plus que la parole ne soit pas parlée, mais déracinée, découpée en pièces, reproduite, à des millions d’exemplaires, jetée à travers le monde en vrac, sans public, sans retour. Cette seule pensée me fait peur ».

Avec ces mots, il pense à la télévision, à la radio, qui débite des paroles à travers l’espace, sans que personne ne les écoute vraiment. Que dirait-il aujourd’hui avec internet, les réseaux sociaux, YouTube et les autres ?

« Un jour viendra où l’univers sera une gigantesque outre de sons, et il n’y aura plus de bouches pour les prononcer, ces sons, ni d’oreilles pour les entendre ».

Et il nous donne une recommandation, que l’on pourrait faire nôtre, plus que jamais, aujourd’hui :

« Parlons de notre mieux, en le sachant, et bien en face : je veux dire en face d’autres hommes ».


Design thinking : observer et sentir comme un artiste

RouenCela fait quelque temps maintenant qu’on a l’habitude d’utiliser le mot dans les entreprises quand on parle des clients et d’innovation. Certains grands Groupes en ont fait un incontournable pour imaginer les services et parcours clients les plus différenciants, en déployant de nombreuses formations. Mais d’autres en sont encore à se méfier, y voyant « un truc de consultants », et restant dans une attitude plus cynique, genre « on ne me la fait pas, à moi ».

Ce mot qui fait innover certains, et douter les autres, c’est le Design, et son corollaire le « Design Thinking ». Et cela va bien au-delà de l’expérience clients, ou collaborateurs. Ce n’est pas non plus un accessoire, une « technique innovante », comme le disent certains consultants, y voyant comme un nouveau tour de cartes qu’ils promènent dans leurs poches pour épater la galerie.

C’est quoi alors ?

C’est un état d’esprit qui reste encore à diffuser plus largement, et qui concerne notre façon d’observer, d’interpréter, et de produire des idées et des innovations.

C’est vrai qu’à l’origine, quand on parlait de Design, c'était plutôt à la fin d’un processus de création. Le designer arrivait une fois une idée bien conçue, un nouveau produit imaginé, pour lui donner la meilleure apparence et le meilleur « look », afin de le rendre le plus attractif possible au client et au consommateur, permettant aussi de renforcer la perception de la marque. A la fin du XXème siècle, le design était ainsi un actif majeur pour valoriser, par exemple, des produits électroniques, des voitures, ou des biens de consommation courante. Mais c’était toujours, finalement, quelque chose de rajouté à un produit déjà conçu. Certains en sont peut-être encore restés là dans leur vision du Design.

Pourtant, ce que l’on va demander aujourd'hui au design, c'est, non plus de rendre plus attractive une idée pour les consommateurs, mais de créer ces idées qui vont satisfaire les besoins et les désirs profonds des consommateurs. On est passé à un rôle stratégique, pour créer de nouvelles formes de valeurs. Dans le monde actuel, les terrains d’innovation dans nos entreprises ne se limitent plus aux produits physiques, mais aux services, aux expériences, à nos façons de communiquer et de collaborer. Nos interactions avec notre environnement sont aussi sources d’innovations. C’est exactement le terrain de jeu favori du « design thinking ». Car il est à la source de démarches dites « centrées sur l’humain » : à l’heure où tous les produits et services peuvent être copiés, la compétition risquant de se concentrer sur le facteur prix, et donc au prix d’une baisse des marges, la différentiation est de plus en plus recherchée dans ces approches « centrées humain », beaucoup plus difficiles à copier. La Banque, l’Assurance, sont parmi les secteurs qui ont compris ces nouvelles approches, en tentant, mais pas toujours avec succès, d’y trouver leur différentiation. C’est en effet celui qui apportera la meilleure expérience à toutes les interactions des clients, quel que soit le canal, et notamment dans le numérique, qui aura l’avantage compétitif.

Si l’on s’en tient aux méthodologies, la littérature est abondante, et mérite d’être étudiée. Les ouvrages de Tom Kelley et David Kelley, fondateur d’une des premières et leader des entreprises de « design et innovation », IDEO, sont aussi très inspirants.

Mais le plus difficile est bien sûr d’acquérir cet état d’esprit « design thinking ». Les qualités à développer sont l’observation et l’empathie.

L’observation permet d’aller directement au contact du client, du consommateur, du collaborateur, pour aller y chercher ce qu’on ne trouvera pas dans un simple entretien. Car l’observation se fait aussi dans le contexte, et le contexte joue autant que le contenu observé. Cela se rapproche de l’observation par un artiste, qui va peindre en plein air pour capter le même sujet dans des contextes différents de lumière. On pense ainsi aux séries de peintures des cathédrales de Rouen par Claude Monet. Chaque toile est différente, avec le même sujet.

Deuxième qualité à développer : l’empathie. C’est cette capacité à comprendre les sentiments des autres. C’est en développant cette aptitude que l’on va comprendre les émotions des autres, et interpréter ainsi leurs besoins, leurs problèmes, leurs intérêts, leurs désirs et leurs envies, même s’ils ne l’expriment pas clairement quand on les interroge. Là encore, l’art nous aide à lire ces émotions. Et nous pouvons nous y éduquer en regardant ces tableaux qui nous inspirent. Les designers nous recommandent notamment les œuvres des expressionnistes et surréalistes, mais aussi les œuvres d’art contemporaines. Car ces œuvres ne copient pas la nature, mais nous donnent des impressions personnelles de l’artiste sur son environnement, et ses émotions intérieures. Et nous reconnaissons ensuite ces artistes dans la nature, ou leur style dans d’autres œuvres. En observant des atmosphères d’ombre et de lumière, on se rappelle Rembrandt. Une combinaison harmonieuse de bleu et de jaune va nous évoquer van Gogh.

Alors, pour développer ces qualités de « design thinker », capable de vraie observation et d’empathie, il nous suffit peut-être, régulièrement, de nous ressourcer auprès de la nature et des œuvres d’artistes.

Bon programme pour cette période de trêve des fêtes.

Profitons-en.


La co-création avec Sienna, 9 ans

SiennaUn des secrets pour innover, c'est d'aller chercher les inspirations et les idées au plus près des clients, et encore mieux, des fans.

Un qui a bien compris et mis ce simple principe en application, c'est LEGO, auquel Le Figaro de ce week-end consacre toute une page, un reportage de Keren Lentschner, en direct de Billung, le siège de LEGO au Danemark.

Elle raconte cette histoire d'un concours mondial organisé par LEGO, et gagné par Sienna, une jeune anglaise de 9 ans, qui a proposé de créer sa "cour de récréation" de ses rêves. Avec elle-même dedans, mais aussi le gentil chien de sa grand-mère. Le produit a vu le jour après que Sienna ait passé une semaine avec les designers de Billung. On peut la voir en vidéo nous raconter ça ICI. 

Ce qui est fort, c'est ce principe de co-création qui permet à tout le monde de proposer des idées sur la plateforme Lego Ideas, et en fonction des votes positifs de la communauté (il en faut 10.000 pour passer le cap) permet de déboucher sur un vrai produit du catalogue. Il y a déjà un million de fans (adultes) qui ont déposé des idées, et LEGO prévoit de sortir d'ici la fin de l'année 21 modèles grâce à cette plateforme de cocréation. Et qui utilise ainsi aussi la "sagesse des foules" par ce principe de votes.

Il paraît qu'il existe encore des gens qui croient que pour créer des produits et services innovants il faut des consultants sérieux et des experts qui font des études de marché et des analyses avec des "datas", si possible "big"...

Et si on allait plutôt chercher Sienna et ses copines ? A chaque entreprise de trouver la sienne.

 


La prescription contre l'autonomie

TravailUne erreur commise lors d'une opération de maintenance, des conséquences qui auraient pu mettre en danger, et immédiatement on va proposer de renforcer les procédures, de rajouter des contrôles, de rajouter des documents pédagogiques à destination des techniciens. L'idée bien sûr : comme ça, on aura moins d'erreurs.Et l'organisation fonctionnera mieux.

Pas si sûr que ça. Car tout travail contient justement une part d'autonomie, et que la prescription, les procédures, les documentations, ne peuvent à elles-seules tout régenter. D'ailleurs cela serait même étonnant que le travail humain se réduise à une exécution à la lettre de procédures et de prescriptions écrites. Cela serait même source de désorganisation totale, ce que l'on appelle la "grève du zèle" : en respectant à la lettre les procédures, on engorge les guichets, l'enregistrement à l'aéroport est paralysé, etc.

Car c'est précisément cette autonomie, et cet écart entre le travail prescrit et le travail réel, qui constitue la vraie vie du travail. Lorsque tous les travailleurs se contentent, pour "se couvrir" de s'en tenir au suivi scrupuleux des "bonnes pratiques", où chacun va se prémunir contre tout risque de voir sa responsabilité engagée, alors toute erreur devient considérée comme une faute, et toute créativité, toute prise d'initiative, est directement étouffée. C'est précisément ce genre d'organisation qui marche le moins bien. Les erreurs vont se multiplier, les opérationnels de première ligne étant paralysés devant toute prise d'initiative, et les experts en méthodes su leur dos en permanence, installés dans la croyance que leurs prescriptions ont un impact sur le fonctionnement : si les procédures n'ont pas permis le "zéro défaut", pour eux il n'y a qu'une seule réponse possible : il faut rajouter des procédures, envoyer des "notes", et encore de la "documentation".

Difficile de se débarrasser de cette croyance du management du surhomme, du zéro défaut, jamais atteint. Alors que c'est la fragilité qui caractérise l'homme, et heureusement. Car, on le sait, les gens créatifs sont fragiles, les gens innovants sont fragiles, les gens qui génèrent des qualités de relations humaines sont fragiles, les gens qui ont l'intelligence des autres sont souvent des gens fragiles (sinon ils ne s'intéresseraient pas aux autres).

La psychodynamique du travail, dont un des auteurs est par exemple Christophe Dejours, considère d'ailleurs que tout travail comporte une part de souffrance, car le travail opère sur le réel et le réel résiste : rien ne se passe exactement comme prévu dans la procédure. Le réel ne se comporte pas comme on l'attendait ou le souhaitait. Mais c'est justement en dépassant cette souffrance, par une activité "rusée", une initiative nouvelle, supérieure aux prescriptions de l'organisation, que le travailleur se mesure à la résistance du réel, et subvertir alors sa souffrance en plaisir. Cela comporte bien sûr sa part de risque. On constate même des cas où, étouffé par les prescriptions, le travailleur va se mettre inconsciemment en risque, comme pour se rebeller contre ce carcan des prescriptions contre lequel il n'arrive plus à se défaire autrement qu'en l'enfreignant, même inconsciemment.

 C'est pourquoi certaines organisations du travail permettent mieux que d'autres de bien fonctionner. J'en trouve une présentation dans un ouvrage de Yves Clot, titulaire de la chaire de psychologie du travail du CNAM.

L'organisation simple, c'est celle avec un lien direct entre les salariés et l'employeur, ou le chef, qui est ici une personne physique. Il n'y a pas, ou peu, de procédures formalisées. C'est comme cela que fonctionnent les petites entreprises, les commerces artisanaux.

L'organisation taylorienne, c'est celle qui vise à une meilleure organisation que l'organisation simple : la maîtrise du travail est assurée par les procédures, la régulation de la production. Cela est assurée par le déploiement de moyens tels que les normes, la hiérarchie, les gammes de méthodes. Ce type d'organisation remonte à plus d'un siècle. Elle continue à se développer aujourd'hui/

Une organisation plus innovante est apparue plus tard : l'organisation apprenante. C'est l'organisation où la recherche d'efficacité repose sur l'accroissement du capital humain et sa pleine utilisation, via précisément l'autonomie individuelle, la coopération, la prise de décision collective.

L'organisation taylorienne est la plus dangereuse : c'est celle qui implique un travail intense et une faible autonomie, ce que l'on appelle le "job strain", trés préjudiciable à la santé.

C'est bien sûr l'organisation apprenante qui est la plus favorable à la santé. La recherche d'efficacité ne repose pas sur le stress et l'intensité du travail, mais sur l'autonomie individuelle, et la participation des travailleurs à la prise de décisions collectives. Elle offre à chacun la possibilité d'apprendre et de se développer.

La difficulté, c'est que pour faire fonctionner une organisation apprenante les procédures, les notes, les méthodes, ne sont d'aucun secours décisif. Les ingrédients sont plus subtils : confiance, coopération, autonomie,...management.

Alors pour éviter les erreurs et développer nos organisations : un peu moins de prescriptions, un peu plus d'autonomie et de management.

Chiche?

 

 


L'organigramme ou l'élégance

_DSC3337bisJe recevais cette semaine pour le cycle de conférences de PMP sur l'innovation managériale deux invités de choix : Bernard Stirn, Président de l'Opéra de Paris, et Benjamin Millepied, directeur de la danse de puis un an. Le thème : Comment manage-t-on une institution et un corps d'élite. 

Echanges passionnants pour une belle rencontre. 

Benjamin Millepied, qui est revenu des Etats-Unis l'année dernière pour le poste, après avoir quitté la France à 16 ans, nous a avoué avoir découvert à l'Opéra de Paris un mot qu'il ne connaissait pas : le mot "organigramme". Toutes ces cases, ces hiérarchies, on comprend que cela l'effraie. Il est convaincu, il nous l'a dit, que " la hiérarchie n'amène pas au respect des autres".

Il a vite quitté le bureau qu'on lui a attribué pour se balader partout dans les locaux et cheminer avec son ordinateur au milieu des employés et des danseurs. Pour lui, ce système de bureaux fermés est d'un autre âge.

Il a envie de tout changer, de donner de l'air à cette atmosphère trop fermée; de libérer les énergies et d'enseigner aux danseurs à oser être eux-mêmes et à libérer leurs personnalités. 

Cela veut dire quoi?

La France est à l'origine du ballet, depuis Louis XIV, et a créé tous les grands ballets classiques. Mais la danse est devenue un monde trop rigide, enfermé dans des règles et des standards qui normalisent. Ce que veut Benjamin Millepied c'est retrouver un mot qu'il connaît mieux que celui d'organigramme : l'élégance. Cette élégance qui redonne de l'individualité au danseur, qui simplifie ( il est adepte de "Less is More", la simplicité préférable à la complexité).

EleganceRetrouver l'élégance c'est retrouver la personnalité du chorégraphe et du danseur, qui apportent leur style, qui créent. C'est cette création qu'il veut favoriser, faire émerger, et faire pousser les talents de demain qui vont sortir de cette école de danse de l'Opéra de Paris, gratuite depuis sa création (unique au monde). L'école, d'où tout part, et qu'il considère comme primordiale dans le dispositif, car c'est la formation qui construit le ballet de demain.

Il nous a cité Fred Astaire pour illustrer ce qu'il veut faire. 

Pour lui, l'objectif n'est pas de se replier frileusement sur la seule protection du classique, du patrimoine du ballet, mais d'abord d'être dans le présent, et de donner envie de demain, de créer le futur, avec le public d'aujourd'hui et de demain.

Ce public il veut aller le toucher par tous les canaux, et s'intéresse au digital : il a créé la "troisième scène", plate-forme numérique de programmes vidéos de danse.

Remplacer l'organigramme par l'élégance, et donner à tous l'envie de demain : voilà la belle leçon de management de Benjamin Millepied.

Alors, on danse?


L'escalator en panne

EscalatorC'est une image qui a été utilisée dans une publicité pour une marque de margarine, reprise par Seth Godin dans son dernier livre, " C'est à vous de jouer" : Deux individus, sûrement des cadres supérieurs d'entreprise, qui sont sur un escalator; ils ont l'ai pressés. Et soudain l'esacalator se bloque et s'arrête. C'est la panique ! Les deux cadres ne savent pas comment s'en sortir; le premier soupire; le deuxième va crier et appeler à l'aide; et personne pour réparer l'escalator ou leur porter secours. 

Ils ont l'air ridicules, et pourtant ils symbolisent notre propre incapacité à nous tirer d'affaire quand une situation est bloquée : nous ne voyons pas qu'il suffirait de descendre (ou monter) les marches; pas aussi pratique que de se laisser porter par l'escalator automatique, mais toujours mieux que de rester bloqué au milieu de l'escalator.

C'est précisément le sujet de ce drôle de livre : se lancer, ne pas avoir peur, monter les marches tout seul, profiter de sa liberté. 

Le livre est plus qu'un livre, c'est un bel objet, plein d'images, que l'on peut lire mais aussi ouvrir n'importe où pour en goûter les métaphores et les phrases qui claquent. Quel beau travail des Editions Dateino. Ce livre est un vrai cadeau, à distribuer autour de soi pour donner envie de se lancer et de créer, et d'entreprendre.

C'est du Seth Godin; et les fans, comme moi, adoreront; d'autres trouveront peut-être cela superficiel ou un peu vide : ce sont ceux qui sont souvent bloqués sur les escalators en panne. Car ce livre, Seth nous le dit lui-même, est un acte d'amour :

" Je n'ose imaginer combien le choix d'une vie focalisée sur les besoins égoïstes serait vide et manquerait d'amour. Une vie qui ne tournerait qu'autour du profit, ou de la tentative d'éviter ce qui pourrait mal se passer pour veiller à sa tranquilité.

Quelle formidable chance nous avons de pouvoir mettre de l'amour dans notre vie professionnelle, dans notre vie créative, dans la communauté dont nous choisissons de faire partie".

Tout ce que nous dit Seth Godin c'est de saisir l'opportunité quand c'est à vous de jouer et de changer les choses. 

Tout ce qu'il faut, c'est avoir soif. Ce qui nous empêche d'avoir soif, c'est la peur du zéro : le but n'est pas d'apprendre, mais d'avoir la meilleure note (c'est ce que l'école nous a enseigné), de poursuivre l'objectif de la norme. La soif, c'est l'inverse des gens qui ont surtout envie d'avoir 20/20; c'est l'envie d'apprendre, de chercher d'autres chemins, d'aller vers de plus en plus d'apprentissage.

Ce livre est une façon de nous aider à aimer notre soif, à ne plus avoir peur de notre peur d'avoir peur.

Alors, la prochaine fois que l'on se trouvera sur un escalator en panne, on fait quoi?

La vidéo ici :


Symbole

Moulinmystique
Dans nos temps modernes on ne fait plus trés souvent référence aux symboles. Cela semble des trucs d'un autre âge, des croyances désuètes. C'est Frithjof Schuon qui dans son ouvrage " sentiers de gnose" (1957) nous a dit que que l'homme moderne collectionne les clés sans savoir ouvrir les portes.

Pourtant certains nous disent que les leaders sont ceux qui sont capables de transmettre un capital symbolique.

Alors?

Savoir porter une attention aux signes symboliques qui nous entourent, que l'on peut contempler dans la nature, comme des regards animés, c'est déjà commencer à être sensible aux symboles.

Rien de mieux pour s'y exercer que de se replonger dans le siècle qui a particulièrement consacré les symboles, ce siècle charnière entre l'Antiquité et le monde moderne, le XIIème siècle, celui de l'art roman.Ce XIIème siècle est un modèle pour nous apprendre à "transmettre un capital symbolique".

J'avais déjà parlé de l'ouvrage de Frank Horvat et Michel Pastoureau sur les "figures romanes", avec de magnifiques photographies, ICI.

L'ouvrage de Marie-Madeleine Davy, " Initiation à la symbolique romane" (1977) est un précieux compagnon de voyage pour continuer dans cette aventure (pas de photographies ici mais des analyses de textes trés développées, et faciles d'accès).

Le XIIème siècle est considéré comme une époque charnière : le passage du monde antique au monde moderne, l'époque des transformations économiques, le temps des Croisades, qui confrontent la Chrétieneté à l'Orient. Un monde nouveau est en train de naître. La langue romane va succéder au latin (la langue romaine).Il naît ainsi une autonomie de la pensée médiévale, qui ne repense pas ce qui existait avant mais crée un monde nouveau.

C'est le temps où surgissent partout les églises, qui ont amené jusqu'à nous "l'art roman"; ces églises qui se construisent sur des temps considérables (Sainte Madeleine de Vézelay , commencée en 1096, sera par exemple achevée au mileu du XIIème siècle).

Le symbole, c'est un signe donnant accès à une connaissance. Sa fonction est de relier le haut et le bas, de créer une communication entre le divin et l'humain.Les symboles ont une fonction initiatrice à une expérience spirituelle. Le symbole, particulièrement au XIIème siècle, instruit et achemine vers la connaissance, il est une nourriture spirituelle. Il permet le passage de l'homme "charnel", celui vit à l'extérieur, à l'homme "spirituel", celui qui vit à l'intérieur. 

L'art médiéval, avec ses symboles sur les figures de pierre, est précisément destiné à permettre cet accès au divin. Ce n'est pas seulement un art pour permettre aux ignorants de découvrir dans la pierre ce qu'ils ne peuvent apprendre par les livres, ne sachant pas lire. Ce sont des messages plus complexes qui s'adressent à tous, et donc aussi aux lettrés, aus docteurs, aux pèlerins.

L'image de pierre va permettre, par sa vertu symbolique, de fixer un langage, qui sera compris différemment selon l'état de conscience de celui qui le saisit. Pour certains, le symbole ne voudra rien dire. Pour d'autres, il aura plein de significations. C'est pour l'être "éveillé" qu'il représentera un enseignement.

Le même symbole, qui ne change pas, sera ainsi diversement interprété et le message qu'il livre sera compris d'après l'état de conscience de celui qui l'appréhende, selon les âges de sa vie, selon les personnes.Pour celui qui saisit et connait le symbole, il se produit comme une "transfiguration" : on quitte le mode du bavardage, de l'échange, du divertissement, pour ouvrir une nouvelle vision. La vue du symbole ne provoque pas nécessairement une interprétation précise, mais plutôt comme un choc, un "coup frappé à la porte de l'esprit"

 Le XIIème siècle est riche en symboles, car le peuple de Dieu a besoin de symboles et d'emblêmes pour appronfondir sa foi, connaître son dogme. Les fresques des églises romanes sont comme une prédication d'ordre symbolique.

C'est pourquoi parcourir le livre de Marie-madeleine Davy permet de comprendre toutes les formes de symboles de ce siècle, leurs sources et leur sens. 

Le symbole est un langage qui établit une relation.

citons Marie-Madeleine Davy :

"Quand il s'exprime dans la pierre, il est encore autre chose, il est un silence. La parole peut divertir par le fait même qu'elle est parole; la pierre l'emporte sur le texte parce que la pierre est silence, elle est fidèle à la réalité, elle est dépouillée en dépit même de sa matérialisation. Plutarque disait que le crocodile est l'image de Dieu, en ce qu'il est le seul animal qui n'ait point de langue, car la raison divine n'a pas besoin de paroles pour se manifester, mais s'avançant par les chemins du silence, elle gouverne les choses mortelles selon l'équité".

Peut-être avons nous aussi besoin, parfois, de ces "chemins du silence", d'être ce crocodile, et de trouver dans la symbolique de ce XIIème siècle roman qui paraît si lointain, de quoi éclairer et avancer dans l'incertitude de notre quotidien d'aujourd'hui.....


Prolepse

BooksL'été est un moment parfait pour lire ce qu'on ne lit pas le reste de l'année. Par exemple des romans épais. 

J'ai ainsi repris "Canada" de Richard Ford; j'avais commencé il y a plusieurs mois, puis laissé, puis repris...Mais je ne l'avais pas mis dans le congélateur ( vous comprendrez plus loin...). Je suis enfin parvenu jusqu'au bout, grâce à cette pause d'août. J'ai adoré.

Ce roman est construit à patir d'une prolepse, puisqu'il commence par :

" D'abord, je vais raconter le hold-up que nos parents ont commis. Ensuite les meurtres, qui se sont produits plus tard. C'est le hold-up qui compte le plus parce qu'il a eu pour effet d'infléchir le cours de nos vies à ma soeur et moi".

( J'ai fait d'ailleurs ma prolepse au début de ce post...vous avez remarqué?).

Il faudra cent pages pour lire ce hold-up, et encore au mois cent cinquante pour lire les meurtres...

Prolepse : figure de style par laquelle sont mentionnés des faits qui se produiront bien plus tard dans l'intrigue. 

Ce décalage entre le récit et la narration se répète dans ce livre à plusieurs occasions. Il annonce à l'avance, rapidement, puis on aura le détail plus tard. On se laisse ainsi porter par ces détails d'une vie, ces rencontres, ces émotions.

C'est l'histoire de Dell Parsons, en 1960, il a quinze ans, dont les parents vont braquer une banque, et qui passera la forntière pour aller au Canada, où il fera de nouvelles rencontres. Il raconte tout ça à 66 ans ( c'est la dernière partie du livre). Tout le livre est une manière de voir le monde, de le subir ( Dell ne se révolte jamais, il vit et subit les évènements, qu'il annonce calmement à coups de prolepses). C'est un roman d'initiation, avec ces basculements de la vie qui viennent en fonction des évènements extérieurs. 

J'ai lu que Richard Ford avait commencé ce récit il y a vingt ans, puis avait mis le manuscrit dans son congélateur, pour le reprendre ensuite ( et oui, la voilà ma prolepse..). C'est donc un livre écrit sur plus de vingt ans.

La deuxième partie est cette partie post-congélateur. C'est celle qui se passe au Canada. Car le roman est celui, comme l'indique Richard Ford dans une interview au Magazine Littéraire " du passage crucial de la frontière. Du franchissement d'une frontière métaphorique entre deux âges, d'une frontière physique entre deux pays, les Etats-Unis et le Canada".

C'est un texte lent, qui raconte doucement, chapitre aprés chapitre, un destin, la perte de l'innocence, l'absurdité tragique qui fait dérailler la vie de ce jeune garçon, et de sa soeur...Et les dernières pages sont celles du vieux professeur qui vient de nous raconter tout ça pendant plus de 450 pages. Après nous avoir tout dit dès les premières lignes.

Les dernières pages sont comme un bilan. " J'avais renoncé à beaucoup de choses. Oui, mais voilà, moi, j'étais satisfait de ce que j'avais eu en retour".

Pour se libérer du poids de sa naissance, des aléas, le héros "essaie"...Ce sont les dernières lignes :

" Ce que je sais, c'est qu'on a plus de chances dans la vie, plus de chances de survivre, quand on tolère bien la perte et le deuil et qu'on réussit à ne pas devenir cynique pour autant; quand on parvient à hiérarchiser, comme le sous-entend Ruskin, à garder la juste mesure des choses, à assembler des éléments disparates pour les intégrer en un tout où le bien ait sa place, même si, avouons-le, le bien ne se laisse pas trouver facilement. On essaie, comme disait ma soeur. On essaie, tous tant que nous sommes. On essaie".

Lire ce livre, dépasser les premières lignes de prolepse pour aller jusqu'à cet "on essaie", voilà une belle expérience. 

Un rapport avec le management et la performance?

Certains disent que la lecture d'oeuvres de fiction est un "must" pour être un meilleur leader, plus empathique. voir ainsi cet article de HBR par exemple ( " to lead, Read"), ou Fast ICI ( "Reading litterature makes you smart"). 

Alors , pour s'inspirer, et prendre ce recul qui permet de dire "On essaie", lisons de la littérature;  le "Canada" de Richard Ford est un bon compagnon.