On connait ces histoires d’entrepreneurs qui parviennent à s’imposer dans un marché qui semblait dominé pour l’éternité par les leaders historiques. On parle en ce moment de Tesla, qui est valorisé 1000 milliards de dollars, à la suite de l’annonce d’un achat de 100.000 véhicules électriques par Hertz. Au troisième trimestre 2021, seuls Microsoft, Apple, Amazon et Google dépassent ce seuil, faisant de Tesla, entré en bourse il y a seulement onze ans, le cinquième au classement mondial. Son chiffre d’affaires au troisième trimestre est passé à 13,8 milliards, soit une hausse de 57%, et la voiture Tesla Modèle 3 est devenue la voiture électrique la plus vendue en Europe. Dans le même temps, les revenus des General Motors, Stellantis, Honda ou Nissan sont en berne.
Parfois, il faut tourner le regard vers un autre domaine pour comprendre les ressorts de ce qui se passe, par exemple le domaine de l’art.
Car, rappelons-nous, pendant des siècles, la capitale internationale de l’art était Paris. Et ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale que New York va lui en ravir le titre.
Une histoire d’entrepreneurs.
Annie Cohen-Solal, ancien conseiller culturel aux Etats-Unis, suit pas à pas cette histoire dans son ouvrage, « Un jour, ils auront des peintres – L’avènement des peintres américains Paris 1867 – New York 1948 » (2000). Ça se lit comme un roman. Une excellente source pour analyser comment New-York va détrôner Paris sur cette période entre deux siècles.
Pour comprendre, on part de loin, dans l’histoire originelle des Etats-Unis. C’est Tocqueville (dans « De la démocratie en Amérique » - 1835) qui souligne : «La religion que professaient les premiers émigrants, et qu’ils ont légués à leurs descendants, simple dans son culte, austère et presque sauvage dans ses principes, ennemis des signes extérieurs et de la pompe des cérémonies, est généralement peu favorable aux beaux-arts ».
Le développement de l’art aux Etats-Unis et en France est complètement différent : En France, le monde des arts plastiques du XIXème siècle est marqué par la présence imposante de l’Etat. Alors qu’aux Etats-Unis, il n’y a pas, culturellement, d’art officiel. Le développement de l’art est marqué par la domination des fortunes privées et des mécènes. Les prescripteurs du goût y sont les barons de la finance, les rois du sucre, les princes de l’acier et des chemins de fer, tous ceux qui vont créer la révolution industrielle de l’Amérique. Ce sont les entrepreneurs.
En France, le monde des arts plastiques est à l’inverse profondément centralisateur, et gouverné par des institutions officielles, comme l’Institut de France, fondé sous la Convention. Les quarante académiciens des Beaux-Arts y sont élus à vie et possèdent un pouvoir considérable. Ainsi Ingres, qui restera membre de l’Institut pendant plus de quarante-deux ans, s’acharnera à repousser son ennemi Delacroix avec une grande cruauté. L’Ecole des Beaux-Arts, la plus ancienne école d’art française, est remaniée par Napoléon en 1819 afin que son enseignement, inspiré des pratiques de la fin du XVIIIème siècle, se concentre sur la préparation du Grand Prix de Rome. L’heureux élu de ce Prix avait accès à la l’Académie de France à Rome, la cité sainte du classicisme, où il séjournera pendant quatre ans. Le recrutement des professeurs s’effectue par cooptation auprès des académiciens. Bref, un milieu fermé, peu ouvert aux fécondations extérieures, aux nouveautés et aux ruptures.
Le mot clé, à Paris, c’est le mot « Salon » : c’est l’exposition publique d’ouvrages d’artistes vivants. On y attend les chefs-d’œuvre produits dans l’année écoulée par les vedettes , les artistes contemporains. C’est cette manifestation qui donne la mesure de la création artistique officielle, et est honorée par la visite de la plus haute autorité de l’Etat, le roi, puis l’Empereur, puis plus tard le président de la République.
Ce sont les entrepreneurs, les marchands d’art, les découvreurs de nouveaux talents, qui vont venir bousculer ce monde stable. Grâce à eux, qui circulent entre les Etats-Unis et la France, un nouveau circuit commercial et privé va progressivement se substituer en France à la commande publique, et mettre fin à la régulation du marché de l’art de type corporatiste et à la cooptation entre pairs. C’est un nouvel ordre qui apparaît à la fin du XIXème siècle, celui de la régulation privée. Le système de l’Académie fonctionnait par la célébration classique du chef-d’œuvre individuel. Désormais, le marché va s’intéresser à un artiste pour l’ensemble de sa production, pour son œuvre tout entier. La valeur marchande des tableaux de cet artiste devient le garant de sa valeur esthétique.
En clair, c’est à la fin du XIXème siècle que l’on considèrera que le contrôle absolu et universel de l’Etat français sur les artistes et sur le monde des arts plastiques est en train de s’effondrer.
C’est dans ce contexte que les artistes américains vont trouver leur voie. Ainsi l’américain James Abbott McNeill Whistler, dont les rejets officiels vont faire sa reconnaissance auprès des contestataires que l’on pourrait dire d’avant-garde. Il écrira dans le catalogue d’une exposition privée, fièrement, « Refusé par l’Académie ». Alors que les portraitistes officiellement reconnus représentaient les femmes en tenue de ville, apprêtées, portant chignon et robes à crinoline, Whistler montre dans son tableau « la fille blanche » (1862) une jeune fille étonnée, aux longs cheveux défaits, dans une longue robe blanche de baptiste fluide, un lys à la main, dans une scène grandeur nature qui est à contre-courant de tous les usages. Ce tableau fait scandale, et c’est son refus en 1863 par la Royal Academy de Londres, puis par le Salon français, qui va lui valoir sa célébrité.
Ce n’est pas un cas unique. Du second Empire à la fin du XIXème siècle, le nombre de peintres américains à Paris va passer de 150 à plusieurs milliers. Ce sont les « Tesla » de l’art moderne. Leur ascension est très rapide. Dès l’Exposition Universelle de 1889, où ils obtiennent 75 médailles, les critiques français, étonnés de cette progression, commencent à parler d’une « école américaine ».
C’est aussi le moment où les peintres français impressionnistes sont très appréciés outre-Atlantique. Au moment où des empires industriels se constituent, ce sont ces milliardaires enrichis dans le pétrole ou l’acier, comme Andrew Carnegie, John Pierpont-Morgan, Henry Frick, qui vont se constituer des collections privées et, pour accroître le prestige de leur ville, financer la construction de musées. C’est au moment où les Américains ouvrent leurs bras d’entrepreneurs aux nouveaux peintres que les musées d’Etat français leur tournent le dos. C’est ainsi que dès la fin du XIXème siècle, les deux-tiers des toiles françaises les plus novatrices (école de Barbizon, impressionnistes) auront traversé l’Atlantique.
En France, certains tentent de résister à ces peintres américains, classique tentative d’endiguer les disrupteurs. Ainsi, certains élèves français de l’Ecole des Beaux-Arts, jaloux des récompenses obtenues par les étrangers, vont demander un contrôle de leurs inscriptions, comme l’écrit l’un d’eux : « Faute à une insuffisance de place, il serait juste de limiter les places accordées aux Anglais et aux Américains, dont les ateliers regorgent. L’affluence des étrangers est arrivée au point que, dans certains ateliers de peinture, les Américains et les Anglais se trouvent en majorité ». Ils demandent que le nombre des étrangers admis soit limité et que les prix ne soient plus attribués aux étrangers. Ah, le rejet des étrangers, qui viennent empêcher les français, c’est une histoire qui ne date pas d’hier, finalement.
D’autres vont se consoler en soulignant que tous ces étrangers ont été formés dans les écoles françaises, et que leurs récompenses sont un peu aussi celles de la France.
Ces peintres américains formés à Paris, on les appellera les « expatriés » vont ensuite revenir dans leur pays natal, comme des fils prodigues. C’est une nouvelle étape, et aussi une épreuve, la réinsertion dans leur pays n’étant pas toujours facile. Ils y essuieront les critiques locales de ceux qui considèreront que ce style acquis en France ne correspond pas à la culture américaine de cette fin du XIXème siècle. Décidément, entreprendre et innover crée aussi des oppositions des traditionnalistes.
Mais les goûts évoluent, et certains critiques vont commencer à louer cet « art américain ». Lors d’une exposition organisée par la Society of American Artists (SAA), créée par un groupe de jeunes peintres rentrés d’Europe, un critique va s’exclamer, comme une prophétie : « C’est une révolution. Ici, dans cette modeste salle, l’art américain rompt avec son passé et démontre avec sérieux qu’il est prêt à parvenir à l’excellence ». Eh oui, comme toujours, face à l’innovation, il y a d’abord les « early adopters ». Pas facile dans un pays où les artistes locaux sont dédaignés au profit de la peinture européenne qui attire les plus riches acheteurs. Comme le dira l’artiste Julian Weir, il va falloir du temps pour « fertiliser le pays » pour en faire une grande nation artistique, en y créant notamment des écoles.
C’est donc ainsi que des peintres américains, notamment ceux influencés par Monet et leur séjour à Giverny, vont permettre cette mutation vers l’impressionnisme et le développement d’un nouvel art américain. Alexander Harrison, et son tableau de nu en plein air « En Arcadie »(1886), que l’on peut voir au musée d’Orsay aujourd’hui, en est un représentant.
Incroyable de voir que, alors que les impressionnistes se développent aux Etats-Unis, ces nouveaux peintres n’arrivent pas à se faire accepter en France. C’est le phénomène d’une innovation que n’arrivent pas à voir ni à anticiper les plus conservateurs. Les courbes entre les Etats-Unis et la France sont en train de se croiser. Ce n’est que le début.
C’est l’époque de la création des musées américains.
C’est en 1870 que des personnalités américaines issues des milieux d’affaires et artistiques ont l’idée de créer un musée pour apporter l’art aux citoyens américains. C’est le Metropolitan Museum qui ouvre en février 1872, avec entre autres la collection personnelle de John Taylor Johnston, dirigeant de la compagnie ferroviaire Central Railroad of New Jersey. Mais c’est aussi l’apparition des musées et collections privés à travers le pays. Ces musées américains sont complètement différents du modèle européen. Ce sont des institutions nées de la volonté et de la fortune d’hommes privés et gérées par un conseil d’administration, comme une entreprise commerciale privée à but non lucratif. De quoi former le goût des citoyens.
C’est ainsi qu’un art américain marqué de l’empreinte locale va se développer et cesser d’exister comme une imitation de l’Europe jugée trop plate par certains.
Une étape importante est franchie à New York au début du XXème siècle. New York est alors la plus grande métropole du monde, et des millions d’immigrants y viennent s’installer. Dopée par cette immigration exceptionnelle et un afflux de capitaux, la ville devient un extraordinaire aimant économique et culturel. Une nouvelle vie d’artistes s’y met en place, notamment autour du peintre Robert Henri qui enseigne à la New York School of Art de 1892 à 1909, où l’un des élèves sera Edward Hopper, et qui va être le chef de file en croisade contre les instances académiques. Ces artistes vont y peindre la vie du peuple et des quartiers ouvriers de New York. On ne représente plus la vie du beau monde, mais celle des immigrants et du plus grand nombre. On y voit la ville des accidents, des travaux de voierie, des incendies, des bas-fonds, des excavations, des métros aériens et des gratte-ciel, mais aussi les espaces publics, les rings de boxe et les boîtes de nuit. Les critiques nommeront Robert Henri et les peintres qui le suivent « l’art des poubelles ». L’art américain devient l’antithèse de l’art français.
Ce sont les femmes mécènes qui interviennent alors pour l’apothéose de l’histoire de cet art américain.
A la fin des années 1920, le grand collectionneur d'art national se nomme Gertrude Vanderbilt-Whitney. Sa collection ayant été refusée par le Met, elle crée son propre musée, le Whitney, exclusivement dédié à l’art américain.
En 1928, trois autres femmes millionnaires et féministes ( Abby Rockefeller, Lilly Bliss et Mary Quinn Sullivan) se mettent d'accord pour créer un Museum of Modern Art (Moma) qui abritera leurs propres collections. Il ouvrira en 1929, et deviendra très vite le musée le plus moderne du monde. Un moment très symbolique est celui où le Moma achète Les Demoiselles d'Avignon, de Picasso. Le couturier Jacques Doucet avait acquis la toile en France, en 1924. Quand il a voulu l'offrir à la France, le Louvre n'en a pas voulu. C'est l'Amérique qui l'a récupérée.
La guerre amène à New York des artistes exilés, qui exercent leur influence. Une cinquième mécène, Peggy Guggenheim, entre avec eux en jeu.1948 est considérée comme l’année décisive de la victoire des Etats-Unis. C’est l’année où Peggy Guggenheim présente à la Biennale de Venise plusieurs œuvres de Jackson Pollock, peintre qui s’est fait un point d’honneur à ne jamais traverser l’océan. Loin de la peinture de chevalet, ses drippings, qui s'inspirent de la technique des Indiens Navajo, sont en rupture avec la tradition européenne. Les critiques parleront bientôt de Pollock comme du «plus grand peintre du monde». Les Etats-Unis ont leur premier maître. Le rapport de force avec Paris s’est inversé. Cela ne fera que croître.
A ceux qui croient que l’art, le management, et le leadership cela n’a rien à voir : On peut aussi apprendre de ces rebelles, de ces entrepreneurs et artistes, et de cet « art des poubelles » qui feront de l’Amérique le leader de l’art contemporain en dépassant un Paris endormi sur sa gloire d’hier qui n’a pas vu surgir ces nouvelles vagues assez tôt.
L'histoire de la naissance de cet art américain nous apprend à repérer ces rebelles des poubelles qui viennent bousculer l'ordre établi, cassant les codes et les habitudes, remplaçant les robes à crinoline par des robes de baptiste blanches, ainsi que ces libéraux qui osent plus vite que les institutions étatiques centralisées pour créer les tendances.
La liberté a toujours de l'avance.
Même si l'histoire n'est jamais finie, et l'art contemporain connaîtra d'autres épisodes. Aujourd'hui ce sont les NFT, le digital, la Blockchain qui participent à la compétition contemporaine.
Quand l’art nous donne des leçons…
Reste à aller contempler les « Demoiselles d’Avignon » refusée par Le Louvre au Moma pour s’en rappeler.