Efficacité personnelle : sans casser la corde vibrante

CordeNotre relation au monde varie d’un individu à l’autre. Pour certains, le monde est un fleuve d’opportunités où l’on a envie de se baigner ; pour d’autres, c’est un univers menaçant qui nous fait peur.

C’est ce que Hartmut Rosa appelle le degré de résonance, auquel il consacre son livre « Résonance – Une sociologie de la relation au monde », dont j’ai déjà parlé ICI.

Une des caractéristiques qui influence cette relation au monde, c’est le degré de confiance accordé à notre capacité à effectuer des tâches, à relever des défis et à réaliser des objectifs, ce que Hartmut Rosa appelle « le sentiment d’efficacité personnelle ».

Bien sûr, on doit distinguer le sentiment d’efficacité personnelle général, qui porte sur la relation au monde en général, du sentiment d’efficacité personnelle spécifique qui s’applique à des domaines d’action particuliers (je me sens efficace en mathématiques, mais pas pour être joueur de football). Mais, globalement, une personne qui éprouvera un sentiment d’efficacité personnelle élevé aura davantage confiance en elle, déploiera plus d’énergie pour affronter les difficultés, pourra se fixer des objectifs ambitieux, et persévèrera davantage quand les obstacles se dresseront sur sa route.

Une discussion avec une dirigeante récemment nommée me fait repenser à cette notion : Elle s’est fixé des ambitions nouvelles pour l’entreprise dont elle vient de prendre les commandes. Et elle a déjà changé la moitié des membres de son Comex. Ceux qu’elle a remplacés, ce sont ceux qui lui semblaient renâcler et ne pas se sentir capables d’y réussir. Elle veut des gagnants et des combattants, prêts à la suivre.

Pour Hartmut Rosa, ce sentiment d’efficacité personnelle peut se comprendre comme une recherche de résonance, comme l’espérance de pouvoir atteindre le monde et de le faire parler par sa propre action. Plus il est prononcé, plus grands sont l’intérêt, l’énergie et l’envie portés aux choses du monde.          

Cette dirigeante, et son équipe reconstituée, ne manque pas d’énergie, ni d’envie.

Car il y a aussi une dimension collective à ce sentiment d’efficacité personnelle. Toujours selon Hartmut Rosa, c’est par l’action collective, et la capacité de mise en forme commune, que l’on peut vraiment faire bouger les choses. Car une somme d’options individuelles d’efficacité personnelle n’est pas suffisante s’il n’y a pas aussi un sentiment d’auto efficacité individuelle, mais aussi collective.

C’est pourquoi ce sentiment d’efficacité personnelle a une importance essentielle pour l’analyse des relations (individuelles comme collectives) au monde. Il répond à la question : Que sommes nous capables de faire dans le monde ? Et le cas échéant, contre le monde ?

Car il y a une différence que met en évidence Hartmut Rosa, et qui change la perception, entre ceux qui vont considérer que leur efficacité personnelle est celle qui exerce une domination sur le monde, que l’on veut maîtriser à tout prix, sans tolérer l’incertitude, et ceux qui vont avoir une relation d’acceptation et d’accueil de ce que le monde (ou le destin) a décidé pour lui.

Dans le premier cas, la relation au monde est muette ; Le monde est fait pour durer et être dominé. Dans le second cas, le monde est accepté comme changeant, et apporteur des surprises non prévues.

Le risque existe alors de tellement croire en l’efficacité collective de son équipe derrière ses ambitions, que l’imprévu, le différent, devient une menace qui alimente les peurs du dirigeant, et des membres de l’équipe, perdant ainsi toute résonance avec le monde.

Dans le monde moderne, ce risque s’accroît. Guidés par une logique de résultat et de domination, où le monde est mis à disposition de la technique et des technologies pour le rendre le plus conforme à nos objectifs, nous nous éloignons d’une efficacité résonante, cassant ce que Hartmut Rosa appelle la « corde vibrante » entre le sujet et le monde. Cette « corde vibrante », c’est celle qui nous permet de développer un intérêt vers l’extérieur auquel nous nous ouvrons, et sur lequel nous pouvons agir. C’est aussi celle qui, inversement, nous affecte de l’extérieur, et nous fait nous-mêmes « vibrer ». La vibration marche bien dans les deux sens.

Ce qui empêche la corde de vibrer, c’est en général la peur et le stress, ces moments aussi où nous nous préparons à affronter des menaces devant lesquelles nous craignons de ne pas être à la hauteur (à cause d’un faible sentiment d’efficacité personnelle à ce moment), et où l’anxiété nous gagne, notre pouls s’accélère, notre pression artérielle augmente, nous libérons des hormones de stress, et notre système immunitaire s’affaiblit. C’est aussi le moment où le dirigeant peut devenir autoritaire et agressif, reportant cette peur sur ses collaborateurs.

Un sentiment d’efficacité personnelle, oui, mais sans casser la « corde vibrante » avec le monde.

Leçon de résonance.


Le capital social de la société

AssociationsOn se croise par hasard ; cela fait quelques années que nous ne sommes pas revus.

Oui, il est responsable de transformation et d’organisation dans une grande entreprise. Ça a l’ai sérieux. Il y est depuis huit ans. Je ne sais pas si il y est si heureux que ça ; je n’insiste pas.

Et puis il me parle d’une association qu’il a créée, et dont il s’occupe. Ses yeux s’illuminent ; son sourire apparaît. Il me montre les photos d’un festival qu’il a organisé ; des spectacles de danse, des musiciens, plein de monde. Et des fonds récoltés pour la recherche d’une maladie génétique qu’il connaît bien, c’est celle dont est atteint son fils.

A l’heure où certains croient encore que pour résoudre les problèmes de la société il faut plus d’Etat, plus d’impôts, plus de services publics et de fonctionnaires, combien sont-ils, ces salariés qui ont une deuxième vie bénévole dans les associations ? Et peut-on imaginer qu’il puisse exister une société dans laquelle il n’y aurait aucune association ? Et aimerait on vivre dans une telle société ?

C’est Jeremy Rifkin qui prévoyait, déjà en 2014, que le capitalisme allait se transformer en une société du partage et des biens communs (dans son livre « La nouvelle société au coût marginal zéro ») :

« Les communaux contemporains offrent un espace où des milliards de personnes vivent les aspects profondément sociaux de leur vie. Cet espace est fait de millions (littéralement) d’organisations autogérées, la plupart démocratiquement : associations caritatives, ordres religieux, ateliers artistiques et culturels, fondations pédagogiques, clubs sportifs amateurs, coopératives de production et de consommation, banques coopératives, organisations de santé, groupe de défense d’une cause, associations de résidents et tant d’autres institutions déclarées ou informelles – la liste est presque interminable – qui créent le capital social de la société. C’est sur ces communaux que naît la bonne volonté qui permet à une société de s’unir en tant qu’entité culturelle. Le marché et l’Etat ne sont que des prolongements de l’identité sociale d’un peuple. Sans reconstitution permanente du capital social, la confiance serait insuffisante pour permettre aux marchés et aux Etats de fonctionner ».

Et tout cela est aussi le fruit de l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle et sociale de millions de personnes.

Quand on voit ces employés tellement à fond dans leur travail qu’ils en oublient, et ne peuvent plus trouver le temps de cette vie personnelle et sociale, pensent ils, et les dirigeants de leurs entreprises avec eux, qu’ils contribuent en fait à cette maladie du capital social de la société ?

C’est pourquoi cet équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle et sociale est aussi un sujet pour les entreprises et les dirigeants.

Contribuer à ces réseaux associatifs c’est aussi ce qui fait naître les sourires.


La machine peut-elle reconnaître les visages ?

FacialeLors de la dernière conférence de 4ème Révolution, avec Monique Canto-Sperber et Carlo d’Asaro Biondo, sur le thème « L’intelligence artificielle nous rendra-t-elle libres ? », nous avons forcément parlé de la reconnaissance faciale et de ses risques et avantages.

Aujourd’hui en France, contrairement à la Chine, aucun lieu public n’est équipé de caméras permettant la reconnaissance faciale dite « à la volée », c’est-à-dire la possibilité d’identifier et de reconnaître à leur insu, à leur insu et en temps réel, des personnes dans la rue ou dans un lieu public ouvert à tous, comme le rappelle Monique Canto-Sperber dans son livre « La liberté cherchant son peuple ».

Elle est néanmoins soucieuse d’en prévenir les risques et les dérives possibles. On connaît cette loi du 19 mai 2023, censée être provisoire, mais toujours en vigueur, votée en prévision des Jeux Olympiques, et qui a autorisé pour la première fois la mise en œuvre de solutions d’intelligence artificielle dans la vidéoprotection. Concrètement cette loi permet d’équiper les caméras d’algorithmes permettant de détecter des comportements suspects ou des faits inhabituels (bagages abandonnés, mouvements de foule), sans toutefois autoriser que ces caméras puissent être utilisées pour identifier des personnes.

Mais, en dehors des lieux publics, la reconnaissance faciale est déjà une réalité et est utilisée. C’est le cas dans les zones d’embarquement des aéroports, ou pour entrer dans des lieux sécurisés à l’accès restreint limité aux personnes autorisées. Mais l’utilisation de ces technologies de reconnaissance faciale est encore souvent évoquée, face aux problèmes de sécurité, par les services de police ou de renseignement. Des expérimentations ont même déjà été autorisées et réalisées. Comme le souligne Monique Canto-Sperber, « Expérimenter la reconnaissance faciale, c’est déjà l’utiliser ».

Si on veut aller plus loin, il y a un risque évident lié à la fiabilité de ces technologies, car, si on utilisait la reconnaissance faciale pour identifier des personnes qui n’ont pas envie d’être reconnues (personnes recherchées ou en infraction). Ces personnes pourraient alors trouver des parades pour ne pas être reconnues en modifiant l’apparence de leur visage (l’auteur Alain Damasio évoque dans un de ses romans de science-fiction – « Les furtifs « - des maquillages spécifiques qui brouillent la reconnaissance par les caméras, et que de nombreuses personnes utilisent pour ne pas être identifiées). Pire, on pourrait se tromper, des clichés mal cadrés ou imparfaits entraînant des identifications erronées, pouvant entraîner des conséquences dramatiques pour les personnes concernées.

Car la relation entre les visages et la machine, le visage étant lui-même une production machinique, est plus complexe qu’il n’y paraît. Mathieu Corteel, dans son ouvrage « Ni dieu ni IA – Une philosophie sceptique de l’intelligence artificielle », dont j’ai déjà parlé ICI, analyse ce concept de visagéité.

Le mot est repris de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans « Milles plateaux » (1980) : « Le visage ne se produit que lorsque la tête cesse de faire partie du corps, lorsqu’elle cesse d’être codée par le corps, lorsqu’elle cesse elle-même d’avoir un code corporel polyvoque multidimensionnel – lorsque le corps, tête comprise, se trouve décodé et doit être surcodé par quelque chose que l’on appelle le Visage ». Pour Deleuze et Guattari, le visage, en tant que production machinique, est un agencement de signes et de subjectivités qui se projette et se constitue par-delà le corps. Il passe ainsi par un processus de décodage et de surcodage. En 1980, quand Deleuze et Guattari publiaient leur ouvrage, on ne parlait pas d’intelligence artificielle ni de reconnaissance faciale.

Mathieu Corteel prolonge la réflexion. Il y a dans le visage un premier niveau de reconnaissance, celui que la machine et l’IA peut identifier, parfois avec des erreurs aussi, mais aussi un deuxième niveau de connaissance, de niveau 2, qui relève du langage des émotions, que la machine n’interprète pas, contrairement à l’être humain. Car le visage humain est une forme de vie qui se manifeste au contact des autres. Alors que la forme basique du visage, celle qu’analyse la machine, le visage numérisé, passe par tout un processus de décodage ou de séparation vis-à-vis du corps et de son milieu naturel. Lorsque ce visage civil apparaît, c’est le corps qui disparaît.

Mathieu Corteel évoque une expérience personnelle que nous connaissons tous à propos des photos d’identité. Il faut toute une mise en scène pour que la machine puisse nous identifier : « Je me rappelle quel mal j’ai eu à prendre ma photo d’identité pour mon visa. Lorsque je me suis présenté dans le photomaton, aucune prise ne convenait. Je tentais de modifier l’angle, ma position, mon col, etc, rien à faire ». Il réessaye directement au consulat et a l’idée qui fait que ça marche, « Ouvrir grand les yeux ». C’était la bonne.

Le visage décodé et surcodé est en fait « une fonction servie par l’IA ». Devenir ce visage, c’est un corps brut, « la chose du pouvoir ».

Alors que le visage perçu par l’être humain est celui où l’on reconnaît les émotions, l’humeur, et tant d’autres choses. Dans ce rapport humain à l’autre, on se libère de l’état civil, on sort de l’espace de la machine et du pouvoir de contrôle, pour une relation simplement…humaine.

Voilà une belle démonstration de la puissance de l’homme sur la machine quand on parle du visage.


Parler avec une intelligence artificielle : Danger ?

IAdialogueMaintenant que tout le monde, ou presque, connaît la puissance des LLM, ChatGPT ou d’autres, et a au moins une fois testé un prompt, on commence à prendre un peu plus de recul sur ces nouvelles pratiques de dialogue avec une IA et des chatbots conversationnels.

Une histoire qui a fait un peu de buzz dans les médias, celle de ce jeune belge de 30 ans qui, après un dialogue de six semaines avec un chatbot appelé ELIZA, s’est suicidé. Il était devenu, selon les témoignages de sa femme, éco-anxieux et addict à ce chatbot. Comme le dit sa femme, « Eliza répondait à toutes ses questions. Elle était devenue sa confidente. Comme une drogue dans laquelle il se réfugiait, matin et soir, et dont il ne pouvait plus se passer ».

Mathieu Corteel, philosophe et historien des sciences, évoque cette histoire dans son livre, « Ni dieu ni IA – Une philosophie sceptique de l’intelligence artificielle », pour interroger ce drôle de phénomène de dialogue entre un humain et une IA. On sait que l’IA LLM et ces chatbots ne réfléchissent pas mais sont construits à partir de données sur les successions de mots. Mathieu Corteel l’explique bien : « L’algorithme des IA LLM décompose nos textes en suites de symboles a-signifiants, que le réseau de neurones fait circuler sous forme de vecteurs de plongements lexicaux. Ce réseau de neurones, entraîné sur de grands ensembles de textes, s’appuie sur un paramétrage distributionnel, qui évalue la probabilité d’apparition des mots dans des contextes semblables. Le processus de codage et de transcodage passe par la distribution de mots-clés et de vecteurs de représentation calculés à partir de ce qu’on appelle la « distance sémantique ». En fonction de la distance entre les vecteurs de représentation, la machine définit des liens de parenté entre les mots afin de générer des effets de surface dotés de sens apparents. La machine apprend à mesurer des vecteurs linguistiques à partir de corpus pour ensuite définir les affinités de sens entre des symboles a-signifiants. Pour se faire, le module de transformation calcule le degré d’attention, c’est-à-dire la probabilité d’apparition de chaque signe a-signifiant en fonction de tous les autres ».

On sait que les textes de l’IA LLM sont un agencement de mots. Et la question est alors de comprendre ce qui se passe entre un être humain et une telle machine. Pour Mathieu Corteel, il est évident que c’est la machine qui prend le dessus : « En se couplant à l’IA, on prolonge la langue vide des machines dans la nôtre ». Dans cette expérience, l’individu est engagé à effacer son langage humain dans un langage de machine.

Converser avec une IA, c’est entrer dans l’image vide des IA, où l’on peut se perdre comme dans un rêve. D’autant que la conversation ne s’arrête jamais, la machine vous relance sans cesse et vous propose de continuer la discussion infiniment.

Va-t-on se méfier un peu plus de nos conversations avec l'IA ? 

On peut demander son avis à ChatGPT ?


Le Président est une intelligence artificielle

RobotleaderOn se souvient qu’en octobre 2022, Michel Aoun, Président du Liban terminait son mandat de 6 ans, sans pouvoir se représenter, et le pouvoir est resté vacant pendant deux ans, jusqu’à l’élection de Joseph Aoun (pas de lien de parenté) en janvier 2025.

Un journal libanais, An Nahar, a alors eu l’idée de créer un Président par intelligence artificielle entraîné par les données de 90 ans d’archives de la presse.

On peut ainsi avec ce système poser toutes les questions sur ce que ce « Président IA » devrait faire pour traiter tous les problèmes du pays. Le président IA répond à toutes les questions en texte et en audio.

Transparence, intégrité, prise de décisions les plus objectives possibles : Ne peut-on que saluer une telle initiative pour remplacer tous nos leaders politiques par l’intelligence artificielle, comme l’on vanté les commentateurs enthousiastes ?

Peut-on imaginer que le futur est à la direction des politiques publiques par des intelligences artificielles ?

Certains imaginent déjà que de tels systèmes, sans remplacer les dirigeants publics, pourraient permettre de leur faire prendre les meilleures décisions pour le bien commun. L’utilisation de l’IA, dans une proportion moindre, existe d’ailleurs déjà dans la gouvernance politique et l’analyse des situations, même si l’interprétation et la décision semblent encore du ressort des humains. Mais pourquoi n’irait-on pas plus loin demain ?

Cependant, il y a aussi des personnes et analystes que cela inquiète, à cause des biais qui pourraient en résulter.

Ce que l’on reproche encore à l’intelligence artificielle aujourd’hui, c’est précisément son absence de jugement moral et éthique, ce qui pourrait poser problème dans des situations de crise, de tensions diplomatiques, ou de conflits. Et que dire des biais possibles en perpétuant des préjugés communs, conduisant à des politiques discriminatoires.

Les plus optimistes vont dire que l’on arrivera à éliminer ces biais et problèmes possibles. Et il restera qu’en fondant les analyses et décisions sur des données les plus objectives et logiques, on trouvera les allocations de ressources les plus optimales pour trouver les solutions les plus efficaces pour améliorer les services publics et l’équité. Bien mieux que des leaders politiques humains, soumis aux pressions des lobbies ou des idéologies, voire à la corruption.

Mais il y a encore un argument ultime qui peut encore faire douter : c’est que de tels systèmes seront tellement efficaces qu’ils en oublieraient les droits individuels et les libertés individuelles, qui se verraient ainsi très menacés.

Les dirigeant aidés ou remplacés par l’intelligence artificielle augmenteraient leurs capacités de surveillance généralisée, suivre les activités des citoyens, créer un phénomène de méfiance et de rébellion de la part du public, ce qui ne serait pas aussi idéal pour la bonne gouvernance de nos Etats et cités.

Voilà de quoi débattre encore, alimenter les auteurs de science-fiction, donner des idées aux futurs candidats aux élections.

Prêts ?


Résonance et relation au monde : une histoire de peau

CalinsOn pourrait croire, et c’est une opinion répandue, que ce qui fait une vie heureuse est l’accumulation de moyens (l’argent, le capital intellectuel, son réseau d’amis). Que quelqu’un de riche de tout ça est un homme heureux, alors que le pauvre aura une malheureuse.

Malheureusement, il y a des riches qui pleurent dans leur Rolls, et des pauvres et miséreux qui sourient à la vie, et paraissent très heureux.

C’est que ce qui fait la vie heureuse, c’est autre chose. C’est une forme de relation au monde plus complexe qu’on pourrait appeler la résonance.

C’est la thèse développée par Hartmut Rosa dans son livre « Résonance – Une sociologie de la relation au monde ».

Pour lui, ce concept de résonance est la solution à l’accélération du monde (sujet de ses précédents ouvrages).

C’est ce rapport au monde, cette résonance, qui explique la qualité d’une vie humaine. C’est cette résonance qui accroît notre puissance d’agir et notre aptitude à nous laisser « prendre », toucher et transformer le monde. C’est l’inverse d’une relation au monde complètement instrumentale et « muette » qui est celle à quoi nous soumet la société moderne. C’est le monde moderne, pris dans un processus d’accélération effréné et d’accroissement illimité, qui entraverait systématiquement la formation de ces rapports de résonance, et produirait des relations « muettes » et « aliénées » des hommes entre eux, et dans leurs relations avec l’environnement au sens large.

Hartmut Rosa met bien en évidence dans son analyse que cette relation au monde, cette résonance ou non-résonance, elle commence par le corps. C’est l’objet du premier chapitre du livre.

Et dans cette relation de notre corps au monde, le rôle majeur est bien sûr joué par la peau. C’est la membrane par excellence, la membrane résonante entre le corps et le monde, et entre la « personne » et son corps. Il suffit de constater comment la peau réagit au monde, se contracte en « chair de poule » quand il fait froid, ou rougit au contact du soleil.

Hartmut Rosa veut mettre aussi en évidence que c’est l’attention accrue portée à la peau dans nos sociétés modernes serait le signe d’une diminution de la faculté de résonance. On pense à ses sujets qui considèrent leur peau comme un objet manipulable qu’ils peuvent faire pâlir, ou au contraire bronzer, mais aussi percer, tatouer, raffermir. Car ce serait justement ceux qui n’investissent pas leur temps, leur énergie et leur argent dans le soin de leur peau et leur apparence physique qui se sentiraient paradoxalement « bien dans leur peau », ce bien étant procuré par « l’oubli de leur peau ».

Le marché du « toucher », tous les masseurs et caresseurs professionnels, est peut-être alors un substitut compensatoire à un monde social à un modèle social qui ne nous laisse plus aucune empreinte, qui ne résonne plus assez.

On pense aussi, en suivant Hartmut Rosa, à ces manifestations de « free hugs », ou « câlins gratuits » qui sont proposés spontanément dans un lieu public, comme un besoin ardent de se retrouver peau contre peau avec des inconnus en mal d’étreintes.

La peau est donc le premier organe de résonance sensible, qui exprime cette relation entre le corps et le monde, et entre la personne et son corps.

De quoi s’interroger sur ce que nous faisons de notre peau dans notre relation au monde.

« Bien dans sa peau » ou « mal dans sa peau » ?


Tornade sur l'éducation

TornadoLe 16 juin prochain, Alkéos Michaïl et moi auront le plaisir d’accueillir pour 4ème Révolution, au collège des Bernardins, Monique Canto-Sperber et Carlo d’Asaro Biondo, dont j’ai déjà parlé ICI.

Le thème : L’intelligence artificielle nous rendra-t-elle libres ?

Or, s’il y a une ressource de liberté incomparable, c’est l’éducation.

Monique Canto-Sperber consacre tout un chapitre de son livre, « La liberté cherchant son peuple », à l’éducation, qu’elle considère comme la promesse de la liberté : « L’éducation est devenue pour chaque enfant ce qui rend réelle la liberté de choisir sa vie, une expérience concrètement vécue dans toutes les conditions d’existence et une ressource d’action pour une très large partie de la population, surtout pour les plus modestes ».

A l’heure des nouvelles technologies et de l’intelligence artificielle, on imagine bien que les impacts sur l’éducation sont et vont devenir de plus en plus importants. Carlo d’Asaro, ancien de Google, qui retrace dans son livre, « L’humanité face à l’IA – Le combat du siècle », l’histoire du développement des technologies, depuis Arpanet et le web jusqu’à l’intelligence artificielle générative, met bien en évidence tout ce que cela a permis pour faire de nous des « humains augmentés ». Il avoue même que pour faire des recherches pour l’écriture de son livre, il a utilisé ChatGPT, Claude et Perplexity. Mais il précise qu’il l’a fait « avec attention et sens critique ».

Et c’est là toute la question : ne risquons nous pas de perdre cette attention et ce sens critique, qui semblent si nécessaires ? J’en avais parlé ICI en citant une tribune de Gaspard Koenig, qui comparait l’intelligence artificielle à un « waze de la pensée ».

Et pourtant, Carlo d’Asaro considère que c’est justement l’éducation, et notre sens critique qui nous sauveront des dérives de l’intelligence artificielle,

Malgré les progrès technologiques, l’éducation ça ne pas très fort néanmoins. Monique Canto-Sperber y va direct : « Le système éducatif français, au niveau du collège et du lycée, est devenu l’un des plus inégalitaires d’Europe. Dans le classement général, la France est, parmi les pays de l’OCDE, au 21ème rang pour les performances des élèves en mathématiques et au 19ème pour leur maîtrise de l’écrit (20% des élèves ne maîtrisent pas les savoirs fondamentaux à la fin de l’école primaire), les élèves en échec étant très majoritairement d’origine modeste ».

Ce qui s’est déréglé dans l’éducation tient à des transformations démographiques et culturelles. Entre 1960 et la fin des années 80, le pourcentage des lycéens qui poursuivaient leurs études jusqu’au niveau du baccalauréat passe au sein d’une classe d’âge de 11% à 62%. A la fin du XIXème siècle, on comptait sur tout le territoire français une centaine de lycées (pour 50 022 lycéens) et environ 220 collèges communaux (32 751 élèves), 82 773 élèves étaient donc inscrits dans le cycle secondaire. En 2023, 1 604 000 élèves étaient inscrits au lycée (à partir de la seconde) et 3 414 000 au collège (de la sixième à la troisième), et plus de 638 650 en cycle professionnel, soit 5 658 650 élèves dans le cycle secondaire, près de 68 fois plus ! Il y avait pour les accueillir 3 750 lycées et 6 950 collèges, soit 10 700 établissements secondaires, au lieu de 320, un siècle plus tôt, 33 fois moins.

Comme le montre bien Monique Canto-Sperber, on peut parler d’« explosion scolaire », conséquence de cette « massification » de l’enseignement, qui a entraîné une hétérogénéité, sociale et culturelle, de plus en plus grande parmi les élèves. Alors que le système scolaire était habitué à des élèves partageant une culture commune, venant pour la très grande majorité d’entre eux de milieux favorisés, ce choc démographique était une transformation profonde, qui n’a pas été anticipée, le système restant tés homogène et centralisé. La puissance publique a laissé inchangé un type d’organisation scolaire qui avait la preuve de son efficacité lorsque les élèves étaient cinq fois moins nombreux et mieux formés dans leur scolarité en cycle primaire.

Ceci me fait penser à ce que Geoffrey A. Moore, auteur connu pour « Crossing the chasm » (dont j’ai souvent parlé ICI et ICI), appelle « l’effet Tornado » : c’est ce qui se passe quand un marché, une entreprise, décolle très vite, à la suite d’un changement profond, souvent technologique. Les entreprises ont parfois du mal à changer assez vite quand la tornade arrive, car on préfère souvent le statu quo qui a toujours fonctionné hier à l’incertitude du futur

.Cet effet Tornado est tout aussi difficile à gérer pour une entreprise technologique que pour le système éducatif. Geoffrey Moore appelle cela « l’effet Tornado » en référence à la tornade qui emporte Dorothy dans le film « Le magicien d’Oz » et la fait sortir de son monde en noir et blanc pour la projeter dans un monde en couleurs, avec des animaux extraordinaires.

Malheureusement l’éducation, dans son ensemble, est restée dans le monde en noir et blanc, pendant que l’environnement était en train de naître en couleurs.

Est-ce que la technologie et l’intelligence artificielle sont ce monde en couleurs auquel il faut s’adapter ? Les jeunes générations d’aujourd’hui ont souvent ce sentiment d’être à l’école dans un monde en noir et blanc : chez eux, ils sont avec le magicien d’Oz, ils utilisent l’intelligence artificielle (et pas seulement pour tricher), ils développent des applications et des outils pour mieux apprendre et travailler, et à l’école les professeurs n’ont rien de tout ça.

Monique Canto-Sperber aimerait que l’on favorise plus l’autonomie des établissements et la décentralisation pour mieux s’adapter et changer les choses. Elle évoque notamment les expériences de « charter schools » américaines.  Sophie de Tarlé fait justement un portrait de l’une d’elle, avec sa directrice, Eva Moskowitz, dans Le Figaro du 31 mai. Eva Moskowitz a créé un réseau de « charter schools » il y a vingt ans maintenant. Ce sont des établissements scolaires financés par l’Etat mais dirigés par des associations à but non lucratif ou des entreprises privées. La Success Academy d’Eva Moskowitz scolarise 22 000 élèves dans 57 écoles. Elle accueille en priorité des élèves afro-américains (50%) et hispaniques (28,8%). Et bien que 72% des élèves soient issus de milieux défavorisés, ils obtiennent des résultats hors du commun.

Quel est le secret ?

Des cours d’art, d’échecs, de musique et de sport ; Et surtout beaucoup de maths (ils apprennent les fondamentaux, mais aussi la logique et l’autonomie). Dans ces écoles, les élèves ne sont pas sélectionnés sur dossier scolaire, ni sur concours, mais par une loterie. Et cette éducation est entièrement gratuite. Eva fait aussi le tour du monde pour s’inspirer des meilleurs systèmes éducatifs internationaux. Elle est convaincue : « Les pays occidentaux traversent tous une crise tragique de leur système éducatif. Il est urgent d’agir, car pour être compétitif, un pays doit avoir un système éducatif robuste ».

Alors, pour l’éducation d’aujourd’hui et de demain, on fait quoi ? Plutôt la technologie, la décentralisation, l’autonomie des établissements et de nouvelles méthodes ? Et plus de maths ? Un cocktail de tout ça ? 

Rendez-vous le 16 juin pour poursuivre le débat.


Comment protéger la vie privée à l’ère de l’IA ?

OeilAALa vie privée est-elle menacée par l’intelligence artificielle ?

Même pour les plus ardents défenseurs des progrès apportés par l’IA, la question se pose.

Les deux invités de ma prochaine conférence avec 4ème Révolution, Carlo d’Asaro Biondo et Monique Canto-Sperber, abordent chacun le sujet, avec des prismes différents, dans leurs livres.

Monique Canto-Sperber, dans son livre « La liberté cherchant son peuple », en philosophe, part de la liberté, celle dont parle John Stuart Mill (« De la liberté », 1859) pour qui chacun est « libre de tracer le plan de sa vie suivant son caractère, d’agir à sa guise et de risquer toutes les conséquences qui en résulteront, et cela sans être empêché par ses semblables tant qu’il ne leur nuit pas, même si ces derniers trouvaient sa conduite insensée, perverse et mauvaise ».

Mais ce qui menace la vie privée, ou du moins ce qui suscite l’inquiétude, c’est bien sûr aujourd’hui tous les systèmes de ciblage des individus, de traçage, de surveillance des comportements et des préférences, par des acteurs privés. Cela se développe aussi, via les réseaux sociaux, par cette propension des usagers à dévoiler une part importante de leur vie privée, leurs convictions, leurs relations, leur vie intime, au point que, en contrepartie, la curiosité nous amène à croire que les informations les plus intimes sur la vie des autres doivent être accessibles, ce que Monique Canto-Sperber appelle la « liberté assiégée ».

On en arriverait à une société du voyeurisme, où le désir de garder des parts de sa vie secrètes deviendrait suspect, et serait à dénoncer.

Mais alors, Monique Canto-Sperber pose la question : « Est-il encore possible de soustraire des aspects de sa vie intime à la curiosité des autres quand l’incitation à tout dire de soi est à la base du fonctionnement des réseaux sociaux, et que les moyens technologiques d’aujourd’hui font qu’il est difficile d’empêcher la diffusion d’une information à un large public ? ».

On en est aujourd’hui au point où le droit de la personne à ne révéler d’elle-même que ce qu’elle souhaite est devenue une illusion. On se rappelle les images impliquant Benjamin Griveaux, échangées avec une jeune femme par vidéo, rendues publiques par un ami russe de cette jeune femme, qui avaient contraint Benjamin Griveaux à abandonner sa candidature à la mairie de Paris. Cet ami russe a été condamné à 6 mois de prison ferme (aménageable), et la jeune femme à 6 mois avec sursis, plus des amendes, mais le mal était fait.

Carlo d’Asaro Biondo aborde le même sujet dans son livre, « L’humanité face à l’IA – Le combat du siècle », à partir du phénomène du cyberharcèlement, comme le « revenge porn » (vengeance pornographique) qui, à partir de piratage de comptes photo, ou avec des images ou vidéos générées par l’intelligence artificielle, donne lieu à du chantage ou à des vengeances, ou à un usage dans une procédure de divorce, par exemple.

Pour sanctionner ce phénomène, il n’existe pas de législation homogène en Europe, et Carlo d’Asaro Biondo considèrent que les législations qui existent (en France et en Italie) et pénalisent ces actes ne suffisent pas. Il cite, lui aussi, pour preuve, la même affaire Griveaux.

Alors, que faire ?

La réponse de Carlo, c’est l’éducation et…la technologie : « La législation ne peut pas plus, à elle seule, gagner le combat contre le cyberharcèlement. L’éducation à l’usage de la technologie et aux risques de notre époque connectée s’impose désormais comme le devoir de tout parent ou adulte envers les plus jeunes. Tout le monde doit comprendre les dangers de l’usage du cloud pour ses photos et informations personnelles et l’importance de l’authentification multifactorielle (mot de passe sur portable + code sur téléphone, biométrie – « Face ID » - + code sur téléphone ou PC…) ».

Mais même ces mesures de protection technologique de l’identité ne seront pas suffisantes, tout en étant indispensables. Ce qu’il espère, c’est « une révolution culturelle intime et sociale » : « Il faut apprendre à ne partager que ce qui est utile et redonner de la valeur aux traces numériques que nous souhaitons laisser. Il nous faudra rendre ses lettres de noblesse à la réserve, trouver des moyens d’expression et de réalisation de soi, qui ne se résument pas au nombre de followers ou de like que l’on parvient à attirer ».

Monique Canto-Sperber, voit une réponse dans le libéralisme : « Le libéralisme a un avantage et une exigence que peu de mouvements politiques placent au premier plan de leur programme : le respect de leur liberté sur les questions de vie privée, d’opinions et de choix, et la volonté de faire en sorte que les politiques publiques préservent pour les individus concernés des possibilités de choix, des marges de liberté ».

Sanctions, législation, technologie, éducation, libéralisme ?

Qui nous sauvera pour protéger notre vie privée ?

Suite du débat à la conférence où Carlo d’Asaro Biondo et Monique Canto-Sperber seront présents pour débattre avec nous le 16 juin.

Un rendez-vous à ne pas manquer.


Faut-il encore faire des comptes-rendus de réunions ?

Reunion« On ne fait plus de comptes-rendus de réunions ».

Elle me dit ça avec fierté, pour m’indiquer combien son entreprise s’est mise à l’IA, l’intelligence artificielle, Copilot, ChatGPT et tout ça.

Dans le secteur du Conseil, c’est la révolution : les synthèses de documents, les traductions, les tableaux, les PowerPoint, tout y passe.

Au point que de nombreuses tâches que l’on avait l’habitude de confier aux juniors sont maintenant faites par l’IA.

Certains s’en inquiètent, notamment ces juniors et débutants, qui se demandent si cela ne va pas finir par leur bloquer certains premiers emplois.

C’est le sujet d’un article du Monde du 8 mai, par Marjorie Cessac : « Les premiers pas des jeunes en entreprise entravés par l’intelligence artificielle ».

Bigre !

Une chercheuse d’un cabinet de conseil en ingénierie révèle : « L’objectif avec le recours à l’IA chez nos clients, et au sein des cabinets de conseil, c’est de viser 30% d’économies. Quand un nouveau projet arrive, l’idée serait de n’embaucher plus qu’une seule personne au lieu de trois qui fera le même travail mais avec de l’IA ».

Une responsable des ressources humaines dans un cabinet de fiscalité fait une prévision : « Dans cinq à dix ans, les jeunes ne sauront vraisemblablement plus faire un PowerPoint ».

Alors on s’interroge : est-ce vraiment un progrès ?

Le doute s’installe : « Certains jeunes maîtrisent la technique, mais ne comprennent plus pourquoi ils l’utilisent. Ce qui engendre un manque d’esprit critique ».

Voilà le mot : l’IA va tuer l’esprit critique.

Pire : « Quand on pense trop les outils comme une finalité, il y a une forme de déresponsabilisation ».

L’IA nous déresponsabilise.

Quoi d’autre ?

Ce que l’on perd avec l’IA, c’est l’apprentissage, car on ne comprend plus les étapes pour arriver à un résultat que la machine produit à notre place, d’où la difficulté pour les profils juniors « à progresser et à reproduire ensuite ce qu’ils avaient fait faute de connaître les étapes pour arriver à un résultat », alerte un expert cité dans l’article. Super expert et malin, qui a quitté son job de direction chez IBM pour créer un cabinet spécialisé qui conseille sur la façon de répartir au mieux le travail entre l’humain et la machine.

D’autres ont carrément fait le choix de la machine : Plus d’employés ni de consultants, le cabinet Xavier AI, créé par Joao Filipe, ancien de McKinsey, est 100% IA.

Mais alors, les PowerPoint et les comptes-rendus de réunions, on arrête ou pas, finalement ?

L’expert en partage humain/machine est sûr que non : « Les PowerPoint permettent aussi de former sa pensée, d’allier la forme et le fond en même temps ». Pareil pour les comptes-rendus de réunions : « On y apprend un vocabulaire précis, comment cela se passe sociologiquement entre les intervenants ».

Et un bon compte-rendu de réunion fait main a un ultime avantage :

« Faire un bon compte-rendu de réunion peut nourrir une estime de soi professionnelle ».

L’IA tue l’estime de soi !

Convaincus ?


Deux libertés : laquelle choisir ?

LiberteADans la liste de ses auteurs fétiches de la liberté que Mario Vargas Llosa invoque dans son livre « L’appel de la tribu » figure Sir Isaiah Berlin.

Je connaissais Isaiah Berlin pour cette comparaison du renard et du hérisson (Le renard connaît beaucoup de choses, mais le hérisson en connaît une seule grande). C’est une formule qu’il reprend du poète grec Archiloque, en l’utilisant pour évoquer deux types d’artistes et d’êtres humains en général. Comparaison reprise par Jim Collins à propos du management, dont j’ai parlé ICI. Ainsi que dans un opus consacré à la stratégie du renard, par Chantell Ilbury et Clem Sunter (ICI).

Mario Vargas Llosa évoque aussi une autre formule d’Isaiah Berlin, celle des « deux libertés ».

Le concept « négatif » de la liberté c’est celui qui nie ou limite la contrainte. On est plus libre dans la mesure où l’on trouve moins d’obstacles pour décider de sa vie comme bon vous chante. Comme le formule Mario Vargas Llosa, « Tant que sera moindre l’autorité exercée sur ma conduite, tant que celle-ci pourra être déterminée de façon plus autonome par mes propres motivations – mes besoins, mes ambitions, mes fantaisies personnelles – sans interférences de volontés étrangères, plus libre je serai ».

Une tribune d’Aurélie Jean et de Erwan Le Noan dans Le Figaro du 23 avril reprend ce même concept : « On devient libéral en doutant des choix subis, en défiant les vérités imposées : tous les individus étant égaux, personne n’a le droit de choisir votre vie à votre place sans votre consentement explicite ». « Le libéral refuse les états de fait, il conteste les vérités imposées, il renie les réflexes qui obstruent la pensée. Il s’inquiète, il s’interroge, il doute jusqu’à se forger une conviction intime, conscient qu’elle n’est pas nécessairement partagée ».

Cette conception de la liberté est pour Isaiah Berlin et Mario Vargas Llosa « un concept qui part du principe que la souveraineté de l’individu doit être respectée parce qu’elle est, en dernière instance, à l’origine de la créativité humaine, du développement intellectuel et artistique, du progrès scientifique ».

Mais alors, qu’est-ce que cette autre liberté évoquée par Isaiah Berlin comme « positive » ?

Cette « liberté » qui n’en est pas vraiment une, c’est celle qui veut s’emparer de l’autorité, et l’exercer.

Elle se fonde sur l’idée que la possibilité qu’a chaque individu de décider de son destin est soumise dans une large mesure à des causes sociales étrangères à sa volonté : « Comment un analphabète pourrait-il jouir de la liberté de la presse ? A quoi sert la liberté de voyager pour celui qui vit dans la misère ? Est-ce que la liberté de travailler signifie la même chose pour un chef d’entreprise que pour un chômeur ? ».

On comprend comment cette conception de la liberté peut tourner : « Toutes les idéologies et les croyances totalisatrices, finalistes, convaincues qu’il existe un but ultime et unique pour une collectivité donnée – une nation, une race, une classe, ou l’humanité entière – partagent ce concept de la liberté ».

C’est sur ce concept qu’existe ce qu’on appelle la conscience sociale, considérant que les inégalités économiques, sociales et culturelles sont un mal corrigible et qu’elles peuvent et doivent être combattues. C’est grâce à ce concept que, comme le souligne Mario Vargas Llosa, les notions de solidarité humaine de responsabilité sociale et l’idée de justice se sont enrichies et répandues. C’est aussi ce qui a permis de freiner ou abolir des iniquités telles que l’esclavage, le racisme, la servitude ou la discrimination.

Mais c’est aussi grâce à ce concept que « Hitler, Staline et les frères Castro pouvaient, sans trop exagérer, dire que leurs régimes respectifs établissaient la véritable liberté (la « positive ») dans leurs domaines ».

C’est aussi là-dessus que se fondent toutes les utopies sociales, partant de la conviction que « dans chaque personne il y a, outre l’individu particulier et distinct, quelque chose de plus important, un « moi » social identique, qui aspire à réaliser un idéal collectif, solidaire, qui deviendra réalité dans un avenir donné et auquel doit être sacrifié tout ce qui l’entrave et lui fait obstacle, par exemple, ces cas particuliers qui constituent une menace pour l’harmonie et l’homogénéité sociale ».

Et c’est précisément au nom de cette vision de la liberté, de « cette société utopique future, celle de la race élue triomphante, la société sans classes et sans Etat ou la cité des bienheureux éternels », que des guerres ont été menées, que des camps de concentration ont été établis, que des millions d’êtres humains ont été exterminés, permettant d’éliminer toute forme de dissidence critique.

Ces deux notions de la liberté se repoussent réciproquement, et l’on peut adhérer à l’une ou à l’autre. Isaiah Berlin les qualifie de « vérités contradictoires » ou de « buts incompatibles ». On peut en effet, sans tomber dans l’excès, trouver tout un tas d’arguments pour défendre l’une ou l’autre.

En pratique, Mario Vargas Llosa considère que l’idéal serait de trouver un compromis entre ces deux libertés.

Et il conclue de manière optimiste : « Les sociétés qui y sont parvenues sont celles qui ont atteint des niveaux de vie plus dignes et plus justes (ou moins indignes et moins injustes). Mais ce compromis est quelque chose de très difficile et il sera toujours précaire ».

Et Isaiah Berlin d’en conclure, lui, que ces deux visions de la liberté sont « deux attitudes profondément divergentes et inconciliables sur les fins de la vie humaine ».

Alors, quelle liberté choisirons nous ?