Un horizon de la raison

AronAvec l’anniversaire de sa mort, il y a quarante ans, plusieurs médias ont reparlé de lui. Cela m’a inspiré de ressortir ses Mémoires (780 pages !) de ma bibliothèque, publiées en août 1983. Intéressant d’y revenir aujourd’hui.

Lui, c’est Raymond Aron, intellectuel qui a parcouru le XXème siècle et qui livre dans ces « Mémoires » une sorte de bilan de ses réflexions de philosophe politique sur le monde moderne, comme un « spectateur engagé » (titre d’un autre de ses livres).

C’est presque un testament, car il décède deux mois après, le 17 octobre 1983 : Il vient de témoigner au palais de justice de Paris en faveur de son ami Bertrand de Jouvenel, penseur politique qui avait été brièvement rallié au parti fasciste de Jacques Doriot, avant de s’engager dans la Résistance, et qu’un livre de l’historien Zeev Sternhell avait qualifié de « pro nazi ». Après avoir dénoncé « l’amalgame » à la barre, Raymond Aron rejoint une voiture de L’Express, où il est un chroniqueur régulier. Il a le temps de dire au chauffeur « Je crois que je suis arrivé à dire l’essentiel », puis s’effondre, terrassé par une crise cardiaque. Il avait 78 ans.

Dire l’essentiel, c’est ce que l’on retiendra de ses Mémoires.

On y trouve notamment cette réflexion à propos d’une anecdote de 1932 qui l’a marqué, à l’occasion d’une rencontre avec un sous-secrétaire aux Affaires étrangères, à qui il débite « un laïus, brillant je suppose, dans la plus pur style normalien » à propos de la situation internationale et de la politique allemande. « Il m’écouta avec attention, apparemment avec intérêt. Lorsque mon discours fut terminé, il me répondit, tour à tour ridicule et pertinent : « La méditation est essentielle. Dès que je trouve quelques instants de loisir, je médite. Aussi je vous suis obligé de m’avoir donné tant d’objets de méditation. Le président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, dispose d’une autorité exceptionnelle, c’est un homme hors du commun (il parle d’Edouard Herriot). Moment propice à toutes les initiatives. Mais vous qui m’avez si bien parlé de l’Allemagne et des périls qui se lèvent à l’horizon, que feriez-vous si vous étiez à sa place ? ».

Raymond Aron en tirera leçon : « Je me suis efforcé, le plus souvent, d’exercer mon métier de commentateur dans un esprit tout autre, de suggérer aux gouvernants ce qu’ils devraient ou pourraient faire. Parfois, je savais mes suggestions inapplicables à court terme. Du moins, en influant sur l’opinion, je contribuais à faciliter l’action à mes yeux souhaitable ».

Entre les pages du livre, je retrouve la critique qu’en avait faite dans « Le Monde » Bertrand Poirot-Delpech (et que l’on peut retrouver grâce à Google en deux clics aujourd’hui). Son papier a pour titre "Quand le meilleur de la classe relit sa copie". Tout est dit. Il revient sur cette caractéristique de rigueur qu’exprime Raymond Aron, et qui le distingue :

« S’il est vrai que le génie permet tout, il ne suffit pas de tout se permettre pour être génial. La littérature et la formule à l’emporte-pièce ont des charmes qui valent souvent aux hommes de lettres une prééminence méritée, mais qui s’accordent mal à la rigueur d’une analyse économique ou diplomatique. En somme, les intellectuels ont le droit de s’exprimer en politique, comme tout citoyen, mais ils devraient cesser de se croire compétents dans une matière qui, plus que jamais, relève des spécialistes ».

Et de faire ainsi l’éloge de l’auteur et de ce qu’il appelle « une sûreté de raisonnement », « qu’il entretient depuis la khâgne, comme un sportif cultive sa forme. L’exercice de cette belle machine lui a tenu lieu d’ambition et de joie constantes ». « L’athlète n’est tombé dans aucun des pièges tendus par ce demi-siècle, et où tant d’autres ont trébuché. Il croit avoir accompli son « salut laïc ». Il a fait mieux : au moment où règnent l’à-peu-près, l’imposture et le pancrace, plaider, en actes, pour une déontologie du travail intellectuel, une morale de l’esprit, un horizon de la raison ».

Cet « horizon de la raison » reste de bon conseil pour tous les commentateurs et « experts » autoproclamés d’aujourd’hui qui occupent les réseaux sociaux et les chaînes d’information, ainsi que tous ceux qui confondent expertise et bavardage.

Et cette leçon toujours valable : Que feriez-vous si vous étiez à sa place ?

Relire Raymond Aron aujourd'hui pour retrouver le sens de cette rigueur. Une leçon pour tous.


Sauver la planète ou sauver la démocratie ?

PlaneteAAOn a cru pouvoir dire qu’elle était heureuse.

Et puis on l’a critiqué, voire on l’a accusée d’être la cause de tous nos problèmes, et avec elle, pourquoi pas, le capitalisme lui-même, et même la croissance.

Oui, elle, c’est la mondialisation.

Le débat est encore en vigueur.

Déjà, c’est quoi la mondialisation ?

On désigne par ce terme le processus d’intensification et de fluidification des échanges, et donc le libre-échange des marchandises, des capitaux, des services, des personnes, des techniques et de l’information, en gros la liberté des échanges, pour le bien de tous sur toute la planète (pour ses partisans). Pour les autres, il faut au contraire du protectionnisme, empêcher les marchandises des étrangers, et les étrangers eux-mêmes, de pénétrer chez nous, afin de protéger nos affaires et nos populations et productions locales.

La directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva, donne son avis dans un entretien pour « Le Monde » le 12 novembre 2023 : « Pendant longtemps, nous avons trop insisté sur les bénéfices de la mondialisation. Ils ont été considérables : Sur les trois dernières décennies, l’économie mondiale a triplé, en particulier au profit des économies en développement qui, elles, ont quadruplé, et il en est résulté une incroyable réduction de la pauvreté. Mais tout le monde n’en a pas profité. Trop longtemps, l’attention n’a pas suffisamment porté sur ceux dont les emplois et les moyens de subsistance se sont évaporés, parce que les mécanismes de compensation ont été insuffisants ».

 Et ce manque de prise en compte de ces populations ayant moins profité de la mondialisation qui est à la source, toujours selon Kristalina Georgieva, des mouvements altermondialistes et du populisme (qu’elle n’aime pas trop, on l’a bien compris).

C’est pourquoi elle veut proposer de « repenser la mondialisation ».

Diantre ! Et comment alors ?

Elle se veut conseil aux pays de ne pas jouer la carte de l’intérêt national contre les autres, et au contraire de « réfléchir aux mécanismes permettant de poursuivre l’intégration mondiale et d’équilibrer les risques ». Ouais, il va falloir encore un peu d’effort pour être un peu plus concret. Et réfléchir encore un peu donc.

Le principal risque qu’elle met en avant, et dont on parle de plus en plus, c’est celui de « fragmentation du commerce mondial », qui consisterait à un repli de chacun sur lui-même. Et donc elle nous suggère de résister le plus possible à cette tentation d’imposer des barrières commerciales, dont plusieurs partis politiques en Europe font pourtant un des piliers de leur programme électoral.

Et pourtant, c’est elle qui cite ces chiffres, le nombre de barrières commerciales est passé de 500 en 2017 à 2000 en 2019, et 3000 en 2022. Pourtant, on connaît l’histoire : dès qu’un pays prend une mesure protectionniste, il est probable que le pays partenaire va en faire immédiatement autant. Ce que Kristalina Georgieva appelle « une pente dangereuse ».Celle qui nous mènerait à être tous plus pauvres et moins en sécurité.

Cette fragmentation pourrait atteindre « entre 0,2% et 7% du produit intérieur brut (PIB) mondial, 7%, le cas extrême, équivaudrait à exclure deux pays comme l’Allemagne et le Japon de l’économie mondiale ».

En fait dans les politiques dites « politiques industrielles » des États, il y a les bonnes (agir pour rendre son économie plus attractive pour les investisseurs) et les moins bonnes (instaurer des barrières commerciales au mépris des règles de l’Organisation mondiale du commerce).

Mais quand même, insiste l’auteur de l’interview du Monde (Marie Charrel), n’y a-t-il pas quand même un « bon protectionnisme », ne serait-ce que pour protéger l’environnement, ou éviter que des produits ne fassent trois fois le tour de la planète avant d’être vendus ?

C’est l’histoire qui nous a appris que la division du travail entre les pays est bénéfique en permettant d’apporter de la nourriture, des biens et des services à tous.

La directrice générale du FMI voit plutôt la réponse dans la réflexion sur les chaînes d’approvisionnement mondiales en tenant compte de leur empreinte carbone, mais, là encore, « en prenant garde également à l’ampleur des préjudices que leur restructuration pourrait causer à des travailleurs ailleurs sur la planète ». Elle voit plutôt des solutions en subventionnant la R&D pour permettre aux technologies vertes de pénétrer plus rapidement l’économie, ce qui serait une bonne utilisation d’argent public.

Donc, pour la directrice générale du FMI, c’est encore la technologie qui apporte les meilleures réponses.

Intéressant.

Mais la critique de la mondialisation, qu’elle n’évoque pas, c’est aussi de contester la croissance elle-même des échanges et des économies.

Dominique Reynié, directeur général de la Fondapol, Think Tank libéral, aborde le sujet dans une récente tribune d’opinion dans Le Figaro (14/11/2023). Et pour lui ces débats sur la croissance, ou plutôt la décroissance, sont une menace sérieuse pour la démocratie elle-même.

Encore une menace !

Pour lui, les politiques climatiques mises en place par les gouvernements, notamment en France, n’ont pas vraiment fait l’objet de discussion générale, ni n’ont été approuvées par les électeurs (il rappelle que lors des élections européennes de 2019 le total des votes en faveur d’une liste écologiste n’a été que de 9,4% pour l’ensemble de l’Union européenne). Ces politiques sont plutôt des accords entre chefs d’ États, ou de négociations entre groupes parlementaires.

Oui, mais devant l’urgence climatique, ne devons nous pas considérer qu’il faut prendre les décisions au nom de vérités scientifiques, et non en fonction des votes des citoyens, ces citoyens ne pouvant les contester, car ne disposant pas des compétences requises ?

Voilà exactement la menace qu’il veut dénoncer : « l’usage abusif du thème de l’urgence climatique » qui donne l’impression d’un forçage de l’agenda gouvernemental.

Il appelle cette forme d’écologisme un « altruisme autoritaire ».

Oui, mais que répondre à ceux qui nous disent que l’on ne peut pas refuser de « sauver la planète » et que « nous n’avons pas le choix » ?

Alors, dans ce cas, c’est bien la démocratie qui devient un problème, puisqu’elle suppose justement l’existence d’un choix. Et donc cet enjeu climatique « favorise l’émergence d’une nouvelle tendance illibérale ».

En fait, cette lutte contre le réchauffement climatique emporte avec elle un combat contre le capitalisme, et est idéologiquement orientée : « centralisation, bureaucratisation, planification, hyperréglementation, fiscalisation, méfiance ou hostilité à l’égard du capital, de l’entreprise et du profit ». « Lorsque Jean Jouzel estime que le capitalisme est antinomique avec les politiques climatiques, il ne parle plus en climatologue ».

Mais alors, la décroissance ?

Dominique Reynié a du mal à croire que cette notion ait du succès auprès des populations : « La globalisation démontre les bienfaits du capitalisme pour l’humanité. La part de la population mondiale vivant dans la pauvreté est tombée de 16% en 2010 à 8,5% aujourd’hui, alors que nous n’avons jamais été aussi nombreux. Il suffit de constater ces performances inouïes pour comprendre que l’humanité n’acceptera jamais une gauche « décroissantiste », ni même la sobriété ».

Il retrouve les mêmes arguments que la directrice générale du FMI, avec des chiffres similaires.

En fait, pour lui, « la poursuite du développement humain, dont la condition est la croissance, est bel et bien l’un des moteurs de la démocratisation du monde. Ne pas faire bénéficier l’écologie de la puissance du capitalisme, c’est sacrifier le climat et la démocratie à l’idéologie ».

D’où la résistance des ménages aux programmes gouvernementaux de dégradation de leur mode de vie (rappelons-nous les « gilets jaunes »).

En fait, le lien entre la démocratie et la croissance apparaît comme essentiel. La démocratie s’est précisément implantée à partir du XIXème siècle, grâce au développement économique, au progrès social qui en a découlé, et au suffrage de masse qui a conféré un pouvoir législatif indirect au mouvement ouvrier. « La démocratie doit beaucoup à l’industrialisation, c’est-à-dire à la carbonation des sociétés ».

Et donc, « le projet de décroissance, plus ou moins assumé, parfois euphémisé avec le mot de « sobriété », n’est pas seulement un programme anticapitaliste, c’est aussi un chemin rapide pour en finir avec la démocratie ».

Avec Kristalina Georgieva et Dominique Reynié, on comprend que les résistances à la fragmentation du commerce mondial et à la tentation « altruiste autoritaire » ont de bons défenseurs.

Devra-t-on choisir entre sauver la planète et sauver la démocratie ?

Un bon débat…démocratique, qui nous concerne tous, nous citoyens.


Experts du futur ?

Futur2Depuis la nuit des temps, nous cherchons à connaître le futur, tant les Etats, les gouvernants, mais aussi les dirigeants et managers d’entreprises, avec l’espoir de voir mieux et plus loin, pour anticiper ce qui va advenir, et faire les choix décisifs qui nous permettront de devancer les compétiteurs, ou d’investir sur les bons projets.

C’est pourquoi cette « science du futur », avec ses scénarios, ses prévisions, mais aussi ses prédictions, est aussi déléguée à des cohortes de spécialistes, de savants et de ce qu’on appelle des « experts », relayés par ceux qui fabriquent l’opinion, un peu comme la version contemporaine des oracles delphiques de l’Antiquité.

C’est pourquoi cette « science du futur » peut aussi être considérée comme éminemment politique. C’est le sujet d’étude d’Ariel Colonomos, spécialiste des relations internationales, directeur de recherche au CNRS, dans un ouvrage maintenant un peu ancien (2014), « la politique des oracles – Raconter le futur aujourd’hui ».

Ce que montre son enquête, c’est que tous ces experts et savants en prédictions sur le futur racontent tous plus ou moins la même chose, et manquent de vision sur les grandes ruptures. Exemple de la chute de l’Union soviétique et du mur, parmi tous les experts en soviétologie, pratiquement aucun des « professionnels » ne l’a vu venir. L’auteur cite néanmoins un « amateur », Ronald Reagan qui déclarait en 1982 que l’URSS n’était qu’une « poubelle de l’histoire », un bateau en train de couler dont chacun tâchait de s’enfuir. Grâce à l’histoire des évènements qui ont suivi, il est devenu un prophète.

En fait, tous les experts et savants se retrouvent tous aux mêmes endroits (à Washington, l’auteur compte déjà 400 agences), et partagent les mêmes recrutements d’analystes tous semblables. Il y a en fait un « marché du futur » où il vaut mieux faire partie d’une communauté qui pense pareil, plutôt que de s’en écarter au risque de s’isoler et de perdre en légitimité.

Même phénomène pour les entreprises privées qui publient et commercialisent des « notations financières » sur les États. Ces agences, qui sont peu nombreuses, là encore, convergent dans leurs notations, et l’exercice a un certain mystère puisque les critères utilisés (quantitatifs, mais aussi qualitatifs à partir d’interviews des dirigeants pour par exemple évaluer la stabilité de l’environnement politique, ou l’incidence du système politique sur les décisions financières concernant le remboursement de la dette étatique, ce qui est déjà plus subjectif) ne sont pas connus et gardés secrets par les agences.

En fait ces notations font preuve d’une étonnante stabilité, dans une économie mondiale plutôt volatile : « En moyenne, seules 15% des notes attribuées aux États sont modifiées chaque année. Il y a en outre plus de rehaussements des notes que de dépréciations, ce qui va, là aussi, à l’encontre de l’idée suivant laquelle les agences joueraient prioritairement un rôle punitif » (le livre date de 2014, il faudrait revoir ce point éventuellement aujourd’hui).

Mais alors, si l’on considère que toutes ces notations sont finalement très stables, une question : « Pourquoi les notes sont-elles reprises et adoptées par l’entière profession de la finance, par les acteurs de l’espace politique et public ainsi que par les médias ? Parce que la valeur communicationnelle d’un indicateur est plus précieuse que sa valeur informationnelle ».

En privilégiant ainsi la stabilité de leurs « opinions » plutôt que leur précision, les agences de notation prennent ainsi souvent le risque de ne pas voir les problèmes à temps. L’auteur a constaté, en analysant l’historique, que ces agences peuvent peiner à anticiper les crises, et avoir tendance à suivre l’évolution des marchés plutôt qu’elles ne les prévoiraient. Si bien que quand elles finissent par prendre la réalité en compte et par publier une notation modifiée, celle-ci ne fait que renforcer la crise de l’obligataire et rend sa reprise encore plus difficile. Ce qu’on pourrait appeler une prophétie autoréalisatrice.

Et donc, alors que dans un premier temps, la stabilité de la note maintient artificiellement un statu quo, et, une fois la crise survenue, la dégradation de la note contribue à accélérer le prix de l’endettement du pays et affecte encore plus son économie.  En gros les notations financières contribuent à retarder le futur et à accentuer les crises.

On peut tirer la même conclusion pour les agences de notation que pour les savants et experts en futur : Il vaut mieux, pour un expert, avoir tort à l’unisson au sein de son groupe, plutôt que de prendre le risque d’un avis qui se distinguera de celui de ses pairs.

Mais alors, face un consensus d’entre-soi des « experts », une autre question interpelle : est-on responsable, et comment, des effets directs et indirects de ses anticipations sur le cours des évènements que l’on a cherché à prédire ?

Un évènement peut-être un peu oublié est évoqué par l’auteur : En 1983, le gouvernement de Ronald Reagan décide d’envahir l’Île de la Grenade. La raison ? Si les Etats-Unis n’agissent pas, déclare Ronald Reagan, le pouvoir en place sur l’île, soutenu par l’URSS, se livrera à des exactions contre des civils américains, en les violentant et en les prenant en otage. A terme Grenade deviendra un bastion de l’exportation du communisme soviétique et castriste. Son aéroport sera une plaque tournante pour le déploiement d’actes subversifs dans la région des Caraïbes. Autrement dit, l’invasion américaine était censée prévenir une violence indue.

Or, en 1986, un sociologue et futuriste, Wendell Bell, accuse le gouvernement Reagan d’avoir trahi la confiance du peuple américain en prenant cette décision, et affirme que la mesure de la réalité, en l’occurrence l’appréciation des forces de cet Etat et de ses intentions, est délibérément distordue. Selon lui, il est possible, dans l’après-coup, de montrer que le gouvernement Reagan, en 1983, savait que les preuves dont il disposait ne lui permettaient pas d’établir de telles anticipations. Le Président et ses conseillers auraient donc menti. Ils auraient évité de mentionner des faits qui contredisaient leur thèse, voire les auraient cachés. Ils auraient aussi falsifié les preuves de leur argumentaire en apportant de nouvelles raisons fallacieuses.

Pas simple de trancher car, même s’il est vraisemblable qu’en 1983 les dirigeants en place à Grenade ne préparaient pas d’exaction contre les civils américains, l’attaque américaine, qui a vraiment eu lieu, interdit de statuer sur la validité de l’affirmation de Bell. Cette attaque américaine rend en fait à jamais impossible de savoir si Grenade se serait vraiment transformée en un bastion du communisme soviétique, et si son aéroport serait devenu une plaque tournante du communisme dans les Caraïbes, et si le régime en place sur l’île aurait secondé Cuba dans ses efforts pour exporter la révolution en Amérique latine, comme Reagan l’avait annoncé pour justifier sa mesure préventive.

Ce qui viendra disculper la décision sera ce qu’on appelle la référence à la véracité des prédictions, et si cela correspond à un consensus des « experts » c’est encore mieux.

Cette histoire de groupe trop homogène qui se crée des œillères empêchant d’imaginer d’autres futurs, c’est aussi celle des dirigeants entourés d’une « cour » de leur Comex qui n’imagine pas les scénarios en rupture, et sont victimes d’angles morts qui peuvent leur faire prendre des décisions inappropriées.

Comment s’en sortir ?

Ariel Colonomos fait appel au bon sens : « Pour améliorer la qualité de ses conjectures, le groupe a intérêt à accueillir des membres dont le profil est nouveau », afin de « se donner les moyens de penser une pluralité de mondes possibles à venir ».

Tout cela afin de sortir d’un « discours dicté par un consensus frileux » qui devient un « obstacle à l’innovation ». Avec une interrogation face à tous ces experts qui se tiennent entre eux : « Avons-nous vraiment envie de savoir de quoi demain sera fait ? ».

Une bonne question pour mettre à l’épreuve nos envies lorsque nous nous lançons dans ces exercices de prospective et de vison du futur.


Qui défendra Jéricho ?

JERICHOC’est un poème de Victor Hugo, dans le recueil « Les châtiments » (1853) qui relate cet épisode de la Bible, de la chute de Jéricho, Josué ayant reçu de Dieu l’ordre d’en faire sept fois le tour, en sept jours, au son de sept trompettes, pour faire tomber les murailles de la ville avant de permettre au peuple d’Israël de l’envahir.

Pendant les premiers tours, le roi de Jéricho se met à rire :

« Quand Josué rêveur, la tête aux cieux dressée,
Suivi des siens, marchait, et, prophète irrité,
Sonnait de la trompette autour de la cité,
Au premier tour qu’il fit le roi se mit à rire ;
Au second tour, riant toujours, il lui fit dire :
– Crois-tu donc renverser ma ville avec du vent ? »

Les remparts sont si solides que ces tours n’y font rien.

Au sixième tour, le roi de Jéricho rit toujours.

Et puis :

« À la septième fois, les murailles tombèrent. »

Selon le récit de la Bible, ce septième jour où les murs de la ville s’effondrèrent, Jéricho fut rasée, sa population massacrée, et le lieu maudit.

Ce récit des trompettes de Jéricho est devenu une expression populaire pour signifier une puissance capable de détruire des préjugés, mais aussi des réalités. Tout dépend de quel côté on se place.

C’est le titre qu’a choisi Henri Guaino pour son dernier livre (« A la septième fois, les murailles tombèrent ») et dont il explique celui-ci dans l’interview qu’il donne au Figaro du 21-22 octobre; et pour lui, nous sommes peut-être au soir du sixième jour :

«  Depuis une quarantaine d’années, la croyance dominante dans nos sociétés est que nous sommes devenus tellement meilleurs, tellement plus intelligents que nos aïeux que les malheurs et les catastrophes qu’ils ont vécus ne peuvent pas se reproduire ».

« Ça ne peut plus nous arriver. Ni la guerre, ni les guerres civiles, ni les guerres de Religion, ni les grandes crises économiques comme celle des années 30. Même les pandémies ne pouvaient plus nous arriver et nous avions cessé de nous y préparer ».

D’où son diagnostic pour aujourd’hui :

« Comme « l’histoire ne se répète pas », on a cessé de lui attacher de l’importance et on a jugé qu’elle n’était pas utile et qu’elle était au mieux un ornement de l’esprit. On devrait se demander pourquoi, si l’histoire n’a pas d’importance, l’assassin de Samuel Paty a assassiné un professeur d’histoire et pourquoi l’assassin de Dominique Bernard cherchait un professeur d’histoire.

L’histoire ne se répète pas à l’identique, mais elle nous apprend ce qu’est la nature humaine qui, elle, ne change pas. Et dans la nature humaine il y a le plus fécond et le plus dangereux. Le plus dangereux c’est la violence sauvage, animale, primitive de l’homme que la culture, la civilisation, la civilité, les institutions, l’école, l’Etat, s’efforcent tant bien que mal de contenir. Quand l’effort se relâche, quand on fragilise ces remparts, le risque grandit que l’homme redevienne brute, que la foule devienne meute et que la violence dévore tout sur son passage. A force de penser que cela ne peut plus nous arriver, de nier la nature humaine et sa sauvagerie, nous avons préparé une fois de plus le grand retour de la violence ».

Pour Henri Guaino nous sommes, c’est-à-dire nos gouvernants et nos élites, comme ce roi de Jéricho qui continue à rire dans sa tour sans voir la violence et les ennemis de toutes sortes qui s’apprêtent à faire tomber nos murailles avec leurs trompettes, tant les fondations sur lesquelles reposent nos sociétés occidentales sont devenues fragiles.

La vision d’Henri Guaino sur l’état de nature rappelle celle de Thomas Hobbes, dans son « Léviathan » (1651), pour qui l’état de nature est précisément « un état de guerre de chacun contre chacun », où les passions humaines entraînent une compétition meurtrière entre les individus. Pour Hobbes, il nous faut renoncer à certaines libertés au profit de la sécurité, et, pour cela, la solution qu’il défend, c’est celle d’un pouvoir central, la monarchie, fort. C’est le monarque, le chef, qui assure le bien-être des sujets qui lui confient par contrat l’administration de l’Etat. Pour résoudre les problèmes, on devine que Henri Guaino, qui fut conseiller de Nicolas Sarkozy à l’Elysée, aime bien cette idée du chef qui rétablit l’autorité politique.

Mais on peut aussi aller lire ou relire John Locke et son «Second Traité de gouvernement civil » (1690), presque 40 ans après Hobbes, qui décrit, lui, les individus comme des êtres rationnels et égaux parfaitement à même de régler leurs conflits. Mais, comme le risque de chaos existe toujours, cette éventualité appelle à recourir au gouvernement civil pour assurer la paix. Le contrat proposé est cependant différent de celui de Hobbes. Il s’agit plutôt de rechercher un consentement mutuel par lequel un individu « peut convenir, avec d’autres hommes, de se joindre et s’unir en société pour leur conservation, pour leur sûreté mutuelle, pour la tranquillité de leur vie, pour jouir paisiblement de ce qui leur appartient en propre ». Lui défend plutôt une monarchie parlementaire (pas encore un régime démocratique ; on est en 1690, et, même en France, c’est Louis XIV qui est l’autorité politique), avec un souverain régulé par une instance représentative, et non une conception théocratique de l’Etat.

Ce qui fonde le gouvernement civil, pour Locke, c’est le droit de propriété que doit protéger l’Etat, c’est-à-dire protéger les droits fondamentaux de l’individu, sa liberté, son intégrité physique, et la propriété acquise par le travail, mais, avant d’être propriétaire de biens, on est d’abord propriétaire de sa vie et de sa liberté. C’est donc un conception de la propriété large que propose Locke.

Et ce qui fonde pour Locke la société politique, c’est le consentement des individus : «Un homme qui s’est joint à une société, a remis et donné ce pouvoir dont il s’agit, en consentant simplement de s’unir à une société politique, laquelle contient en elle-même toute la convention, qui est ou qui doit être, entre des particuliers qui se joignent pour former une communauté. Tellement que ce qui a donné naissance à une société politique, et qui l’a établie, n’est autre chose que le consentement d’un certain nombre d’hommes libres, capables d’être représentés par le plus grand nombre d’eux, et c’est cela, et cela seul qui peut avoir donné commencement dans le monde à un gouvernement légitime ».

Pour protéger la société et en assurer le bon gouvernement, certains pensent plutôt au retour de régime autoritaire, d’autres à la représentation du peuple, où même à la prise en main des problèmes par la société civile et aux dirigeants d’entreprises.

Car même les dirigeants d’entreprises sont concernés par ces débats qui concernent aussi l’économie et les stratégies.

Alors, comment défendre Jéricho, au lieu de rire dans la tour ?

Guaino, Hobbes, Locke : bonne recherche.


Qui peut sauver la démocratie ?

DemocratieL’esprit des Lumières, c’est ce courant philosophique né au cours des 17ème et 18ème siècles, objet du manifeste de Kant, en 1784, « Qu’est-ce que les Lumières ? », « Sapere Aude » : penses par toi-même.

L’esprit des Lumières considère que le développement humain consiste à penser par soi-même, par la science et l’observation, source de progrès humain, et non par l’asservissement à la pensée de ceux qui veulent prendre le pouvoir sur nous. A l’époque, on visait l’Eglise et les serviteurs de la monarchie.

Mais cet esprit des Lumières a deux origines, et est la cause d’un schisme dans la civilisation américaine, et plus globalement en occident.

C’est la thèse que développe, dans un gros ouvrage très documenté, qui revient sur toute l’histoire de l’Amérique depuis ses origines, Seth David Radwell, « American schism », best-seller aux Etats-Unis.

Seth David Radwell est un entrepreneur et ex-dirigeant d’entreprises américaines, qui s’est plongé dans l’histoire de l’Amérique et de la philosophie pour tenter de comprendre et éventuellement de proposer des réponses à, ce qu’il identifie comme une crise majeure de la démocratie.

Les deux origines dont il parle sont la version « modérée » des Lumières, en comparaison d’une version « radicale », incarnées chacune par des penseurs, des philosophes et des personnalités politiques distinctes, en France comme aux Etats-Unis (car ce sont ces deux pays qui sont à l’origine de ce courant des Lumières, d’où aussi leurs similitudes politiques d’origine). Et ce sont les héritiers de ces deux versions qui s’opposent encore aujourd’hui, et, par leurs conflits, mettent en danger la démocratie et le « vivre ensemble ».

La version « modérée », c’est celle qui considère que pour diriger les affaires d’un Etat, et les citoyens qui le composent, il est important que les dirigeants soient les plus éclairés possibles, et que les citoyens eux-mêmes qui y participent soient eux-mêmes dotés de compétences particulières. La démocratie, oui, mais pas pour tout le monde ; seuls les plus intelligents y ont droit de parole et d’autorité. D’où les tendances à ne pas inclure dans les électeurs et dans les dirigeants des personnes trop éloignées de ces critères.

La version « radicale » c’est celle qui considère que tous les citoyens sont égaux et ont voix au chapitre, et que si certains n’ont pas encore les capacités comme les autres, c’est justement le rôle de l’éducation et de l’Etat de leur permettre d’acquérir et de développer ces capacités. D’où cette vocation à offrir l’éducation gratuite pour tous, et à ouvrir le droit de vote et de participation à tous.

Pour l’auteur cette double origine perdure aujourd’hui et est même l’explication de ce schisme qu’il identifie, et de la crise de la démocratie qu’il ressent.

Car, alors que les Lumières prônaient que la recherche de la vérité était l’objet du progrès, et était guidée par la science et l’observation objective, il constate qu’aujourd’hui la vérité et les faits sont remis en cause par les opinions et ce qu’on appelle la « post-vérité » : toute opinion est bonne et la vérité n’existe pas. Pour les partisans de la post-vérité, les post-modernes, tout est fluide et relatif, la vérité absolue n’existe pas, et est même suspecte, car véhiculant l’opinion de ceux qui veulent dominer (oui, ces mâles blancs, qui ont toujours cherché à dominer les autres). Et donc, la frontière entre ce qui est faux et ce qui est vrai n’existe pas. La Raison et la science ne sont que des idéologies, des mythes créés par les humains .

La version « modérée » des Lumières, c’est celle qui a engendré les dirigeants d’aujourd’hui qui pensent que dans la cité et la démocratie, il y a « nous et les autres », ceux qui pensent bien contre les autres. C’est la vision des dirigeants et politiques qui voient dans les milieux économiques et les entrepreneurs et start-up la quintessence de la gouvernance de la Nation, et oublient les autres.

Les autres, ce sont les partisans de la version « radicale », qui se sentent oubliés et négligés. Ce sont ces « working class », le « peuple », qui manifestent leur rancœur et qui ont donné naissance à ce qu’on appelle maintenant le « populisme » que l’on peut décrire comme le mouvement politique qui répond aux « gens ordinaires » qui ressentent que leurs préoccupations ont été négligées ou leurs besoins marginalisés par les leaders politiques établis. Le fondement de ce mouvement est une réaction contre les élites, à qui l’on conteste de vouloir dicter ou imposer leurs politiques sous prétexte qu’elles sauraient mieux que tout le monde ce qui est bon pour les gens « ordinaires ».

Ce monde où chacun défend sa propre vérité, où la vérité absolue a disparu, est encore plus fortement exacerbé par les technologies et les réseaux sociaux. Car ce qui fait la valeur du business de ces réseaux sociaux, comme le souligne l’auteur, c’est de recueillir le maximum d’attention, et donc de diffuser des opinions les plus en rupture possible. Pratiquement, la « désinformation » est finalement « encouragée » par le business model des plateformes. Chacun peut créer un business et faire de l’argent en influençant et en racontant ce qu’il veut sur ces plateformes. Ce qui rapporte, ce n'est pas de dire la vérité, mais d’attirer le maximum d’attention. Encore de quoi menacer , et affaiblir, la démocratie. Et quand on voit que 16% des américains croient que la terre est plate (en France nous ne sommes que 9%, mais quand même), on comprend que ça marche.

Ce qui rend encore plus difficile la recherche de la vérité, c’est aussi, paradoxalement, la multiplication des données et des informations auxquelles nous avons accès. Il y a de quoi se perdre entre les fausses et les vraies informations, et ceux qui veulent nous influencer ont à leur portée une masse de moyens et d’outils comme nous n’en avons jamais eu dans le passé. On n’ose imaginer ce que les dictateurs d’hier auraient pu en faire. Mais on voit bien ce que les dictateurs d’aujourd’hui en font ou peuvent en faire. Et l’on peut constater un regain de pouvoir des régimes autocratiques, en Chine, en Russie, en Turquie, qui essayent même de nous persuader que la démocratie est moins efficace en termes de résultats et d’action publique. Et même dans les démocraties, certains doutent ou s’en détournent : Seth David Radwell cite un chiffre alarmant : Aux Etats-Unis, 30% des millenials considèrent qu’il est essentiel de vivre en démocratie, alors que les autres 70% disent avoir perdu la foi en la démocratie comme forme de gouvernance. Sans parler du faible taux de participation aux scrutins de la jeune génération, que l’on constate d’ailleurs aussi en France à chaque élection.

Alors que faire ?

Les dernières pages du livre évoquent le rôle de la société civile pour retrouver la voie de la Raison pour « battle unraison with raison », et faire revivre un idéal méritocratique, où les personnes les plus qualifiées peuvent accéder aux postes de responsabilités, permettant de constituer un capital humain collectif.

Il est convaincu que la restauration de la démocratie nécessitera l’engagement de la société civile et des leaders, ainsi que des dirigeants d’entreprises, pour agir par le bas face à un débat politique qui a perdu en qualité et en capacité de rassembler et d’unir sur des valeurs communes. Car dans l’entreprise, qui n’est pas néanmoins une démocratie, on parle encore d’unité et de valeurs communes, et les dirigeants y sont garants de ce qui en constitue le système méritocratique, où les personnes sont reconnues pour ce qu’elles font et non pour ce qu’elles sont.

Car la démocratie, rappelle-t-il, ne consiste pas à ce qu’un camp gagne contre un autre pour imposer sa soumission. Mais à accepter, comme le formule Seth, que « Everyone belongs in the conversation ».  Gagner, dans une démocratie, identifie qui a l’autorité pour mener la conversation, diriger le comité qui sera responsable de formuler les politiques. Mais la conversation doit inclure à la fois les « gagnants » et les « perdants ». C’est même la responsabilité des gagnants de ramener les perdants dans cette conversation. Ceux qui les excluent sont précisément ceux qui dirigent en Chine, en Turquie, en Russie, et constituent ces régimes autocratiques. Alors que le régime démocratique est celui qui dirige pour tout le monde, et non par le conflit (comme pourtant nous y encourageraient les réseaux sociaux).

Comment la société civile et les dirigeants d’entreprise peuvent ils concrètement agir et participer à la renaissance de la Raison et de la démocratie ?

C’est, paraît-il, le sujet du prochain livre de Seth David Radwell.

C’est aussi le sujet de la conférence qu’il donne lundi 9 octobre à l’occasion de son passage à Paris, organisée par le Cercle Colbert.


Pouvoir de vieux

BidenDans la société, comme en politique, on dirait que ce sont les « seniors », ces fameux baby-boomers, qui vont faire la loi, du moins en Amérique. Sait on que d’ici 2040, le nombre d’américains de plus de 85 ans va doubler par rapport à 2020 ?

C’est tout le sujet d’un article du Figaro, par Hélène Vissière, du samedi 30 septembre.

C’est William Kole, auteur de « The big 100. The new world of super aging », qui le dit : « Les plus de 65 ans forment déjà le plus gros bloc d’électeurs dans la plupart des Etats car ils votent plus que les jeunes. Ils ont tendance à choisir des candidats proches de leur tranche d’âge. Et les Blancs étant largement majoritaires, conséquence des inégalités socio-économiques, ils penchent davantage côté républicain ».

Au niveau de l’Etat américain, pas besoin d’attendre 2040, Joe Biden a déjà 80 ans, et son principal challenger, Donald Trump, en a 77. Pas mieux au Congrès, où un membre sur quatre a plus de 70 ans, et où l’âge moyen des sénateurs est de 64 ans.

Mais certains octogénaires dominent aussi la scène, avec Harrison Ford, 81 ans, qui rempile avec le cinquième Indiana Jones, ou Mick Jagger qui, à 80 ans, remplit encore les stades.

L’auteur de l’article en conclut que « les baby-boomers retardent leur départ à la retraite ».

Alors, forcément, on se demande si c’est une bonne chose ou pas d’avoir des dirigeants aussi âgés. On va leur accorder les vertus de l’expérience, de la sagesse (quoique), mais on va aussi dire qu’ils sont plus dans le coup, comme la chanson de Sheila, reprise dans le film de François Ozon, Huit femmes, pour ne pas dire des vieux cons.

Le Figaro rapporte une anecdote de l’audition du patron de Tik Tok par des élus du Congrès américain, « qui semblaient ignorer le fonctionnement d’internet ». C’est William Kole, encore lui, qui parle de « vieille garde » en décalage avec les préoccupations de l’électorat plus jeune : « Elle s’intéresse davantage aux problèmes de retraite, par exemple liés à sa génération, qu’à l’endettement étudiant ou au réchauffement climatique ».

Une bonne nouvelle, en France, Gérard Larcher, 74 ans, vient d’être réélu par ses pairs Président du Sénat pour la cinquième fois.

Il est dans le coup, alors.

 


Narcisse blessé par l'intelligence artificielle

NarcisseOn connaît Narcisse, qui, dans la mythologie grecque, adore admirer son reflet dans un lac, à tel point qu’il finit par tomber dedans et s’y noyer.

De là vient l’adjectif « narcissique », qui désigne une personne qui s’aime de manière démesurée, du moins en apparence.

C’est Freud, dans son « Introduction à la psychanalyse » (1916), qui parle alors de « blessure narcissique » pour évoquer les détériorations de l’amour que nous avons pour nous-mêmes.

 Freud évoque en fait l’humanité tout entière qui se serait vu infliger par la science trois blessures narcissiques, qui ont fait chavirer la conviction que l’Homme était au centre de l’Univers.

Première blessure : Non, nous dit Copernic, la terre n’est pas au centre de l’univers, mais ne forme qu’une parcelle insignifiante du système cosmique, dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur.

Deuxième blessure : Non, nous dit la recherche biologique, et Darwin, l’homme n’a pas une place privilégiée dans l’ordre de la création, et sa descendance animale démontre qu’il n’est qu’un animal parmi les autres.

Troisième blessure : C’est la psychanalyse, et donc Freud, qui nous montre que «Le Moi n’est pas maître dans sa propre maison », et que cette maison, autrement dit la psyché humaine, est régie par l’omnipotence de l’inconscient. Même si certains ont fait remarquer que la psychanalyse n'était peut-être pas tant une science que ça.

Mais on est peut-être confronté aujourd’hui à une quatrième blessure narcissique.

Quelle est donc cette quatrième blessure narcissique ?

C’est l’hypothèse de Catherine Malabou, philosophe experte de Hegel et des neurosciences : L’intelligence artificielle est la quatrième blessure narcissique de l’humanité, en venant challenger l’homme sur ce qu’il pensait exclusif de sa personnalité, son intelligence. L’intelligence artificielle est « la capture de l’intelligence par sa propre simulation ».

Elle exprime l’évolution de sa pensée dans les quelques lignes de la préface de l’édition 2021 de son ouvrage, « Métamorphoses de l’intelligence » :

« Il m’a fallu beaucoup de temps pour parvenir à appréhender lucidement mais avec une relative sérénité les métamorphoses de l’intelligence. A travers elles, je retrace mon propre parcours. J’ai moi aussi résisté au devenir artificiel. J’ai moi aussi longtemps opposé la plasticité du cerveau à la rigidité de la machine. Je reconnais aujourd’hui mes erreurs et pose un regard nouveau sur cette opposition qui, du même coup, tend à s’effacer ».

Pour elle, nous devons aujourd’hui accepter cette quatrième blessure narcissique et réinventer une nouvelle forme de confiance en la machine, pour créer les coopérations et accepter de perdre le contrôle, et passer à une « construction démocratique de l’intelligence collective » où la machine a aussi sa place.

Dans cette construction, la frontière historique que l’on mettait entre intelligence humaine et IA est en train de disparaître. Et il ne s’agit d’en avoir peur mais de trouver ces nouvelles coopérations.

Pour Catherine Malabou, Laurent Alexandre et Harari se trompent :

« Laurent Alexandre, Harari et son livre Homo Deus… Ces gens-là ne font qu’écrire et dire ce que la foule veut entendre. Or, je ne pense pas qu’on puisse écrire quoi que ce soit de pertinent à partir d’une sorte de peur. La peur n’est jamais un moteur intellectuel. Il vaut mieux essayer de comprendre la complexité plutôt que d’agiter les peurs. »

La 4ème révolution industrielle sera celle qui comprendra cette complexité.


Rencontre avec une combattante

GuerriereOn se souvient encore, au moment de la bataille de Veolia pour réaliser une OPA sur Suez, des déclarations de son PDG, Antoine Frérot, annonçant aux journalistes, en novembre 2020, que son objectif était de « construire un grand champion français de la transition écologique, et cela passe par un mariage plein et entier entre Suez et Veolia ».

Mais voilà, la Commission de la Concurrence est passée par là, et Suez n’a pas pu être absorbé complètement, mais seulement à hauteur de 30% de ses activités, et ce qu’on a appelé « le nouveau Suez » est reparti au combat avec une nouvelle PDG, Sabrina Soussan.

C’est cette combattante, nommée en février 2022, que je recevais mercredi pour une conférence avec PMP au collège des Bernardins. Une vraie rencontre. Soussan4

Elle est revenue en France après vingt ans dans des postes de management à l’international, notamment chez Siemens, en Allemagne et en Australie. Elle n’a pu éviter de faire part de son étonnement, venant d’entreprises à culture plus anglo-saxonne, face aux mœurs françaises : on lui a demandé quelle école elle avait faite, tout était fait en français dans les instances de direction, les Directeurs des pays étaient pour la plupart des français en expatriation qui y passaient trois ans.

Elle n’a pas perdu de temps pour changer tout ça, nommant des Directeurs locaux dans les pays, et renouvelant le Comité Direction (les précédents étant pour la plupart partis chez Veolia ou partis de l’entreprise) : une petite équipe de huit personnes, dont deux femmes, et plusieurs bi-nationaux (comme elle), ou ayant eu une carrière à l’International.

Car Suez, avec ses neuf milliards de chiffre d’affaires, et 40.000 collaborateurs (dont 80% de non-cadres, opérationnels et ouvriers sur le terrain dans des métiers de proximité parfois difficiles de ripeurs – qui ramassent les poubelles – ou de tris de déchets par exemple) est une entreprise internationale, présente dans quarante pays, comme la Chine ou l’Australie. Maintenant, les Comités de Direction s’y font en anglais.

Ce Nouveau Suez, c’est aussi celui qui a quitté la Bourse, pour être maintenant détenue par des investisseurs ( le fond français Meridiam, le fond américain GIP et la Caisse des Dépôts) qui soutiennent une politique de moyen et long terme dans les investissements, et qui se sont engagés pour rester actionnaires, pendant 25 ans pour Meridiam, 10 ans pour GIP et la CDC. Ceci se manifeste, nous dit Sabrina Soussan, dans les discussions au Conseil d’Administration pour challenger les projets. Un projet rentable qui ne serait pas en ligne avec la politique d’investissement long terme a peu de chances de passer facilement. Plus compliqué pour les projets qui seraient conformes à cette stratégie long terme mais non rentables : peu de chances qu’ils soient présentés.

Mais l’actionnariat ce sont aussi les salariés : Sabrina Soussan nous a rappelé que le plan d’actionnariat salarié, qui oblige à bloquer le cash pendant cinq ans, a été souscrit par 3% des salariés, avec l’objectif, lui aussi ambitieux, de le passer à 10% d’ici cinq ans.

Autre combat de cette combattante, que nous avons abordé, la diversité et l’inclusion. Soussan5

Sabrina Soussan croit en la diversité, qui, pour elle, ne se résume pas à la diversité hommes – femmes, mais concerne la diversité de pensée, d’environnement et d’intelligence. C’est aussi cette diversité qui est le vecteur de l’innovation, qui joue un rôle important, par les technologies, dans le développement des métiers de Suez dans l’eau et les déchets, comme tout ce qui permet la détection et la prévention des fuites, ou encore le dessalement de l’eau de mer, réinjectée dans la consommation d’eau dans des zones géographiques qui manquent d’eau.

Pour les femmes parmi les managers, qui représentent 34%, elle veut les passer à 40%.

Elle est particulièrement attentive au TOP 250, qu’elle a trouvé à son arrivée avec 90% de français. Elle veut y injecter la diversité de culture et d’international qui lui tiennent à cœur.

Même chose pour les plans de succession, où elle réclame au moins un candidat « diverse » à chaque fois.

En complément de la politique de diversité, l’inclusion est aussi un domaine en développement, et qui l’était déjà avant son arrivée, mais qu’elle encourage. On ne sait pas forcément que Suez dispose d’une Fondation pour fournir l’accès à l’eau et aux services essentiels dans les pays en développement. Et que l’entreprise a créé une ONG, Aquassistance,  qui comprend des salariés et retraités de SUEZ, pour apporter bénévolement des compétences et du matériel aux populations vulnérables (eau, assainissement, gestion des déchets) dans les pays en développement, mais aussi en France, auprès des squats et bidonvilles.

Cette innovation sociale, c’est aussi le ferment d’une fierté de travailler pour Suez, y compris pour les collaborateurs ouvriers de terrain, qui sont aussi moins connectés, et pour lesquels elle a relancé un journal d’entreprise en format papier.

Oui, on sentait bien que le Suez de Sabrina Soussan, dont elle nous a fait un bel éloge, plein d’optimisme, avait envie d’être ce « Nouveau Suez » et que la conquête, ou reconquête, et l’ambition de voir loin, et d’agir, poussées par l’innovation et l’innovation sociale, ne faisaient que commencer. Les visions d’Antoine Frérot, qui a quitté Veolia depuis, sont bien oubliées.

Et la concurrence sur les marchés reprend ses droits.

Que le meilleur gagne, et bon vent à Sabrina Soussan.

Crédit photos : Serge Loyauté Peduzzi


Diversité : modèle libéral ou républicain ?

MoutonIl n’est plus possible pour une entreprise de ne pas avoir un chapitre « Responsabilité Sociale et Environnementale » (RSE) dans sa stratégie et sa communication.

Et cela va toujours plus loin. Alors que l’on considérait que le sujet concernait d’abord la limitation des licenciements et l’attention à l’impact de son activité sur la nature, les jeunes générations d’aujourd’hui veulent aussi s’engager en faveur de la diversité et de l’inclusion, surtout ceux qui sont diplômés Bac+5, et qui constituent ceux que Monique Dagnaud et Jean-Louis Cassely appellent « ceux qui transforment la France », et qu’ils ont étudiés dans leur récent livre, évoqué  ICI.

Comme ils le rappellent, « Aujourd’hui en France, 45% des nouvelles générations ont fait des études supérieures et 20% ont poussé jusqu’à un niveau Bac+5 et au-delà ». Cela correspond à la classe d’âge des millenials, nés entre 1980 et les années 2000.

« Bien que minoritaires, ils sont prescripteurs de normes : transports écolo, alimentation en circuits courts, vie urbaine, morale de la sobriété ».

Dans l’entreprise, cette génération refuse une hiérarchie trop pesante, et veut un métier qui colle à sa représentation du monde (autonomie, quête de sens, impact social) qui permet d’agir positivement sur l’environnement, tout en évitant de tout sacrifier pour faire carrière. C’est pourquoi, d’ailleurs, comme le souligne les deux auteurs, ils veulent s’orienter souvent vers les start-up ou le statut de consultant, alors qu’autrefois la création d’entreprise était plutôt le fait de non-diplômés.

Cette génération est aussi celle qui a le plus d’addiction pour les réseaux sociaux, qui lui confère une forme de narcissisme : « Il y a indéniablement un art du storytelling et de la mise en avant de sa singularité. L’esthétique des réseaux sociaux est une nouvelle manière, finalement très bourgeoise, de montrer sa réussite ».

Marqués par la pratique des réseaux sociaux, ces jeunes générations vont privilégier « l’influence » exercée sur un plan horizontal, via internet, à l’autorité hiérarchique. C’est Brice Couturier, dans un récent ouvrage, « L’entreprise face aux revendications identitaires », qui remarque que pour cette jeune génération « l’idée de supériorité lui est, de manière générale, suspecte. Dans tous les domaines, elle y voit l’effet d’injustices sociales ».

C’est dans ce contexte que s’est développé le mouvement woke analysé par Brice Couturier, qui prolonge le livre d’Anne de Guigné paru l’année dernière, « Le capitalisme woke – Quand l’entreprise dit le bien et le mal ».

Ce qu’analyse Brice Couturier, c’est ce qu’il appelle le « mouvement woke radical », c’est-à-dire cette idéologie qui attire particulièrement les jeunes, et qui « a tendance à comprendre la société à partir d’une grille d’analyse qui valorise les facteurs ethnoculturels (la « race », le « genre », l’orientation sexuelle) au détriment des facteurs socio-économiques (les revenus, le milieu social d’origine, etc). Elle envisage les rapports sociaux comme un jeu à somme nulle, dans lequel chaque communauté cherche à « gagner du pouvoir » (empowerment) au détriment des autres ».

Anne de Guigné cite dans son livre une étude de la Fondation Jean-Jaurès indiquant que 72% des 18-24 ans se considèrent comme engagés – dont 17% très engagés – contre seulement 55% des plus de 65 ans. Mais cet engagement fort des jeunes ne passe pas par le vote, mais par le fait de rejoindre une association (80%),de parler de sa cause dans les médias traditionnels (74%) et de partager des messages dans les réseaux sociaux (70%).

Autre étude citée par Anne de Guigné, celle réalisée par l’EDHEC en 2019 auprès de 2700 étudiants. A la question « Quels sont les principaux critères de choix d’une entreprise pour y travailler ? », les réponses les plus fréquentes sont la diversité des collaborateurs (60%) et les principes de développement durable (50%).

Reste à l’entreprise de se débrouiller avec ça. Au risque parfois d’en faire un peu trop et de se laisser piéger par les surenchères communautaristes.

Anne de Guigné cite le cas de l’entreprise LEGO qui, en 2020, par solidarité avec le mouvement «Black Lives Matters », a solennellement décidé de ne plus faire de publicité pour ses figurines de policiers. Elle a aussi, à l’occasion du mois des fiertés, en 2021, sorti un kit aux couleurs du drapeau arc-en-ciel, emblème de la communauté homosexuelle. Le jeu se compose d’un ensemble de briques rangées par couleur et de onze figurines assorties, qui doivent représenter toutes les orientations sexuelles possibles. Le but pour l’entreprise est de « vanter le droit à la différence et à la tolérance ».

Cette histoire de diversité peut comporter des pièges pour l’entreprise qui s’y engage, car, comme le souligne Brice Couturier, si l’entreprise commence à offrir des avantages et à mettre en avant une communauté en particulier, elle risque de voir débarquer les revendications de toutes les autres communautés qui demanderont les mêmes avantages pour elles. Et l’entreprise se transforme en un empilage de communautés, au risque de perdre ce qui fait son unité.


Deux conceptions politiques s’opposent, qui séparent le monde anglo-saxon et le monde français, dans la façon d’appréhender ces sujets, ce qui explique que le mouvement woke est plus développé, pour le moment, dans le monde anglo-saxon qu’en France.

Le modèle anglo-saxon offre une vision libérale de la société et des entreprises, qui favorise l’autonomie de l’individu et l’auto-organisation des collectivités, la distinction du public et du privé et la limitation du pouvoir. Il va accueillir le pluralisme, la diversité des intérêts et des opinions, comme une source de progrès. Il va donc protéger les différences, et se méfier de « la tyrannie de la majorité », selon l’expression de Benjamin Constant.

Le modèle français, qui a son inspiration libérale, est aussi construit sur le républicanisme, c’est-à-dire qu’il privilégie le citoyen à l’individu, et l’idée de « vertu civique », qui signifie le sacrifice éventuel des intérêts particuliers au service du bien commun. A ce titre, l’idéal républicain tend à exiger du citoyen qu’il s’intègre à la cité politique en renonçant à certaines de ses attaches particulières. Et donc ce modèle n’aime pas trop le modèle multiculturaliste, et est hostile à toute forme de discrimination juridique, sociale ou politique. En cela il n’admet pas le principe d’ « affirmative action » tel que pratiqué aux Etats-Unis, qui a pour but de compenser, dans une logique discriminante, certains handicaps hérités du passé esclavagiste et raciste de l’Amérique.

L’entreprise est de fait aujourd’hui tiraillée entre ces deux modèles libéral et républicain et doit choisir où mettre le curseur. L’esprit d’entreprise et d’innovation pousse vers le modèle libéral, mais l’entreprise est aussi régie par la méritocratie républicaine, où les personnes sont appréciées en fonction de ce qu’elles font et non de ce qu’elles sont, et où l’accent est mis sur ce qui rassemble, sans pour autant occulter les différences, facteur de richesse pour l’entreprise.

D’où, dans ce tiraillement, l’ambiguïté du concept de diversité. Ce concept, en dehors des cas spécifiques des femmes et des personnes en situation de handicap (étrange proximité), est absent de notre système juridique. Aucune loi ne définit ce que pourrait être "la diversité en entreprise". Chaque entreprise est donc libre de définir ce qu'elle entend par le fait de "promouvoir la diversité ou "favoriser l'inclusion".

Ce concept est ambigu car il  impose en effet l’idée qu’il faudrait à tout prix rendre plus présentes et plus visibles les personnes issues des minorités discriminées, mais en même temps ne pas discriminer à compétences égales.

D’où le besoin de placer le curseur entre la reconnaissance des singularités et le maintien du collectif. Avec la question essentielle : pourquoi s’adresser en particulier à telle ou telle « communauté » ?

A chaque entreprise de choisir son modèle de diversité, et sa part de libéralisme et de républicanisme.

C’est Machiavel qui a dit : « Tout n’est pas politique, mais la politique s’intéresse à tout ».


Traverser la vie à l'instar d'un fantôme

ReveCastilloC’est Las Cases, auteur du « Mémorial de Sainte Hélène », qui rapporte cette citation de Napoléon Bonaparte : « Quel roman que ma vie ! ».

Mais si la vie est un roman, certaines vies sont la matière première de romans, et même d’une carrière littéraire.

C’est le cas de l’auteur Michel del Castillo, né Michel Janicot del Castillo.

C’est à partir de sa propre vie qu’il construit son œuvre littéraire, comme une obsession continue. Et il y a de quoi.

Né en 1933, à Madrid, il va connaître la guerre d’Espagne, guerre civile, qui fera s’exiler sa mère, journaliste républicaine, en 1939 suite à la victoire des armées franquistes. Il sera alors interné avec elle au camp de Rieucros, puis, abandonné par cette mère, seul dans un camp de concentration en Allemagne. De 1945, à la victoire des Alliés, jusqu’en 1949, il se retrouve dans un centre de redressement pour mineurs à Barcelone. Et il ne retrouvera qu’en 1953, en franchissant clandestinement la frontière, sa patrie et sa famille paternelle en France. Il y reprend des études de lettres et psychologie, et publie son premier roman, il a 24 ans, en 1957, « Tanguy », qui relate justement cette enfance que l’on peut qualifier de mouvementée. C’est un succès, qui sera traduit en 25 langues.

Je ne l’avais jamais lu, et l’ai découvert lors de mes lectures de cet été, avec d'autres livres de l'auteur. 

C’est à partir de ce livre que Michel del Castillo sera écrivain, son seul métier. Il est l’auteur de plus d’une vingtaine de romans, ainsi que d’essais. Il a aujourd’hui 90 ans, et ne publie plus rien depuis quelques années. 

Mais cette carrière et cette œuvre sont comme celles d’un entrepreneur (entrepreneur de soi) qui construit sa vision et son destin, à partir de son histoire personnelle, y compris ses difficultés, pour réaliser une ambition.

Cette histoire d’enfance, pour Michel del Castillo, ainsi que celle de sa mère et de son père, vont être le sujet de plusieurs de ses livres. Même si l’autobiographie est présente dans ces livres, il aura à cœur de préciser qu’il s’agit bien de romans (donc d’une œuvre de création, littéraire). Dans la préface de la réédition de « Tanguy », en 1994, dans une version « revue et corrigée », il précise d’ailleurs que la littérature « constitue, on l’a compris, ma seule biographie et mon unique vérité ».

« Tanguy » est ainsi le récit, à la troisième personne, avec ce prénom de fiction, Tanguy, de ces années d’enfance de camp en camp et centre de redressement, puis ce séjour dans un collège de jésuites, ensuite ouvrier dans une usine de ciment près de Barcelone, et enfin les retrouvailles avec son père à Paris. Retrouvailles avec le père, puis avec la mère, en 1955, dans les dernières pages de ce roman : « En avril 1955, la veille de la Fête des Mères, Tanguy retrouva la sienne. Ils se revirent après treize ans de séparation…Ce fut triste. Chacun d’eux avait poursuivi sa longue route. Lorsqu’ils se rencontrèrent, ni l’un ni l’autre n’étaient plus les mêmes. La guerre, qui n’avait pas changé certains êtres, les avait changés, eux… ».

Avec ce roman, « Tanguy », l’auteur explique dans cette préface en quoi le roman et la vie se parlent : « Le roman précédait la vie. Il l’ordonnait, fournissait un cadre, constituait un modèle où je pouvais glisser, non une biographie, mais des expériences et des souvenirs. Je ne romançais pas ma vie, je biographisais le roman. »

Le succès du livre a traversé les générations depuis plus de cinquante ans : « C’est bien ainsi que les jeunes, depuis quarante ans, lisent ce livre avec, dans leur tête, les images que la télévision leur envoie, du Cambodge au Rwanda, de la Bosnie à l’Ethiopie. Toujours et partout, ils reconnaissent le même enfant supplicié, si démuni et si fort. Les jeunes lecteurs de « Tanguy » mettent une voix sur l’énigme de ces regards « étonnés de douleur ». ».

On pourrait continuer en parlant de l’Ukraine aujourd’hui certainement.

C’est donc un livre qui marque à travers le temps, comme le constate justement l’auteur : « Grâce notamment aux enseignants, « Tanguy » n’a pas cessé, depuis sa parution, de toucher de nouvelles générations de lecteurs. Avec émotion, je constate qu’il reste pareillement présent dans la mémoire de ceux qui l’ont lu à l’époque de sa parution, avec une intensité et une ferveur dont ils se disent eux-mêmes surpris ».

37 ans après « Tanguy », Michel del Castillo, à 61 ans, revient sur l’histoire et sa mère ; c’est en 1994, l’année où il publie aussi cette version « revue et corrigée » de « Tanguy ». C’est le livre « Rue des archives » qui, selon l’auteur, « en éclaire les aspects cachés ». Le narrateur s’appelle maintenant Xavier, mais c’est le même : « De Tanguy à Xavier, il y a plus que l’épaisseur d’une vie, il y a toute l’amertume d’un désenchantement, qui doit moins à l’âge qu’à la progressive découverte de l’horreur. Si je gardais, à vingt ans, quelques illusions, le sexagénaire qui a écrit « Rue des archives » n’en conserve, lui, plus aucune. La boucle est bouclée. L’aveu étouffé de « Tanguy » fait la musique désenchantée de « Rue des archives ». ».

 Dans ce roman, le narrateur chemine avec l’enfant qu’il a été, et qui ne le quitte pas. Cette conversion de nom est expliquée : « C’est à ce moment-là, en le regardant penché vers nous, l’œil attentif, que je décidai de l’émanciper et de lui donner un nom. Il s’appellerait Xavier, comme ses deux grands-pères, paternel et maternel. Je sus que ce prénom lui plaisait. Nous étions réconciliés, nos brouilles ne durent jamais ».

 Belle image pour nous rappeler que notre enfant ne nous quitte jamais, du moins pour ceux qui gardent l’âme d’artiste.

Et c’est avec ce Xavier que le roman évoque des souvenirs d’enfance et avec sa mère, personnage mystérieux, dont l’auteur dira plus tard, à propos d’un autre livre, que « si elle fut ma mère, elle est devenue, de livre en livre, un objet esthétique ».

Le récit revient sur la vie de cette mère, à l’occasion du retour à Paris de l’auteur pour ses obsèques.

On apprend un peu plus de cette femme, prénommée Candida (c’est son vrai prénom), qui aura souvent menti, qui a eu plusieurs amants, et quatre enfants, dont l’auteur, qu’elle a tous abandonnés. Et l’on y lit la passion de l’auteur pour elle, devenue ce personnage de roman.

«L’écrivain se serait-il passionné pour elle si Candida n’avait été que sa mère ? L’avait-elle jamais été ? Il n’avait connu qu’une jeune femme aux abois, qui fuyait dans ses chimères une réalité qu’elle ne maîtrisait plus. De chambre d’hôtel en garni, toujours entre deux identités aléatoires, Candida n’était qu’une silhouette floue, un fantôme. Comme ses paroles mentaient autant que son apparence, brune ou blonde, et que son nom et son identité, je n’avais jamais eu une personne réelle en face de moi ».

Et le jeu de la vie et du roman se déroule au travers de l’écriture, comme une énigme ininterrompue.

«En un sens, Candida avait toujours été pour moi la plus énigmatique des femmes. Nous n’avions vécu que neuf ans ensemble, dont il aurait fallu retrancher le temps des séparations et des absences, la perplexité des premières années où la mémoire flotte, indécise et brumeuse. Que restait-il, au bout du compte ?

Candida était une nostalgie et c’est cette nostalgie que je poursuivais de livre en livre ».

Nous ne sommes jamais dans une biographie, mais dans ce roman qui reprend des images et des souvenirs, ceux dont on veut bien se rappeler. L’auteur donne une des clés de son projet littéraire dans la remarque qu’il met dans les propos d’un des personnages du livre :

«La biographie n’existe pas. Il s’agit d’un récit toujours à reprendre, d’une suite inachevée de tentatives pour totaliser les expériences d’une vie. Là, réside la force du roman, qui totalise, mais dans l’ambiguïté, coule les souvenirs et les impressions, les fabulations même, dans un récit organique qui les transcende et les sublime. Comme dans la vie, les contradictions et les énigmes subsistent ».

Ce récit toujours à reprendre, Michel del Castillo va le reprendre sept ans plus tard, presque depuis le début, en publiant ce qu’il appellera une trilogie, dont il n’y aura que deux volumes : « Les étoiles froides » en 2001 (il aura alors 68 ans), et « Les portes de sang » en 2003.

Ces deux romans reprennent le récit de la vie de Clara del Monte, héroïne d’une enquête par une étudiante qui reprend la documentation recueillie par sa tante avant sa mort, avec des témoignages de Xavier, ce double de l’auteur, et des personnes qui ont côtoyé Clara del Monte. Car Clara del Monte, c’est encore le portrait de sa mère (c'est sa photo qui figure en couverture des "portes du sang").

Le roman des souvenirs n’en sera pas fini. En 2010, à 77 ans, Michel del Castillo va conter, à la troisième personne, le roman de Xavier, devenu un grand pianiste professionnel, qui a maintenant 70 ans, et qui repense à son enfance et à sa « Mamita » (c’est le titre du roman). Un mélange de fiction et de souvenirs que l’on a déjà lus, mais avec un point de vue différent, dans ses précédents ouvrages.

Le récit est différent, dans un contexte de voyage à New-York et Boston, mais l’écriture et les obsessions de l’auteur ont le même parfum, surtout quand il évoque Mamita et sa complexité :

«Et si la complexité de Mamita se réduisait à quelques traits simples ? Elle était méchante, hargneuse, vindicative, d’un égoïsme forcené ; elle faisait preuve d’une impudente lascivité ; elle trichait et mentait, trahissait sans scrupules ni remords. Les subtilités, les ergotages la concernant se heurtaient à l’évidence de cette perversité. Il n’y avait rien d’autre à comprendre que les faits, d’ une irréfutable brutalité. Toutes les tentatives qu’il avait faites, depuis l’adolescence, pour tenter d’expliquer, n’étaient en réalité qu’autant d’esquives".

Existait-il des causes ? Sûrement, mais on ne pouvait pas davantage les démontrer qu’on ne s’explique, dans la vie pratique, le pourquoi de cette chose glauque, inerte en apparence, semblable à une pierre, dont on sait qu’elle va bouger, se dresser, injecter la mort ».  

Lire Michel del Castillo, c’est lire une vie, ou la mémoire d’une vie, comme un affreux malaise, où il n’y a rien à comprendre, un roman perpétuel biographisé.

Une vie comme une suite de rêves éveillés.

Toujours dans « Mamita » :

«Il croyait parfois entendre un appel lointain, comme un gémissement. Était-ce l’enfant de son rêve ? ».

« Quand donc, à quel moment, s’était-il senti réel ? Il lui semblait parfois avoir traversé la vie à l’instar d’un fantôme, sans autre consistance que celle de ses rêves ».