Efficacité personnelle : sans casser la corde vibrante
05 juillet 2025
Notre relation au monde varie d’un individu à l’autre. Pour certains, le monde est un fleuve d’opportunités où l’on a envie de se baigner ; pour d’autres, c’est un univers menaçant qui nous fait peur.
C’est ce que Hartmut Rosa appelle le degré de résonance, auquel il consacre son livre « Résonance – Une sociologie de la relation au monde », dont j’ai déjà parlé ICI.
Une des caractéristiques qui influence cette relation au monde, c’est le degré de confiance accordé à notre capacité à effectuer des tâches, à relever des défis et à réaliser des objectifs, ce que Hartmut Rosa appelle « le sentiment d’efficacité personnelle ».
Bien sûr, on doit distinguer le sentiment d’efficacité personnelle général, qui porte sur la relation au monde en général, du sentiment d’efficacité personnelle spécifique qui s’applique à des domaines d’action particuliers (je me sens efficace en mathématiques, mais pas pour être joueur de football). Mais, globalement, une personne qui éprouvera un sentiment d’efficacité personnelle élevé aura davantage confiance en elle, déploiera plus d’énergie pour affronter les difficultés, pourra se fixer des objectifs ambitieux, et persévèrera davantage quand les obstacles se dresseront sur sa route.
Une discussion avec une dirigeante récemment nommée me fait repenser à cette notion : Elle s’est fixé des ambitions nouvelles pour l’entreprise dont elle vient de prendre les commandes. Et elle a déjà changé la moitié des membres de son Comex. Ceux qu’elle a remplacés, ce sont ceux qui lui semblaient renâcler et ne pas se sentir capables d’y réussir. Elle veut des gagnants et des combattants, prêts à la suivre.
Pour Hartmut Rosa, ce sentiment d’efficacité personnelle peut se comprendre comme une recherche de résonance, comme l’espérance de pouvoir atteindre le monde et de le faire parler par sa propre action. Plus il est prononcé, plus grands sont l’intérêt, l’énergie et l’envie portés aux choses du monde.
Cette dirigeante, et son équipe reconstituée, ne manque pas d’énergie, ni d’envie.
Car il y a aussi une dimension collective à ce sentiment d’efficacité personnelle. Toujours selon Hartmut Rosa, c’est par l’action collective, et la capacité de mise en forme commune, que l’on peut vraiment faire bouger les choses. Car une somme d’options individuelles d’efficacité personnelle n’est pas suffisante s’il n’y a pas aussi un sentiment d’auto efficacité individuelle, mais aussi collective.
C’est pourquoi ce sentiment d’efficacité personnelle a une importance essentielle pour l’analyse des relations (individuelles comme collectives) au monde. Il répond à la question : Que sommes nous capables de faire dans le monde ? Et le cas échéant, contre le monde ?
Car il y a une différence que met en évidence Hartmut Rosa, et qui change la perception, entre ceux qui vont considérer que leur efficacité personnelle est celle qui exerce une domination sur le monde, que l’on veut maîtriser à tout prix, sans tolérer l’incertitude, et ceux qui vont avoir une relation d’acceptation et d’accueil de ce que le monde (ou le destin) a décidé pour lui.
Dans le premier cas, la relation au monde est muette ; Le monde est fait pour durer et être dominé. Dans le second cas, le monde est accepté comme changeant, et apporteur des surprises non prévues.
Le risque existe alors de tellement croire en l’efficacité collective de son équipe derrière ses ambitions, que l’imprévu, le différent, devient une menace qui alimente les peurs du dirigeant, et des membres de l’équipe, perdant ainsi toute résonance avec le monde.
Dans le monde moderne, ce risque s’accroît. Guidés par une logique de résultat et de domination, où le monde est mis à disposition de la technique et des technologies pour le rendre le plus conforme à nos objectifs, nous nous éloignons d’une efficacité résonante, cassant ce que Hartmut Rosa appelle la « corde vibrante » entre le sujet et le monde. Cette « corde vibrante », c’est celle qui nous permet de développer un intérêt vers l’extérieur auquel nous nous ouvrons, et sur lequel nous pouvons agir. C’est aussi celle qui, inversement, nous affecte de l’extérieur, et nous fait nous-mêmes « vibrer ». La vibration marche bien dans les deux sens.
Ce qui empêche la corde de vibrer, c’est en général la peur et le stress, ces moments aussi où nous nous préparons à affronter des menaces devant lesquelles nous craignons de ne pas être à la hauteur (à cause d’un faible sentiment d’efficacité personnelle à ce moment), et où l’anxiété nous gagne, notre pouls s’accélère, notre pression artérielle augmente, nous libérons des hormones de stress, et notre système immunitaire s’affaiblit. C’est aussi le moment où le dirigeant peut devenir autoritaire et agressif, reportant cette peur sur ses collaborateurs.
Un sentiment d’efficacité personnelle, oui, mais sans casser la « corde vibrante » avec le monde.
Leçon de résonance.