Un chat sur les genoux est-il un danger pour le management ?

ChatsurgenouxAAOn a pu avoir tendance à voir dans les villes une juxtaposition d’espaces à usages différents : les espaces commerciaux, les espaces de loisirs, les espaces de logement. Et pour passer d’un espace à l’autre, on se déplace, on prend les transports publics, ou sa voiture, ou son vélo.

Cela date de la charte d’Athènes, en 1933, établie lors d’un Congrès International d’Architecture Moderne, sous l’égide de Le Corbusier. Elle préconisait cette attribution d’une fonction unique à chaque espace ( quartier résidentiel, d’affaires, commercial, etc). C’est sur ce concept que se sont bâties les « villes archipel », où les possibilités de rencontres sont réduites.

Aujourd’hui, cette vision est dépassée, et l’on parle de « chronotopie » et de « chrono-urbanisme ».

De quoi s’agit-il ?

Il s’agit de voir la ville non seulement en fonction de l’espace, mais aussi du temps. Et ainsi ne plus représenter la ville comme une carte fixe, mais comme quelque chose qui se transforme au fil du temps. C’est ce qu’on appelle « la ville malléable ». Celle où le même espace peut avoir plusieurs fonctions selon le temps : un espace où les gens circulent en journée, et qui se transforme en parking la nuit ; l’utilisation des espaces du bâtiment de l’école (préau, cour, salles) par un public extérieur pour des réunions d’entreprises, le restaurant d’entreprise qui se transforme en brasserie ouverte le soir ou le week-end, le bureau qui accueille des étudiants pour y travailler. C’est un peu Airbnb partout et pour tout.

Les espaces publics s’y mettent après les pratiques privées.

Nombreux particuliers ont déjà franchi un pas de plus de cette tendance, avec la nouvelle pratique de transformer leur salon en lieu de réunions pour des entreprises. Le Monde consacrait un dossier à cette pratique dans son numéro du 19 février, présentant ces particuliers qui louent leur loft ou une partie de leur appartement à la journée pour 1000 ou 1500 euros la réunion d’une équipe.

Et forcément des plateformes se sont créées sur le créneau, comme OfficeRiders, qui appellent les salariés qui font des réunions d’entreprises dans ces lieux privés des « riders ».  

Intéressant, dans ce dossier de voir ce qui motive les entreprises à organiser des réunions dans de tels lieux privés plutôt que dans leurs espaces de bureaux.

Comme le dit le fondateur de OfficeRiders, Florian Delifer, « Il y a principalement deux types d’entreprises qui font appel à nous. Les jeunes start-up qui n’ont jamais eu de bureau, et les entreprises qui ont laissé tomber leurs locaux au moment du Covid. Les unes comme les autres ont besoin de réunir leurs salariés une à deux fois par semaine, et apprécient de le faire chez des particuliers ».

Les particuliers hôtes affinent l’offre, parfois par hasard, comme Cécile : « Un jour, j’ai oublié le chat en haut. Ça a beaucoup plu aux clients, ils n’arrêtaient pas de le caresser. Maintenant, je le laisse se balader pendant les réunions, ils adorent ! ».

Les dirigeant qui louent ces espaces privés voient aussi un avantage managérial : Les salariés seraient plus détendus et productifs en appartement que dans les bureaux de l’entreprise.

Une dirigeante de start-up qui pratique ce type de location témoigne : « On veut que nos équipes se sentent bien, et pour ça on a décidé de leur offrir de travailler dans des espaces de qualité. Le côté neutre de l’appartement permet aussi d’être plus efficace ; on oublie ses tracas de bureau, les tensions avec telle ou telle personne. C’est comme si on repartait de zéro ».

Mais certains peuvent aussi y voir une perversion, comme la sociologue de service interrogée dans ce dossier, Aurélie Jeantet, qui y voit une « comédie du travail » : « On installe les salariés dans un décor, comme des figurants dans un film. Ils se retrouvent dans un cadre irréel, qui n’est ni chez eux ni un lieu de travail défini. Dans un bureau où on se rend quotidiennement, on se crée des repères, on est dans un cadre qui raconte une histoire. En allant travailler chez des gens qu’on ne connaît pas, en changeant d’endroit en permanence, le travail devient déréalisé ».

Et elle en déduit qu’il y a là une stratégie de management perverse pour les entreprises : «  Le management actuel tend à formater les salariés pour en faire des individus sans ancrage, sans passé, qu’on peut déplacer à sa guise. Toutes les études sur le « flex office «  (le fait de ne pas avoir de bureau fixe dans l’entreprise) ont montré que l’instabilité nuisait au bien-être au travail. Elle empêche aussi la construction d’une vraie culture d’entreprise, l’établissement de solidarités. Même si la routine peut paraître ennuyeuse, elle aide aussi à travailler et à créer des liens avec les autres ».

Et ces salariés que l’on installe ainsi dans des décors agréables, recevant ainsi un « cadeau » qu’ils n’ont pas demandés, ne sont-ils pas alors insidieusement redevables ? « Dans un superbe loft avec vue sur tout Paris, il serait déplacé d’être de mauvaise humeur ou de manifester son mécontentement, comme on pourrait le faire au bureau ». Ces décors artificiels seraient alors une façon de normaliser les émotions et comportements. C’est le management du « comme si » : « On fait comme si tout allait bien, comme si on était une bande de copains qui se faisait une bouffe ». On est obligé d’avoir « le smile ».

Pour cette sociologue, ces pratiques sont une façon de changer les salariés de décor pour que rien ne change, pour contourner les véritables enjeux. « En travaillant dans un salon ou une péniche, on fait comme si on était dans un jeu, ce qui est faux. Enfoncé dans un canapé, avec un chat sur ses genoux, on est moins susceptible de créer des problèmes avec sa hiérarchie ».

Est-ce que cette chronotopie, avec un chat sur les genoux dans un canapé, est une façon de mieux travailler en oubliant les tracas de bureau, ou une façon insidieuse d’endormir les salariés pour les rendre plus dociles ?

Encore un sujet de management à explorer ; avec un chat sur les genoux ?


Un terrain dans le Metaverse

MetaverseterrainLes technologies de l’information, ce sont aussi des technologies de la communication. La promesse initiale de l’internet, et aujourd’hui celle des réseaux sociaux, c’est de pouvoir connecter les gens et pouvoir communiquer facilement et instantanément avec des tas de gens sur la planète. C’est ce qu’on a appelé le « village global ». C’est devenu une habitude normale. Ce que ces technologies ont aussi permis, c’est de créer des communautés, des mondes qui n’existent pas, à partir de rien, en dehors de tout Etat ou structure institutionnelle organisée. Cette promesse, et cette possibilité, est amplifiée avec le metaverse, qui permet de faire exister des plateformes, des espaces, où l’on peut se rencontrer et échanger dans un univers virtuel, comme dans un nouveau monde, avec notre avatar.

Un metaverse qui fait parler de lui en France est The Sandbox, avec la particularité d’avoir été créé par des Français, et dont un des fondateurs, Sébastien Borget, est aujourd’hui le COO.

A l’origine, The Sandbox est un studio de jeu vidéo créé en 2012 (dix ans déjà !). Il permettait aux joueurs de créer leurs propres mondes, et de participer à des challenges. En 2018, The Sandbox est acheté par Animoca Brands, une entreprise de jeu de Hong-Kong. C’est à la suite de cette acquisition qu’est développée la version actuelle de The Sandbox, en s’appuyant sur la cryptomonnaie Ethereum. Ceci permet alors de fournir un environnement virtuel où les joueurs peuvent créer, posséder, et vendre leurs expériences de jeu. Le but de The Sandbox est d’introduire la blockchain dans les jeux, séduisant les joueurs avec les bénéfices apportés par la propriété, la rareté des objets digitaux, les possibilités de monétisation, et l’interopérabilité inter-jeux.

The Sandbox a créé la plateforme permettant aux joueurs et aux créateurs de jeux d’acheter et d’échanger des NFT et actifs numériques, créant aussi un intérêt pour les investisseurs. Elle fonctionne avec une blockchain et cryptomonnaie propre à l’univers, le Sand. En 2019, The Sandbox a levé 2 millions de dollars auprès d’un groupe d’investisseurs, puis 2 millions supplémentaires en 2020, et enfin 93 millions de dollars en 2021, notamment auprès de Softbank.  

Depuis deux ou trois ans, la plateforme a attiré, non seulement des joueurs, mais aussi des marques qui ont acheté des parcelles, avec l’idée de développer de nouvelles expériences pour marketer leurs marques. Le principe est de vendre des « terrains », correspondant à des « tokens », qui représentent un morceau numérique dans la carte de la plateforme. Les joueurs peuvent acheter des « terrains » pour y créer des expériences et des jeux, qui sont les « actifs » du « terrain ». On peut aussi fusionner des « terrains » pour en faire des « estates », qui permettent aux propriétaires d’y créer de plus grandes expériences plus immersives. Le nombre de « terrains » sur The Sandbox est limité à 166.464, chaque « terrain » étant constitué d’une surface de 96*96 mètres. Ces « terrains » peuvent ensuite être commercialisés comme des NFT, sur The Sandbox, ou sur des plateformes externes de vente de NFT (comme OpenSea ou Rarible). Aujourd’hui, 70% des terrains ont déjà été vendus, et The Sandbox prend une commission de 5% sur chaque revente dans le marché secondaire, qui est majoritaire maintenant. Pour comprendre l’engouement du concept, il suffit de noter que la vente primaire de Janvier 2022, qui a offert 61 terrains (à un prix de 1000 Sand, soit 5.000 dollars) et 95 « terrains premium » (à un prix de 4.500 Sand / 22.000 dollars) a été totalement vendue en…deux secondes ! (Source : CFTE – Center for Finance, Technology and Entrepreneurship). Car les ventes primaires de terrains par The Sandbox ne se font qu’à certaines périodes (les « Raffles »). Sinon, il faut aller les acheter sur le marché secondaire, via des plateformes comme OpenSea.

Acheter des « terrains » sur The Sandbox est plus simple que d’acheter un terrain dans le monde physique : tout se fait en un clic, sur OpenSea. Mais c’est aussi plus complexe, car contrairement aux achats d’immobilier dans le monde physique, il n’y a pas de tiers de confiance représenté par un avocat pour certifier la provenance du terrain que l’on achète, ou que la vente est légitime. D’où les arnaques et piratages qui peuvent être fréquents dans ce monde des NFT, venant de logiciels malveillants qui peuvent faire croître ou décroître les prix avec de fausses transactions. Ceci n’est pas spécifique à The Sandbox, mais constitue un risque général pour les NFT.

Malgré ces risques, le montant des achats de terrains sur The Sandbox a fortement augmenté en 2021 encore. D’après l’étude du CFTE (Center for Finance, technology and Entrepreneurship),les plus gros acheteurs parmi les marques sont des entreprises de médias, de jeu, ou de marketing. Mais il y a aussi Carrefour, Alexandre Bompard, leur CEO, ayant déclaré qu’il allait faire passer des entretiens d’embauche dans le metaverse. Ce qui lui a valu une quantité de commentaires railleurs dans les réseaux sociaux sur la pauvreté esthétique de son magasin virtuel. Et le terrain de 36 hectares acheté par Carrefour pour 120 Ethereum (soit 300.000 euros) est toujours vide.

De nombreuses marques achètent en fait des terrains sans trop savoir ce qu’elles vont en faire, victimes du syndrome « FOMO » (Fear Of Missing Out), la peur de manquer quelque chose. Et le prix des terrains varie en fonction de la proximité du terrain d’une marque connue. Ainsi le rappeur Snoop Dog, qui a acheté un terrain pour y créer un « Snoopverse », a suscité un attrait particulier pour les terrains à proximité qui se sont vendus jusqu’à 450.000 dollars.

The Sandbox a enregistré un chiffre d’affaires de 180 millions de dollars en 2021. Sébastien Borget déclarait récemment à Challenges que la carte Sandbox est aujourd’hui valorisée 1,4 milliards de dollars, et que les transactions sur les terrains ont représenté en 2021 un volume de 500 millions de dollars. Même si la fréquentation de la plateforme reste modeste encore : environ 39.000 visiteurs uniques par jour, et 201.000 par mois. Tout l’enjeu est maintenant de faire revenir les utilisateurs, en gamifiant le maximum de choses, telles que, toujours selon Sébastien Borget, « des quêtes, de la socialisation avec des rencontres ou une exposition de NFT ».

Le metaverse sera-t-il Top ou Flop ? Et quelle sera la stratégie de développement de The Sandbox pour le futur ?

La question reste ouverte, avec les pour et les contre, qui, sans rien y connaître particulièrement, nous donnent leurs pronostics.

En attendant, pour acheter un terrain dans The Sandbox, vous pouvez suivre les tutos qui vous expliquent tout.

Par contre il ne semble pas y avoir de « Black Friday » pour ces ventes.

A suivre.


Jeu travail

RubikDans les entreprises, ce sont ceux qui ne sont pas sur le terrain, ni directement en contact avec les clients ou les produits, mais qui, dans les bureaux, conçoivent les process, les organisations, les règles de fonctionnement. Il peut s’agir de tous ceux qui font partie des fonctions dites « de support », mais aussi, et c’est même leur raison d’être, des consultants, sous toutes les formes. Ils inventent le travail des autres sans le faire eux-mêmes.

Ces populations sont en augmentation dans le monde de l’entreprise, mais aussi dans le secteur public, qui copie de plus en plus les fonctionnements des entreprises privées.

C’est auprès de cette population que Marie-Anne Dujarier, sociologue et professeur à Paris 7, a réalisé une enquête, en en interviewant des centaines, et qu’elle relate dans son livre « Le management désincarné – Enquête sur les nouveaux cadres du travail », paru en 2015. On comprend, rien qu’en lisant le titre, que cette enquête est plutôt à charge. Elle appelle d’ailleurs ces cadres des « planneurs », car ils font des plans pour organiser le travail, mais sont accusés par ceux qui font du travail « réel » de « planer ».

En gros, ce sont ces personnes, loin du terrain, qui imaginent les procédures, les améliorations de performance, sans vraiment vivre le réel de la vraie vie opérationnelle.

Mais pourtant, ce sont aussi des collaborateurs zélés, qui aiment leur job, qui travaillent beaucoup, qui ont des horaires chargés, notamment justement les consultants.

Alors quel est ce paradoxe entre un métier perçu négativement par les opérationnels et dans lequel ceux qui l’exercent s’éclatent (enfin, la plupart, car il y a aussi des rejets, justement parce que ce type de job peut être perçu comme pas assez opérationnel. C’est d’ailleurs ce qui amène certains consultants à vouloir changer de job pour un job « plus opérationnel »).

En citant des consultants qu’elle a rencontrés, mais aussi des cadres d’entreprises dans des fonctions de méthodes, de marketing, de RH, ou de contrôle de gestion, Marie-Anne Dujarier fait une comparaison avec le jeu, reprenant une métaphore utilisée par les personnes interrogées. Pour qui a fréquenté le milieu du Conseil, on reconnaît assez justement certains traits de cette profession, même s’il serait un peu rapide de généraliser (comme le fait un peu Marie-Anne Dujarier).

Pour ces personnes, le rapport au travail et au temps de travail, notamment dans les cabinets prestigieux, est évoqué comme une contrainte assez douloureuse, avec des horaires étendus, mais c’est aussi un motif de fierté professionnelle. Les employeurs favorisent cette fierté avec des éléments de confort et de ce que l’auteur appelle « ludicisation de l’espace de travail », que l’on pourrait traduire par introduction de phénomènes de jeu dans le travail : salles de détente, équipements sportifs ou récréatifs, conciergerie d’entreprise, etc.  

Mais le phénomène de jeu va plus loin, et touche directement la fonction elle-même. Car ces « planneurs » et consultants se disent aussi « pris au jeu » dans leur travail. Voyant leur job comme une sorte d’équation délicate à résoudre, ils s’engouffrent dans leur activité, tels des joueurs passionnés : « Le caractère ludique du travail des planneurs provient essentiellement de ce qu’ils doivent agencer de manière agile des abstractions, sous le regard connaisseur et compétitif de leurs pairs ». L’auteur cite un témoignage révélateur : « Être auditeur, c’est mener des investigations (…). C’est marrant. Quand on est interrogés sur des points qu’on ne connaît pas, on a des montées d’adrénaline…C’est comme un jeu ».

Le jeu, c’est, sous contrainte de temps, de combiner, penser, agencer, classer, ranger, créer, inventer, rechercher, comprendre, dénouer des énigmes, écrire des textes et histoires convaincantes, etc. Un peu comme un joueur qui s’attaque à un casse-tête. Ce qui est ludique aussi, c’est ce rapport à la tâche qui leur est donnée, et qu’ils comparent à ce qu’ils ont expérimenté dans leurs études, et en classes prépa. Ce qui est aussi vécu (a posteriori) comme jouissif et intense, c’est de réaliser ces raisonnements sous une pression exceptionnelle, suivi d’un temps de décompression.

Le job est d’ailleurs, de mission en mission, comme une succession de « parties » que l’on peut quitter sans remords. Il y a à la fois un engagement intense dans la mission, et un détachement notoire. Les « joueurs » jouent une partie précise, mais ils peuvent la quitter sans se retourner : « Les organisations, les produits, les autres travailleurs, les transformations en cours, et même les « projets » qu’ils ont « lancés », ne leur importent plus, tant ils sont happés par la partie suivante ».

Bien sûr, derrière ces jeux décrits ainsi, l’auteur a « bon jeu » (c’est le cas de le dire) d’y porter un regard consterné : Comment peut-on jouer avec des effectifs, de l’argent, des missions de service public, en manipulant ces abstractions ? Mais elle reconnaît aussi que ces « planneurs » savent bien sûr que leur activité a des impacts sur le monde, et que l’indifférence apparente n’est jamais ni totale ni définitive. Ils savent que le monde extérieur existe, mais c’est justement, là encore, une caractéristique des jeux : c’est un jeu parce que « on sait que l’on joue ». Et sans ce savoir-là, le jeu n’est plus un jeu.

C’est pourquoi aussi l’auteur décèle dans ses entretiens, parfois, ce sentiment de lassitude à « jouer le jeu ». Avec des fatigues physiques et ce sentiment de superficialité « un peu nauséeux ». Les planeurs expriment alors un désir « de faire quelque chose de concret », et surtout « d’utile ».

L’auteur en déduit même que « le jeu caractériserait finalement le capitalisme de ce début du XXIème siècle ». Diantre !

Ce portrait en dissection des « planneurs » et des consultants est quand même éclairant.

Il fournit même une réplique pour les consultants à qui l’on demanderait en quoi consiste leur job :

Mon job : « Jeu-travaille ».

Succès garanti !


Le jeu, copie du réel, ou symbole du monde

SymboleComprendre le monde, le sens de l'existence, la relation entre l'homme et le monde, voilà des questions qui occupent les philosophes depuis Aristote. C'est tout le champ de la métaphysique, qui a au fil des temps, eu plusieurs définitions. Dans le monde de l'action et du management c'est un concept qui n'a pas forcément bonne presse : faire de la métaphysique, c'est, au lieu d'agir, se livrer à des" spéculations intellectuelles sur des choses abstraites qui n'aboutissent pas à une solution des problèmes réels" (Larousse)

 Pourtant, dans un monde de plus en plus fragmenté, avoir une vision d'ensemble, retrouver du sens, ça ne peut pas faire de mal, et c'est même une aspiration de plus en plus forte.

En réflexion sur le sujet du jeu, et son lien avec la démarche d'innovation, que j'ai évoqué ICI, je suis allé voir dans l'ouvrage d'Eugen Fink, " Le jeu comme symbole du monde". En suivant sa réflexion et son raisonnement, c'est une réhabilitation du concept de jeu que nous découvrons.

Suivons ce cheminement.

 Quand nous parlons de l'homme dans sa "réalité" dans le monde, on ne parle pas de réalité comme celle d'un animal ou d'une pierre. Nous savons aussi que la vie humaine comporte un sens. L'homme ne sait pas toujours vers quoi tend sa volonté de vivre, mais il sait qu'une aspiration agit en lui, même sans bien la connaître. L'homme est un "projet vital". Son séjour sur terre est ainsi troublé par ce souci vital de trouver un sens à la vie, et ainsi le vrai bonheur. Cette tension et cette recherche du bonheur, c'est ce qui fait "le sérieux de la vie". Mais cette activité "sérieuse" peut aussi être interrompue par des "îles", des pauses non sérieuses dans l'activité de notre vie, qui peuvent être très utiles pour nous détendre, mais qui sont comme une interruption momentanée au sérieux de la vie : c'est là qu'intervient le jeu. Il est une activité "inauthentique", un "faire comme si', ce qui lui confère souvent une nuance négative. Jouer, c'est "faire passer le temps", remplir un moment de sa vie avec des futilités, pour nous décharger un moment du fardeau du souci de la vie, comme si nous replongions dans l'insouciance de l'enfance. 

Mais avec le jeu nous faisons aussi l'expérience du bonheur de créer. Alors qu'en dehors du jeu nous sommes déterminés par l'histoire de notre vie, avec le jeu nous faisons l'expérience d'un recommencement libre et sans entraves. Si nous considérons que le chemin de la vie est déterminé par un inquiétant rétrécissement de nos possibilités, à chacun de nos choix, en prenant conscience de ce que nous avons "laissé passer". Le jeu est alors là pour adoucir la loi inexorable du sérieux de la vie. Mais cette libération n'en est pas "réellement"une. Eugen Fink résume : " Jouer, c'est paraphraser sur le mode de l'illusion l'auto-réalisation de l'homme".  Vu comme ça, le jeu est une imitation du sérieux de la vie sur le mode de l'illusion. Toutefois, le jeu n'est pas réduit à une imitation servile, il peut aussi faire jaillir des possibilités que nous ne connaissons pas dans la vie sérieuse. Il est créateur. Il n'élimine pas les souffrances ou les difficultés de la vie réelle, il reste dans l'irréalité, mais il offre ainsi un sentiment agréable de bonheur, grâce justement à cette "irréalité". On peut ici penser au théâtre et aussi aux jeux de rôles : On y représente dans une "auto-conception fictive" une "conduite irréelle" par une conduite réelle où l'on éprouve le plaisir à être transporté au "royaume de l'apparence", ce lieu où nous pouvons "modeler la vie à notre gré". 

Cette "irréalité" est donc bien le trait fondamental déterminant du jeu humain. Il est une imitation du réel. D'où une vision plutôt dévalorisante du jeu par la métaphysique : le jeu ne serait qu'une imitation du réel, et donc sans signification pour comprendre le monde. Mais une autre vision peut émerger : le jeu, dévoilant le domaine de l'irréel monde ludique, pourrait être "la sphère mystérieuse et ambiguë où apparaît, au milieu des choses, ce qui est plus puissant et plus étant que toutes les choses".

En fait, l'interprétation métaphysique du jeu renvoie le jeu à autre chose que lui, comme une image du réel. Mais alors qu'est-ce qu'une image ?

On ne peut pas seulement assimiler "l'image" à une "copie" du réel. Car l'important n'est pas de savoir "de quoi l'image est copie, mais ce qu'est le caractère d'image en tant que faire-apparaître apparent". 

Ainsi, même en gardant l'assimilation du jeu à l'image, on s'éloigne de la "copie" du réel, car moins une image est "copie", plus elle est "symbole".

On connaît l'origine du mot "symbole" : c'était un signe de reconnaissance par une pièce de monnaie cassée en deux, les deux moitiés étant remises à deux amis se trouvant à grande distance. Si l'un des amis envoyait un hôte à l'autre, il lui remettait la moitié de la pièce comme preuve indiscutable. Les deux moitiés devaient ainsi s'ajuster parfaitement l'une à l'autre. D'où les deux caractères du "symbole" : le "fragmentaire" et le "complément". Le "symbole" signifie " concordance d'un fragment avec son complément". 

Et justement, toutes les choses finies en général sont des fragments, les hommes sont des fragments, chaque homme est morcelé en fragments. Le tout, le monde, le cosmos (on en revient au point de départ de la métaphysique), irrigue tous ces fragments. " Le tout où se produisent toutes les choses finies n'est pas composé par la réunion des matériaux finis. Il précède tout morcellement et le contient en lui". 

Et c'est ainsi que parfois nous pressentons une unité plus originelle de l'être qui fait irruption dans une chose quelconque, finie et périssable, qui surgit comme un "complément" d'une espèce particulière, non pas comme un complément quelconque, mais comme le complément. C'est en acquérant cette profondeur mondaine qu'une chose devient "symbole". C'est ainsi que rompre le pain, chose banale, peut revêtir un sens hautement symbolique. 

 Mais ce surgissement du symbole, du complément, ne peut pas être suscité à volonté; il se produit comme une attaque soudaine. Chez le primitifs, ce sont les pratiques de la magie qui avaient ce rôle. Le jeu a ce rôle. Il n'est pas "irréel" au sens "inférieur à la vraie vie", mais au contraire il est le mode selon lequel quelque chose de plus fort, de plus puissant, s'insère dans la vraie vie. Le jeu permet de se sentir plus proche de l'essentiel et de l'authentique. On peut dire qu'il comporte "un sérieux tout à fait à part". C'est ainsi que les jeux cultuels, les fêtes, sont autant chargés de symboles : la fête n'est pas qu'un moment de détente qui rompt avec le quotidien; c'est aussi et surtout une représentation du sens total de la vie. C'est pourquoi "l'irréalité" n'est plus alors la "copie du réel", mais le trait fondamental d'une représentation symbolique du tout du monde. C'est grâce à lui, le jeu cultuel, que le monde devient visible.

Et c'est pourquoi le jeu est vision du monde.

Nous sortons ainsi de cette vision du jeu comme une "irréalité" inférieure à la vraie vie "sérieuse", pour en faire au contraire le symbole du monde et le révélateur de vérités plus puissantes que ce qui nous appelons le réel, toujours fragmenté. 

Voilà une autre façon de regarder le jeu. 

Innover, créer, imaginer : le jeu est un bon inspirateur, avec cette vision, pour tous les managers, dirigeants et consultants qui veulent faire émerger un nouvel "irréel" avec "un sérieux tout à fait à part".

 


L'innovation est-elle un jeu ?

JeuenfantsUne rencontre récente avec un Directeur de la Recherche et de l'Innovation d'un grand Groupe : il veut développer la culture d'innovation dans le Groupe, et pour cela a l'intuition que cela peut passer par le développement de la culture du jeu. Et nous passons notre entrevue à parler du jeu et de tout ce que cela évoque pour l'innovation. Et comment nous pourrions introduire cet esprit de jeu dans les processus d'innovation du Groupe. En rendant chaque composante ludique.

Beau sujet en effet. Et inspirant.

Voilà une occasion de relire Johan Huiziinga, auteur en 1938 de "Homo Ludens - Essai sur la fonction sociale du jeu", pour prolonger cette réflexion.

Car pour johan Huizinga sa conviction est que la civilisation humaine s'annonce et se développe au sein du jeu, en tant que jeu. Et donc si l'on analyse la teneur de nos actes à fond, on peut en arriver à concevoir tout agir humain comme n'étant que pur jeu. Dans cette vision, " le jeu est plus ancien que la culture": si l'on considère que la culture suppose l'existence d'une société humaine, on doit constater que les animaux n'ont pas attendu l'homme pour jouer; la civilisation humaine n'a enrichi la notion de jeu d'aucune caractéristique essentielle. Les animaux jouent exactement comme les hommes. Il suffit de regarder commet deux jeunes chiens jouent ensemble. 

Alors, en effet, retrouver l'origine de cette fonction de jeu est peut-être un bon point d'entrée pour exciter une culture d'innovation.

Mais comment définir le jeu?

La première caractéristique fondamentale du jeu : le jeu est libre, il est liberté. Il n'est imposé par aucune nécessité physique, ni devoir moral. Il est est un prétexte à s'évader de la "vie courante" pour entrer dans une autre sphère d'activité.

Mais dans cette sphère spécifique le jeu crée de l'ordre. Il réalise une perfection temporaire et limitée (les règles du jeu). C'est un ordre absolu ( déroger aux règles c'est gâter le jeu).

D'où la définition de Johan Huizinga :

" Le jeu est une action ou une activité volontaire, accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie mais complètement impérieuse, pourvue d'une fin en soi, accompagnée d'un sentiment de tension et de joie, et d'une conscience d' "être autrement" que "la vie courante".".

 Le mot de tension qui caractérise le jeu, étudié par Huizinga, retient l'attention si l'on s'intéresse à l'innovation.

Car la tension signifie incertitude, chance. Quelque chose doit "réussir" dans le jeu au prix d'un certain effort. Cela concerne le jeu d'adresse, le jeu de la petite fille qui lance et attrape la balle. Il caractérise aussi aussi les jeux-problèmes individuels, comme les puzzles et les réussites aux cartes. Mais la tension est portée à son comble dans les jeux de compétition, comme les compétitions sportives. Dans ces jeux, c'est la force du joueur qui est mise à l'épreuve, sa force physique, sa persévérance, son ingéniosité, son courage, mais aussi sa force spirituelle. Car il s'agit de se tenir, malgré son ardeur et son désir de gagner, dans les limites autorisées prescrites par le jeu. 

C'est pourquoi le jeu suscite des relations de groupe, qui peuvent s'entourer de mystère, pour être étrangers au monde habituel. la communauté des joueurs, le club de bridge ou d'échecs, a alors une tendance générale à la permanence, même une fois le jeu terminé. C'est un sentiment de vivre ensemble dans l'exception, de partager ensemble une chose importante, de se séparer ensemble des autres, et de se soustraire aux normes générales. 

Le jeu est alors une lutte pour quelque chose. 

Tension et incertitude, communauté : voilà en effet des notions qui peuvent se retrouver dans une culture d'innovation, qui crée aussi ces "communautés" qui respectent des règles communes et en font une lutte pour quelque chose.

Grâce à la lecture de Huizinga, on va finir par croire que, effectivement, l'innovation est un jeu.


Compression d'âge

FurbyC'est la terreur des marchands de jouets.La nouvelle victime des nouvelles technologies.

De quoi parle-t-on?

De la "compression d'âge" : les enfants deviennent vieux plus tôt. Ils délaissent plus jeunes les jouets traditionnels pour aller vers les consoles de jeux vidéos et même, de plus en plus jeunes, les ordinateurs, les mêmes que ceux des adultes.

Ce phénomène était analysé dans un article de Cécile Prudhomme dans Le Monde de dimanche dernier ( 9 décembre).

Les causes de ce phénomène : pas seulement les nouvelles technologies; mais aussi les médias, passifs ou actifs, la télé et internet, qui les font "mûrir" plus vite. On apprend ainsi dans cet article que le dernier achat de jouet, c'est aujourd'hui vers 9 ans, alors que c'était plutôt 11 ans il y a vingt ans.

Bon, c'est pas encore la fin non plus pour les jouets : il s'en vend chaque année en France 243 millions; les parents dépensent 3,24 milliards d'euros (chiffres 2011).

Et puis, heureusement, les grands parents vivent plus longtemps et offrent donc plus longtemps des jouets à leurs petits enfants; et les familles qui se décomposent permettent aussi aux enfants de recevoir duex fois plus de cadeaux.

Et puis les fabricants s'adaptent et créent des formules Jouet + Technologie : par exemple le Furby, peluche qui interragit avec une application téléchargée sur le téléphone, qui peut danser, interragir avec d'autres Furbys, on peut li donner à manger, et même traduire son langage.

Néanmoins, le phénomène ne peut que continuer. Et peut-être même va-t-il pénétrer nos environnements professionnels, nos organisations, nos entreprises.

Les compressions d'âge vont-elles compresser aussi les organigrammes ?