Roman de l'IA

IntelligenceC’est son quatorzième roman, mais le premier que je découvre.

Il s’agit de « Playground », traduit par « Un jeu sans fin » en français, de Richard Powers.

C’est un gros roman de plus de 400 pages, avec des histoires qui se croisent, des personnages dont on suit l’existence tout au long de leur vie. On y découvre cette île du Pacifique, Makatea, qui a été colonisée par les Français, et a été un temps une richesse d’exploitation du phosphate. Mais les mines se sont taries, et l’île se retrouve en 2020 avec 90 habitants, et des infrastructures livrées à la jungle.

Et ça parle aussi d’intelligence artificielle qui est aujourd’hui devenue un héros obligé de nombreuses œuvres de fiction.

Car un milliardaire a l’heureuse idée d’imaginer construire une ville flottante au large de Makatea, ce genre de ville libertarienne en dehors de tout État ; et forcément cela aura un impact sur l’économie de cette île perdue.

Et pour convaincre les habitants de Makatea, qui vont voter pour ou contre ce projet dans leur île, il leur propose une intelligence artificielle, un genre de chatbot perfectionné, appelée Profunda. Les habitants peuvent l’interroger à l’infini pour tout savoir du projet, oralement, car la machine comprend leurs paroles, elle génère des plans et des images en 3D, elle répond à toutes les questions.

Au début les habitants posent des questions pour tenter de piéger la machine, en demandant des informations qu’ils connaissent déjà, comme la superficie de l’île, le nombre d’habitants, des informations sur son histoire. La machine sait tout. Alors ils passent à des vraies questions sur ce qu’ils ne connaissent pas et veulent savoir. Et la machine a réponse à tout.

Et les questions se font de plus en plus précises.

« Avec un tel tirant d’eau, est-ce que ces bateaux ne vont pas bousiller le récif ? ».

Et vient la réponse : « La réponse de Profunda surprit tout le monde. Loin d’édulcorer les faits, elle concéda qu’en effet le projet d’implantation maritime modifierait le lagon, le récif et toute leur population. Elle spécula sur la nature et l’ampleur de cette modification, presque en philosophe. Elle employa les termes « coût » et « dommages », et tenta d’évaluer, en francs Pacifique, le manque à gagner pour l’île que représenterait cette perte de ressources, tout en avertissant que ses estimations étaient au mieux approximatives ».

Une petite fille de l’assistance a alors cette remarque : « Si les créatures du récif doivent en souffrir, est-ce qu’elles ne devraient pas elles aussi avoir le droit de voter ? ».

Et Profunda a bien sûr une réponse aussi, qui laisse l’assistance muette : « Profunda se lança dans un développement sur les droits des animaux, leur statut légal, leur reconnaissance comme personnes morales. Elle admit que de nombreuses espèces à l’intelligence développée peuplaient les fonds marins entourant l’île. Elle évoqua les problèmes inhérents à une culture où seuls les humains étaient considérés comme sacrés ou importants. Elle souligna que dans les cultures fondatrices de la Polynésie, d’autres créatures possédaient un caractère divin et un génie propre ».

C’est comme une prise de conscience : « Sur chaque visage se dessinait la même prise de conscience : ils pouvaient demander à ce monstre n’importe quoi. Et la réponse serait aussi imprévisible que le permettaient des dizaines de milliards de pages de connaissance humaine ».

Voilà bien tracé tout le romanesque de l’intelligence artificielle, les admirations et les peurs qu’elle génère, les questions qu’elle soulève, et la place des humains. Car cette communauté de Makatea va quand même voter, avec le choix de chaque humain qui la compose.

Pour connaître le résultat, et tout le pitch génial de ce roman, il ne vous reste plus qu’à le lire.

Les romans sont peut-être les meilleurs compagnons pour réfléchir aux enjeux de l’intelligence artificielle.


Les Directeurs de l'innovation sont-ils des réarrangeurs de chaises sur le Titanic ?

TitanicQuand on est fan d’innovation, rencontrer en même temps trois « Directeurs de l’Innovation » est un plaisir. C’était mon cas cette semaine (Merci à Youmeo de nous l’offrir).

L’occasion d’échanger sur tout ce qui permet l’innovation, les outils, les méthodes, l’organisation. Chacun de ces directeurs avait mis en place ses boîtes à outils, et se félicitait des résultats obtenus, lancement d’un produit nouveau, d’un service, d’un nouveau process. Passionnants retours d’expériences.

Mais cela pouvait aussi donner l’impression que tous ces outils, méthodes et organisations ressemblaient à des astuces innovantes pour réarranger les chaises sur le Titanic.

Ah bon ?

Car l’innovation en France et en Europe ne se porte pas très bien. C’est du moins le constat du rapport Draghi sur la compétitivité de l’Europe, qui a fait déjà beaucoup parler. Le diagnostic est sans appel : L’Europe est à la traîne en matière d’innovation par rapport aux Etats-Unis et à l’Asie notamment la Chine.

Un indicateur de productivité du travail présenté par le rapport montre qu’en 2020 la productivité du travail en Europe est à 80% de celle des Etats-Unis. Et ce qui explique cet écart croissant (il n’était que de 95% en 1995) ce sont d’abord les technologies numériques. L’Europe a un peu raté la révolution digitale créée par internet : pas de nouvelles entreprises technologiques significatives et moindre diffusion des technologies nouvelles dans l’économie. Et cela ne donne pas signe de s’améliorer : Si l’on regarde le développement des technologies quantiques, qui sont présentées comme la prochaine vague d’innovation, sur les dix premières entreprises technologiques qui investissent sur ce créneau, cinq sont aux Etats-Unis et quatre en Chine. Aucune n’est implantée en Europe.

Comment en est-on arrivé là ?

Le rapport Draghi y voit la cause principale dans la structure industrielle de l’Europe qui est restée statique, et a consacré l’essentiel de ses investissements sur des technologies matures et des industries où la productivité était stagnante ou en ralentissement, comme l’industrie automobile, qui a dominé les investissements en Recherche et Innovation. Dans le même temps, les Etats-Unis ont poussé les investissements dans la Tech, le hardware, le software, le secteur numérique, l’intelligence artificielle.

Autre point faible, l’éducation. L’Europe a du mal à passer de la Recherche à la commercialisation. L’Europe est forte en recherche fondamentale, mais elle ne pèse que 17% sur les dépôts de brevets (21% aux Etats-Unis, et 25% en Chine). Et le classement de l’Europe dans les tops universités n’est pas le meilleur non plus : Parmi les 50 meilleures institutions de recherche (classement établi en fonction du nombre de publications dans les revues scientifiques), la France en a trois (21 pour les Etats-Unis, 15 pour la Chine). Une des raisons mises en évidence par le rapport est le manque d’intégration de la recherche dans des « clusters » d’innovation, c’est-à-dire des réseaux comprenant des universités, des start-ups, des grandes entreprises et des VC ’s (investisseurs).

Une autre faiblesse est la trop grande dispersion des dépenses publiques en Recherche et Innovation, et le manque de concentration dans ce qui constitue les innovations de rupture, et donc une dispersion trop grandes des moyens : il suffit de comparer le budget de 256 millions d’euros pour 2024 de l’EIC (European Innovation Council)  au budget de 4,1 milliards de dollars de la DARPA (US Defence Advanced Research Projects Agency) aux Etats-Unis.

Autre coupable désigné : les barrières règlementaires qui brident les entreprises technologiques en Europe, notamment les plus jeunes (on ne compte pas moins de 270 régulateurs actifs sur les réseaux numériques parmi tous les membres de l’Europe).

Alors, on fait quoi pour s’en sortir ?

Le programme proposé par Mario Draghi reprend toutes ces faiblesses, en invoquant des actions au niveau européen comme :

  • Se focaliser sur un champ plus restreint de priorités ciblées sur les innovations de rupture,
  • Une meilleure coordination entre les Etats Membres,
  • Etablir et consolider des institutions académiques européennes sur la Recherche,
  • Faciliter le passage des inventeurs aux investisseurs,
  • Développer le financement de l’innovation très en amont (Very early-stage innovation), grâce à un réseau plus large de « business angels »,
  • La promotion au niveau européen de coordination entre industries et de partage des données pour accélérer l’intégration de l’Intelligence Artificielle dans l’industrie européenne.

Et puis, il est aussi nécessaire de prendre conscience du retard pris en Europe par nos systèmes d’éducation et de formation pour préparer les employés aux changements technologiques. Cela concerne nos étudiants, mais aussi, en grand nombre, les adultes et employés, même les plus seniors, d’aujourd’hui. Cette compétence est majoritairement nationale en Europe, mais pourrait bénéficier d’une approche européenne, par exemple pour attirer aussi des talents en dehors de l’Union Européenne, avec des visas et des programmes pour les étudiants et les chercheurs.

Dès maintenant, ces formations à grande échelle dans les entreprises deviennent urgentes.

Est-il encore possible de faire lire et mettre en œuvre ces diagnostics et recommandations sur les Titanic d’aujourd’hui, et de réveiller et bousculer les réarrangeurs de chaises, concentrés sur leurs outils et succès locaux ? Y compris les responsables publics et politiques en Europe.

Il est encore temps, si l’on en croit les conclusions positives de Mario Draghi.

Il n’y a plus qu’à…


Créateur de contenus : métier d’avenir ?

MiquelaIl existe aujourd’hui une UMICC : Vous connaissez ?

Fondée en janvier 2023, c’est l’Union des métiers de l’influence et des créateurs de contenus. Le but c’est notamment de « promouvoir une influence responsable et transparente ». Mais c’est aussi la revendication pour les influenceurs d’être « labellisés », avec l’idée de pouvoir prétendre aux aides publiques versées à la presse (ah oui, on comprend mieux). On n’en n’est pas encore à l’obtention d’une carte de presse pour les influenceurs mais déjà ils aimeraient bien « un statut pour que notre contribution essentielle à l’information soit reconnue ».

Forcément les entreprises de presse, les vraies, froncent le nez et revendiquent, elles, de « produire une information de qualité et d’employer des journalistes, très attachés au salariat, dans des conditions sociales favorables ». On croit revivre les débats qui ont opposé, un temps, les chauffeurs de taxi et les VTC, ou les hôtels et les loueurs de Airbnb.

L’Etat s’en est mêlé aussi avec la loi du juin 2023 visant à « encadrer l’influence commerciale et à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux ».  La loi interdit notamment certaines publicités, et exige que les contenus promotionnels soient signalés clairement par la mention de « publicité » ou « collaboration commerciale ». Aussi que les photos retouchées ou les images virtuelles soient aussi signalées.

Créateur de contenu est devenu un métier, avec ses règles et les lois pour l’encadrer.

Difficile de dire combien ils sont, mais les marques sont maintenant incitées à ne plus s’en passer.

Preuve que c’est devenu du sérieux pour le business, le dernier numéro de la Harvard Business Review, version française y consacre un dossier et sa couverture, au titre éloquent : « Votre marque a besoin d’un influenceur (même si vous ne le savez pas encore) – Trouvez le bon profil, Optimisez votre collaboration, Gagnez en marketing d’influence »).

Une question qu’aborde ce dossier : Comment en est-on arrivé là ?

Eh oui, les plus anciens s’en rappellent. On a commencé avec les blogs, dans les années 2000, comme moi ici avec « Zone Franche », le premier post date du 10 octobre 2005 (eh oui !) et j’en suis à 977 notes depuis cette date. Les blogs, c’étaient l’opportunité pour quiconque avait accès à un ordinateur de publier des écrits. Et puis on a pu faire la même chose, dans des formats plus ou moins différents sur Twitter, Facebook, YouTube, Linkedin. C’était le boom de la création de contenus par des gens « ordinaires ». Et en même temps, la confiance dans les journaux de masse déclinait, et on croyait plus à ces témoignages plus « authentiques », plus « démocratiques ». Les réseaux sociaux, un nouveau nom, prenaient la place.

Authentiques ?

Mais voilà, devant ces réseaux et blogs qui attiraient des « followers » parfois très nombreux (voir par exemple le précurseur Hugo Travers avec « Hugo décrypte » qui adaptait les infos piquées dans les journaux mainstream comme Le Monde ou Le Figaro à un public de jeunes, et avait déjà 1 million d’abonnés sur sa chaîne YouTube en 2020; 3 millions aujourd'hui), cela a donné des idées à ceux qui pensaient quel business on pourrait en faire.

C’est à partir de là que cela a donné des idées notamment aux professionnels de la publicité et aux marques, en se disant qu’on pourrait bien « monétiser » (le mot est lâché) ces abonnés si fidèles.

Cela permettait notamment bien sûr de cibler des communautés beaucoup plus précises, car chacun de ces premiers « influenceurs » avait son type de public. Et on a commencé à envoyer des publicités sur les réseaux. Et puis, ces influenceurs n’étaient pas soumis, c’est le principe, aux règles du journalisme. Alors on peut payer un reportage, un article, en cash ou en produits gratuits, pour capturer l’attention de ces communautés.

Alors, cela donna aussi des idées à de nouveaux influenceurs, qui voyaient là un bon métier, celui de se faire panneau publicitaire masqué pour une marque, un produit. L’industrie était partie, et elle a explosé dans les années 2010 et suivantes. Des agences spécialisées dans la promotion sur les plateformes et réseaux des influenceurs se sont créées, et elles continuent à se multiplier, dans le monde entier. En France on a par exemple « Le Crayon », et plein d’autres, qui se concentrent sur le conseil aux marques et entreprises pour cibler les jeunes via des influenceurs, et faire la chasse aux clics, tout en restant intelligent (la frontière est toujours délicate).

Pour aller encore plus loin, certains influenceurs (les stars) en arrivent maintenant à lancer leurs propres produits et générer encore plus de profits pour eux-mêmes et non plus en faisant la promotion de marques et produits existants.

Et puis pour continuer, les marques créent maintenant leur propre influenceur virtuel, conçu par l’intelligence artificielle, permettant de se passer d’un vrai influenceur. C’est le cas de BMW avec Li Miquela, qui a 2,7 millions d’abonnés sur Instagram. Li Miquela n’existe pas ; c’est un avatar créé par IA (c'est la photo en tête de ce post).

Le métier prospère. Le dossier de HBR indique que, aux Etats-Unis, environ 13 millions d’individus disent travailler à plein temps comme créateurs de contenus. En France, à l’occasion de la loi sur les influenceurs, il en a été compté 150.000 actifs sur les réseaux comme YouTube, Instagram, TikTok, Facebook (avec des niveaux d’audience très variés).

Forcément, le système se structurant, cela devient de plus en plus coûteux de construire une telle « stratégie d’influence », avec des procédés sophistiqués, et parfois cela provoque aussi des flops.

HBR cite l’exemple de l’entreprise d’ultra-fast-fashion Shein, qui a payé en 2023 des influenceurs basés aux Etats-Unis pour qu’ils viennent visiter ses usines. Les contenus produits ont été étrillés par la presse (la vraie), qui les a qualifiés de propagande. Une des influenceuses de ces reportages se présentait comme « journaliste d’investigation » et vantait les conditions de travail merveilleuses dans cette entreprise.

C’est pour empêcher ces dérives que la régulation apparaît maintenant, et la France et l’Europe ne sont pas en retard sur le sujet, d’où cette loi de juin 2023 en France, qui est une transposition d’une directive européenne. Mais forcément, il y aura des contournements, car on peut aussi agir hors de France (la loi prévoit quand même que les influenceurs résidant à l'étranger hors Europe (comme à Dubaï) devront désigner un représentant légal dans l'Union Européenne et souscrire une assurance civile dans l'UE dès lors qu'ils visent un public en France).

On est loin des bloggeurs des années 2000…qui existent encore quand même, comme moi.

Est-ce signe d’innovation et de progrès ?

Forcément, les avis sont partagés. Mais il va devenir compliqué pour les entreprises de ne pas s’intéresser au phénomène.

Et les vocations de « créateur de contenu » vont sûrement s’intensifier.

A qui le tour ?


Beau et droit : Qui nous sauvera ?

ArbresssQu’est-ce qui va nous permettre de devenir meilleurs ?

C’était le sujet d’un dossier de « Philosophie Magazine » cet été.

Le progrès, c’est la grande idée des Lumières, au XVIIIème siècle, qui fait du progrès un horizon collectif de l’humanité. Martin Legros, dans ce dossier, rappelle l’image de la forêt d’Emmanuel Kant, dans « Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolite » (1784) : « Individuellement, l’homme est un bois tordu, obnubilé par des intérêts égoïstes, l’ambition, la domination et la cupidité, qui le poussent à faire un usage débridé de sa liberté. On ne peut tailler des poutres droites avec ce matériau-là. Cependant, grâce à l’éducation et à la pression sociale, il peut être incité à développer ses dispositions naturelles au bénéfice de tous ». Citons Kant lui-même : « Ainsi dans une forêt, les arbres, du fait même que chacun essaie de ravir à l’autre l’air et le soleil, s’efforcent à l’envi de se dépasser les uns les autres, et par suite, ils poussent beaux et droits. Mais au contraire, ceux qui lancent en liberté leurs branches à leur gré, à l’écart d’autres arbres, poussent rabougris et tordus et courbés ».

Alors, pour pousser beaux et droits, que faire aujourd’hui ?

Pour Sam Altman, fondateur d’OpenAI, inventeur de ChatGPT, c’est l’intelligence artificielle qui va nous sauver. C’est le sujet d’un article de son blog de lundi 23 septembre, qui est déjà très commenté sur le web et les réseaux sociaux.

Pour Sam Altman, nous sommes proches de la superintelligence, dans « quelques milliers de jours ». Et il nous prévient, avec avidité, tout va s’accélérer encore. Il nous annonce « l’ère de l’intelligence », qui va générer une prospérité inimaginable et résoudre des problèmes mondiaux : « nous pourrons bientôt travailler avec une IA qui nous aidera à accomplir beaucoup plus de choses que nous n'aurions jamais pu le faire sans elle ; un jour, nous pourrons tous avoir une équipe d'IA personnelle, composée d'experts virtuels dans différents domaines, qui travailleront ensemble pour créer presque tout ce que nous pourrons imaginer. Nos enfants auront des tuteurs virtuels capables de leur fournir un enseignement personnalisé dans n'importe quelle matière, dans n'importe quelle langue et à n'importe quel rythme. Nous pouvons imaginer des idées similaires pour améliorer les soins de santé, la capacité de créer tous les types de logiciels possibles et imaginables, et bien plus encore. »

L’avenir qui nous attend est formidable : « Des triomphes stupéfiants - réparer le climat, établir une colonie spatiale et découvrir toute la physique - finiront par devenir monnaie courante. Avec une intelligence presque illimitée et une énergie abondante - la capacité de générer de grandes idées et la capacité de les réaliser - nous pouvons faire beaucoup de choses. »

Il y en a quand même certains qui en doutent, considérant que « Sam Altman nous vend du rêve ». 

Avec l’idée derrière la tête de nous pousser ses logiciels, qui cherchent encore leur modèle économique. Sans parler de ceux qui le prennent carrément pour « un clown » comme les commentaires dans cet article.

Mais pour devenir meilleur, nous avons eu aussi cet été, en plein mois de juillet, une lettre surprenante, signée, eh oui, par le Pape François.

Que nous dit cette lettre ?

Elle nous parle du « rôle de la littérature dans la formation ».

Car « un bon livre devient une oasis qui nous éloigne d’autres choix qui ne nous feraient pas du bien » : pense-t-il aux écrans, aux réseaux sociaux, aux médias audiovisuels ? Sûrement : « Contrairement aux médias audiovisuels où le produit est plus complet et où la marge et le temps pour « enrichir » le récit et l’interpréter sont généralement réduits, le lecteur est beaucoup plus actif dans la lecture d’un livre. Il réécrit en quelque sorte l’œuvre, l’amplifie avec son imagination, crée un monde, utilise ses capacités, sa mémoire, ses rêves, sa propre histoire pleine de drames et de symboles ».

Et le Pape nous parle aussi de désir : « La littérature a donc à voir, d’une manière ou d’une autre, avec ce que chacun désire de la vie ». « C’est donc à cela que « sert » la littérature : à « développer » les images de la vie ».

Et plutôt que d’accélérer, le Pape aimerait nous voir ralentir : « Il est donc nécessaire et urgent de contrebalancer cette accélération et cette simplification inévitables de notre vie quotidienne en apprenant à prendre de la distance par rapport à l’immédiat, à ralentir, à contempler et à écouter. Cela peut se produire lorsqu’une personne s’arrête librement pour lire un livre ».

La littérature comme aide à la digestion : « La littérature nous aide à dire notre présence au monde, à la « digérer » et à l’assimiler en saisissant ce qui va au-delà de la surface du vécu ».

 Aussi pour briser les idoles : « La littérature aide le lecteur à briser les idoles des langages autoréférentiels faussement autosuffisants, statiquement conventionnels. (…) La parole littéraire est celle qui met en mouvement, libère et purifie le langage ».

Alors, pour pousser beaux et droits, ferons nous confiance aux prédictions de Sam Altman qui nous promet des triomphes stupéfiants, ou suffira-t-il de suivre les conseils du Pape de prendre la distance par rapport à l’immédiat grâce à la littérature.

On aimerait bien un peu des deux, peut-être…


L’argent mis dans l’intelligence artificielle générative va-t-il finir à la poubelle ?

PoubellebilletsLe calme de l’été et les JO ont peut-être masqué une petite musique qui a surgi : Et si tout le cash investi dans l’intelligence artificielle n’allait pas rapporter, du moins tout de suite, autant de bénéfices qu’espéré ?

Ce qui a déclenché le doute, entre autres, c’est bien sûr la note de Goldman Sachs du 25 juin : « IA générative : trop de dépenses, trop peu de bénéfices ». On en parle ICI, ICI, ICI.

La note donne la parole à des experts qui expliquent leurs doutes, mais aussi à d’autres beaucoup plus optimistes. Mais on a surtout retenu les doutes, forcément, car c’est ce qui le plus nouveau, après l’euphorie que l’on a vue autour de ChatGPT et autres, et l’emballement sur le cours de l’action Nvidia, entreprise américaine qui a pris une place de leader, presque monopolistique, sur le GPU (Graphics Processing Unit) qui est devenu le système nerveux essentiel de la puissance des systèmes d’intelligence artificielle générative.

Alors, quels sont ces doutes ?

Le plus dur, dans cette note de Goldman Sachs, c’est Daron Acemoglu. Il est Institute Professor au MIT, et a fait ses petits calculs : Dans les dix prochaines années, l’accroissement de productivité (aux Etats-Unis) dû à l’intelligence artificielle générative ne dépassera pas 0,5%, ce qui correspondra à une augmentation du PIB d’à peine 1%. Quand on compare à tout l’argent investi dans les infrastructures de l’IA qui se chiffre pour les prochaines années à plus de 1000 milliards de dollars, on pourrait se dire que ça fait beaucoup.

Un autre expert qui s’exprime dans ce rapport, Jim Covello, Directeur du Global Equity Research chez Goldman Sachs, lui aussi très critique, exprime son interrogation : Quel est le problème à 1000 milliards de dollars que va résoudre l’IA ?

Mais d’où sortent les chiffres de Daron Acemoglu ?

Il a pris ses sources dans des études d’autres experts, plutôt les plus pessimistes bien sûr, qui estiment qu’à peu près un quart (23%) des tâches que la technologie peut prendre en charge seront automatisées et bénéficieront de réduction de leur coût dans les dix prochaines années. Considérant donc que les trois quarts restants n’en tireront pas de bénéfices directs, il en déduit donc que seuls 4,6% de l’ensemble des tâches seront impactées par l’intelligence artificielle. Combinant à cela les économies potentielles sur le coût du travail, le mix des études indique que le TFE (Total Factor Productivity) ne dépassera pas 0,66%, amené à 0,5% pour tenir compte de certaines tâches plus complexes à prendre en compte (Pour lire la note de Daron Acemoglu, c’est ICI).

Pour ce professeur expert, on va en rester, à court terme (10 ans quand même) à des améliorations de process ou de morceaux de process existants, mais pas encore à des transformation plus profondes et « transformatrices ». Ceux qui vont en bénéficier sont d’abord les métiers de l’informatique et de la programmation, mais dans le cœur des process de production industrielle ou de services, ça ira beaucoup plus lentement.

Mais, si les technologies évoluent, est-ce qu’on ne va pas avoir des améliorations et des réductions de coûts qui vont s’accélérer ?

Daron Acemoglu a également réponse à tout. Si les progrès consistent à pouvoir traiter encore plus de data, avec des traitements encore plus rapides, permettant par exemple de doubler les capacités de l’IA, que va vraiment apporter ce doublement de capacités ? Est-ce que le fait de savoir encore mieux prédire quel mot vient après un autre (le principe même de l’IA générative) va vraiment améliorer les conversations et la résolution des problèmes des services clients ? On peut d’ailleurs citer les premières expériences pas toujours concluantes sur la vraie efficacité des chatbots de ce style, et rappeler que McDonald’s a décidé, en janvier 2024, d’arrêter le système de commande assisté par IA dans ses drive, après les nombreuses erreurs qu’il avait constatées.

Et puis toutes ces data qui viendront augmenter la capacité des systèmes d’IA, d’où vont-elles venir ? Elles concerneront quoi ? Et sera-t-il si facile que ça de les collecter et de les traiter ? Pour Daron Acemoglu, tout ça n’est pas encore très clair.

Autre fantasme : avec le développement des intelligences artificielles génératives, on va arriver très bientôt à créer des « supe intelligences » capables de rivaliser avec les humains. Là encore les experts sceptiques interrogés dans la note de Goldman Sachs en doutent : la capacité à poser les bonnes questions, apporter des réponses nouvelles, tester les solutions, les adapter aux circonstances, ne correspondent pas encore aux capacités de ces systèmes. On est plutôt dans une aide apportée à l’humain, qui reste cependant encor maître des orientations et choix, même si les systèmes d’IA vont lui apporter effectivement cette aide. C’est plutôt l’humain qui va identifier les problèmes, et l’IA va aider à trouver et tester les solutions, à condition qu’on ait résolu tous les problèmes d’hallucination qui subsistent encore.

Autre préoccupation : finalement, avec l’IA générative, on n’a pas encore trouvé l’application miracle, la « killer App » qui convaincrait tout le monde que l’on a vraiment une avancée « transformatrice ». Pour l’instant on est sur des améliorations et des cas d’usages que certains considèrent encore comme marginaux.

Bon, alors c’est foutu ? Tout l’argent qu’on est en train de mettre dans l’IA est-il en train de partir majoritairement à la poubelle si les progrès n’arrivent pas d’ici dix ans ? Et quid des investisseurs ?

Pas si vite…

Les experts de la note, et même les plus sceptiques, considèrent quand même qu’il faut continuer à investir, et que d’ailleurs, comme tout le monde investit, il serait bien imprudent de ne pas faire pareil, même si les bénéfices ultimes et miraculeux ne sont pas pour tout de suite. Et puis la « killer App » va peut-être arriver, notamment dans tout ce qui concerne le service clients et les outils grand public (voir les investissements des entreprises comme Salesforce et les innovations promises par l’intégration de l’IA dans nos smartphones et moteurs de recherche).

La menace serait plus forte si la conjoncture économique se retournait. Dans ce cas les investissements dans des IA à bénéfices rapides incertains en pâtiraient. Idem si ces fameuses « killer app » tardent trop à venir. Les experts prévoient que l’horizon est de 12 à 18 mois pour voir ces progrès, et que si ça dure plus longtemps, les risques de découragement seront plus forts.

Donc, pas de quoi s’affoler finalement ?

Les débats vont sûrement continuer dans les prochaines semaines et prochains mois.


Abracadata

AbracadataCette société, la nôtre, où tout est connecté, où les datas nous permettent de tout contrôler, de tout prévoir, cela peut aussi effrayer et faire réagir.

C’est le cas d’Alain Damasio, dont j’ai déjà parlé ICI à propos de son livre « Vallée du silicium ».

C’est aussi le sujet de son roman de 2019, « Les furtifs » que je lis avec un peu de retard sur tous ceux qui m’ne ont déjà parlé. Il faut dire que plus de 900 pages en édition de poche, il y a de quoi hésiter. Mais voilà une bonne occasion avec cette période d’été.

Dans ce roman de science-fiction, nous somme quelques décennies plus loin, mais pas si loin (années 30 ou 2040). Et le monde du contrôle est encore plus présent qu’aujourd’hui, mais on peut aussi croire qu’il est plausible.

Car dans ce monde, chacun peut se réfugier dans son propre metaverse et y créer son monde personnel. Car on aime bien tout contrôler, c’est même, selon Alain Damasio, à travers l’expression de ses personnages, « ce qui nous définit ».

« La quête du contrôle a atteint aujourd’hui son acmé. Chacun peut créer son monde, et le peupler comme bon lui semble. C’est une démocratie pulvérisée, où chacun a acquis son droit d’être un autocrate dans son propre cocon. C’est la solution technolibérale à la double exigence de liberté et de contrôle qu’on croyait inconciliable. Parce qu’on ne voulait pas voir que la sensation de liberté, dans son expression primale, provient de l’angoisse conjurée. Conjurer la peur, contrôler son monde, se croire libre. Voilà le fil ».

  Et ce contrôle sur nous-mêmes est bien sûr permis par la technologie : « La technologie s’est rapprochée de nous, elle s’est faite enveloppe, second corps et se seconde peau ».

« Nous rêvons d’un monde bienveillant, attentif à nous. Un monde qui prenne soin de nos esprits et de nos corps stressés, qui nous protège et nous choie, nous aide et corrige nos erreurs, qui nous filtre l’environnement et ses dangers. Un monde qui s’efforce d’aménager un technococon pour notre bien-être ».

Ce technococon, mot inventé par l’auteur, est aussi longuement évoqué dans « Vallée du silicium ».

Mais alors, les furtifs ?

C’est une race de créatures imaginaires que l’auteur nous détaille, et qui font toute l’intrigue du roman. C’est aussi un symbole de réaction face à la civilisation du contrôle (ces créatures sont justement invisibles et non repérées par les contrôles). C'est ce qui donne la puissance poétique au roman.

« Dans notre société de traces, contrôlée jusqu’à l’obscène, où le moindre vêtement, la moindre semelle de chaussure, le moindre doudou, une trottinette rouillée, je sais pas : un banc public, les pavés même, émettent de l’information…ou le moindre mot lancé dans un bar est collexiqué, je comprend tellement que ce monde rêve d’un envers ! De quelque chose qui lui échapperait enfin, irrémédiablement, qui serait comme son antimatière, le noir de sa lumière épuisante ! L’abracadata qui échapperait par magie à toutes les datas ».

Le roman garde une saveur assez anticapitaliste qui peut freiner la lecture. Mais il donne aussi à réfléchir et rêver à notre abracadata, s’il peut encore exister quelque part.

De quoi mettre aussi de la magie à l'été.


Les Jeux Olympiques, c'est déjà fini ?

GamesAALe transhumanisme, c’est ce rêve (ou ce cauchemar selon certains) d’augmenter l’homme grâce à la technologie.

Dans sa version la plus « soft », cela consiste à utiliser la technologie comme un moyen pour modifier (au sens améliorer) la nature humaine grâce à la technologie. On y est déjà avec les crèmes qui effacent nos rides, les pilules qui nous font vaincre la fatigue et nous rendent plus productifs. Mais on pense aussi aux puces implantées dans le cerveau ou dans les bras pour mieux réfléchir ou ouvrir les portes.

Mais le transhumanisme c’est aussi, comme le souligne Julien Gobin dans son livre « L’individu, fin de parcours », une « finalité », c’est-à-dire une idéologie qui se donne pour mission de transformer l’Homme et la civilisation. C’est Elon Musk avec son entreprise Neuralink, qui vise à implanter des puces dans les cerveaux pour augmenter les capacités cérébrales. Il a annoncé en janvier 2024 avoir réussi l’implantation d’une puce de la taille d’une pièce de monnaie dans le cerveau d’un macaque qui a réussi a jouer au jeu vidéo « Pong » sans manettes ni clavier.

Un domaine semblait préservé, celui du sport. Oui, les Jeux Olympiques, comme le Tour de France, c’est « non au dopage », du sport, du sport humain, rien que du sport.

Ah bon ? Et pourquoi pas ?

Certains y ont justement pensé. C’est le projet sponsorisé par Peter Thiel, investisseur de la Silicon Valley (eu auteur de « Zero to one », dont j’avais parlé ICI), les « Enhanced Games ». Le projet consiste à lancer des jeux olympiques où les compétiteurs auront droit à toute « amélioration » grâce à la technologie.

Ne rions pas ; le projet est sérieux, et le site fournit tous les renseignements, y compris si l’on a envie de le soutenir financièrement, ou en achetant les t-shirts et polos à leur effigie.

Il a obtenu récemment un surcroît d’intérêt grâce à une conférence de soutien au projet organisée par la chambre des Lords du Parlement britannique.

Le projet prévoit aussi un environnement très strict au niveau médical, prévoyant que les athlètes soient pleinement informés des conséquences des traitements éventuels appliqués, et que leurs aptitudes à les prendre soient vérifiées.

Newsweek rendait compte de cette conférence avec optimisme en mars 2024.

L’association française du Transhumanisme se réjouit de cette initiative dans sa dernière newsletter, en indiquant :

«  Au lieu de continuer à nous cacher derrière l’hypocrisie de la philosophie naturaliste, qui prétend qu’on aligne des athlètes à égalité, ne se départageant que par le mérite de leurs efforts personnels, il est temps de reconnaître que les performances sportives qui font l’admiration des foules sont le résultat de complexes médicaux, techniques, scientifiques … et financiers ».

Est-ce que les Jeux Olympiques sont déjà dépassés ?

Le débat est ouvert entre la science et le sport. 

De quoi mettre un peu de potion magique dans les Jeux Olympiques, et faire participer Astérix  et Obélix.

Voilà une course à suivre, même sans puces dans le cerveau.

 

 


Sommes-nous condamnés à obéir longtemps à ChatGPT ?

ObeirSommes-nous libres ?

Oui, bien sûr, dans nos systèmes démocratiques, on n’est pas en dictature. On a la possibilité de se déplacer, de s’exprimer, d’entreprendre. De nombreux pays ne permettent pas l’équivalent. Alors, de quoi se plaindre ?

En fait, il s’agit de cette impression d’être manipulés par les médias, par la publicité, par les réseaux sociaux (mais, oui). On suit le mouvement de la pensée conforme, et ceux qui s’en écartent sont considérés comme des originaux et des marginaux dont on se méfie.

La difficulté, c’est de vraiment considérer que l’on pense et agit pour soi-même, du plus profond de son être intérieur, à l’abri du conditionnement social.

Une citation de Nietzsche, dans « Par-delà le bien et le mal », offre une voie pour une libération qu’il considère comme véritable, et nous fait réfléchir par son côté paradoxal :

« Choisis un maître, peu importe lequel, et obéis longtemps. Sinon tu périras et tu perdras toute estime de toi-même ».

Car, en effet, on ne trouve pas de liberté véritable dans une absence de toute contrainte, ou dans l’absence d’obéissance, mais plutôt en se fixant des règles de conduite.

Le mot important de Nietzsche, c’est « choisis » : C’est en faisant des choix pour soi-même que l’on prend les décisions qui nous font avancer et sortir de l’hésitation. Si vous avez vu comme moi le film « Anatomie d’une chute » vous avez remarqué cette scène où l’accompagnatrice du petit garçon lui dit que c’est en décidant que l’on choisit. Et le petit garçon qui hésite dans la compréhension de la situation, où sa mère est accusée de crime, choisit son attitude, et va livrer un témoignage décisif au tribunal.

Mais faire un choix personnel n’est pas chose facile ; on se croit toujours influencé. Cela exige sûrement l’effort de se délier de tous les conditionnements qui nous influencent.

C’est pourquoi un deuxième mot est important dans cette citation de Nietzsche qui nous incite à obéir « longtemps ».

Cela parle de la façon dont nous donnons un sens à la vie, et quelle forme nous lui donnons. C’est une aventure du temps long. Et pour être sûr de nos choix, il est aussi nécessaire de trouver une zone de prise de distance (de recul, ou de hauteur), de calme en soi-même, avant de s’y lancer. (Le petit garçon du film prend le temps de se forger son choix).

Cela fait penser aux initiatives chamaniques qui demandent aux jeunes gens de partir en forêt à la recherche de leur animal tutélaire, donc d’eux-mêmes). J’ai souvenir d’un séminaire organisé pour une assemblée de dirigeants, au musée du Quai Branly, où chacun était allé en quête d’une statue, ou d’un totem, dans le musée, pour y retrouver « son ombre ». L’un d’eux était revenu en racontant sa rencontre avec une statue onirique de ce qu’il avait interprété comme « un homme qui pleure «  (il nous en montrait la photo ), et révélé à ses collègues, avec émotion, comment il se sentait aussi pleurer intérieurement.

Mais voilà, à l’ère des nouvelles technologies, de l’intelligence artificielle et de ChatGPT, n’est-ce pas justement ChatGPT qui devient notre maître ? Il fut un temps, pas si lointain, où c’était Google qui était notre maître : une question, une interrogation, on demande à Google pour avoir la réponse. Maintenant, on demande à ChatGPT, qui répond à tout, qui donne les solutions, qui trie nos mails, et nous propose même les réponses à faire aux messages reçus. N’est-ce pas le risque de déléguer à la machine, à extérioriser, toute notre réflexion ? Julien Gobin, dans son livre « L’individu, fin de parcours – Le piège de l’intelligence artificielle », met en évidence ce phénomène, où la technologie se substitue à notre capacité de décision et nous fait perdre notre liberté par cette « perte d’autonomie cognitive liée à la disparition progressive de l’usage de la faculté de décision ».

Il cite à l’appui de ces réflexions Gaspard Koenig (dans « la fin de l’individu »:

«  Nous ne sommes pas dotés à la naissance de libre arbitre, comme si une fée s’était penchée sur le berceau de l’espèce humaine ; contrairement à la formule malheureuse de notre déclaration des droits de l’homme, nous ne sommes pas « nés libres ». En revanche, nous pouvons cultiver et fortifier notre arbitre libre. C’est la clé de notre responsabilité, ni donnée (biologiquement) ni présupposée (intellectuellement), mais objet d’une lente élaboration. Plus nos circuits de décision sont complexes, plus notre capacité réflexive est mobilisée, plus notre acte, aussi insignifiant soit-il, reflète qui nous sommes. En revanche, moins nous délibérons, moins nous nous contrôlons nous-mêmes".

Alors, allons nous être coincés à obéir longtemps à ChatGPT ?

Au risque d’ailleurs de réduire l’usage de notre cerveau. Julien Gobin fait remarquer que, déjà, en trois mille ans, la taille du cerveau humain a diminué de près de 10%, passant en moyenne de 1 500 cm3 à 1 250 cm3, grâce (ou à cause) des structures sociales ayant fait émerger la communication, le partage de connaissances, et l’intelligence collective, qui permettent à l’homme de ne plus faire tout tout seul.

De même, comme il y a toujours une moitié pleine dans un verre à moitié vide, Julien Gobin garde espoir, en identifiant un avenir moins sombre, quoique :

« De toute évidence, le cloud humain qui s’annonce réduira encore la taille de notre cerveau tout en optimisant son usage. La disparition de certaines tâches encombrantes autrefois consacrées au maintien d’une autonomie devenue obsolète sera largement compensée par le développement d’une intelligence collective à laquelle contribueront les intelligences artificielles. Les augmentations du cerveau humain qui auront lieu se concentreront alors sur les facultés de spécialisation et d’interactions avec le réseau, plutôt que sur celles lui assurant une autonomie physique ou cognitive devenue illusoire. Autant d’externalisations et de mutualisations qui enfermeront pour toujours l’individu de jadis, si fier de son autonomie, dans la vitrine d’un Museum d’histoire naturelle. Le plafond civilisationnel pourra enfin sauter ».

ChatGPT va-t-il nous permettre de développer l’intelligence collective et la coopération, en faisant sauter le plafond civilisationnel ?

Qui sera notre nouveau maître, à qui nous obéirons…longtemps ?


Inquiets du réel ? Réveillons-nous !

InquietIl y a ceux qui ne peuvent plus se passer de ChatGPT, surtout les jeunes, pas seulement ceux qui veulent tricher à l’école, mais aussi tous ceux qui ont compris tout ce que cette IA générative peut leur permettre de faire, trouver des idées, traiter des textes, créer des images, etc.

Et puis il y a ceux qui n’ont jamais osé y toucher, ou même y voient un danger (pour la démocratie, pour la planète, pour la santé mentale, peu importe), ou alors qui considèrent qu’ils n’en tireront rien pour eux personnellement (oui, là on a affaire aux plus seniors d’entre nous).

Alors, quand vous rencontrez un dirigeant ou un manager d’une grande entreprise, qui a la responsabilité d’encadrement de plusieurs centaines de collaborateurs, y compris des jeunes forcément, vous vous demandez ce qu’il en pense.

C’était ma découverte de la semaine, en rencontrant plusieurs dirigeants.

Il y ceux qui s’en méfient ou qui en sont déjà les victimes avec leurs enfants :

« Je ne connais pas grand-chose à l’intelligence artificielle. Ce que je sais, c’est qu’avant, en tant que chef de famille, j’étais l’expert pour corriger les fautes d’orthographe de mes enfants ; aujourd’hui ils font ça avec ChatGPT. ChatGPT m’a tué ! ».

« J’ai vu un philosophe sur internet qui disait que l’IA n’était pas du tout intelligente. J’ai compris que cela provoquait plutôt un appauvrissement du cerveau. Je fais bien de m’en éloigner ».

Il faut dire que la littérature et le cinéma n’aident pas trop à valoriser l’IA, la plupart des romans sur le sujet étant dystopiques.

Nathan Devers, auteur en 2019 du roman « Les liens artificiels » sur le Metaverse, en donnait son interprétation dans Le Figaro du 11/02/2024 :

« Je pense que ce sont des inquiets du réel. (…). La littérature de l'IA est liée à l'absurdité du réel, des cassures qui n'ont rien à voir avec l'IA en tant que telle mais avec des passions, des dynamiques qui sont en nous. Le chapitre 4 du Peintre de la vie moderne est particulièrement éloquent. Il s'interroge sur la position de l'artiste quand il voit un phénomène moderne. Baudelaire donne l'exemple des robes noires qui étaient à la mode en son temps. Il dit qu'il ne faut jamais chercher l'expression du transitoire mais voir la passion éternelle qui se cache derrière la mode. C'est exactement le regard qu'il faut porter sur la vie du virtuel. Ce qui est à l'œuvre, ce sont des passions intemporelles : la peur de s'ennuyer avec l'addiction aux écrans, le narcissisme avec le selfie, la volonté de penser de manière communautariste avec Twitter, la mécanisation de nos esprits pour ChatGPT, etc. Ce serait une erreur de perception littéraire de croire que les phénomènes de la modernité (les écrans, l'IA, tous les autres) posent des questions nouvelles ». 

Mais il y a quand même une prise de conscience de plus en plus forte, qui résiste à ces passions intemporelles pour parler du concret, et cela rend plutôt optimiste pour l'avenir :

« J’ai passé une demi-journée à fouiller dans les statistiques d’accidents du travail pour aller en catégoriser les causes et préparer les plans d’actions. Je me demande si l’IA n’aurait pas pu m’aider ».

« J’ai encore 3.948 mails non lus dans ma boite mail aujourd’hui, et souvent ce sont des mails où je suis en copie ; je n’ai rien à faire, à part être informé, et y perdre du temps. Peut-être que l’IA pourrait m’aider à trier et à répondre dans tout ça, non ? ».

Pour ces dirigeants qui ont tout compris, mais ne savent pas trop par où commencer, il est de plus en plus urgent que nos entreprises prennent au sérieux l’acculturation, la formation, et l’aide à la mise en place des projets concrets qui vont permettre de vraiment bénéficier des avancées de l’intelligence artificielle générative et du machine Learning. Cela ne se fait pas en claquant des doigts ; les infrastructures, les algorithmes, ne se construiront pas tout seuls. L’écosystème de tous ceux qui peuvent contribuer s’élargit chaque jour.

C’est aussi le rôle des Think Tank comme « 4ème Révolution » de mettre en évidence les opportunités, et de créer les rencontres entre ceux qui s’y sont mis et les autres. Car la transmission est aujourd’hui non pas de haut en bas de la hiérarchie, mais entre pairs, de l’extérieur vers l’intérieur, de façon transversale, et aussi intergénérationnelle, les plus jeunes ayant plein de choses à apprendre aux seniors, qui eux-mêmes, pourront transmettre leurs savoirs et expériences dans des versions 3.0 grâce justement à ces technologies.

Pour tous ceux qui se sentent un peu trop « inquiets du réel » ou victimes sidérées de « passions intemporelles », ne nous laissons pas démoraliser par la littérature dystopique ; c’est le bon moment de se réveiller, ou d’accélérer.

Les pionniers montrent la voie, et ils sont de plus en plus nombreux.

Nous ne sommes pas seuls.


Le dataism va-t-il avoir raison de notre raison ?

PenserGrâce à la raison, et à la logique, on a pensé qu’il était possible de décider en toute connaissance de cause, grâce à la réflexion rationnelle. Mais cela a aussi été de plus en plus difficile.

Déjà, au XVIIème siècle, Balthasar Gracian dans ses maximes (« L’homme de cour ») l’avait remarqué :

« Il faut aujourd’hui plus de conditions pour faire un sage qu’il n’en fallut anciennement pour en faire sept : et il faut en ce temps plus d’habileté, pour traiter avec un seul homme, qu’il n’en fallait autrefois pour traiter avec tout un peuple ».

Jacques Birol, dans son ouvrage « 52 conseils éternels d’après les maximes de Balthasar Gracian » (2011), dont j’avais déjà parlé ICI, reprenait cette maxime pour nous convaincre que la rationalité pure ne permettait pas de décider correctement, et qu’il fallait faire entrer en ligne de compte les émotions, car elles seules nous permettent de vraiment décider dans l’incertain.

Mais voilà, ça, c’était avant. Avant l’IA générative, avant les « Big Data », avant ce qui a été appelé le « dataism ».

L’expression date de 2013, utilisée par David Brooks dans un article du New York Times.

En gros, il était déjà convaincu que grâce à la profusion des données et statistiques, on serait capable de prendre les meilleures décisions et de vivre mieux. L’intuition et les émotions seraient alors devenues d’un autre temps ; on n’en aurait presque plus besoin. Au revoir Balthasar Gracian et Jacques Birol. L’incertain n’existe plus : place au « dataism ».Nous allons pouvoir, grâce à la profusion des données, en extraire toutes les informations qui nous sont utiles, et que nous étions auparavant incapables de détecter.

Le concept a bien sûr été encore amplifié par Yuval Noah Harari dans son best-seller « Homo Deus » (publié pour la première fois en hébreu en 2015, puis traduit dans le monde entier) qui voit dans le « dataism » une nouvelle religion, la religion de la data, qui permettra d’accroître le bonheur de l’humanité, son immortalité (on parle maintenant non plus d’immortalité, mais, dans une conception transhumaniste du monde, d’ « amortalité », c’est-à-dire de conserver les données du cerveau et de la personne, au-delà de la mort du reste du corps lui-même, grâce à un « téléchargement de l’esprit ») et sa divinité. Car l’homme ainsi transformé devient un nouveau Dieu.

Dans cette vision « dataiste », l’homme est finalement considéré comme un jeu d’algorithmes qui peuvent être perfectionnés à l’infini, grâce à l’accès aux data. D’où l’idée, pour les plus acharnés, de donner accès aux data à tous pour le bienfait de l’humanité, données publiques comme données privées.

Le dataism a aussi ses martyrs comme Aaron Swarts, le premier hacker célèbre, parfois un peu oublié aujourd’hui.

Partisan de la liberté numérique et défenseur de la « culture libre » il se fait notamment connaître lors de ce qui a été appelé « L’affaire JSTOR » : En 2011, il est accusé d’avoir téléchargé illégalement la quasi-totalité du catalogue de JSTOR (agence d’archivage en ligne d’articles et publications scientifiques), soit 4,8 millions d’articles scientifiques, ce qui a fait s’effondrer les serveurs et bloquer l’accès aux réseaux par les chercheurs du MIT. Il est alors menacé de poursuites et de 35 ans de prison. A 26 ans, en janvier 2013, il se suicide par pendaison dans son appartement, un mois avant son procès pour « fraude électronique ».

Le développement du « dataism » n’et pas terminé. Il conduit aujourd’hui à considérer que ce sont les algorithmes « électro-biologiques », c'est à dire les algorithmes du vivant, qui mêlent la technologie et la biologie, qui domineront les humains « organiques ».

Les plus pessimistes (ou réalistes ?) voient dans ces évolutions une nouvelle classification des humains entre ceux qui auront accès à ces capacités techniques et les autres, le passage d’une catégorie à l’autre étant de plus en plus difficile, voire impossible.

Allons-nous vraiment perdre la capacité à penser en la confiant à des machines et au « dataism » ?

On peut essayer de se consoler en observant les comportements du passé.

Dans un journal de 1908, le Sunday Advertiser de Hawai, on pouvait lire :

« N’oubliez pas comment marcher
Le tramway, l’automobile et le chemin de fer ont rendu la locomotion si facile que les gens marchent rarement. Ils se rendent au magasin, au théâtre, à la boutique, au lieu de villégiature, de la campagne à la ville, d’une rue à l’autre, jusqu’à ce que la marche devienne presque un art perdu. Dans une génération ou deux, nous aurons oublié comment utiliser nos jambes. L’homme est par nature un animal qui marche".

Et pourtant nous n’avons toujours pas perdu l’usage de nos jambes.

Une bonne nouvelle pour notre cerveau et notre capacité à penser.

Il faudra juste, peut-être, apprendre à penser autrement grâce à l’intelligence artificielle et l’accès aux data.

Il est temps de s'y mettre alors, pour ne pas risquer d'être "déclassifié", ou "déclassé".