La machine peut-elle reconnaître les visages ?
21 juin 2025
Lors de la dernière conférence de 4ème Révolution, avec Monique Canto-Sperber et Carlo d’Asaro Biondo, sur le thème « L’intelligence artificielle nous rendra-t-elle libres ? », nous avons forcément parlé de la reconnaissance faciale et de ses risques et avantages.
Aujourd’hui en France, contrairement à la Chine, aucun lieu public n’est équipé de caméras permettant la reconnaissance faciale dite « à la volée », c’est-à-dire la possibilité d’identifier et de reconnaître à leur insu, à leur insu et en temps réel, des personnes dans la rue ou dans un lieu public ouvert à tous, comme le rappelle Monique Canto-Sperber dans son livre « La liberté cherchant son peuple ».
Elle est néanmoins soucieuse d’en prévenir les risques et les dérives possibles. On connaît cette loi du 19 mai 2023, censée être provisoire, mais toujours en vigueur, votée en prévision des Jeux Olympiques, et qui a autorisé pour la première fois la mise en œuvre de solutions d’intelligence artificielle dans la vidéoprotection. Concrètement cette loi permet d’équiper les caméras d’algorithmes permettant de détecter des comportements suspects ou des faits inhabituels (bagages abandonnés, mouvements de foule), sans toutefois autoriser que ces caméras puissent être utilisées pour identifier des personnes.
Mais, en dehors des lieux publics, la reconnaissance faciale est déjà une réalité et est utilisée. C’est le cas dans les zones d’embarquement des aéroports, ou pour entrer dans des lieux sécurisés à l’accès restreint limité aux personnes autorisées. Mais l’utilisation de ces technologies de reconnaissance faciale est encore souvent évoquée, face aux problèmes de sécurité, par les services de police ou de renseignement. Des expérimentations ont même déjà été autorisées et réalisées. Comme le souligne Monique Canto-Sperber, « Expérimenter la reconnaissance faciale, c’est déjà l’utiliser ».
Si on veut aller plus loin, il y a un risque évident lié à la fiabilité de ces technologies, car, si on utilisait la reconnaissance faciale pour identifier des personnes qui n’ont pas envie d’être reconnues (personnes recherchées ou en infraction). Ces personnes pourraient alors trouver des parades pour ne pas être reconnues en modifiant l’apparence de leur visage (l’auteur Alain Damasio évoque dans un de ses romans de science-fiction – « Les furtifs « - des maquillages spécifiques qui brouillent la reconnaissance par les caméras, et que de nombreuses personnes utilisent pour ne pas être identifiées). Pire, on pourrait se tromper, des clichés mal cadrés ou imparfaits entraînant des identifications erronées, pouvant entraîner des conséquences dramatiques pour les personnes concernées.
Car la relation entre les visages et la machine, le visage étant lui-même une production machinique, est plus complexe qu’il n’y paraît. Mathieu Corteel, dans son ouvrage « Ni dieu ni IA – Une philosophie sceptique de l’intelligence artificielle », dont j’ai déjà parlé ICI, analyse ce concept de visagéité.
Le mot est repris de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans « Milles plateaux » (1980) : « Le visage ne se produit que lorsque la tête cesse de faire partie du corps, lorsqu’elle cesse d’être codée par le corps, lorsqu’elle cesse elle-même d’avoir un code corporel polyvoque multidimensionnel – lorsque le corps, tête comprise, se trouve décodé et doit être surcodé par quelque chose que l’on appelle le Visage ». Pour Deleuze et Guattari, le visage, en tant que production machinique, est un agencement de signes et de subjectivités qui se projette et se constitue par-delà le corps. Il passe ainsi par un processus de décodage et de surcodage. En 1980, quand Deleuze et Guattari publiaient leur ouvrage, on ne parlait pas d’intelligence artificielle ni de reconnaissance faciale.
Mathieu Corteel prolonge la réflexion. Il y a dans le visage un premier niveau de reconnaissance, celui que la machine et l’IA peut identifier, parfois avec des erreurs aussi, mais aussi un deuxième niveau de connaissance, de niveau 2, qui relève du langage des émotions, que la machine n’interprète pas, contrairement à l’être humain. Car le visage humain est une forme de vie qui se manifeste au contact des autres. Alors que la forme basique du visage, celle qu’analyse la machine, le visage numérisé, passe par tout un processus de décodage ou de séparation vis-à-vis du corps et de son milieu naturel. Lorsque ce visage civil apparaît, c’est le corps qui disparaît.
Mathieu Corteel évoque une expérience personnelle que nous connaissons tous à propos des photos d’identité. Il faut toute une mise en scène pour que la machine puisse nous identifier : « Je me rappelle quel mal j’ai eu à prendre ma photo d’identité pour mon visa. Lorsque je me suis présenté dans le photomaton, aucune prise ne convenait. Je tentais de modifier l’angle, ma position, mon col, etc, rien à faire ». Il réessaye directement au consulat et a l’idée qui fait que ça marche, « Ouvrir grand les yeux ». C’était la bonne.
Le visage décodé et surcodé est en fait « une fonction servie par l’IA ». Devenir ce visage, c’est un corps brut, « la chose du pouvoir ».
Alors que le visage perçu par l’être humain est celui où l’on reconnaît les émotions, l’humeur, et tant d’autres choses. Dans ce rapport humain à l’autre, on se libère de l’état civil, on sort de l’espace de la machine et du pouvoir de contrôle, pour une relation simplement…humaine.
Voilà une belle démonstration de la puissance de l’homme sur la machine quand on parle du visage.