Lien libidinal

LiensPour analyser les organisations et le lien des individus à leur entreprise, la sociologie peut aussi recourir à la psychanalyse, et en appeler à Freud.

C’est ce que fait Philippe Bernoux, dans son ouvrage référence, « La sociologie des organisations ».

Car Freud s’est en effet intéressé aussi aux organisations. La relation, objet premier de la psychanalyse, peut être étendue comme modèle au domaine de la société et des organisations.

Et notre lien avec les autres passe par une forme d’attachement ( identification, amour, solidarité, hostilité), et tout lien, selon Freud, est un lien libidinal, c’est-à-dire un investissement affectif qui fait jouer les émotions. Et ce sont ces investissements affectifs qui font qu’un groupe, une équipe, existe.

Ce n’est pas le travail ou le projet qui crée le groupe, mais bien ce lien libidinal entre un individu, son supérieur, ses pairs. Et faute de ce lien, les organisations seraient menacées de perdre leur force et de disparaître. C’est ce qu’on appelle dans les relations entre associés l’affectio societatis, mais la psychanalyse y voit une condition pour tout groupe ou communauté. Ce qui permet la création et la permanence des liens dans un groupe n’est autre, en fait, que l’amour, grâce auquel le groupe doit sa cohésion. C’est cet amour qui lie les individus au père (le chef) et aux frères (les égaux). Et l’on pourrait y ajouter, pourquoi pas, les clients, les fournisseurs, les partenaires, les consultants. Toute une filière de liens libidinaux.

C’est donc la nécessité de ce lien libidinal qui va structurer un groupe dans le fonctionnement de l’organisation.

Et l’on va considérer que la bureaucratie qui aboutirait à une forme de refus de la relation face à face (avec des process de travail qui nous transforment en robots sans affects) provoquerait une rupture de la relation au père, le chef pouvant être considéré comme un substitut de celui-ci.

On pourrait d’ailleurs aussi se demander si cette habitude que l’on a prise de réunions en Teams ou Zoom, et de ne plus trouver de goût aux réunions physiques (« à quoi sert de se réunir si on peut le faire en visio ? » m’a-t-on dit récemment), ne va pas affaiblir ce lien libidinal qui fait la sève de l’entreprise, et donc la capacité créative de nos entreprises.

Mais la vision d’une société fondée sur l’amour du père et l’égalité des frères n’est toutefois pas celle de Freud. Deux notions viennent s’ajouter pour poursuivre notre analyse psychanalytique de l’organisation et des groupes qui la constituent.

Celle de l’ambiguïté de la figure du chef.

Le chef, comme le père, est celui qui séduit les fils, mais aussi une figure menaçante, agent de la castration, toujours susceptible d’abuser de son pouvoir. Les fils ne pourront alors conquérir leur autonomie qu’en se révoltant, et en désirant le meurtre du père. D’où l’ambiguïté de la notion de pouvoir dans l’entreprise.

Autre sujet, celui de l’altérité.

Le moi, selon Freud, ne se construit que par la reconnaissance de l’autre. Mais cette différenciation peut alors rompre l’égalité des frères et leur communauté. Et donc la communauté est en permanence menacée par l’altérité, l’expression de cette différence. Pour rester soi-même il faut être différent, mais être différent c’est aussi s’opposer, et risquer de briser la communauté par l’exercice d’une pulsion de destruction.


Comme le dit Freud dans « Malaise dans la civilisation » : « L’homme est en effet tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagement, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer ». Et il faut donc défendre la civilisation contre cette pulsion des individus.

Pour éviter cela dans les organisations et les communautés de l’entreprise, la solution est de renforcer la cohésion du groupe en mettant l’accent sur ce lien libidinal, et d’empêcher l’agressivité de s’exprimer entre les membres du groupe. Tout l’enjeu est de permettre la différence et l’altérité tout en gardant l’unité, et donc de respecter les différences. Tout ça s'est d'ailleurs compliqué aujourd'hui avec les mouvements woke, où il faut faire attention à toutes les différences et éviter les impairs au risque de se faire accusé de sexiste ou raciste, entre autres. La cohésion et l'unité demandent un vrai savoir-faire.

Ce que nous permet de comprendre cette approche psychanalytique de la sociologie des organisations, c’est bien l’importance de ce qu’on appelle le lien social, qui se manifeste dans la libre expression du lien libidinal freudien, et l’unité dans le respect des différences, pour éviter la pensée unique du chef qui abuse de son pouvoir.

Et peut-être faire vivre ce lien dans les rencontres et échanges réels et physiques, que Zoom et Teams ne permettent pas aussi bien.


Egalité : Toute une histoire

EgalitebbbLes mots ont une histoire, pouvant passer du positif au négatif, et inversement.

Prenez le mot Egalité.

Inspirée des principes de la déclaration des droits de l’homme de 1789, choisie en 1848 sous la IIème République, c’est la devise de la République française qui orne les bâtiments publics : Liberté, Egalité, Fraternité.

Mais qu’est devenue cette égalité au fil des siècles et des années ? C’est l’objet du livre de l’historien Pierre Rosanvallon, « La société des égaux » (2011), où il constate que, aujourd’hui, « on voue aux gémonies les inégalités de fait, alors que l’on reconnaît implicitement comme légitimes les ressorts de l’inégalité qui les constituent ». L’idée d’égalité, tant célébrée après 1789, est devenue avec le temps, pour l’auteur, « une divinité lointaine, dont le culte routinier n’alimente plus aucune foi vivante. Elle ne se manifeste plus que comme incantation négative à « réduire les inégalités » mais sans plus dessiner l’image positive d’un monde désirable ».

Que s’est-il passé ?

C’est une histoire de successions de ruptures que nous raconte Pierre Rosanvallon. Et cette histoire est aussi liée aux évolutions du capitalisme et des entreprises.

Tout avait bien commencé : l’égalité, c’est la fin des privilèges, abolis un 4 août 1789. Et l’égalité est décrite simplement par un auteur de l’époque, Rabaut Saint-Etienne, comme une égalité de liberté : « On pose pour principe dans la formation d’une société que tous les hommes qui y entrent sont égaux. On ne veut pas dire par là qu’ils sont égaux de taille, de talents, d’industrie, de richesses, ce qui serait absurde ; mais qu’ils sont égaux en liberté ».L’objet est de construire un « monde de semblables ».

Ce qui fait l’égalité, c’est la qualité du lien social entre les individus. Les différences de situation ou de richesses sont ainsi, dans cette vision, secondaires. Comme le dira Sieyès, « Les inégalités de propriété et d’industrie sont comme des inégalités d’âge, de sexe, de taille, etc. Elles ne dénaturent point l’égalité du civisme ».

Mais une rupture profonde va se produire avec la révolution industrielle et l’avènement du capitalisme au XIXème siècle, qui va profondément transformer le mode de production et voir naître les manufactures. Les enquêtes sur la condition ouvrière et les « prolétaires » dans la France de 1830 et 1840 vont mettre l’accent sur ce qui sépare ceux-ci de la « classe » des capitalistes. Fini le projet de construire un monde de semblables. Mais la monarchie de Juillet (cette période de 1830 à 1848 où certains ont vu une « parenthèse libérale ») va trouver une justification à ce que l’on appellera les « inégalités naturelles » qui se différencient des « inégalités factices » (les privilèges) et se justifient par des différences de capacités physiques, intellectuelles et morales, censées constituer une loi de l’espèce humaine. Charles Dunoyer, un des auteurs de la période (« De la liberté du travail » - 1845), considère même que l’égalité des conditions n’est pas « désirable » : « Dans une économie de croissance et d’innovation, les supériorités sont la source de tout ce qui se fait de grand et d’utile. Réduisez tout à l’égalité, et vous aurez tout réduit à l’inaction ». Et pour en conclure que « Le développement de l’industrie serait tout uniment impossible, si les hommes étaient tous également heureux ». C’est durant cette période que va grandir la contradiction entre la liberté et l’égalité. Car l’égalité, c’est un monde dominé par le conformisme et la médiocrité populaire. Et ainsi vont se développer au cours du XIXème siècle et au-delà des « sciences de l’inégalité », prétendant démontrer le fondement physiologique des inégalités. Et c’est à partir de là que se développent à la fin du XIXème siècle et au XXème siècle les tests de mesure de l’intelligence. C’est un psychologue français, Alfred Binet, qui met au point les tests pour calculer un niveau « d’âge mental » que l’on compare à l’âge biologique, pour en faire un quotient : le Q.I était né. Et avec lui la passion des « tests » qui sont encore très populaires aujourd’hui, à voir la folie des parents d’élèves pour repérer les « HPI » dans leur progéniture, les ventes de livres sur le sujet et les audiences de la série « HPI » sur TF1 (près de 10 millions de spectateurs).

Avec cette évolution, l’égalité va se concevoir comme la possibilité (théorique) pour tous d’accéder à l’élite, et non pas comme un indice de progression moyenne des conditions sociales. L’attention prioritaire va au contraire se porter sur le sommet de la pyramide. Et c’est là, selon les analyses de Pierre Rosanvallon, que vont trouver leurs raisons d’être les « Grandes Ecoles », qui permettront aux plus modestes de se présenter à leurs concours d’entrée. L’Ecole polytechnique en est la meilleure illustration. En 1848, le ministre de l’Instruction publique, Hyppolyte Carnot, va suggérer, afin d’étendre le recrutement de cette Ecole sur tout le peuple, de familiariser dès l’enfance tous les enfants des écoles élémentaires aux matières et aux sujets propres à son concours d’entrée, les collèges devant assurer ensuite une préparation directe et gratuite à ces épreuves. Vive les mathématiques et le système scolaire « distillateur social » !

Avec la fin du XIXème et le début du XXème siècle, va s’ouvrir une nouvelle période que Pierre Rosanvallon appelle « le siècle de la redistribution » qui va en quelques décennies réduire les inégalités de façon spectaculaire, grâce à la mise en place de l’impôt progressif, de mécanismes assurantiels pour protéger les individus contre les risques de l’existence, et l’instauration de procédures de représentation et de régulation collective du travail conduisant à une amélioration de la condition salariée.

Cette rupture a des origines politiques, l’idée ayant germée que l’essor du capitalisme, et la constitution d’une « classe de parias » qu’il engendrait, pouvait risque de mener au chaos social, comme une sorte de « Saint-Barthélemy sociale » révolutionnaire. Et donc qu’il fallait apporter des réformes pour s’en protéger.

Mais elle est aussi liée à une révolution intellectuelle et morale qui voit se développer ce que

Pierre Rosanvallon appelle « une désindividualisation du monde » et l’avènement d’un « capitalisme de l’organisation ».

Il s’agit d’une évolution sociologique des sociétés, qui pénètrera aussi le monde des entreprises, considérant que la société est un organisme vivant où les hommes sont interdépendants entre eux, et non des individus souverains et autosuffisants. Et que c’est la qualité de ces relations d’interdépendance qui fait que chacun dépend aussi de l’intelligence et de la moralité des autres. Cela va changer profondément les notions de droit, de devoir, de mérite et de responsabilité.

On parlera de « dette sociale » qu’aurait tout homme vis-à-vis de la société. Cela fera abandonner les conceptions antérieures de la responsabilité individuelle pour définir la société comme un système d’interactions et d’interdépendance. C’est aussi à ce moment que l’on va considérer l’entreprise comme une organisation. John Kenneth Galbraith, auteur du « Nouvel Etat industriel » dans les années 60, considèrera que « Le système industriel moderne, n’est plus essentiellement celui de l’économie de marché. Il est planifié en partie par les grandes entreprises et en partie par l’Etat moderne. Il doit être planifié, car la technologie et l’organisation modernes ne peuvent se développer favorablement que dans un cadre de stabilité, condition que le marché ne peut satisfaire ». Il explique également que l’entreprise est une « technostructure » gouvernée par un noyau de managers spécialisés et des experts en tous genres qui en font une organisation indépendante. Le pouvoir n’est plus dans les mains d’individus mais il est collectif dans cette technostructure : « Dans la grande entreprise moderne, le pouvoir est passé, de façon inévitable et irrévocable, de l’individu au groupe : car le groupe est seul à posséder les informations nécessaires à la décision ». Ainsi était nés la science des organisations, et le conseil en organisation qui va avec (Le Boston Consulting Group – BCG – est créé en 1963).

Ainsi assiste-t-on à cette « désindividualisation du pouvoir », le pouvoir étant transféré aux organisations. Le succès de l’entreprise dépend alors de la qualité de l’organisation et des procédures de gestion. En contrepartie, le PDG de l’entreprise est devenu un simple rouage de l’organisation et les dirigeants et salariés sont les serviteurs de cette organisation, interchangeables. On peut faire des choses extraordinaires dans l’entreprise bien organisée, avec des hommes ordinaires. L’efficacité productive d’un tel système entraînait, toujours selon Galbraith, mécaniquement une réduction des inégalités et l’amélioration du sort de chacun, indexé sur des résultats collectifs. Les dirigeants sont, bien sûr, mieux rémunérés, mais dans le cadre d’une hiérarchie fonctionnelle des compétences. Qui se souvient que c’est Peter Drucker, autre gourou du management, qui estimait, à cette époque, que la hiérarchie salariale devait se limiter à un écart de 1 à 20.

Mais ce « capitalisme de l’organisation » ne va pas durer, et nous assistons depuis les années 80 et surtout 90 à une nouvelle rupture avec l’avènement d’un « capitalisme de la singularité ».

L’histoire de la « dette sociale » a un peu disparue, L’Etat étant suspecté de trop taxer et d’être inefficace ; L’Etat-providence est devenu suspect également d’entretenir une situation où les citoyens improductifs vivent aux dépens des citoyens productifs. Haro sur l’assistanat. En outre, la justice sociale a laissé la place à une nouvelle préoccupation qui est la dimension écologique. Le souci des générations futures est devenu un impératif moral plus vital que la justice sociale, et cette figure des générations futures a remplacé le prolétaire comme sujet de la sollicitude publique.

Ce virage concerne aussi l’entreprise. Finie la vision de la production ouvrière de masse. On va maintenant valoriser les capacités individuelles de création, et les qualités de réactivité supplantent le sens de la discipline. Et le développement d’une économie de services va donner justement de l’importance à la qualité de la relation avec le consommateur.

Finie aussi la glorification de la planification. On va maintenant parler de flexibilité, et de l’adaptation permanente de l’organisation. Et le fonctionnement des organisations est devenu indissociable d’une certaine autonomie des travailleurs. On ne parle plus de qualifications, mais de compétences. Le travailleur compétent est celui qui sait prendre les bonnes décisions face à l’imprévu. Ce n’est plus sa force de travail qui caractérise le travailleur, mais sa valeur d’usage, c’est-à-dire sa singularité. Nous sommes dans un nouvel âge des inégalités et de la désolidarisation sociale.

Mais, paradoxalement, ce nouvel âge est aussi celui de l’attention accrue aux discriminations et aux différences.

En fait ceci correspond à une nouvelle forme d’individualisme, « l’individualisme de singularité » : c’est précisément en sortant d’une catégorie de classe (les noirs, les femmes, etc) et en devenant soi-même que cet individualisme s’exprime. Chacun aspire a être important aux yeux d’autrui, à être considéré comme une star, un expert, ou un artiste, et voir ses idées et ses jugements pris en compte, reconnus comme ayant une valeur.

On parle encore d’inégalité, mais c’est l’inégalité liée au sentiment de ne pas être traité comme un être humain, d’être rejeté hors du cercle, considéré comme « moins que rien ». L’idée d’égalité a changé : il s’agit d’être regardé comme quelconque, assimilé aux autres, et ne pas être assigné à une spécificité excluante. C’est aussi la volonté « d’être quelqu’un ».

A l’âge du capitalisme de singularité, ce qui va concilier le fait des différences et l’égalité, c’est notamment la notion de mérite. C’est l’égalité des chances et la reconnaissance du mérite qui font tenir le système. L’égalité est devenue synonyme de concurrence généralisée. Dans cette nouvelle société, c’est dans la confrontation au risque que l’on devient soi-même. Elle est devenue un idéal synonyme d’indépendance et d’émancipation. Dans cette société de concurrence généralisée, c’est le consommateur qui est sacralisé, et qui devient la mesure et la vérité de l’intérêt général. C’est maintenant l’exaltation de la concurrence qui correspond à la destruction des privilèges. La destruction des monopoles a remplacé la question de la réduction des inégalités.

Être égaux, dans ce cadre, signifie maintenant rentrer dans le jeu, participer à la compétition. Et que les meilleurs gagnent.

Cette idéologie de la concurrence généralisée est-elle de nature à refonder positivement un ordre acceptable du monde ? On comprend à le lire que Pierre Rosanvallon en doute. Comme souvent dans ce genre d'ouvrage, les propositions n'ont pas le même niveau que la qualité du diagnostic. Mais elles posent les bonnes questions.

L’ouvrage est paru en 2011. La situation en 2023 a plutôt amplifié les mouvements identifiés par l’auteur. Les écarts de rémunérations et les rémunérations des dirigeants ont continué à s’amplifier, la revendication des différences et du droit à être une star a pris des proportions nouvelles avec les wokisme.

Toute la question du comment être semblables et singuliers, égaux et différents, égaux sous certains rapports et inégaux dans d’autres, reste la question d’aujourd’hui. Et cette question est aussi celle de l’avenir des démocraties. On va parler d’égalité plurielle, mais le sujet de l’égalité, comme renforcement de la cohésion des membres qui composent les démocraties, et la réappropriation du politique par ces membres, reste à traiter encore aujourd’hui.

C’est nous maintenant qui allons écrire la suite de l’histoire si bien contée par Pierre Rosanvallon dans cette « société des égaux » qui a du mal à le rester.

D’autant que la singularité a pris une nouvelle dimension aujourd’hui avec la compétition entre l’Homme et les machines, et l’irruption de Chat GPT dans nos vies…


Bonne chance, Monsieur Phelps...

MissionimpossibleC’est la première fois dans sa vie qu’il est Directeur Général d’une entreprise, depuis un an environ. Avant, il dirigeait une B.U -Business Unit) dans une entreprise un peu plus grande. Il s’est senti les mains libres pour mettre en œuvre la transformation qu’il a imaginée.

Il a eu une idée de transformation et de réorganisation dès qu’il est arrivé : il faut centraliser les fonctions support et les call centers, ainsi que la fonction planification ( c’est une entreprise de services, avec interventions d’installations et de maintenance sur tout le territoire). Il s’en est vite convaincu, car il a fait la même chose dans sa B.U précédente. Ce n’était pas la même entreprise ? Oui, mais « ça s’en rapproche ». Cela me rappelle cette star de chez Apple en action chez JCPenney, dont j’ai parlé ICI.

Et aujourd’hui, s’il me raconte tout ça, c’est qu’il a l’impression que les membres de son Comité de Direction ne le suivent pas assez, voire renâclent face à l’ambition qu’il a tracée. Et que dans l’entreprise et les directions régionales, ça suit pas comme il voudrait.

Voilà le dilemme. Pour changer une organisation faut-il imaginer le schéma par le haut, avec toutes nos convictions (ça permet d’aller vite, car on sait ce qu’il faut faire), ou bien partir du terrain, de ceux qui actionnent l’entreprise au plus près du client (mais ils sont fermés sur leurs habitudes, et n’arrivent pas à imaginer que l’on pourrait fonctionner autrement, avec plus d’efficacité et surtout de productivité et de marge) ?

Pourtant, il a l’impression d’avoir bien fait les choses : présentation du schéma et des objectifs à toute l’entreprise, réalisation d’une vidéo, tournée des régions ; les employés avaient l’air d’y croire. Et côté clients, les indicateurs de satisfaction ont l’air bons. Mais suffit-il de lire les indicateurs chiffrés pour comprendre tout ce qui se passe ?

Il me demande ce que je peux faire.

J’ai l’impression d’être au début d’un épisode de la série « Mission Impossible » : « Bonjour Monsieur Phelps, Votre mission, si toutefois vous l'acceptez consiste à détruire le mal. Si vous, ou l'un de vos agents, étiez capturés ou tués, le Département d'État nierait avoir eu connaissance de vos agissements. Bonne chance Monsieur Phelps. »

J’aime bien aller relire les auteurs de référence que les situations m’évoquent (et pas seulement « Mission Impossible », quoique).

Et justement, déjà, en 1977, Michel Crozier, dans « L’acteur et le système », qui entend analyser les modes d’actions collectives et ce qu’il appelle « le problème de l’organisation », se disait vouloir écarter un modèle de changement « qui sommeille en chacun de nous : celui du réformateur autoritaire, du despote éclairé, technocrate compétent et soucieux du bien supérieur de la collectivité, agissant au nom de sa connaissance rationnelle des problèmes ».

Pour Crozier, le changement « ne peut plus se définir comme l’imposition-ou la traduction dans les faits- d’un modèle a priori conçu au départ par des sages quelconques et dont la rationalité devra être défendue contre les résistances irrationnelles des acteurs, résistances qui ne seraient que l’expression de leur attachement borné aux routines passées ou de leur conditionnement par-et aliénation dans- les structures de domination existantes ».

C’est pourquoi Michel Crozier nous encourage à « jeter aux oubliettes une fois pour toutes cette vision du changement, elle aussi héritée du XIXème siècle. Le changement n’est ni le déroulement majestueux de l’histoire dont il suffirait de connaître les lois ni la conception et la mise en œuvre d’un modèle plus « rationnel » d’organisation sociale ».

Ce qu’il nous incite à faire, c’est « un processus de création collective à travers lequel les membres d’une collectivité donnée apprennent ensemble, c’est-à-dire inventent et fixent de nouvelles façons de jouer le jeu social de la coopération et du conflit, bref une nouvelle praxis sociale, et acquièrent les capacités cognitives, relationnelles et organisationnelles correspondantes. C’est un processus d’apprentissage collectif permettant d’instituer de nouveaux construits d’action collective qui créent et expriment à la fois une nouvelle structuration du ou des champs ».

Une des façons de s’y prendre, que nombreuses entreprises utilisent couramment aujourd’hui est par exemple, de remplacer le changement technocratique autoritaire par l’expérimentation, et sa généralisation et extension progressive, permettant un apprentissage collectif et institutionnel à tous les niveaux. C’est ce qui permet d’organiser les conditions qui vont permettre cette extension possible et efficace.  

Construire ou transformer une organisation, c’est surtout créer, Crozier nous l’enseigne, une forte perturbation. Car cette construction ne consiste pas à organiser des rapports simplement techniques, faire bouger des fonctions et activités d’un endroit à un autre, mais à instaurer des relations différentes entre les acteurs. Et ces relations sont des relations de pouvoir. Crozier est là pour nous rappeler que le fondement de l’action organisée est le pouvoir. Et dans une réorganisation, il y a redistribution des pouvoirs, pas toujours acceptée, et c’est ce qui explique aussi les tensions et les conflits.

Parler de l’organisation et de son acceptation, c’est ouvrir le sujet des relations de pouvoir dans l’entreprise. C’est tout l’objet de l’ouvrage « L’acteur et le système ».

Et quand on est allé trop vite, on peut encore faire quelque chose ?

Voilà une clé que nous fournit Michel Crozier pour aider dans cette « Mission Impossible ».

Bonne chance, Monsieur Phelps !


La messe de la Raison d'Être

MesseLa raison d’être est devenue une occasion d’idées de business divers, autour de consultants en tous genres se donnant vocation à propager la bonne parole et les bonnes pratiques.

C’est aussi le bon sujet pour les clubs et associations (à but très lucratif) pour attirer les cotisations dans des business modèles bien conçus par leurs créateurs.

C’est ainsi que j’étais la semaine dernière à la remise de « trophées de la raison d’être des entreprises » de l’un de ces clubs.

Beaucoup de cheveux gris et de têtes masculines dans le public, présents à l’évènement comme à une messe. Ils ont l’air de se connaître tous et se saluent respectueusement. On sent que la cérémonie est importante.

Pour animer la soirée, il y a un aboyeur, ou plutôt une aboyeuse, qui a dû trouver son inspiration dans un show de téléréalité ou au cirque ; Elle présente chaque intervenant en hurlant « Et je vous demande un tonnerre d’applaudissements pour accueillir… ». On fait semblant d’y croire, mais ça n’applaudit pas tant que ça. On n'est pas à la Star Academy quand même. Cela casse un peu l'ambiance de la messe. Ce n'est pas le style de l'âge de l'assistance.

Les représentants des entreprises récompensées par ces fameux « trophées » vont défiler sur l’estrade, avec un petit moment d’interview par deux vieux messieurs qui ont du communiquer les questions à l’avance à l’intervenant. Mais c'est bien joué. On applaudit.

Chaque intervenant va se livrer à cette confession : « Mais pourquoi et comment avez-vous défini votre Raison d’Être ? ». Car l'idée est aussi de donner envie aux autres, au public, ceux qui ne sont pas encore convertis, de se lancer dans une démarche similaire. Alors on essaye de vendre celle-ci au mieux, avec ce qu'il faut de sincérité.

Bien que ces entreprises soient toutes différentes, il y a même une entreprise publique (pour le prix spécial entreprise publique), les discours se ressemblent. La Raison d’Être est présentée comme un exercice interne qui s’apparente à une catharsis, une sorte de libération des passions au cœur de l’entreprise. Le ton, les mots, les expressions du visage, parfois les émotions, tout y est. Certains ont vu dans leur « raison d’être » leur « étoile polaire », ou leur « fil à plomb » (l’orateur nous fait un geste de la main tout le long de son corps pour bien nous personnifier la métaphore, comme un geste initiatique), d’autres veulent y voir de l’amour (l’amour de l’entreprise, l’amour de l’industrie). D’autres se sentent « responsables » de nous sauver.

En général l’exercice a commencé avec un petit groupe motivé autour du dirigeant, qui n’est pas toujours le premier à se motiver (l’un d’eux nous a dit qu’il « n’était pas très chaud au début, mais qu’il s’est pris au jeu »). Oui, une sorte de jeu entre soi, pour sortir la punch line de la raison d’être ( « Permettre au plus grand nombre de construire leur vie en confiance » ; reste à deviner ce que vend l’entreprise avec un slogan aussi inspirant qu'un prêtre). Et puis ensuite, on déploie cette raison d’être auprès d’un maximum de collaborateurs de l’entreprise, et on la colle partout sur le site internet et dans la communication Corporate.

Il faut faire partie des fidèles de la religion de la raison d’être pour vraiment s’extasier devant l’énoncé de ces formules, toujours grandiloquentes, parfois naïves, pleines de bons sentiments, et qui font parfois sourire, ou pire. On aurait vite fait d’y voir des poignées sans valises. Mais, présentées avec la ferveur de ceux qui viennent témoigner, on est saisi par la mise en scène et la voix, comme en écoutant un air d’opéra qui nous fait verser des larmes. On est comme dans un autre monde. 

Chaque témoin récompensé le confesse : Cet exercice leur a permis de se redonner confiance, d’aimer et de faire aimer leur entreprise, comme une sorte de nouveau baptême, la foi en l’entreprise étant toujours imparfaite et nous obligeant à nous convertir un peu plus chaque jour grâce à cette nouvelle « raison d’être « qui devient une prière que l’on partage et qui répand le la joie d’être utiles à la société et au bonheur des hommes.

A la fin de cette messe, les public et les organisateurs communient avec une coupe de champagne. C’est le moment de recruter de nouveaux adeptes et de faire rentrer les promesses d’adhésion et de cotisations.

Impossible de ne pas être impressionné par de telles cérémonies, en écoutant tous ces témoignages inspirés de dirigeants d’entreprises reconnues.

Et on ne peut s’empêcher de se poser plein de questions.

Doit-on se convertir, ou rester en-dehors de ces sectes ? Ces exercices sont-ils sincères ou joués ? Est-ce que les salariés y croient autant que ceux qui ont porté la naissance de ces « raisons d’être » ?

Cela va-t-il changer quelque chose dans le fonctionnement de ces entreprises et leurs performances ? Certains des témoins ont révélé que leur raison d’être leur servait aussi à choisir leurs investissements ou les partenaires avec qui ils envisagent de fusionner.

Et que penser de ces ONG qui sont en train de lancer des ultimatums contre cette banque « la plus polluante de France » à cause de ses financements « climaticides » de projets d’énergies fossiles, et qui était pourtant parmi les lauréats « responsables » de ces fameux trophées, créant ainsi le doute que les belles paroles n’empêchent pas les péchés. Rien de pire que les amours déçues.

Peut-être aussi que ce genre de club et de messes vont servir à convertir de plus en plus d’entreprises et créer un nouveau climat qui redonne de l’éclat à l’entreprise. En ces temps où l’on crie dans la rue contre les « super profits » et les entreprises qui mettent leurs collaborateurs en « burn out » et en « quiet quitting », mettant en péril leur santé mentale, et incapables d’assouvir la soif de « sens » des plus jeunes générations, cette religion est-elle capable d’inverser la tendance ? Ou ne sera-ce qu’un leurre qui ne dupera personne ?

On espère assurément que ces bonnes intentions de « raison d’être » et d’ »étoile polaire » seront aussi l’occasion de faire évoluer les comportements, les pratiques managériales, les relations humaines dans l’entreprise, et le service client, et faire de nous des Rousseauistes convaincus que l’homme est bon.

Ce serait une bonne nouvelle.

Comme le disait déjà Pascal, avec son « pari » : « Il faut savoir douter où il faut, se soumettre où il faut, croire où il faut ».

Amen.


Bureaucratie, es-tu là ?

Bureaucratie22Il me parle du fonctionnement de son entreprise, et m’évoque «les objectifs aberrants qui viennent d’en haut », tout ce qui fait que « l’on s’éloigne de la réalité du terrain », et « toutes ces strates hiérarchiques qui empêchent les messages de circuler ».

C’est un phénomène dont parlait déjà Michel Crozier en 1963, le « phénomène bureaucratique ».

Et ce terme de « bureaucratie » y a acquis un sens péjoratif.

Pourtant, cela n’a pas commencé comme ça.

Max Weber, au début du XXème siècle, identifiait la bureaucratie comme un « type idéal » démontrant à la perfection l’efficacité des organisations rationnelles modernes, grâce à la standardisation et à l’organisation scientifique du travail.

Et puis cette forme d’organisation du travail a révélé sa rigidité, et donc son incapacité à s’adapter au monde moderne, même en 1963.

Et pourtant des signes de cette forme d’organisation bureaucratique subsiste encore parfois.

Rien de tel pour identifier les travers bureaucratiques qui peuvent affecter nos entreprises et organisations que de relire Michel Crozier qui avait parfaitement identifié les traits essentiels de l’organisation bureaucratique.

L’organisation bureaucratique rigide, c’est celle « qui n’arrive pas à se corriger de ses erreurs ».

Michel Crozier distingue quatre traits essentiels.

L’étendue du développement des règles impersonnelles : Ce sont les règles fixées par le haut, qui s’imposent à tous, pensées par les personnes loin du terrain. Rien n’est laissé à l’initiative individuelle.

La centralisation des décisions : Le pouvoir de décision se situe aux endroits où l’on donnera la préférence à la stabilité du système interne « politique » sur les buts fonctionnels de l’organisation. Afin de sauvegarder les relations d’impersonnalité il est indispensable que les décisions qui n’ont pas été éliminées par l’établissement de règles impersonnelles soient prises à un niveau où ceux qui vont en avoir la responsabilité soient à l’abri des pressions trop personnelles de ceux qui seront affectés par ces décisions.

Si la pression en faveur de l’impersonnalité est forte, cette tendance à la centralisation est irrésistible. Elle se traduira par une priorité donnée aux problèmes « politiques » internes (lutte contre la favoritisme, rattachements des postes à tel ou tel) par rapport aux problèmes d’adaptation à l’environnement qui demanderaient que les décisions soient prises à un niveau où l’on connaisse mieux ses particularités et son évolution. La centralisation est donc le second moyen d’éliminer l’arbitraire, le pouvoir discrétionnaire de l’être humain au sein d’une organisation. D’où la grande rigidité : Ceux qui décident ne connaissent pas directement les problèmes qu’ils ont à trancher ; ceux qui sont sur le terrain et connaissent les problèmes n’ont pas les pouvoirs nécessaires pour effectuer les adaptations et pour expérimenter les innovations devenues indispensables.

L’isolement de chaque catégorie hiérarchique : L’organisation bureaucratique va se trouver composée d’une série de strates superposées, communiquant très peu entre elles.

Puisqu’il doit y avoir toujours égalité entre les membres de la même strate, les conflits à l’intérieur de la strate vont être remplacés par des conflits entre strates.

L’isolement de chaque strate lui permet de contrôler complètement ce qui est de son domaine et d’ignorer les buts généraux de l’organisation. Et même, pour obtenir le meilleur résultat possible dans sa négociation avec le reste d l’organisation une strate doit prétendre que sa fonction particulière constitue une fin en soi.

Le développement de relations de pouvoir parallèles : Quels que soient les efforts déployés, il est impossible d’éliminer toutes les sources d’incertitude à l’intérieur d’une organisation en multipliant les règles impersonnelles et en développant la centralisation. Autour des zones d’incertitude qui subsistent, des relations de pouvoir parallèles vont se développer, et avec elles, des phénomènes de dépendance et des conflits.

Cette organisation bureaucratique rencontre des problèmes face au changement.

Un système d’organisation dont la principale caractéristique est la rigidité ne peut naturellement pas s’adapter facilement au changement et tendra à résister à toute transformation.

Et pourtant le changement est permanent, mais les agents de l’organisation qui sont conscients de la nécessité des transformations ne peuvent en avoir l’initiative, car l’organisation bureaucratique s’arrange pour éloigner les centres de décision des difficiles contacts avec les problèmes concrets, surtout lorsqu’il s’agit de problèmes d’ordre humain. Les décisions concernant le moindre changement sont généralement prises au sommet.

Un système d’organisation bureaucratique ne cède au changement que quand il a engendré des dysfonctions vraiment graves et qu’il lui est impossible d’y faire face.

Dans un système bureaucratique le changement doit s’opérer de haut en bas et doit être universel, c’est-à-dire affecter l’ensemble de l’organisation en bloc.

C’est à cause des longs délais nécessaires, de l’ampleur qu’il doit revêtir et à cause de la résistance qu’il doit surmonter que le changement constitue pour un système d’organisation bureaucratique une crise qui ne peut manquer d’être profondément ressentie par tous les participants.

La crise est le seul moyen de parvenir à opérer les ajustements nécessaires et joue donc un rôle essentiel dans le développement même du système qu’elle seule peut rendre possible et, indirectement même, dans la croissance de l’impersonnalité et de la centralisation.

Bien sûr, les signes de l’organisation bureaucratique commencent par le haut, selon l’adage connu (certains y voient une origine chinoise, d’autres évoquent Erasme) : «Le poisson pourrit par la tête ». Car, comme le dit Michel Crozier « Nous rejetons trop facilement nos difficultés sur des épouvantails, comme le progrès, la technique, la bureaucratie. Ce ne sont pas les techniques ou les formes d’organisation qui sont coupables. Ce sont les hommes qui, consciemment ou inconsciemment, participent à leur élaboration ».

Alors, passer une journée avec le Comité de Direction d’une organisation qui veut se soigner de ces travers, c’est parler d’ « agilité », d’ouverture, de ce qui permettra de libérer les initiatives, de la meilleure façon de se libérer de la paralysie des process, de comment développer la prise d’initiatives à tous les niveaux. On a envie d’initiatives d’ « intelligence collective ». Cela commence par libérer la parole et mieux nous écouter dans ce Comité de Direction, à parler un peu plus du futur et un peu moins de nos « routines ».

Et puis, forcément, on va évoquer la confiance, la prise de risques, le courage.

Car ce qui nous rend bureaucratiques, c’est aussi la peur ; cette peur d’affronter les autres, de trop s’exposer car, oui, la bureaucratie, c’est un environnement qui a ses avantages pour l’individu, qui évite les conflits et permet de se protéger derrière les règles.

Pour se libérer du phénomène bureaucratique, on peut relire Michel Crozier, et transformer notre prise de conscience en confiance et en courage.

Joli programme, non ?


Un besoin d'autres vies

LivrelireCertains imaginent la fin du roman, comme la fin de la littérature.

Et d’autres qui considèrent le roman et la fiction comme une nécessité vitale.

C’est le cas de Michel Houellebecq, dont Le Figaro reproduisait cet été son discours prononcé à l’université Kore d’Enna, en Sicile, le 15 juin, dont il a été fait docteur honoris causa.

Citons Michel Houellebecq :

« La littérature ne contribue nullement à l’augmentation des connaissances, pas davantage au progrès moral humain ; mais elle contribue de manière significative au bien-être humain, et cela d’une manière à laquelle ne peut prétendre aucun autre art ».

C’est fort. Et pourquoi, Michel ? Expliques-nous.

La preuve, c’est que les guillotinés de la Révolution, du moins certains, lisaient et «juste avant d’être saisis par les aides du bourreau pour être traînés à l’échafaud, ont placé le signet à la page exacte où ils en étaient restés — tous les livres, à l’époque, avaient des signets ».

Et donc :

«  Qu’est-ce que ça veut dire, dans ces circonstances, de placer le signet? Ça ne peut vouloir dire qu’une seule chose, c’est qu’au moment où il lisait, le lecteur était tellement plongé dans son livre qu’il avait complètement oublié qu’il serait décapité dans quelques minutes.

Quoi d’autre qu’un bon roman pourrait produire cet effet? Rien ».

Bon, Michel Houellebecq convient que la Révolution et la guillotine ne vont pas revenir tout de suite. Mais en revanche on attend toujours quelque part, y compris dans, justement, ces « salles d’attente » chez les médecins. Et c’est dans cette attente que l’on est comme ces guillotinés ; on lit.

Et voilà la « raison d »être » de la littérature :

«  La raison d’être fondamentale de la littérature romanesque, c’est que l’homme a en général un cerveau beaucoup trop compliqué, beaucoup trop riche pour l’existence qu’il est appelé à mener. La fiction, pour lui, n’est pas seulement un plaisir ; c’est un besoin. Il a besoin d’autres vies, différentes de la sienne, simplement parce que la sienne ne lui suffit pas. Ces autres vies n’ont pas forcément besoin d’être intéressantes ; elles peuvent être parfaitement mornes. Elles peuvent comporter beaucoup d’événements, de grande ampleur ; elles peuvent n’en comporter aucun. Elles n’ont pas forcément besoin d’être exotiques ; elles peuvent se dérouler il y a cinq siècles, dans un continent différent ; elles peuvent se dérouler dans l’immeuble d’à côté. La seule chose importante, c’est qu’elles soient autres ».

Alors, vous avez lu des romans, vous, cet été ? Pour répondre à ce besoin d’autres vies.

Moi, oui.

Tiffany Tavernier (oui, la fille du réalisateur Bertrand Tavernier) , à la fois romancière et scénariste pour le cinéma, nous permet de vivre le destin d’un « ami », ce voisin que l’on croyait connaître, avec qui on se faisait des apéros et des barbecues, et qui est en fait…Bon on va pas spoiler. Mais le roman est construit sur cette découverte, et l’on évoque avec lui tous ces gens que l’on croit connaître et que l’on ne connaît pas, en fait. Le roman, paru l’année dernière, et en Poche cette année, s’appelle simplement « L’ami ».

Le roman, c'est comme la vie, c'est la découverte de "l'autre".

Et puis, les romans de ce qu’on appelle la « rentrée littéraire », qui paraissent dès fin août.

Muriel Barbery nous fait cheminer, dans son roman « Une heure de ferveur », avec Haru Hueno, au Japon, que nous accompagnons sur un temps très long, puisque le roman commence quand il a trente ans, et se termine à sa mort. Nous y vivons cette « expérience du Japon » dont Muriel Barbery a été très marquée, en buvant du saké à toutes les pages, ou presque, en dégustant ces champignons matsutakés, rares et appréciés au Japon, comme la truffe en Europe (je n’en ai jamais goûté), et aussi cette fondue japonaise avec « le réchaud, le nabe en fonte, les tranches de bœuf, les feuilles de chrysanthèmes, les cives, les oignons, les champignons, le tofu et l’œuf battu ». Cette « heure de ferveur » est une citation de Saint-Exupéry, dans « Terre des hommes », qui parle du désert qui « n’offrait qu’une heure de ferveur, et c’est nous qui l’avons vécue ». Muriel Barbery reprend l’image, lors de funérailles (et on assiste à pas mal de funérailles dans ce roman) : «Sache que si j’étais seul, j’appellerai les puissances de la mort et je leur dirai : Je ne vous redoute pas. Mais je ne suis pas seul et si la vie n’offre plus qu’une heure de ferveur, je veux que nous la vivions ensemble ».

On découvre aussi les montagnes et jardins du Japon, à Kyoto.

Et cette histoire de renard, qui revient plusieurs fois, comme un refrain de ce temps long, et que rappelle l’illustration de couverture de ce livre :

«  Vers le milieu de l’époque de Heian, il y eut des aubes de toute beauté. Au fond des cieux se fanaient des brassées de fleurs pourpres. Parfois, de grands oiseaux se prenaient dans ces reflets d’incendie. A la cour impériale, une dame vivait recluse dans ses quartiers, sa noblesse scellait son sort de captive et même le petit jardin attenant à sa chambre lui était interdit. Cependant, pour contempler les aurores, elle s’agenouillait sur le bois de la galerie extérieure et depuis la nouvelle année, chaque matin, un renardeau s’invitait dans le jardin. Bientôt, une pluie drue s’installa jusqu’au printemps et la dame pria son nouvel ami de la rejoindre à l’abri, en surplomb du clos où il n’y avait qu’un érable et quelques camélias d’hiver. Là, ils apprirent à se connaître en silence.

Ensuite, après qu’ils eurent inventé un langage commun, la seule chose qu’ils se dirent fut le nom de leurs morts ».

Ce renard revient plusieurs fois dans le roman, y compris dans les dernières pages ( « le renard est la clé »).

Ce roman est sur la liste des candidats au Prix Goncourt.

Retour en France, en Bretagne, dans le Finistère Nord, avec le roman de Victoria Mas, son deuxième (oui, c’est la fille de Jeanne Mas, en rouge et noir), « Un miracle ». Sœur Anne, religieuse chez les Filles de la Charité (oui , la chapelle rue du Bac à paris, où, en 1830, Catherine Labouré a eu une apparition de la Vierge), reçoit d’une de ses condisciples une prophétie : la Vierge apparaîtra en Bretagne, et elle s’y précipite, à Roscoff et l’Île de Batz, pour y être. Elle y rencontrera cet adolescent, Isaac, qui dira « Je vois ».

Le miracle de l'apparition de la Vierge, comme un moment, selon les mots de Victoria Mas, un moment de "ferveur".

C’est à Béthune que Yannick Haenel emmène ses lecteurs, avec « Le Trésorier-payeur ». La première partie du roman raconte comment l’auteur a eu l’idée de ce roman et de ce personnage. On y voit tous les fils qui vont tisser le roman ; c’est comme si on écrivait le roman avec lui : « Il n’y a rien de plus beau qu’un roman qui s’écrit : le temps qu’on y consacre ressemble à celui de l’amour : aussi intense, aussi radieux, aussi blessant. On ne cesse d’avancer, de reculer, et c’est tout un château de nuances qui se construit avec notre désir : on s’exalte, on se décourage, mais à aucun moment on ne lâche sa vision. Parfois un mur se dresse, on tâtonne le long des pierres et lorsque l’on trouve une brèche, on s’y rue avec un sentiment de liberté inouïe. Les lueurs, alors, s’agrandissent, et c’est toute une mosaïque de petites lumières qui s’assemble peu à peu, jusqu’à former non seulement un soleil, mais aussi une lune, un univers complet, avec ses nuits et ses jours ».

Ce  » Trésorier-Payeur », c’est cet employé de la Banque de France de Béthune, qui a été fermée en 2007, et transformée en un centre d’art contemporain, dans lequel Yannick Haenel a participé à une exposition. Ce qui attire l’attention de Yannick Haenel, c’est cette maison de briques rouges , juste derrière la banque, qui avait justement appartenu à ce « Trésorier-payeur », et qui était reliée à la banque par un souterrain, aujourd’hui bouché. Il n’en faut pas plus pour que cela déclenche la curiosité et fasse « scintiller » un roman.

L’auteur nous dit tout : « Tout le reste de la journée, je ne pensais qu’à ça, au tunnel, aux trous, à l’obsession qui nous fait le creuser. Non seulement, je pensais à cet invraisemblable trou creusé sous la Banque de France, mais déjà moi-même, en y pensant, je ne cessais de creuser. Le tunnel, je m’y voyais, je m’y engouffrais, je le continuais ».

Du vrai « Trésorier-payeur » on ne sait pas grand-chose, si ce n’est que ce personnage n’était pas Trésorier-payeur, mais un simple trésorier de la Banque. Mais ce titre était tellement évocateur que l’auteur le garde : « Je décidai de continuer à l’appeler le Trésorier-payeur, avec cette épithète presque énigmatique, parce que d’une part c’est ainsi qu’on me l’avait présenté, et d’autre part parce qu’il prenait sous cette dénomination figure de personnage. Un simple « trésorier », même si le mot qui le désigne éclate comme un soleil, n’est jamais qu’un employé, alors qu’on peut très bien imaginer, sous l’étrange dénomination de « Trésorier-payeur », des compétences occultes : les rayons du soleil sont ici plus abondants et touchent à l’inconnu ».

Alors l’auteur va imaginer pour nous la vie de ce « Trésorier-payeur » depuis ses années d’étudiant, jusqu’à ses années à la Banque de France de Béthune, ainsi que ses rencontres et amours.

L’imagination de l’auteur en fait une sorte de banquier anarchiste, qui veut dépenser plutôt qu’économiser (dans une lecture originale du mot économie) :

«  Il expliqua que la planète entière était fondée sur l’économie, c’est-à-dire l’épargne ; que chacun ne fait qu’économiser – ses forces et son argent ; qu’on ne cesse d’accumuler, et que l’accumulation est une manière de s’éteindre car la vraie vie réside dans la dépense ».

Yannick Haenel est allé cherché ses références dans l’œuvre de Georges Bataille, « la part maudite », car il se trouve que ce Trésorier-payeur était un homonyme qui s’appelait aussi Georges Bataille. C’est dans ce livre, « la part maudite » (écrit en 1949) que Georges Bataille, dixit Yannick Haenel, « envisage la dépense, voire la ruine, comme la vérité de l’économie et considère que les richesses appartiennent moins à l’épargne qu’au rite qui les consume ». Le roman rejoint l’œuvre du philosophe. Et le héros du roman est justement un étudiant philosophe qui devient banquier.

Lire des romans, comme un besoin d’autres vies, selon Michel Houellebecq, pour voyager autour du monde avec des philosophes, des poètes et même des renards. Lire comme une heure de ferveur. 

De quoi faire la rentrée plein d’idées, d’envies et de ferveur, pour plus d'une heure.


La littérature est-elle d'un autre âge?

LivreLa rentrée littéraire a commencé le 17 août. Ils ne perdent pas de temps. 490 romans attendent leurs lecteurs (dont 90 premiers romans) ! Le tout dans les librairies entre août et octobre.

Mais qui va lire tout ça ?

Il paraît qu’en vieillissant, on ne lit plus de romans et que l’on préfère les essais.

C’est du moins l’intuition de Xavier de La Porte dans un article de l’Obs de juillet dernier : « Pourquoi lit-on moins de romans quand on vieillit ? ».

L’idée, c’est qu’à un moment de la vie, certains lecteurs (Faut pas non plus généraliser) ne trouvent plus dans la fiction de quoi les satisfaire, et ont besoin de « vérité », de faits, d’idées.

L’explication de Xavier de La Porte fait réfléchir : « Si les romans ont une fonction, c’est celle de nous faire expérimenter des formes de vie. Or, si cette fonction est nécessaire tant que nos existences sont encore modelables, elle deviendrait plus contingente quand, l’âge venant, nos vies sont plus établies ».

On passerait donc « de la nécessité à se projeter dans d’autres dans d’autres vies (grâce aux romans) à celle de comprendre le monde où nous vivons (grâce à la non-fiction) ».On aurait ainsi un rapport entre l’expérience acquise avec le temps et la moindre capacité à se projeter dans des vies qui ne sont pas « réelles ».

Mais une autre question surgit : Peut-être que ce désamour pour les romans et la fiction n’est pas lié à l’âge, mais est le signe d’une tendance générale, qui touche toutes les tranches d’âge. Ce serait alors le genre romanesque lui-même qui serait le coupable. Car Xavier de La Porte a aussi recueilli des témoignages de lecteurs de L’Obs. « Les fictions ont été ma principale source de lecture, puis j’ai trouvé que la plupart décrivaient trop la vie familiale, de plus en plus intime, des fictions qui n’en étaient plus, des romans qui n’en sont plus. Une écriture devenue banale ».

Pour certains lecteurs qui témoignent, « les romans actuels français ne sont plus des romans mais des autobiographies racontant mille fois la même chose ».

D’où le constat de libraires que même les jeunes lecteurs s’intéressent plus aux essais critiques, s’intéressant aux questions de société, et, pour le goût pour l’imaginaire, vont aller plutôt visionner des séries que lire des romans.

L’article se termine par une question existentielle d’un lecteur : « La littérature serait-elle d’un autre âge ? ».

De quoi donner des sueurs aux 490 auteurs de la rentrée, non ?

Mais on peut aussi se dire que ceux qui restent et lisent des romans, et que l’on va croiser dans les librairies, sont les plus créatifs et plein d’imaginaire. Un bon endroit pour recruter, finalement.

Rendez-vous à la librairie ? J’y serai.


Histoire ou géographie : les regrets d'Achille

AchilleLe Figaro a organisé récemment un débat, ou plutôt un dialogue, entre Régis Debray et Sylvain Tesson. A cette occasion est évoquée une opposition entre l’histoire et la géographie.

De quoi s’agit-il ?

Régis Debray, c’est l’histoire, c’est-à-dire, comme il le dit lui-même, cette volonté d’exercer une influence sur le mouvement du monde. C’est le propre de l’homo historicus, « celui qui attend toujours quelque chose, mais quelque chose qui le plus souvent fait faux bond ».

Et puis il y a l’homo spectator, « qui, lui n’attend rien et qui regarde. Il fait des relevés, des croquis, il laisse tomber les généralités et les majuscules, il se réconcilie avec les minuscules ».

Oui, la géographie, c’est Sylvain Tesson, l’auteur de « la panthère des neiges », Prix Renaudot 2019.  

Comme il le dit dans ce dialogue, l’option historique, c’est la volonté de peser sur le temps, de fuir le temps en laissant quelque chose, « construire une cathédrale, cultiver son champ de blé, faire des enfants, remplir une bibliothèque de ses propres livres, laisser une statue à son effigie, produire un corpus, des lois, une politique, ou conduire la révolution des institutions ». Lui, Sylvain Tesson, a choisi une autre solution : « c’est l’usage du monde. C’est choisir non pas de s’inscrire dans le Temps (puisque de toute façon rien ne survivra), mais de capter les chatoiements, les bonheurs de la vie. De rafler, de moissonner ce qu’on peut. D’accumuler des sensations et des souvenirs plutôt que des lauriers, des expériences plutôt que des récompenses ».

Dans cette opposition entre l’histoire et la géographie, on identifie ( encore une expression de Sylvain Tesson) « ceux qui ont vécu leur vie, et ceux qui ne vivent que leurs idées ». Et toute la question est : « Est-ce qu’on veut changer le monde ou le contempler ? ». C’est la question du 9ème chant de L’Odyssée. Comme le rappelle Sylvain Tesson, « Quand Ulysse descend aux enfers et rencontre Achille, il lui dit « tu dois être heureux, tu es le plus glorieux des Grecs. Tu es passé à la postérité ». Achille lui répond « non, j’aurais préféré être le berger qui jouit de la lumière du matin, au seuil de la cabane ».

La vérité d’Achille, c’est que la postérité ne sert à rien ; « il aurait mieux fait de jouir du réel que d’essayer de rester dans les mémoires ».

C’est pourquoi Sylvain Tesson préfère « ceux qui savent user d’une clé à molette » à « ceux ne savent user que d’une clé USB ».

Peut-être peut-on trouver une forme hybride un peu histoire, et un peu géographie. Mais l’on peut retrouver cette distinction aussi dans les comportements de nos managers et dirigeants de nos entreprises.

Ceux qui ont de grandes idées, une ambition, un « mission statement », comme on disait dans les années 90, maintenant on parle de « purpose », ou de « raison d’être ». Et puis ceux qui restent toujours au plus près du réel, de la vraie vie et de cette clé à molette. On comprend, à lire le dialogue entre Régis Debray et Sylvain Tesson, les excès des deux attitudes, et on aimerait bien les concilier, selon les circonstances.

Le visionnaire risque toujours, dans sa recherche de l’absolu, de se casser les dents sur les choses. C’est en se frottant au réel, on appellera ça le « design thinking » peut-être dans les milieux managériaux, que l’on peut puiser de quoi nourrir nos ambitions de révolution, ou de transformation.

Mais c’est aussi un message pour les entrepreneurs, car pour eux, s’intéresser à la géographie, c’est aller au-delà d’une conception des clients par catégories anonymes, mais au contraire, de rechercher la compréhension des clients individu par individu. C’est faire comme Sylvain Tesson qui, lui, ne croit pas qu’il y ait « les pauvres », « le peuple », « les riches », « les bons », « les méchants », « les slaves », « les sociaux-démocrates », et qui avoue : « je ne crois strictement qu’aux individus ».

Alors, histoire ou géographie ? Veut-on être ce plus glorieux des Grecs, ou ce berger qui jouit de la lumière, comme le regrette Achille.

A chacun son Odyssée.


Capitalisme Woke

MagazineLe phénomène est parti des universités américaines et s’amplifie. On l’appelle la « woke culture ». Cela évoque la nouvelle génération d’étudiants qui se veulent « éveillés » et « conscientisés » (« woke ») pour condamner la prédominance des mâles blancs occidentaux. Considérant la souffrance des victimes de cette suprématie, il s’agit pour eux d’abolir celle-ci.

Le mouvement a déjà traversé l’Atlantique et se répand maintenant en Europe et en France. Au nom de l’identitarisme anti-blanc, du féminisme anti-homme et du sextrémisme anti-genre, il s’agit de dénoncer et de réécrire l’histoire (« cancel culture »). Il y aurait une urgence morale à se soulever contre les « injustices »qui sont produites et perpétuées par les structures, normes et valeurs de nos sociétés.

Nos sociétés occidentales sont vues comme intrinsèquement injustes, articulées sur des relations et des hiérarchies de pouvoir objectives et subjectives qui existent au profit d’une « identité blanche ».  

Pour corriger la multitude de ces injustices fabriquées par l’arbitraire des hiérarchies de pouvoir l’objectif est une transformation radicale de la société sur les plans politique, social et économique.

Cette génération, après l’Université, arrive ou va arriver dans le monde de nos entreprises et du pouvoir politique. Elle va aussi représenter une part des consommateurs. Une nouvelle question se pose donc au monde de l’entreprise : comment répondre à cette prise de conscience aigüe des injustices sociales par ces jeunes employés qui veulent s’engager et agir pour le changement, et aux menaces de boycott d’une nouvelle génération de consommateurs « éveillés » ?

Alors que dans les universités le mouvement se fondait sur une forme d’anti-libéralisme et d’anticapitalisme il se transforme dans une woke culture, tout en gardant le capitalisme.

Julie Coffman, Chief Diversity Officer de l’entreprise de conseil Bain&Company (oui, il y a des Chief Diversity Officers maintenant dans les entreprises !) déclarait dans un article de The Economist en septembre : « Je voudrais arriver à un point où nous penserons que la diversité sera aussi importante que la rentabilité, parce qu’elle est liée à de nombreux facteurs qui vont créer de la valeur ». Les consultants en ont déjà fait un « business case » : McKinsey a déjà publié plusieurs rapports pour démontrer que les entreprises avec plus de diversité de genre et ethnique ont plus de chance d’avoir une meilleure performance financière.

Le label « Woke » est devenu une marque de différentiation. Les entreprises qui affichent un tel label lancent des programmes de « Corporate Social Responsability » et créent des Directions de « Corporate Social Justice ». Les formations axées sur les biais implicites, l’équité et la diversité se multiplient. On parle maintenant de « Woke Capitalism ».

Les plus actives sont les entreprises de Big Tech, qui soignent ainsi leur image de justice sociale, qui alimente aussi leurs intérêts commerciaux, à la fois pour recruter et pour se faire bien voir des consommateurs.

Car cette génération woke de jeunes millenials et de Gen Z (ceux nés entre 1997 et 2010) s’engage aujourd’hui dans une forme de guerre collective contre les boomers et les Gen X qui sont aujourd’hui aux commandes des organisations, comme l’a vécu Antonio Garcia Martinez, licencié par Apple en mai 2021 après que 2000 employés aient fait circulé une pétition contre son recrutement, en citant des passages de son autobiographie, datant de cinq ans, et qu’ils trouvaient trop sexistes. 

Pas si simple de résister à la vague. Brian Armstrong, le PDG de Coinbase (un des leaders des plateformes de trading de cryptomonnaies), s’est fait remarqué en publiant sur son blog une déclaration à contre-courant de ce mouvement :

«  Il est devenu courant pour les entreprises de la Silicon Valley de s'engager dans une grande variété d'activités sociales, même celles qui n'ont aucun lien avec les activités de l'entreprise, et il y a certainement des employés qui souhaitent vraiment que l'entreprise pour laquelle ils travaillent s'engage dans cette voie. Alors pourquoi avons-nous décidé d'adopter une approche différente ?

La raison est que, même si je pense que ces efforts sont bien intentionnés, ils ont le potentiel de détruire beaucoup de valeur dans la plupart des entreprises, à la fois en étant une distraction et en créant une division interne. Nous avons vu ce que les conflits internes dans des entreprises comme Google et Facebook peuvent faire à la productivité, et il y a beaucoup de petites entreprises qui ont eu leurs propres défis à relever. Je pense que la plupart des employés ne veulent pas travailler dans ces environnements de division. Ils veulent travailler dans une équipe gagnante qui est unie et qui progresse vers une mission importante. Ils veulent être respectés au travail, bénéficier d'un environnement accueillant où ils peuvent apporter leur contribution et avoir des possibilités de développement. Ils veulent que le lieu de travail soit un refuge contre la division qui est de plus en plus présente dans le monde ».

En conséquence il a interdit ce qu’il a appelé « l’activisme politique » dans l’entreprise, et invité ceux à qui cela ne conviendrait pas à quitter l’entreprise. Il a reçu de nombreux messages de CEO qui n’osaient pas faire la même chose, et aussi de nombreuses critiques.

Néanmoins, certains pensent que ce genre de position devrait rester exceptionnelle, comme un vœu pieux, et que, au contraire, la politique et l'activisme politique anti-discrimination va s’injecter dans la vie quotidienne de l’entreprise de manière de plus en plus fréquente.

Alors, les entreprises doivent-elles s’ouvrir et s’éveiller à ce « capitalisme woke » ou résister ?

Voilà un choix, si l’on peut encore choisir, pour alimenter nos réflexions pour 2022.


Culture d'invincible

ChampcultiveIl y a des questions que l’on n’ose poser qu’à un consultant. Une que j’entends souvent, et encore cette semaine, c’est « Comment faire changer les comportements et la culture de l’entreprise » ?

Pour certains, la réponse est évidente : on ne change pas la culture d’une entreprise, on doit faire avec et, au contraire, s’en servir comme levier pour imaginer, construire, et exécuter les plans de changement.

Pour d’autres, même évidence : Mais bien sûr qu’il faut pouvoir changer la culture. Passer d’une culture de confort et de bureaucratie, pour faire éclore et fleurir l’innovation, l’audace, la prise de risque, et générer la compétitivité et la performance. Et certains dirigeants, arrivant dans une entreprise qu’ils trouvent trop endormie et trop lente, en font leur spécialité. Encore aujourd’hui , un quotidien titrait, à propos d’une dirigeante d’un grand Groupe public, qu’elle modernise l’entreprise « au pas de charge », indiquant ainsi qu’elle bouscule.  Cela fait bien sûr l’admiration de la communauté des dirigeants et des médias, et grimacer les syndicats, du moins certains.

La discussion n’est pas près de s’arrêter, et la littérature abondante sur le sujet permet de nourrir les arguments des uns et des autres.

En fait, toutes les entreprises ont une culture. La question, c’est de savoir d’où elle vient. Nombreux sont ceux qui croient que la culture est quelque chose qui vient tout seul, qui se construit un peu par hasard au gré du développement de l’entreprise et de ses collaborateurs. D’autres considèrent au contraire qu’il est possible de façonner une culture de l’innovation et de l’exécution, celle qui encourage et permet de développer l’audace, la prise de risques, l’excellence.

Dave Gray, auteur de « The connected company », dont j’ai déjà parlé ICI, et Alex Osterwalder, oui celui qui a popularisé son « Business Model Generation », ont mis au point un outil, qui permet peut-être de mettre tout le monde d’accord : la « carte de culture ». Car avant de tout changer, la première étape est de comprendre de quelle culture on part. Et pour cela, Dave Gray utilise une métaphore qui compare la culture à un jardin, avec trois composantes : les résultats, les comportements et les catalyseurs et les blocages.

Les résultats de la culture (outcome), ce sont les fruits et les fleurs, tout ce que vous voulez que votre jardin produise, et que vous voulez récolter, comme fruit de votre travail.

Les comportements, ce sont le cœur de votre culture, toutes ces actions positives et négatives de tous les jours, qui vont produire les bonnes et les moins bonnes récoltes.

Les catalyseurs et les blocages, ce sont tous les éléments qui permettent à votre jardin de fleurir ou non. Quelques-uns sont sous votre contrôle ( mettre suffisamment d’eau et de fertilisants). Vous devez aussi faire attention aux sols et aux graines que vous utilisez. D’autres éléments ne sont pas sous votre contrôle, comme la météo, et tout ce que l’on peut faire, est de préparer le jardin pour limiter les dégâts possibles, ou maximiser les impacts positifs, par exemple l’exposition au soleil.

Ce sont les trois composantes qui permettent de décrire la culture de l’entreprise, d’abord la culture existante, puis la situation future souhaitable.

Pour remplir cette carte, Dave Gray nous recommande de commencer par les comportements, en étant le plus précis possible. Il ne s’agit pas de simplement dire « Nous n’innovons pas assez », mais d’aller chercher des exemples spécifiques de faits et de preuves, et non des opinions. Exemple : « Les séminaires et ateliers que nous avons conduits l’année dernière pour trouver de nouvelles idées de croissance, mais personne n’a pris le temps d’explorer et de mettre en œuvre ces idées après les ateliers ».

Ensuite, on remplit la case « outcome » : on liste ici tous les résultats, les positifs et les négatifs, qui sont induits par les comportements que l’on a indiqués dans la case « comportements ». Cela peut amener à découvrir des résultats que l’on n’a pas reliés à des comportements particuliers, et donc à compléter la case « comportements ».

Enfin, on remplit la case « catalyseurs et blocages », celle qui nous demande de chercher d’où viennent ces comportements et ces résultats, plus ou moins satisfaisants, de notre culture. Quelles sont les causes profondes des comportements que nous avons listés ? Quels sont les blocages que nous possédons qui empêchent certains comportements d’émerger, les bons comme les mauvais. C’est là que l’on va ausculter nos processus, nos systèmes de motivation des collaborateurs, les rituels qui existent (réunions, séminaires), mais aussi les compétences, celles qui existent et celles qui manquent.

A partir de là, pour imaginer les changements à mettre en œuvre pour faire évoluer la culture, c’est précisément sur ces catalyseurs et blocages que les actions vont porter.

Dave Gray en propose trois majeurs sur lesquels il nous conseille de réfléchir pour booster la culture de l’innovation de l’entreprise :

  • Le support des leaders: Certains leaders et managers, les bons catalyseurs, sont particulièrement habiles pour comprendre comment fonctionne l’innovation, et investir de leur temps personnel dans l’innovation, et pas seulement dans le fonctionnement opérationnel au jour le jour de l’entreprise ou de leur unité. Ce sont ceux-là qui donnent le souffle pour guider les projets innovants de l’entreprise, et ils prennent le temps de revoir régulièrement le portefeuille de ces idées et projets, afin de toujours explorer de nouvelles opportunités de croissance.
  • Le design de l’organisation: Le bon catalyseur est le système d’organisation où l’innovation est encouragée, où les collaborateurs sont autorisés à prendre des risques. Inversement, l’organisation qui a le nez collé sur l’amélioration de la performance du modèle existant, où l’échec ou la non-performance sont interdits et sanctionnés, va forcément être facteur de blocage de l’innovation et générer des comportements d’ultra-prudence, où personne n’ose quoi que ce soit, par peur.
  • La pratique de l’innovation: Les bonnes pratiques de l’innovation, ce sont celles qui reposent toujours sur l’expérimentation, la mesure des résultats, et l’apprentissage pour savoir corriger et apprendre des erreurs. Cela suppose des équipes en charge de l’innovation bien structurées. A l’inverse, les facteurs de blocage sont ceux des entreprises qui se fient à l’opinion, plus ou moins bien argumentée, des dirigeants et des chefs, qui orientent les idées et les projets avec leur seule intuition personnelle, même si ça peut marcher parfois, mais jusqu’à quand.

Alex Osterwalder a publié, en coopération avec des professeurs et auteurs, un nouveau guide pour nous permettre de devenir une « entreprise invincible », celle qui se réinvente en permanence, avant de de devenir obsolète, qui ne cesse d’explorer le futur pour le devancer, tout en maintenant l’excellence dans l’exploitation du présent. Et la capacité à avoir et à garder une culture de l’innovation, mais aussi de l’exécution, est bien sûr clé pour avoir cette tunique d’invincibilité, comme dans les jeux vidéo.

A l’heure où les dirigeants se posent les bonnes questions pour orienter leur stratégie, et ressentent le besoin de disposer de la culture qui rendra possible les transformations, au « pas de charge » ou non, qu’ils veulent mener, voilà une lecture de fin d’année qui tombe à pic.