Fabuleux !

LoupPeut-on encore faire la différence entre montrer et démontrer ?

Démontrer, c’est le propre de la rigueur scientifique, des argumentaires et de l’analyse des causes et des effets, comme un théorème.

Montrer, cela relève plus du « storytelling », des histoires que l’on raconte pour faire savoir ce que l’on pense, sans rien démontrer du tout. C’est le domaine de la fable.

C’est d’ailleurs comme ça que commence la fable de La Fontaine, « le loup et l’agneau » :

« La raison du plus fort est toujours la meilleure :

Nous l’allons montrer tout à l’heure ».

Montrer, et non démontrer. Car cette fable est une histoire, une fiction, et c’est en montrant les images de cette fable que l’on va faire savoir que la raison du plus fort est toujours la meilleure.

Cet exemple est cité par le philosophe Jacques Derrida dans son séminaire à l’EHESS de 2001 que l’on peut aujourd’hui lire en intégralité, consacré à la souveraineté.

Cette tendance à montrer avec des histoires, c’est ce qui fait aujourd’hui, bien après les observations de Derrida, les succès de ces prestations d’éloquence, conférences TED, paroles d’influenceurs, posts divers sur les réseaux sociaux (Derrida parlait, lui, plutôt des chaines de télé, mais ça, c’était avant), au point que certains préfèrent se former ( ?)avec ces histoires et ces images fabuleuses plutôt que sur les bancs de l’école et de l’Université. Les jeunes générations sont les plus vulnérables à ces penchants. Les analogies (c’est « comme » ou « comme si ») et métaphores servent de décor à n’importe quel discours, et à toutes manipulations. Avec des « comme » et des « comme si », on peut faire dire n’importe quoi. Et c’est là le danger potentiel. 

Citons Jacques Derrida dans l’explication de ce concept de « fable » :

«Comme son nom latin l’indique, une fable est toujours et avant tout une parole - for, fari, c’est parler, dire, célébrer, chanter, prédire, et fabula, c’est d’abord un propos, une parole familière, une conversation, puis un récit mythique, sans savoir historique, une légende, parfois une pièce de théâtre, en tout cas une fiction qui prétend nous apprendre quelque chose, une fiction supposée donner à savoir, une fiction supposée faire savoir, faire savoir au double sens : 1) au sens de porter un savoir à la connaissance de l’autre, informer l’autre, faire part à l’autre, <faire> connaître à l’autre, et 2)au sens de « faire » savoir, c’est-à-dire de donner l’impression de savoir, faire l’effet du savoir, ressembler à du savoir là où il n’y en a pas nécessairement : dans ce dernier cas du « faire savoir », faire effet de savoir, le savoir est un prétendu savoir, un faux savoir, un simulacre de savoir, un masque de savoir ».

Le danger que perçoit Derrida concerne la politique, et  c’est de se demander ce qui se passerait si « le discours politique, voire l’action politique qui se soude à lui, et qui en est indissociable étaient constitués, voire institués par du fabuleux, par cette sorte de simulacre narratif, par la convention de quelque « comme si » historique, par cette modalité fictive de « raconter des histoires » qu’on appelle fabuleuse ou fabulaire, qui suppose donner à savoir là où on ne sait pas, qui affecte ou affiche frauduleusement le « faire savoir » et qui administre, à même l’œuvre ou le hors-d’œuvre de quelque récit, une leçon de morale, une « moralité » ? Hypothèse selon laquelle la logique et la rhétorique politiques, voire politiciennes, seraient toujours, de part en part, la mise en œuvre d’une fable, une stratégie pour donner du sens et du crédit à une fable, à une affabulation – donc à une histoire indissociable d’une moralité mettant en scène des vivants, animaux ou humains, une histoire soi-disant instructive, informatrice, pédagogique, édifiante, une histoire fictive, montée, artificielle, voire inventée de toutes pièces, mais destinée à enseigner, à apprendre, à « faire savoir », à faire part d’un savoir, à porter à la connaissance ».

Il est évident que si cette pratique de la fable et du fabuleux se développe, cela donne une nouvelle couleur aux discours politiques. A titre d’exemple, Derrida (nous sommes en 2001) cite cette image des avions éventrant les Twin Towers le 11 septembre 2001, qui a été reproduite et diffusée dans le monde entier, se demandant quel aurait été le sens de cette opération s’il n’y avait pas eu ces images. Probablement, comme on le voit pour d’autres catastrophes ou évènements dont on n’a pas d’images aussi impressionnantes immédiatement (les accidents de la route pendant les week-end fériés, les morts du sida en Afrique, les ouragans – même si on a, justement, grâce aux médias, de plus en plus d’images, mais dont l’impact est réduit quand elles viennent de contrées lointaines), cela n’aurait pas eu le même effet. Et ce sont justement le faire-savoir et le savoir-faire du faire-savoir, des deux côtés de l’agression, les agresseurs et les victimes, qui sont à l’œuvre, et de manière organisée. Ce sont « le déploiement et la logique des effets de l’image, de ce faire-savoir, de ce prétendu faire-savoir, de ces « informations » qui ont permis l’impact.

Pour généraliser, on pourrait, comme Derrida le fait dans ce séminaire, voir dans ces exercices de « faire-savoir » un moyen politique de « savoir faire peur », cette peur qui est selon Hobbes dans Léviathan, la passion politique par excellence, le ressort de la politique, et qu’il définit comme « la seule chose qui, dans l’humanité de l’homme, motive l’obéissance à la loi, la non-infraction à la loi et la conservation des lois ». Et Derrida d’y insister : « la souveraineté fait peur, et la peur fait le souverain ».

N'est-il pas d’actualité d’évoquer ces fables du faire-savoir, et l’exercice de la souveraineté par la peur hobbesienne, à l’heure où nos souverains communiquent sur la réforme des retraites « inévitable », à l’heure où n’importe quel changement ou transformation est présenté comme une « nécessité vitale » pour mieux en faire passer les effets, et susciter l'obéissance.

Et nous rappeler la fin de la fable du loup et de l’agneau :

Là-dessus, au fond des forêts
            Le loup l'emporte et puis le mange,
            Sans autre forme de procès.


Metaverse et Web 3 : Un monde sans Etats ?

MetaverseAAAJe recevais cette semaine Sébastien Borget, fondateur de The SandBox, et Diana Filippova, auteur de « Techno Pouvoir », pour débattre ,lors de la conférence de PMP au collège des Bernardins, sur le sujet du Web 3 et de l’avenir du Metaverse. L’occasion de les interroger sur le pouvoir et l’avenir de ces technologies.

Un moment passionnant.

Tous deux sont de la même génération, celle (la dernière) qui a connu l’ancien monde sans ces technologies, et le nouveau monde en train de naître, celui de jeux vidéo et des réseaux sociaux, mais avec des parcours différents. Les suivants sont nés directement avec les nouvelles technologies et les réseaux sociaux. _DSC4646

_DSC4742Sébastien, c’est le« geek », fan de jeux vidéo, avec une envie : celle de pouvoir créer lui-même des jeux vidéo. Et c’est cette pulsion qui a fait naître The SandBox, devenu une plateforme de créateurs de jeux, mais aussi, avec la monétisation grâce à la Blockchain, une plateforme d’échanges et une marketplace, pour créer des expériences au-delà des jeux, mais toujours gamifiées, qui a attiré plus de 400 marques. Ces marques qui ont du mal à comprendre la génération des « digital natives », qui représentent aujourd’hui plus de la moitié de la population sur terre.


_DSC4672Diana, elle, a été interpellée par ce que l’on a appelé la pensée « techno critique », et a voulu comprendre, dans ce livre « Techno Pouvoir », les causes qui nous déterminent, par la technologie, pour nous permettre justement de ne pas nous laisser déterminer, ou asservir, par les technologies.

Ce qui rend aujourd’hui le Metaverse, et The SandBox, attractif pour les marques, c’est l’opportunité Marketing de recréer le lien avec les nouvelles générations, tout en gardant le contrôle des données. Les plateformes et réseaux avaient réussi à faire venir les marques, mais ces marques perdaient le contrôle des données, qu’elles devaient racheter aux plateformes. Avec le Metaverse, nouvel espace 3D virtuel, elles peuvent créer de nouvelles expériences plus sociales, et permettre aux utilisateurs de cocréer ces expériences, tout en gardant la propriété des données. Le succès est déjà là : là où le temps d'attention dédié au visionnage d'un seul contenu sur les réseaux et plateformes est de deux à vingt secondes, le temps passé dans les expériences du Metaverse est plutôt de trente minutes à une heure trente.

Le Metaverse, et The SandBox, c’est aussi l’émergence d’une « Creator Economy », qui permet aux créateurs d’être rémunérés pour les contenus et le trafic qu’ils apportent, avec une redistribution de valeur plus équitable que sur les plateformes traditionnelles. Sébastien Borget nous a rappelé que, avec 10 millions de vues sur Tik Tok, vous gagnez 20 dollars, alors que quand vous êtes sur Roblox (un autre Metaverse) et que vous avez le jeu le plus populaire, avec des centaines de millions d’utilisateurs, vous gagnez vingt millions de dollars par an. Le but de The SandBox est de redistribuer 95% de la valeur apportée aux créateurs eux-mêmes, et de la redistribuer immédiatement grâce à la technologie Blockchain. On retrouve les principes de l'économie collaborative et circulaire, représentée par Oui Share (dont Diana Filippova a été un porte parole). Et cette économie crée aussi de nouveaux emplois, tels des organisateurs d’évènements, des organisateurs de conférences, des DJs, des guide touristiques, des agents immobiliers virtuels.

Avec ces nouveaux mondes virtuels qui se développent, avec nos avatars, qui nous permettent de vivre plusieurs personnalités, dans une vision très libertarienne du monde, on s’est demandé ce qui allait en assurer la régulation. Comment éviter que les avatars s’entretuent, volent ou arnaquent dans ce monde ? Y-a-t-il besoin d’une police, et laquelle ?

Diana Filippova évoque Hobbes et le Léviathan pour rappeler que toute communauté, physique autant que virtuelle, a tendance à créer ses propres instances de contrôle par elle-même. On peut imaginer d’être dans un monde « d’anarchie virtuelle » (toujours moins dangereuse qu’une anarchie dans le monde réel), ou dans un univers très contrôlé. Ce sont les individus qui apporteront la réponse.

Dans The SandBox, le monde est régulé par un code de bonne conduite, et une modération. Dans un jeu dont l’objet est la guerre et l’élimination des autres, comme Fortnite, les règles ne seront pas les mêmes que dans The SandBox, qui a un objet social qui ne permet pas ces comportements.

Là où l’on pourrait craindre que ces espaces virtuels soient appropriés par des régimes autoritaires ou des complotistes (Ainsi Roblox a été suspecté d’héberger des groupuscules politiques extrémistes), Sébastien Borget cite aussi l’utilisation de ces nouveaux mondes pour une expression positive comme par exemple VistaVerse, qui s’est installée sur The SandBox pour créer un espace pour manifester pacifiquement pour différentes causes sociétales.

Tout cela en est encore au début, et les questions juridiques sur le droit applicable dans ces monde virtuels fait déjà l’objet de débats et de propositions par différentes instances ou groupes de réflexion (comme Meta Circle ou France Meta). Comme toujours, les Etats sont toujours un peu en retard sur les pratiques quand on parle de nouvelles technologies. Pour l’instant, comme l’a fait remarquer Diana Filippova, « c’est le no man’s land ».

Avec ces communautés qui se développent dans ces espaces virtuels, sans espaces géographiques délimités comme dans le monde physique, on pourrait se demander si on aura encore besoin d’Etats, et pour faire quoi. Le monde des metaverses et du Web 3 revendique déjà son existence propre, et la reconnaissance de la propriété des actifs et crypto actifs propres à ce monde.

Une lettre ouverte signée par cinq acteurs du Web 3, dont Sébastien Borget, a été adressée cette semaine à Bruno Le Maire pour revendiquer le soutien. La lettre se termine par :

«   Les entreprises du secteur ont su se rendre attractives auprès des investisseurs privés. Elles n’ont pas besoin de subvention. Ce qu’il leur faut c’est un mouvement ambitieux qui bénéficiera à l’ensemble des citoyens en mettant à leur disposition ces technologies dans leur quotidien. ».

Peut-être que le Metaverse ne sera pas un monde sans Etats, mais, sûrement avec des acteurs qui vont rebattre les cartes, et une puissance publique qui va devoir, elle aussi, s’adapter.

On a tous compris que ce nouveau monde est déjà là, et que chacun va devoir aussi s’y adapter, et en première ligne les nouvelles générations de créateurs.

(photos : Serge Loyauté Peduzzi


Coups de gueule

FEUAALa colère n’a pas bonne réputation. Il en est une nouvelle victime, mise en évidence par Le Figaro de lundi 9/01 sous la plume de François-Xavier Bourmaud.

Lui, c’est bien sûr Emmanuel Macron, qui, dans la salle des fêtes de l’Elysée, à l’occasion d’une réception avec les boulangers pour la galette, a eu un petit moment de colère (pas vraiment une grosse colère quand même) en proférant : « Moi, j’en ai ras le bol des numéros verts dans tous les sens ». Une colère plus dans les mots que dans le ton de la voix qui est resté raisonnable.

Mais c’est l’occasion pour François-Xavier Bourmaud de rappeler que, en ce moment, Emmanuel Macron se met souvent en colère en Conseil des Ministres, le journaliste appelle ça « la stratégie de la colère ». Il cite anonymement un membre du gouvernement qui parle de « Conseil des ministres format « coup de gueule ».

Pour François-Xavier Bourmaud, c’est une manière de dire qu’il y a peut-être des ratés dans l’action du gouvernement, mais qu’il n’en est pas le coupable. Les coupables, ce sont ces ministres. Il cite une anecdote : Lors du Conseil des ministres de rentrée, Emmanuel Macron pousse un nouveau « coup de gueule » : « Mettez-vous du côté des gens ! Arrêtez de raisonner en moyennes ». Mais voilà que Bruno Le Maire déclare deux jours plus tard, en rendant compte des discussions avec les fournisseurs d’énergie, « Ils ont accepté de garantir à toutes les TPE qu’elles ne paieront pas plus de 280 euros le MWh en moyenne en 2023 ». Aïe ! Comme le remarque perfidement le journaliste, « Il n’avait pas dû bien écouter le chef de l’Etat », pour en conclure que, « le problème avec les coups de gueule, c’est qu’à force de se répéter, on finit par ne plus les entendre ».

Pourtant, on dit aussi qu’il y a des colères saines, et qu’il vaut mieux un bon « coup de gueule » que de garder sa rancœur pour soi sans la manifester, ou, pire, d'éviter tout débat pour fuir le conflit.

François-Xavier Bourmaud a quand même trouvé un conseiller du Président satisfait (ou un peu lèche-bottes) : «S’il y a parfois des coups de gueule, le président agit surtout en chef d’équipe ».

Et même un ministre (toujours en off) : « Il a raison de s’énerver. Cela montre qu’il n’est pas déconnecté, qu’il n’a pas la tête à autre chose que de réussir son mandat ».

L’experte qui intervient souvent sur le sujet, c’est Sophie Galabru, qui est l’auteur de « Le visage de nos colères ». Elle est encore interrogée ICI et ICI.

Pour elle, « refouler sa colère au profit de la docilité et du silence mène à une violence bien plus grande, parfois jusqu’au burn-out ».

Dans un monde du business où « le management est devenu une injonction à la joie », cette défense de la colère et des coups de gueule tranche un peu. Car, en général, la colère est plutôt accusée d’être négative et dangereuse, et même de parasiter l’énergie et la cohésion d’un groupe managé par la colère. Et ce serait plutôt la joie qui favoriserait la créativité et la productivité. Alors que Sophie Galabru considère que la colère nourrit aussi la créativité et l’énergie. La violence n’est pas dans la colère, mais dans une tentative qui voudrait essayer « d’étouffer le débat, de retirer à l’autre la chance de s’exprimer ».

Pour l’auteur, il y a des bonnes et des mauvaises colères. La mauvaise, c’est celle qui bascule dans l’agressivité. La bonne, c’est celle qui favorise la pluralité des points de vue, l’écoute de l’autre, et le conflit d’idées saines.

Avec la réforme des retraites et tous ceux qui n’ont pas l’air d’en vouloir, on va pouvoir tester, probablement, l’expression des coups de gueule et des colères « saines », ou pas.

Cette histoire de colère saine, cela rappelle aussi cette sortie lors d’un débat :

 


L'humanité est-elle périmée ?

Singe2L’intelligence artificielle, c’est le sujet qui donne envie et soif de progrès technologiques, avec toutes les opportunités dans la santé (diagnostics de maladies, prévention, soin), ou pour augmenter les capacités de l'homme en général ; Mais c'est aussi le sujet qui fait peur, notamment d’être hypersurveillés, ou remplacés par des robots.

C’est le thème du roman de deux auteurs américains, Peter Singer, consultant pour le Département d’Etat US, et August Cole, un des organisateurs du Pentagon Next Tech Project, « Control ». C’est un thriller qui vise aussi à nous montrer que « L’ère de l’IA et de l’hypersurveillance a déjà commencé ».

Car si l’histoire est une fiction, toutes les technologies et outils qui y sont évoqués sont bien réels et existent tous déjà. Le livre montre leur utilisation au maximum, et comprend une annexe de notes qui renvoient à des publications ou liens web sur les technologies évoquées.

Et alors, à lire tout ça, certains pourront avoir peur en effet. L’histoire est celle d’un agent du FBI assisté dans ses activités par un robot qui analyse en temps réel un grand nombre de données. L’agent FBI et les acteurs du roman sont équipés de montres connectées, mais aussi de lunettes connectées permettant d’analyser l’environnement en temps réel. Et on peut voir la différence entre ceux qui sont équipés de ce genre de lunettes et ceux qui en sont restés au smartphone : « Les plus âgés et les plus pauvres avançaient tête basse, le nez sur leur écran, tandis que le territoire virtuel était l’apanage des jeunes et des plus riches qui embrassaient l’espace d’un regard vide, plongés dans une réalité personnalisée via leurs Viz Glass ».

Avec ces technologies et ces outils, l’homme devient un « homme augmenté » en coopération permanente avec le robot. L’agent du FBI est accompagné par un de ces robots, qui devient son assistant (jusqu’à ce que soit l’inverse ?) et apprend en même temps qu’il suit et aide l’agent dans ses tâches. Ce robot devient le complément de l’homme pour le rendre plus efficace et plus fort.

On rencontre aussi dans ce roman ceux qui veulent se dissimuler des outils de surveillance : «Le look de cette jeune fille n’était qu’un simple déguisement antisystème. Les cheveux décoiffés et un maquillage réfléchissant asymétrique capable de dérouter les caméras de reconnaissance faciale – dans son cas, une figure géométrique à sept côtés sur la joue gauche, et la moitié d’un damier sur la droite. Des boucles d’oreilles rondes, en verre bleu, avec un étrange motif gravé dessus, très probablement une sorte d’image contradictoire destinée à tromper les logiciels de reconnaissance des objets en leur faisant croire qu’ils voyaient une grenouille ou une tortue ». Ces techniques de piège existent bien.

Mais on trouve aussi, bien sûr des écrans sur les réfrigérateurs qui vous indiquent sans ouvrir la porte ce qu’il y a à l’intérieur, et ce qu’il faut réapprovisionner.

Les robots sont partout, même dans un « club libertin robotique » où l’on peut faire plein de choses avec des robots à image humaine ou non, et même leur taper dessus pour les détruire et assouvir une violence rentrée (ça rappelle la série Westworld).

L’intelligence artificielle a aussi déjà perturbé les emplois. Un des personnages a fait des études d’avocat, mais n’a plus de travail, car, pour régler les litiges, et définir les résultats d’un procès éventuel, l’intelligence artificielle fournit le résultat certain, donc plus besoin d’avocat ou de procès dans la plupart des cas. Le personnage s’est reconverti dans des séances d’écoute par téléphone de personnes âgées solitaires qui s’ennuient.

A la fin du roman les auteurs expliquent leur démarche : « Ce roman s’attaque à des problèmes bien réels auxquels nous seront confrontés dans les années à venir ». Le but du livre est « d’encourager la réflexion autour des épineux problèmes liés aux rapports entre nouvelles technologies et société, qui ne seront bientôt que trop réels ».

Ils considèrent que grâce à la fiction et aux notes, qui permettent d’en apprendre davantage au sujet de telle ou telle technologie, nous nous sentirons « investi d’un nouveau savoir à l’heure d’affronter ces enjeux dans la vraie vie ».C’est plutôt réussi, et la lecture de ce roman en vaut la peine, pour mettre à jour nos savoirs.

Qu’en penser alors ?

Cette histoire d’ « homme augmenté », c’est aussi le sujet d’un petit livre aux éditions de l’aube ( « L’homme augmenté – cyborgs, fictions, metavers ») avec des contributions de divers auteurs. Jean-Michel Besnier, philosophe et professeur émérite à Sorbonne-Université, nous aide à prendre de la hauteur sur le phénomène, en interrogeant le "portrait du transhumaniste"

En bon philosophe, il commence par la thèse (accrochez-vous) : « A la sélection naturelle du plus viable succède ainsi la sélection du plus fort grâce aux technologies et, de cette relève, nous pouvons espérer l’émergence de l’espèce la mieux adaptée. On l’aura deviné : notre humain augmenté se fait fort d’anticiper cette émergence, et son triomphe consacrera bientôt l’obsolescence de l’humain, resté étranger aux sophistications techniques… Quelques technophiles échevelés donnent déjà le ton : il est grand temps de choisir entre l’humain et le chimpanzé ! Ou bien l’aventure qui propulsera une espèce héritière de l’hybridation de l’humain et de la machine, ou bien le parc zoologique qui abritera les derniers spécimens d’une humanité périmée… ».  

Doit-on y croire ? Voilà l’antithèse du philosophe :

« En attendant, je me demande si l’humain augmenté ne fait pas déjà le singe. Pas seulement avec ses gadgets : sa montre connectée, ses biocapteurs, son casque de réalité virtuelle ou ses exosquelettes, mais surtout avec ses refrains apocalyptiques évoquant la colonisation de l’espace ou le téléchargement du cerveau dans le cyberespace pour échapper à l’anéantissement ! La panoplie du transhumanisme s’enrichit au gré des innovations et des fantasmes qui les propagent sur le marché fréquenté par les nantis de la planète ».

L’auteur voit un signe avant-coureur de la tendance dans l’obsession de la santé parfaite que l’on constate aujourd’hui : « Il ne suffit évidemment pas d’être privé de maladie , encore faut-il attirer sur soi tout ce qui met l’existence à l’abri de l’usure et du risque associé au fait de vivre. La moindre ride sur le visage, l’apparition de taches sur les mains, les signes annonciateurs d’un surpoids sont déjà des offenses qui ne sauraient résister à la cosmétologie ou au fitness ».

Pour en conclure que « l’humain augmenté couve dans le nid bordé par les hygiénistes de tous poils. On le voit partout braver ses contemporains en exhibant son physique épargné, croit-il, par le vieillissement ».

Finalement, l’homme augmenté est-il plus libre ? Ou le contraire ?

«L’engouement pour l’homme augmenté signale la dernière version de la servitude volontaire : réclamer toujours davantage de moyens technologiques pour être un animal laborans efficace, proactif et infatigable…Faute de vouloir imaginer ce qui serait le mieux, on préfèrera encourager la production du plus, du toujours plus ! Non pas « améliorer » mais « augmenter… ». ».

Veut-on du plus ou du mieux ? Être libre ou en servitude ?

C’est l’homme qui décidera de l’avenir.

Ou est-ce déjà trop tard ?

La question reste ouverte.


Bonne chance, Monsieur Phelps...

MissionimpossibleC’est la première fois dans sa vie qu’il est Directeur Général d’une entreprise, depuis un an environ. Avant, il dirigeait une B.U -Business Unit) dans une entreprise un peu plus grande. Il s’est senti les mains libres pour mettre en œuvre la transformation qu’il a imaginée.

Il a eu une idée de transformation et de réorganisation dès qu’il est arrivé : il faut centraliser les fonctions support et les call centers, ainsi que la fonction planification ( c’est une entreprise de services, avec interventions d’installations et de maintenance sur tout le territoire). Il s’en est vite convaincu, car il a fait la même chose dans sa B.U précédente. Ce n’était pas la même entreprise ? Oui, mais « ça s’en rapproche ». Cela me rappelle cette star de chez Apple en action chez JCPenney, dont j’ai parlé ICI.

Et aujourd’hui, s’il me raconte tout ça, c’est qu’il a l’impression que les membres de son Comité de Direction ne le suivent pas assez, voire renâclent face à l’ambition qu’il a tracée. Et que dans l’entreprise et les directions régionales, ça suit pas comme il voudrait.

Voilà le dilemme. Pour changer une organisation faut-il imaginer le schéma par le haut, avec toutes nos convictions (ça permet d’aller vite, car on sait ce qu’il faut faire), ou bien partir du terrain, de ceux qui actionnent l’entreprise au plus près du client (mais ils sont fermés sur leurs habitudes, et n’arrivent pas à imaginer que l’on pourrait fonctionner autrement, avec plus d’efficacité et surtout de productivité et de marge) ?

Pourtant, il a l’impression d’avoir bien fait les choses : présentation du schéma et des objectifs à toute l’entreprise, réalisation d’une vidéo, tournée des régions ; les employés avaient l’air d’y croire. Et côté clients, les indicateurs de satisfaction ont l’air bons. Mais suffit-il de lire les indicateurs chiffrés pour comprendre tout ce qui se passe ?

Il me demande ce que je peux faire.

J’ai l’impression d’être au début d’un épisode de la série « Mission Impossible » : « Bonjour Monsieur Phelps, Votre mission, si toutefois vous l'acceptez consiste à détruire le mal. Si vous, ou l'un de vos agents, étiez capturés ou tués, le Département d'État nierait avoir eu connaissance de vos agissements. Bonne chance Monsieur Phelps. »

J’aime bien aller relire les auteurs de référence que les situations m’évoquent (et pas seulement « Mission Impossible », quoique).

Et justement, déjà, en 1977, Michel Crozier, dans « L’acteur et le système », qui entend analyser les modes d’actions collectives et ce qu’il appelle « le problème de l’organisation », se disait vouloir écarter un modèle de changement « qui sommeille en chacun de nous : celui du réformateur autoritaire, du despote éclairé, technocrate compétent et soucieux du bien supérieur de la collectivité, agissant au nom de sa connaissance rationnelle des problèmes ».

Pour Crozier, le changement « ne peut plus se définir comme l’imposition-ou la traduction dans les faits- d’un modèle a priori conçu au départ par des sages quelconques et dont la rationalité devra être défendue contre les résistances irrationnelles des acteurs, résistances qui ne seraient que l’expression de leur attachement borné aux routines passées ou de leur conditionnement par-et aliénation dans- les structures de domination existantes ».

C’est pourquoi Michel Crozier nous encourage à « jeter aux oubliettes une fois pour toutes cette vision du changement, elle aussi héritée du XIXème siècle. Le changement n’est ni le déroulement majestueux de l’histoire dont il suffirait de connaître les lois ni la conception et la mise en œuvre d’un modèle plus « rationnel » d’organisation sociale ».

Ce qu’il nous incite à faire, c’est « un processus de création collective à travers lequel les membres d’une collectivité donnée apprennent ensemble, c’est-à-dire inventent et fixent de nouvelles façons de jouer le jeu social de la coopération et du conflit, bref une nouvelle praxis sociale, et acquièrent les capacités cognitives, relationnelles et organisationnelles correspondantes. C’est un processus d’apprentissage collectif permettant d’instituer de nouveaux construits d’action collective qui créent et expriment à la fois une nouvelle structuration du ou des champs ».

Une des façons de s’y prendre, que nombreuses entreprises utilisent couramment aujourd’hui est par exemple, de remplacer le changement technocratique autoritaire par l’expérimentation, et sa généralisation et extension progressive, permettant un apprentissage collectif et institutionnel à tous les niveaux. C’est ce qui permet d’organiser les conditions qui vont permettre cette extension possible et efficace.  

Construire ou transformer une organisation, c’est surtout créer, Crozier nous l’enseigne, une forte perturbation. Car cette construction ne consiste pas à organiser des rapports simplement techniques, faire bouger des fonctions et activités d’un endroit à un autre, mais à instaurer des relations différentes entre les acteurs. Et ces relations sont des relations de pouvoir. Crozier est là pour nous rappeler que le fondement de l’action organisée est le pouvoir. Et dans une réorganisation, il y a redistribution des pouvoirs, pas toujours acceptée, et c’est ce qui explique aussi les tensions et les conflits.

Parler de l’organisation et de son acceptation, c’est ouvrir le sujet des relations de pouvoir dans l’entreprise. C’est tout l’objet de l’ouvrage « L’acteur et le système ».

Et quand on est allé trop vite, on peut encore faire quelque chose ?

Voilà une clé que nous fournit Michel Crozier pour aider dans cette « Mission Impossible ».

Bonne chance, Monsieur Phelps !


36 stratagèmes avant l'orage

OrageJ’avais déjà évoqué la différence entre l’approche occidentale de la stratégie, comme l’action d’une volonté qui met en œuvre les moyens pour son exécution, et l’approche chinoise dont parle François Jullien dans son « traité de l’efficacité ». Cette approche chinoise, puisée dans les anciens traités chinois du IVème siècle, consiste à comprendre le « potentiel » d’une situation pour les exploiter avec persévérance au travers des circonstances rencontrées, et ainsi réussir à « vaincre sans combattre », formule que l’on trouve déjà dans « L’art de la guerre » de Sun Tsu.

Deux voies sont proposées par Sun Tzu :

  • Limiter les exigences de votre adversaire en recourant à des négociations diplomatiques,
  • Réduire la force de votre adversaire en recourant à la stratégie et l’affaiblissant de l’intérieur.

Ainsi la stratégie est ce qui permet d’agir sans recourir à la force. En d’autres termes, il s’agit de vaincre avec sa « tête » plutôt qu’en usant de la force.

Ces textes qui s’appliquent aux stratégies de guerre sont devenues, grâce aux auteurs contemporains qui les ont exhumés et commentés, des boussoles pour les stratégies concurrentielles des entreprises, et même des guides pour nous aider à traverser les étapes de la vie.

C’est pourquoi il est toujours utile de les évoquer pour faire réfléchir les Comités de Direction en recherche de stratégies et de mouvements, et qui voudraient utiliser leurs têtes plutôt que la force.

Un autre texte référent dans ce registre est le fameux « Livre des 36 stratagèmes » que l’on peut ouvrir régulièrement lorsque l’on s’interroge sur les meilleures stratégies à suivre pour une entreprise ou une start-up qui veut bousculer le jeu concurrentiel d’un secteur.

L’ouvrage écrit par un anonyme, « les 36 stratagèmes », est un véritable traité de stratégie, écrit au cours de la dynastie Ming (1366 à 1610).

Cette conception de la stratégie consiste à perturber l’entendement de « l’ennemi » et à altérer sa vision. C’est cette action de « tromper les autres » qui s’appelle stratégie. Les 36 stratagèmes sont en fait des modèles de ruses qui permettent de gagner.

IL ne s’agit pas de choisir un stratagème et de s’y tenir, ni de piocher au hasard. L’ouvrage considère le monde comme un champ d’énergie dynamique, au mouvement et au flux continus, dans lequel les circonstances peuvent appeler une stratégie à un moment donné, puis une autre après, en fonction des changements dans l’environnement. Sachant qu’une stratégie peut elle-même entraîner des changements dans les stratégies des autres, et donc inspirer une nouvelle stratégie.

Les 36 stratagèmes sont répartis en 6 fois 6 dans six stratégies génériques :

  • Stratégies de victoire au combat : Même si l’on possède une puissance supérieure vous ne devez pas vous persuader que les chances de victoire ne sont que de votre côté. Un moment de négligence peut entraîner une défaite irrévocable.
  • Stratégies d’engagement contre l’ennemi : Lorsque vous vous engagez dans des hostilités contre l’ennemi, vous ne devez montrer aucune faiblesse. Il s’agit de tirer avantage de la faiblesse de l’ennemi, et de planifier l’extension de votre base.
  • Stratégies d’attaque : Dans une situation où la bataille implique de faire face à un adversaire supérieur en nombre, vous devez éviter de se lancer tête baissée dans le combat. Ce sont les ruses qui font gagner. Excellent chapitre pour les start-up.
  • Stratégies des situations ambigües : Lorsqu’attaque et défense s’enchaînent au rythme d’un pas en avant, un pas en arrière, et que l’issue de la guerre devient incertaine, vous devez élaborer une nouvelle stratégie ou tactique pour vous assurer de la victoire. C’est la souplesse qui permet de gagner sur la fermeté.
  • Stratégies des batailles unifiées : Lorsque des pays alliés s’unissent pour combattre, il ne faudrait pas s’en remettre exagérément à ces nouveaux partenaires sous prétexte qu’ils sont des alliés. Vous devez user de fermeté pour conserver votre position de leader et commander d’une main de fer. Voilà six stratagèmes pour bien gérer ses alliances et partenariats, constituer des équipes et des groupements.
  • Stratégies d’une défaite annoncée : Même lorsque vous vous retrouvez dans une situation désespérée, il n’est pas conseillé de vous résigner à combattre jusqu’à la mort. Partout où il y a une volonté, il y a une solution. Dans les situations désespérées il vaut mieux fuir : Une retraite judicieuse aujourd’hui peut amener la victoire demain.

Toutes ces stratégies, on le comprend, sont faites de prudence et d’anticipation. Avec toujours un balancement entre le Yin et le Yang du livre du Yi King.

L’édition des Editions Budo comprend les analyses et les exemples d’application, y compris dans le monde moderne, de Hiroshi Moriya, japonais spécialiste de la culture et de la philosophie chinoise. Cela ajoute à la compréhension des 36 stratagèmes.

Ainsi le stratagème 27 (dans la série des stratégies des batailles unifiées) est-il une bonne façon d’aborder les négociations de toutes sortes : « Feignez la stupidité, ne soyez pas inconséquent : Feignez un manque de connaissance et abstenez-vous d’agir, plutôt que de vous dissimuler derrière un savoir de façade et d’agir à tort et à travers. Restez tranquille et ne révélez pas votre intention. Les nuages et le tonnerre annoncent la naissance (ou la difficulté du commencement) ».

Dans cet énoncé du stratagème, la fermeté (Yang) et la souplesse (Yin) sont entrelacées à la naissance (appelée aussi la difficulté du commencement) comme quand on aborde une confrontation d’idées ou d’arguments. C’est ce moment où les nuages et le tonnerre accumulent leur énergie en attendant le moment propice pour déclencher l’orage.

Stupidité signifie ici « bêtise », alors que « se montrer inconséquent » signifie être fou, et donc « ne pas être inconséquent » signifie faire preuve de bon sens.

C’est donc en faisant preuve de bon sens, et en exerçant tout son talent en se parant des attributs de la bêtise, que ce stratagème est mis en œuvre. Comme le commente Hiroshi Moriya, «la clé du succès réside dans la qualité de la performance de la personne qui feint la stupidité ».

On peut aussi trouver dans ce stratagème un art d'écouter, sans jugement, les paroles et arguments de notre interlocuteur, pour être capable de répondre et de poursuivre la conversation sans agression., pour se donner l'énergie nécessaire, et non "agir à tort et à travers". Une bonne façon d'utiliser nos oreilles de girafe.

Preuve supplémentaire que les 36 stratagèmes, c’est aussi du travail pour préparer l’énergie des nuages et du tonnerre avant de déclencher l’orage.

Au travail.


Traîner sa vie ou être rebelle ?

ForêtDans le haut moyen âge, on disait que le proscrit norvégien avait « recours aux forêt », pour signifier qu’il s’y réfugiait et y vivait librement, mais qu’il pouvait être abattu par quiconque le rencontrait. C’est cette figure du « waldgänger » que Ernst Jünger utilise dans son traité traduit par « Traité du rebelle » (le waldgänger est devenu le rebelle).

Ce rebelle dont il est question, c’est celui qui résiste à ce qui semble être la pensée dominante de tous, et qui prend le risque de tenter d’autres chemins. C’est celui qui refuse le confort de rester dans le rang pour oser s’en écarter. Voilà un petit livre, écrit en 1951, qui garde toute son actualité et sa valeur intemporelle pour aujourd’hui. Car il n’est pas nécessaire de vivre dans un régime totalitaire pour sentir l’oppression de se sentir embarqué malgré soi dans une voie, une carrière, une entreprise, une stratégie, un mode de vie, qui ne nous convient pas, comme une impression de « traîner sa vie ». Et pour être ce rebelle, il suffit d’un « frôlement ».Citons Ernst Jünger : « Un homme qui traîne sa vie, sinon dans le désert, du moins dans une zone de végétation chétive, par exemple dans un centre industriel, et qui tout d’un coup perçoit un reflet, un frôlement des puissances infinies de l’être – un tel homme commence à soupçonner qu’il lui manque quelque chose : condition préliminaire à sa quête ».

Et pour cela, « l’intelligence doit commencer par couper les câbles, afin que naisse le mouvement. Le difficile, ce sont les débuts : le champ s’élargit ensuite à l’infini ».

Car il n’est pas facile de se bouger d’un confort matériel, même si on ressent bien qu’il « manque quelque chose ». Mais, pour reprendre Ernst Jünger, « Tout confort se paie. La condition d’animal domestique entraîne celle de bête de boucherie ».

Ce qui empêche, c’est bien sûr la peur, car c’est de cette peur que le temps passé se nourrit. «  Toute crainte, sous quelque forme dérivée qu’elle se manifeste, est au fond crainte de la mort. Si l’homme réussit à gagner sur elle du terrain, sa liberté se fera sentir en tout autre domaine régi par la crainte. Il renversera dès lors les géants, dont l’arme est la terreur ».

Le rebelle doit donc résister face au « système », car « tous les systèmes visent à endiguer le flux métaphysique, à dompter et à dresser l’être selon les normes de la collectivité. Là même où Léviathan ne peut se passer de courage, comme sur les champs de bataille, il s’emploie à donner au combattant l’illusion d’une seconde menace, plus forte que le danger, et qui le maintient à son poste. Dans de tels Etats, on s’en remet finalement à la police ». Oui, le texte de Jünger est aussi un refus individualiste, un peu anarchisant, de l’Etat Léviathan qui veut tout contrôler à notre insu.

Alors, cette forêt à laquelle a recours ce rebelle, c’est le symbole de ce refuge, point de passage vers l’action. «  Ce n’est sans doute nullement par hasard que tout ce qui nous enchaîne au souci temporel se détache de nous avec tant de force, dès que le regard se tourne vers les fleurs, les arbres, et se laisse captiver par leur magie ».

Mais « le même bienfait se cherche en d’autres lieux – des grottes, des labyrinthes, des déserts où demeure le Tentateur. Tout est résidence d’une vie robuste, pour qui en devine les symboles ».

Cet essai est donc aussi une source de réflexion et de courage pour « ceux qui aspirent à fuir les déserts des systèmes rationalistes et matérialistes, mais sont encore captifs de leur dialectique ».Ernst Jünger prévient, «on ne peut donner de recettes ».

C’est à celui qu’il appelle « l’homme libre » de découvrir ses ressources. Car ces rebelles sont, pour Ernst Jünger, une élite minoritaire seule capable d’entraîner les autres, ou pas, comme des éclaireurs, en montrant de nouveaux chemins pour nous faire choisir de respirer l’air pur des forêts.

Etonnamment, ce texte n’est plus édité aujourd’hui en France ; on le trouve seulement d’occasion à des prix de rareté.

Encore un motif de rébellion ?


Histoire ou géographie : les regrets d'Achille

AchilleLe Figaro a organisé récemment un débat, ou plutôt un dialogue, entre Régis Debray et Sylvain Tesson. A cette occasion est évoquée une opposition entre l’histoire et la géographie.

De quoi s’agit-il ?

Régis Debray, c’est l’histoire, c’est-à-dire, comme il le dit lui-même, cette volonté d’exercer une influence sur le mouvement du monde. C’est le propre de l’homo historicus, « celui qui attend toujours quelque chose, mais quelque chose qui le plus souvent fait faux bond ».

Et puis il y a l’homo spectator, « qui, lui n’attend rien et qui regarde. Il fait des relevés, des croquis, il laisse tomber les généralités et les majuscules, il se réconcilie avec les minuscules ».

Oui, la géographie, c’est Sylvain Tesson, l’auteur de « la panthère des neiges », Prix Renaudot 2019.  

Comme il le dit dans ce dialogue, l’option historique, c’est la volonté de peser sur le temps, de fuir le temps en laissant quelque chose, « construire une cathédrale, cultiver son champ de blé, faire des enfants, remplir une bibliothèque de ses propres livres, laisser une statue à son effigie, produire un corpus, des lois, une politique, ou conduire la révolution des institutions ». Lui, Sylvain Tesson, a choisi une autre solution : « c’est l’usage du monde. C’est choisir non pas de s’inscrire dans le Temps (puisque de toute façon rien ne survivra), mais de capter les chatoiements, les bonheurs de la vie. De rafler, de moissonner ce qu’on peut. D’accumuler des sensations et des souvenirs plutôt que des lauriers, des expériences plutôt que des récompenses ».

Dans cette opposition entre l’histoire et la géographie, on identifie ( encore une expression de Sylvain Tesson) « ceux qui ont vécu leur vie, et ceux qui ne vivent que leurs idées ». Et toute la question est : « Est-ce qu’on veut changer le monde ou le contempler ? ». C’est la question du 9ème chant de L’Odyssée. Comme le rappelle Sylvain Tesson, « Quand Ulysse descend aux enfers et rencontre Achille, il lui dit « tu dois être heureux, tu es le plus glorieux des Grecs. Tu es passé à la postérité ». Achille lui répond « non, j’aurais préféré être le berger qui jouit de la lumière du matin, au seuil de la cabane ».

La vérité d’Achille, c’est que la postérité ne sert à rien ; « il aurait mieux fait de jouir du réel que d’essayer de rester dans les mémoires ».

C’est pourquoi Sylvain Tesson préfère « ceux qui savent user d’une clé à molette » à « ceux ne savent user que d’une clé USB ».

Peut-être peut-on trouver une forme hybride un peu histoire, et un peu géographie. Mais l’on peut retrouver cette distinction aussi dans les comportements de nos managers et dirigeants de nos entreprises.

Ceux qui ont de grandes idées, une ambition, un « mission statement », comme on disait dans les années 90, maintenant on parle de « purpose », ou de « raison d’être ». Et puis ceux qui restent toujours au plus près du réel, de la vraie vie et de cette clé à molette. On comprend, à lire le dialogue entre Régis Debray et Sylvain Tesson, les excès des deux attitudes, et on aimerait bien les concilier, selon les circonstances.

Le visionnaire risque toujours, dans sa recherche de l’absolu, de se casser les dents sur les choses. C’est en se frottant au réel, on appellera ça le « design thinking » peut-être dans les milieux managériaux, que l’on peut puiser de quoi nourrir nos ambitions de révolution, ou de transformation.

Mais c’est aussi un message pour les entrepreneurs, car pour eux, s’intéresser à la géographie, c’est aller au-delà d’une conception des clients par catégories anonymes, mais au contraire, de rechercher la compréhension des clients individu par individu. C’est faire comme Sylvain Tesson qui, lui, ne croit pas qu’il y ait « les pauvres », « le peuple », « les riches », « les bons », « les méchants », « les slaves », « les sociaux-démocrates », et qui avoue : « je ne crois strictement qu’aux individus ».

Alors, histoire ou géographie ? Veut-on être ce plus glorieux des Grecs, ou ce berger qui jouit de la lumière, comme le regrette Achille.

A chacun son Odyssée.


Mission et symbole

LeonardIl est entrepreneur, dirigeant d’entreprise, et sa passion c’est la philosophie, transmise par un professeur de Terminale dont il parle encore avec admiration.

Et il va chercher dans les textes des philosophes de quoi réfléchir et orienter ses comportements face aux vicissitudes du métier de chef d’entreprise et de manager. A chaque situation, il se réfère à un philosophe, comme à un guide spirituel. Il en a écrit un livre.

Il a entrepris de transformer son entreprise en « entreprise à mission », avec sa « raison d’être ».On comprend qu’il y croit vraiment, donnant à sa vision de l’entreprise la recherche de l’accomplissement perpétuel d’une mission.

A cette occasion, il évoque Simone Weil, qu’il considère comme un précurseur de la notion d’entreprise à mission. Il en parle tellement bien qu’il donne envie de lire ou relire Simone Weil, dont j’ai déjà parlé ICI et ICI. Voilà l’occasion d’y revenir grâce à cette rencontre. Le hasard n’existe pas.

Simone Weil, c’est cette philosophe (1909 – 1943), morte à 34 ans de la tuberculose, élève de l’Ecole normale supérieure, agrégée de philosophie en 1931, qui décide de connaître de l’intérieur la vie ouvrière, en se faisant embaucher dans une usine Alsthom, puis Renault, dont elle décrira l’expérience dans son ouvrage et journal, « la condition ouvrière ».

C’est à partir de cette expérience concrète du travail ouvrier, et de ce qu’elle appelle l’usage industriel des hommes, qu’elle construit sa conception de la modernité et de qu’elle devrait être.

Elle conçoit une civilisation idéale fondée sur la spiritualisation du travail, où le travail serait un moyen d’exercer et de faire croître notre sagesse et notre intelligence du monde.

Pour donner du sens au travail, Simone Weil voit trois conditions :

  • Comprendre les tenants et aboutissants du travail, en réaction à une vision trop fragmentée et tayloriste du travail à la chaîne,
  • Obéir à quelque chose qui nous dépasse. On dirait aujourd’hui une raison d’être peut-être.
  • Comprendre son impact, et non le réduire à une vision financière de la rémunération qu’il procure.

Car la travail, tel que le conçoit Simone Weil, ne correspond pas à une forme d’entreprise « libérée » sans hiérarchie. Elle considère notamment dans son livre « L’enracinement », que la hiérarchie est un besoin vital de l’âme humaine. Mais pas n’importe quelle hiérarchie. Là encore, deux conditions :

  • Que la subordination au chef dans l’entreprise puisse se référer à la réalisation d’une œuvre commune, qui tout à la fois la justifie et la limite. Cette subordination, caractéristique du salariat d’un point de vue juridique, ne s’entend donc pas d’un rapport duel, type dominant/dominé, mais s’impose aussi bien aux chefs qu’aux subordonnés.
  • Que cette œuvre commune soit proprement humaine, c’est-à-dire qu’elle réponde à des besoins légitimes et que sa réalisation fasse place à l’initiative, l’intelligence et la responsabilité de tous ceux qui y concourent.

Cela correspond à une vision de l’entreprise comme un ordre ternaire, à trois dimensions, où les relations de pouvoir entre les hommes se réfèrent à des lois qui les transcendent.

Citons Simone Weil dans « L’enracinement » :

«  La hiérarchie est un besoin vital de l’âme humaine. Elle est constituée par une certaine vénération, un certain dévouement à l’égard des supérieurs, considérés non pas dans leurs personnes ni dans le pouvoir qu’ils exercent, mais comme des symboles. Ce dont ils sont les symboles, c’est ce domaine qui se trouve au-dessus de tout homme et dont l’expression en ce monde est constituée par les obligations de chaque homme envers ses semblables. Une véritable hiérarchie suppose que les supérieurs aient conscience de cette fonction de symbole et sachent qu’elle est l’unique objet légitime du dévouement de leurs subordonnés. La vraie hiérarchie a pour effet d’amener chacun à s’installer moralement dans la place qu’il occupe ».

De quoi reconsidérer les relations de pouvoir dans l’entreprise pour les dirigeants un peu philosophes.


Sphinge

SymbolesssC’est le nom de la « science » qui étudie les mythes, on l’appelle la mythologie. On peut voir dans la mythologie grecque et romaine une collection de belles histoires, comme des contes, avec des dieux, des héros, des hommes et des demi-dieux, des animaux fantastiques que l’on combat, sans y rechercher d’explications.

Mais la mythologie est aussi porteuse de messages, de révélations sur la destinée humaine. On y voit alors « l’explication de l’inexplicable, l’apparition de la lumière, l’obscurité devenue parole », comme le soulignent Laure de Chantal et Jean-Louis Poirier dans l’introduction de leur « Bibliothèque mythologique idéale » (Les Belles Lettres).

En y cherchant des explications et des leçons, on trouve alors dans les récits mythologiques des enseignements fondamentaux qui, à travers les généalogies des dieux et leurs aventures, nous font découvrir des révélations sur les commencements du monde ou le destin final de l’âme humaine. Ils en deviennent alors des textes sacrés.

Et la mythologie devient aussi un guide pour orienter l’action, le développement, et pourquoi pas la stratégie de nos entreprises et des leaders.

Un des mythes qui a inspiré de nombreux analystes et commentateurs est le mythe d’Œdipe, et parmi les commentateurs, Annick de Souzenelle, notamment dans son ouvrage « Œdipe intérieur ».

Elle apporte une lecture originale du mythe, connu surtout à travers les pièces de Sophocle.

Parmi les épisodes de ce mythe, celui de la rencontre d’Œdipe avec la Sphinge.

Resituons d’abord le contexte du récit.

Œdipe, c’est le fils de Laïos et Jocaste, à qui la Pythie de Delphes a prédit que «Œdipe tuera son père, épousera sa mère, et plongera sa famille dans le deuil et le sang ».Pour éviter cette prédiction, les parents déterminent de se débarrasser de ce fils, et le pendent par les pieds, préalablement transpercés et traversés par une corde. Mais Œdipe est sauvé et recueilli par des bergers, qui en font don au roi Polybos et à la reine Periboea, qui l’élèvent comme leur fils. Mais Œdipe va aussi aller consulter la Pythie de Delphes, qui, lui prédit également que « Œdipe tuera son père et épousera sa mère ». Effrayé, et pensant qu’il s’agit du roi et de la reine ,qu’il aime beaucoup, Œdipe s’enfuit.

C’est sur le chemin étroit, alors qu’il s’éloigne de Delphes, qu’il croise un char circulant en sens inverse. Une altercation se produit avec l’homme sur le char, qui lui demande de s’écarter. Œdipe refuse, le char lui roule sur le pied (déjà bien fragile depuis la pendaison). En réplique, Œdipe tue le cocher et l’homme du char. On l’a compris, cet homme c’est le roi Laïos (son père, ce qu’il ignore, bien sûr), qui précisément revenait de Thèbes, la ville dont il est le roi, pour aller consulter la Pythie à Delphes et lui demander comment se débarrasser d’un monstre redoutable, une Sphinge, qui menace la ville et étrangle et dévore tous les passants qui se révèlent incapables de répondre à l’énigme qu’elle pose. Le nom de Sphinge signifie « «étrangleur « (étymologie du mot « Sphinx » : sphiggo=serrer).

Œdipe, se rendant donc à Thèbes, apprend la mort du roi, et la promesse que vient de faire la reine Jocaste d’épouser celui qui débarrasserait le pays de la Sphinge, et ainsi de l’élever à une dimension royale. Œdipe rencontre la Sphinge, résout l’énigme, et la Sphinge se jette du haut du rocher. Et Œdipe épouse Jocaste, sa mère. La prédiction est réalisée.

Annick de Souzenelle voit dans cet épisode, et toute l’aventure d’Œdipe, un besoin de dépassement de soi, et l’éveil d’une véritable identité.

Le char d’abord : C’est « un aspect de lui-même, de son corps particulièrement ainsi que de son ego ».Ce char est « tiré par les chevaux de sa libido et monté par l’esprit qui jusqu’ici a été le sien, hérité de ses ancêtres gauchers et boiteux dont il ne peut se libérer tant qu’il n’est pas entré en contact conscient avec lui-même ». Mais, en allant dans le sens contraire du char, Œdipe « entre en contradiction avec l’ancienne part de lui-même héritée de ses ancêtres ». En tuant le cocher et Laïos, il tue en lui-même « le vieil homme ». C’est le premier face-à-face.

Pensons à ces entrepreneurs, à ceux qui veulent se lancer dans une nouvelle aventure, à ce leader qui pressent qu’une nouvelle stratégie est nécessaire, à cette personne qui veut tout simplement changer : quel char ont-ils rencontrés en face-à-face, comme Œdipe, pour tuer le vieil homme et aller à la rencontre de « l’homme nouveau » ?

En suivant Œdipe, nous rencontrons le deuxième face-à-face, le face-à-face avec le monstre. Là encore, Annick de Souzenelle nous aide à décrypter le mythe. Ce second face-à-face, c’est celui avec le monstre, la Sphinge. Et là le symbole est très fort. Car ce monstre à quatre formes est un animal aux pieds de taureau, au tronc de lion, aux ailes d’aigle et au visage d’homme.

Annick de Souzenelle fait remarquer que dans les mystères chrétiens, ces mêmes figures correspondent aux quatre évangélistes, du fait des premières phrases de leurs évangiles : saint Luc au taureau ; saint Marc au lion ; saint Jean à l’aigle ; saint Matthieu à l’homme. On retrouve ces figures dans de nombreuses sculptures ou mosaïques d’édifices religieux chrétiens.

Concernant Œdipe et son besoin de dépassement de soi, le monstre qu’il rencontre dans ce deuxième face-à-face, cette Sphinge (féminin car son visage est féminin), est le symbole des étapes progressives de l’Homme durant sa vie.

Le taureau, c’est le symbole de l’enfance et de l’adolescence (la fertilité et la puissance physique), c’est la zone qui va des pieds jusqu’aux hanches. C’est l’étape de la purification par l’eau, étape nécessaire pour entrer dans une véritable dimension d’Homme. Le lion correspond à l’âge adulte, zone qui va des hanches aux épaules. Au niveau des épaules correspond la « Porte des dieux », c’est l’étape de la purification par le feu (« l’épreuve du feu »).  L’aigle, c’est celui qui conduit l’Homme dans son passage de la « Porte des dieux », qui lui permet d’acquérir la « Vision totale ». Enfin le visage humain est celui que nous portons sur nos épaules et qui change au fur et à mesure de notre « dynamique de vie ».

Cette monstrueuse rencontre, symboliquement, c’est donc « l’objectivation des énergies potentielles qui nous sont données dès la naissance en vue de notre construction ; elles nous paraissent terrifiantes tant que nous ne les avons pas intégrées, mais divines lorsqu’elles sont devenues nôtres ».

Cette Sphinge que rencontre Œdipe, c’est « l’autre côté » d’Œdipe dans ce deuxième face-à-face. Et ainsi Œdipe va entrer dans Thèbes, dont il va devenir le roi en épousant Jocaste, « muni de tous les dons ». Cette fois, ce n’est pas en tuant qu’il acquière ces dons, mais en utilisant son intelligence pour résoudre l’énigme.

Ce mythe d’Œdipe, interprété par Annick de Souzenelle, est un signe pour tous ceux, aujourd’hui, qui sont en recherche de nouvel élan, de nouvelle ambition, ou juste de sens.

De quoi rencontrer et dialoguer avec notre taureau, notre lion, notre aigle et notre figure humaine.