Deux libertés : laquelle choisir ?

LiberteADans la liste de ses auteurs fétiches de la liberté que Mario Vargas Llosa invoque dans son livre « L’appel de la tribu » figure Sir Isaiah Berlin.

Je connaissais Isaiah Berlin pour cette comparaison du renard et du hérisson (Le renard connaît beaucoup de choses, mais le hérisson en connaît une seule grande). C’est une formule qu’il reprend du poète grec Archiloque, en l’utilisant pour évoquer deux types d’artistes et d’êtres humains en général. Comparaison reprise par Jim Collins à propos du management, dont j’ai parlé ICI. Ainsi que dans un opus consacré à la stratégie du renard, par Chantell Ilbury et Clem Sunter (ICI).

Mario Vargas Llosa évoque aussi une autre formule d’Isaiah Berlin, celle des « deux libertés ».

Le concept « négatif » de la liberté c’est celui qui nie ou limite la contrainte. On est plus libre dans la mesure où l’on trouve moins d’obstacles pour décider de sa vie comme bon vous chante. Comme le formule Mario Vargas Llosa, « Tant que sera moindre l’autorité exercée sur ma conduite, tant que celle-ci pourra être déterminée de façon plus autonome par mes propres motivations – mes besoins, mes ambitions, mes fantaisies personnelles – sans interférences de volontés étrangères, plus libre je serai ».

Une tribune d’Aurélie Jean et de Erwan Le Noan dans Le Figaro du 23 avril reprend ce même concept : « On devient libéral en doutant des choix subis, en défiant les vérités imposées : tous les individus étant égaux, personne n’a le droit de choisir votre vie à votre place sans votre consentement explicite ». « Le libéral refuse les états de fait, il conteste les vérités imposées, il renie les réflexes qui obstruent la pensée. Il s’inquiète, il s’interroge, il doute jusqu’à se forger une conviction intime, conscient qu’elle n’est pas nécessairement partagée ».

Cette conception de la liberté est pour Isaiah Berlin et Mario Vargas Llosa « un concept qui part du principe que la souveraineté de l’individu doit être respectée parce qu’elle est, en dernière instance, à l’origine de la créativité humaine, du développement intellectuel et artistique, du progrès scientifique ».

Mais alors, qu’est-ce que cette autre liberté évoquée par Isaiah Berlin comme « positive » ?

Cette « liberté » qui n’en est pas vraiment une, c’est celle qui veut s’emparer de l’autorité, et l’exercer.

Elle se fonde sur l’idée que la possibilité qu’a chaque individu de décider de son destin est soumise dans une large mesure à des causes sociales étrangères à sa volonté : « Comment un analphabète pourrait-il jouir de la liberté de la presse ? A quoi sert la liberté de voyager pour celui qui vit dans la misère ? Est-ce que la liberté de travailler signifie la même chose pour un chef d’entreprise que pour un chômeur ? ».

On comprend comment cette conception de la liberté peut tourner : « Toutes les idéologies et les croyances totalisatrices, finalistes, convaincues qu’il existe un but ultime et unique pour une collectivité donnée – une nation, une race, une classe, ou l’humanité entière – partagent ce concept de la liberté ».

C’est sur ce concept qu’existe ce qu’on appelle la conscience sociale, considérant que les inégalités économiques, sociales et culturelles sont un mal corrigible et qu’elles peuvent et doivent être combattues. C’est grâce à ce concept que, comme le souligne Mario Vargas Llosa, les notions de solidarité humaine de responsabilité sociale et l’idée de justice se sont enrichies et répandues. C’est aussi ce qui a permis de freiner ou abolir des iniquités telles que l’esclavage, le racisme, la servitude ou la discrimination.

Mais c’est aussi grâce à ce concept que « Hitler, Staline et les frères Castro pouvaient, sans trop exagérer, dire que leurs régimes respectifs établissaient la véritable liberté (la « positive ») dans leurs domaines ».

C’est aussi là-dessus que se fondent toutes les utopies sociales, partant de la conviction que « dans chaque personne il y a, outre l’individu particulier et distinct, quelque chose de plus important, un « moi » social identique, qui aspire à réaliser un idéal collectif, solidaire, qui deviendra réalité dans un avenir donné et auquel doit être sacrifié tout ce qui l’entrave et lui fait obstacle, par exemple, ces cas particuliers qui constituent une menace pour l’harmonie et l’homogénéité sociale ».

Et c’est précisément au nom de cette vision de la liberté, de « cette société utopique future, celle de la race élue triomphante, la société sans classes et sans Etat ou la cité des bienheureux éternels », que des guerres ont été menées, que des camps de concentration ont été établis, que des millions d’êtres humains ont été exterminés, permettant d’éliminer toute forme de dissidence critique.

Ces deux notions de la liberté se repoussent réciproquement, et l’on peut adhérer à l’une ou à l’autre. Isaiah Berlin les qualifie de « vérités contradictoires » ou de « buts incompatibles ». On peut en effet, sans tomber dans l’excès, trouver tout un tas d’arguments pour défendre l’une ou l’autre.

En pratique, Mario Vargas Llosa considère que l’idéal serait de trouver un compromis entre ces deux libertés.

Et il conclue de manière optimiste : « Les sociétés qui y sont parvenues sont celles qui ont atteint des niveaux de vie plus dignes et plus justes (ou moins indignes et moins injustes). Mais ce compromis est quelque chose de très difficile et il sera toujours précaire ».

Et Isaiah Berlin d’en conclure, lui, que ces deux visions de la liberté sont « deux attitudes profondément divergentes et inconciliables sur les fins de la vie humaine ».

Alors, quelle liberté choisirons nous ?


Le roman contre l’angoisse de l’incertitude du monde

RomanDans son Olympe libéral, « L’appel de la tribu », Mario Vargas Llosa consacre un chapitre à un auteur que je n’avais jamais lu, Sir Karl Popper (1902 – 1994).

Mario Vargas Llosa dit le tenir pour « le penseur le plus important de notre époque, que j’ai passé une bonne partie des trente dernières années à le lire et à l’étudier et que, si l’on me demandait de signaler le livre de philosophie politique le plus fécond en enrichissant du XXème siècle, je n’hésiterais pas une seconde à choisir « La société ouverte et ses ennemis ». ».

Ah oui !

C’est un livre qui date de 1945, et dont Mario Vargas Llosa dit que, sans Hitler et les nazis, Karl Popper ne l’aurait jamais écrit.

Mais de quoi parle donc un tel monument ?

« Il s’agit d’une description fouillée et d’un formidable plaidoyer contre la tradition qu’il appelle « historiciste », commencée avec Platon, renouvelée au XIXème siècle et enrichie avec Hegel et que Marx porte au pinacle. Popper voit au cœur de ce courant, matrice de tous les autoritarismes, une peur panique inconsciente de la responsabilité que la liberté impose à l’individu, lequel tend pour cela à sacrifier celle-ci pour se dégager de celle-là. D’où ce désir nostalgique de retourner au monde collectiviste, tribal, à la société immobile et sans changements, à l’irrationalisme de la pensée magico-religieuse antérieure à la naissance de l’individu, qui s’est émancipé du placenta grégaire de la tribu et a rompu avec son immobilisme grâce au commerce, au développement de la raison et à la pratique de la liberté ».

C’est Karl Popper qui dénonce cet appel de la tribu qui donne son titre au livre de Mario Vargas Llosa : « L’appel de la tribu, l’attraction de cette forme d’existence où l’individu, asservi à une religion, à une doctrine où un chef qui assume la responsabilité de répondre pour lui à tous les problèmes, refuse le dur engagement de la liberté et de sa souveraineté d’être rationnel, touche à l’évidence la corde sensible du cœur humain ».

Celui que Karl Popper qualifie d’« historiciste », c’est celui qui croît que l’histoire des hommes est écrite avant de se faire, que l’histoire a un sens secret qui lui donne une coordination logique et l’ordonne à la façon d’un puzzle. A l’inverse de celui qui conçoit la vie comme une création permanente.

Cette façon de croire qu’il existe un sens et une histoire écrite est pour celui qui en est la victime une réponse à cette angoisse de ne plus maîtrise l’avenir, et tente de se raccrocher à quelque chose qui le dépasse et qu’il pourra suivre en abandonnant sa liberté. Ce peut être la religion, mais aussi le communisme, ou toute autre doctrine.

Cela fait penser à Mario Vargas Llosa au rôle du roman, vu comme une « organisation arbitraire de la réalité humaine qui défend les hommes contre l’angoisse produite chez eux par l’intuition du monde et de la vie comme un vaste désordre ».

Ce qui lui suggère une réflexion historique sur le roman : « Ce n’est pas un hasard si le roman atteint son apogée dans les périodes qui précèdent les grandes convulsions historiques, si les temps les plus féconds pour la fiction sont ceux de la faillite ou de l’écroulement des certitudes collectives – la foi religieuse ou politique, les consensus sociaux et idéologiques – car c’est alors que tout un chacun se sent perdu, sans un sol solide sous ses pieds, et cherche dans la fiction – dans l’ordre et la cohérence du monde fictif – un refuge contre la dispersion et la confusion, cette grande incertitude, cette somme d(inconnues que la vie est devenue pour lui ».

Le roman et la fiction seraient ils des remèdes à l'angoisse de  l’incertitude du monde ?

C'est le moment de lire des romans en ce moment alors ?


Syndrome d'utopie

UtopiePour changer le monde, sauver la planète, éliminer les inégalités, supprimer la pauvreté, les idées ne manquent pas, et la littérature est abondante, ainsi que les déclarations de politiques exaltés.

Rien de dangereux, sauf quand cela devient une sorte de maladie mentale, celle qui atteint ceux qui sont tellement convaincus d’avoir trouvé (ou même simplement de pouvoir trouver) la solution définitive et totale, et se consacrent à en convaincre les autres, de manière parfois agressive. 

C’est ce que Paul Watzlawick et l’école de Palo-Alto ont identifié dès les années 70 comme ce qu’ils ont appelé le « syndrome d’Utopie ». C’est une maladie car celui qui en est atteint souffre précisément de cette quête sans fin qui l’obsède d’une solution définitive et parfaite à des problèmes du monde et de la société, solution qui par nature n’existe pas.

Une des formes de ce syndrome d’Utopie analysée par Watzlawick est ce qu’il appelle la forme « projective » : elle est constituée par une attitude de rigueur morale reposant sur la conviction d’avoir trouvé la vérité. En général, cela s’approche d’une construction imaginaire d’une société idéale conçue sans trop réfléchir au changement « réel » qui permettrait de passer de l’état existant et critiquable à l’état imaginé. A ce titre, elle peut viser, par la mobilisation des imaginaires, à faire advenir ce qu’elle prédit par le fait de le prédire. C’est ce que l’on pratique encore parfois dans les entreprises avec la réalisation et la formalisation de ce qu’on a appelé les « projets d’entreprise », avec plus ou moins de bonheur.

Mais dans une forme plus dangereuse, ce syndrome d’utopie projective devient une mission pour celui qui est sûr de détenir la vérité pour changer le monde, mission de transformer le monde en convertissant les autres. Son idée est de persuader avec l’espoir que la vérité qu’il détient, une fois rendue sensible, apparaîtra forcément à tous les hommes de bonne volonté.

Et donc, conclusion logique, et c’est là qu’est le drame, ceux qui ne veulent pas se convertir, ou même refusent d’écouter, sont obligatoirement de mauvaise foi. Au point qu’il devient nécessaire, pour le bien de l’humanité, de les détruire. Car ceux qui ont tort, et ne s’en rendent pas compte, ce sont toujours les autres, ou la société.

Toujours dans ces situations, les prémisses sur lesquels le syndrome d’utopie se fonde sont considérées comme plus réelles que la réalité : si je veux ordonner le monde selon mon idéal et que ça ne marche pas, je ne vais pas réexaminer mon idéal, mais accuser l’extérieur, ou la société. Watzlawick cite par exemple les maoïstes et les marxistes qui expliquaient que si la société soviétique n’avait pas réussi à créer la société idéale sans classe, c’était parce que la pure doctrine était tombée dans des mains impures, et non parce que, peut-être, le marxisme pourrait contenir quelque chose de fondamentalement faux.

On pourrait voir le même phénomène, toujours d’actualité, où, pour résoudre un problème dans nos services publics, que l’on ne trouve pas conformes à notre idéal, il faut « plus d’argent » et « plus de moyens », ou « un plus grand projet ».

Ce que Watzlawick résume en « plus de la même chose ».

Pour mieux comprendre les affres et conflits intérieurs de ceux qui veulent sauver la planète ou sauver le monde, ou toute autre cause idéale, en détruisant ceux qui n’ont pas les mêmes « vérités », la lecture ou relecture de Watzlawick peut être salutaire, car il ne semble pas que ce syndrome d’utopie et ses manifestations parfois violentes envers les autres ait véritablement disparu.

L’intelligence collective a encore du chemin à faire pour empêcher les conséquences négatives de ce syndrome.


Nostalgie mon amour

Mylene22La nostalgie, comme une idéalisation du passé, a été longtemps perçue comme négative entre le XVIIIème et le XXème siècle. Elle était même considérée comme une forme de dépression de celui qui n’arrivait pas à vivre le présent, et encore moins l’avenir.

Et puis, aujourd’hui, elle est plutôt considérée positivement par les psychologues, étant associée à des souvenirs agréables. C’est la vision de Katharina Niemeyer, chercheuse à l’université du Québec et auteur de « Nostalgies contemporaines. Médias, cultures et technologies » (2021), qui était interrogée dans Le Monde début septembre.

Pour elle ,la nostalgie peut ouvrir des perspectives nouvelles sur le passé, et être réflexive et prospective. Cela consiste à mobiliser des éléments du passé pour un meilleur présent et avenir en évitant de tomber dans une idéalisation sans nuance.

C’est un peu l’impression que donne peut-être en ce moment l’ambiance des concerts de Mylène Farmer au Stade de France (oui, j'y étais moi aussi). Oui, les chansons sont celles des jeunes années d’un public qui a, pour certains, comme la chanteuse, vieilli, mais qui reste comme envoûté par ces refrains de la « génération désenchantée », repris a capella par tous, et Mylène aux anges. Et même les plus jeunes, oui, il y en a quand même, y chantent à l'unisson.

Et les plus chanceux, ceux des premiers rangs, arrivés sur place avant tout le monde, voire ayant couché sur place dans des tentes, ont apporté un doudou, une peluche, qu’ils auront l’immense plaisir de voir ramassé sur scène par la star. Ah, ces doudous, comme ceux de notre enfance, que Mylène serrera contre son cœur. C’est trop beau !

Car, oui, cette nostalgie, c’est aussi cette communion avec une star qui a traversé le temps, mais qui nous rappelle tout ce temps passé dans lequel on se croit encore. « Je, Je, suis libertine », « sans contrefaçon, je suis un garçon, et pour un empire, je ne veux me dévêtir », on le reprend tous en cœur.

Cette nostalgie d’aujourd’hui, c’est aussi une façon de naviguer entre le passé, le présent et le futur, se servir de belles histoires pour entrevoir l’avenir avec optimisme. 

Ce qui est impressionnant c’est que cette nostalgie des années 80 et 90 de ces chansons touche aussi des jeunes générations, aussi présentes dans ces concerts, alors qu’elles ne les ont pas vécues. Citons Katharina Niemeyer : « S’imaginer vivre à une autre époque ou encore mobiliser les styles et formes d’antan est depuis toujours une possible source d’inspiration ». Car « on peut être nostalgique d’une époque que l’on n’a pas vécue sans pour autant vouloir son retour effectif ».

Pourtant, tout n’était pas si merveilleux dans les années 80 et 90, mais, toujours selon Katharine Niemeyer, « Le réel n’est jamais une donnée brute, nous le construisons cognitivement, culturellement, socialement et historiquement, et la remédiation du passé en fait partie. Il s’agit de fragments sélectionnés qui remontent à la surface et qui sont parfois idéalisés, euphémisés, mais parfois aussi de véritables sources pour un potentiel changement dans le présent ».

Voilà de quoi faire des concerts de Mylène Farmer des sources d’optimisme et de potentiel de changement pour le présent.

Car, on le sait, « Qu’on soit des filles de cocktail, belles, qu’on soit des filles des fleurs de poubelle, toutes les mêmes…On a besoin d’amour, un amour XXL »

Vive l’amour !


Beau et droit : Qui nous sauvera ?

ArbresssQu’est-ce qui va nous permettre de devenir meilleurs ?

C’était le sujet d’un dossier de « Philosophie Magazine » cet été.

Le progrès, c’est la grande idée des Lumières, au XVIIIème siècle, qui fait du progrès un horizon collectif de l’humanité. Martin Legros, dans ce dossier, rappelle l’image de la forêt d’Emmanuel Kant, dans « Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolite » (1784) : « Individuellement, l’homme est un bois tordu, obnubilé par des intérêts égoïstes, l’ambition, la domination et la cupidité, qui le poussent à faire un usage débridé de sa liberté. On ne peut tailler des poutres droites avec ce matériau-là. Cependant, grâce à l’éducation et à la pression sociale, il peut être incité à développer ses dispositions naturelles au bénéfice de tous ». Citons Kant lui-même : « Ainsi dans une forêt, les arbres, du fait même que chacun essaie de ravir à l’autre l’air et le soleil, s’efforcent à l’envi de se dépasser les uns les autres, et par suite, ils poussent beaux et droits. Mais au contraire, ceux qui lancent en liberté leurs branches à leur gré, à l’écart d’autres arbres, poussent rabougris et tordus et courbés ».

Alors, pour pousser beaux et droits, que faire aujourd’hui ?

Pour Sam Altman, fondateur d’OpenAI, inventeur de ChatGPT, c’est l’intelligence artificielle qui va nous sauver. C’est le sujet d’un article de son blog de lundi 23 septembre, qui est déjà très commenté sur le web et les réseaux sociaux.

Pour Sam Altman, nous sommes proches de la superintelligence, dans « quelques milliers de jours ». Et il nous prévient, avec avidité, tout va s’accélérer encore. Il nous annonce « l’ère de l’intelligence », qui va générer une prospérité inimaginable et résoudre des problèmes mondiaux : « nous pourrons bientôt travailler avec une IA qui nous aidera à accomplir beaucoup plus de choses que nous n'aurions jamais pu le faire sans elle ; un jour, nous pourrons tous avoir une équipe d'IA personnelle, composée d'experts virtuels dans différents domaines, qui travailleront ensemble pour créer presque tout ce que nous pourrons imaginer. Nos enfants auront des tuteurs virtuels capables de leur fournir un enseignement personnalisé dans n'importe quelle matière, dans n'importe quelle langue et à n'importe quel rythme. Nous pouvons imaginer des idées similaires pour améliorer les soins de santé, la capacité de créer tous les types de logiciels possibles et imaginables, et bien plus encore. »

L’avenir qui nous attend est formidable : « Des triomphes stupéfiants - réparer le climat, établir une colonie spatiale et découvrir toute la physique - finiront par devenir monnaie courante. Avec une intelligence presque illimitée et une énergie abondante - la capacité de générer de grandes idées et la capacité de les réaliser - nous pouvons faire beaucoup de choses. »

Il y en a quand même certains qui en doutent, considérant que « Sam Altman nous vend du rêve ». 

Avec l’idée derrière la tête de nous pousser ses logiciels, qui cherchent encore leur modèle économique. Sans parler de ceux qui le prennent carrément pour « un clown » comme les commentaires dans cet article.

Mais pour devenir meilleur, nous avons eu aussi cet été, en plein mois de juillet, une lettre surprenante, signée, eh oui, par le Pape François.

Que nous dit cette lettre ?

Elle nous parle du « rôle de la littérature dans la formation ».

Car « un bon livre devient une oasis qui nous éloigne d’autres choix qui ne nous feraient pas du bien » : pense-t-il aux écrans, aux réseaux sociaux, aux médias audiovisuels ? Sûrement : « Contrairement aux médias audiovisuels où le produit est plus complet et où la marge et le temps pour « enrichir » le récit et l’interpréter sont généralement réduits, le lecteur est beaucoup plus actif dans la lecture d’un livre. Il réécrit en quelque sorte l’œuvre, l’amplifie avec son imagination, crée un monde, utilise ses capacités, sa mémoire, ses rêves, sa propre histoire pleine de drames et de symboles ».

Et le Pape nous parle aussi de désir : « La littérature a donc à voir, d’une manière ou d’une autre, avec ce que chacun désire de la vie ». « C’est donc à cela que « sert » la littérature : à « développer » les images de la vie ».

Et plutôt que d’accélérer, le Pape aimerait nous voir ralentir : « Il est donc nécessaire et urgent de contrebalancer cette accélération et cette simplification inévitables de notre vie quotidienne en apprenant à prendre de la distance par rapport à l’immédiat, à ralentir, à contempler et à écouter. Cela peut se produire lorsqu’une personne s’arrête librement pour lire un livre ».

La littérature comme aide à la digestion : « La littérature nous aide à dire notre présence au monde, à la « digérer » et à l’assimiler en saisissant ce qui va au-delà de la surface du vécu ».

 Aussi pour briser les idoles : « La littérature aide le lecteur à briser les idoles des langages autoréférentiels faussement autosuffisants, statiquement conventionnels. (…) La parole littéraire est celle qui met en mouvement, libère et purifie le langage ».

Alors, pour pousser beaux et droits, ferons nous confiance aux prédictions de Sam Altman qui nous promet des triomphes stupéfiants, ou suffira-t-il de suivre les conseils du Pape de prendre la distance par rapport à l’immédiat grâce à la littérature.

On aimerait bien un peu des deux, peut-être…


Gaïa : plaidoyer pour le vivant

TerreVivanteParmi les conceptions de la Terre, il y en a une qui fait encore controverse, mais qui s’est imposée progressivement parmi les scientifiques. On l’a appelée « l’hypothèse Gaïa ».

De quoi s’agit-il ?

Tout démarre en 1972 par un article de James Lovelock.

James Lovelock, mort en 2022 à 103 ans, est un ingénieur et chimiste anglais, qui se rend célèbre en 1972 par ce fameux article qui introduit son concept majeur, le terme de « Gaïa ».

Gaïa, c’est le nom d’un objet nouveau, qui identifie l’entité constituée par l’ensemble des interactions entre les êtres vivants et leur environnement global. En gros la Terre est « vivante » (résumé simpliste que les « gaïens » contestent eux-mêmes, mais que James Lovelock a choisi comme titre de ses livres), et cette influence pourrait être le facteur qui régule le climat et la composition chimique de la planète pour la maintenir habitable. Comme un organisme vivant régulant sa température interne.

Selon Lovelock, la Terre est un ensemble d’êtres vivants et de matière qui se sont fabriqués ensemble, qui ne peuvent vivre séparément et dont l’homme ne saurait s’extraire. 

Bruno Latour, qui a publié un livre sur cette hypothèse Gaïa, la résume ainsi : « Les vivants ne résident pas dans un environnement, ils le façonnent. Ce que nous appelons l’environnement est le résultat de l’extension, du succès, des inventions, des apprentissages des vivants. Cela ne prouve pas que la Terre soit « vivante », mais que tout ce dont nous avons l’expérience sur Terre est l’effet imprévu, secondaire, involontaire, de l’action des organismes vivants. Il en est de l’atmosphère, des sols, de la composition chimique de l’océan, comme des termitières, ou des barrages des castors : ils ne sont pas eux-mêmes vivants, mais sans les organismes vivants il n’y aurait ni termitière ni barrage. L’idée de Gaïa n’est donc pas d’ajouter une âme au globe terrestre ou une intention aux vivants, mais de reconnaître l’ingénierie prodigieuse des vivants pour façonner leur propre monde ».

Sébastien Dutreuil, chargé de recherche au CNRS en histoire et philosophie des sciences, vient de publier une histoire passionnante de ce concept, « Gaïa, Terre vivante – histoire d’une nouvelle conception de la Terre », qui permet de vivre en direct comment évoluent les recherches et controverses entre scientifiques de disciplines diverses. On retrouve une idée chère à Edgar Morin, sur la difficulté de construire une pensée complexe quand on ne fait que juxtaposer des compétences et expertises disjointes. Les biologistes, les climatologues, les géologues, les paléontologues, et les « gaïens » ne sont pas souvent d’accord, mais ce sont ces débats et discussions qui permettent aussi de penser autrement la Terre, et de soulever de nouvelles questions, et, comme le dit James Lovelock, « Gaïa est une nouvelle manière d’organiser les faits à propos de la vie sur Terre ».

Sébastien Dutreuil résume ce qu’il appelle le cœur du programme de recherche gaïen à deux revendications méthodologiques : « Une revendication d’ »influence » : celle de la vie sur son environnement géologique doit être davantage prise en compte (par les géologues, par les biologistes) ; une revendication « système » : l’ensemble composé des vivants et de l’environnement géologique avec lequel ils interagissent doit être étudié « comme un système » (interconnecté, avec des mécanismes actifs de régulation) ».

C’est bien Gaïa qui est à l’origine de ce qu’on a appelé les sciences du système Terre (SST).

 Et l’idée s’est rapidement répandue : « L’idée que la surface de la Terre se comporte comme un système complexe ou comme un organisme, que les processus physiques, chimiques et biologiques sont interconnectés dans un seul système, l’idée que ce système est autorégulé et que la vie a un rôle actif central et, plus largement, l’idée que la vie constitue une force géologique se sont durablement installées au cours des trente dernières années dans l’ensemble des sciences de la Terre. »

Avec Gaïa, c’est bien un nouvel objet savoir pour les sciences de la Terre qui est apparu.

En outre, Gaïa, comme l’indique Sébastien Dutreuil, n’est pas seulement un programme de recherche scientifique mais une « vision du monde ou une philosophie de la nature », citant Lovelock lui-même : « Gaïa devrait être une manière de voir la Terre, nous-mêmes, et notre relation avec les choses vivantes ».

Ce qui caractérise ceux qu’on appelle les « gaïens », disciples de Lovelock, c’est surtout leur vitalisme, cette pensée (croyance ?) que la vie occupe une place particulière sur Terre.

Une des lectures de ce vitalisme est celle que Sébastien Dutreuil appelle une « extension vitale » : « Si Gaïa est vivante, c’est parce qu’elle est une extension vitale des organismes », c’est-à-dire que le milieu physiologique global est devenu une extension vitale des vivants. L’atmosphère devient alors une partie des vivants, c’est-à-dire une construction qui fait partie de ces derniers, comme (encore une formule de Lovelock) « la fourrure d’un vison ou la coquille d’un escargot ».

On s’écarte ainsi de la vision malthusienne qui conçoit le milieu comme un ensemble de ressources : elles sont consommées par des organismes en compétition pour l’accès à ces ressources et s’épuisent puisqu’elles se renouvellent moins vite que les populations qui croissent exponentiellement. Avec Gaïa, « l’environnement typique n’est pas un ensemble de ressources, mais une variable systémique qui détermine la croissance des vivants comme la température ou le pH ». En fait, « les vivants n’utilisent pas une ressource qui diminue à mesure qu’elle est consommée ; ils font diminuer ou augmenter une variable systémique ».

L’inquiétant, vu par les gaïens, n’est pas l’épuisement des ressources à mesure que les vivants croissent, mais celui d’un déséquilibre des forces en présence ou d’une perturbation externe trop brutale.

Ainsi, la philosophie de la nature selon les gaïens a une conviction de départ qui tranche totalement avec les visions malthusiennes : les vivants s’affranchiront des limites immédiatement imposées par le milieu en modifiant ce dernier plutôt qu’en s’y adaptant.

Dans Gaïa, c’est le milieu qui se déforme sous l’action des vivants, et de telle manière qu’il finit par être une extension de ces derniers.

Darwin est aussi contredit par Gaïa : « La lutte pour l’existence plaçant les individus d’un même groupe en compétition pour les ressources du milieu est remplacée dans Gaïa par un excès sur les variables du milieu, rendant secondaires les questions des ressources et reléguant ainsi à l’arrière-plan les rapports de compétition entre individus ».

Avec Gaïa, on ouvre une perspective de richesse et de transformation plutôt optimiste, avec une conviction que « les problèmes posés aux vivants cessent d’être ceux des ressources puisqu’il se trouvera toujours une innovation évolutive ou écologique pour recycler une ressource qui deviendrait limitante ».

La controverse n’est sûrement pas terminée pour autant.

Mais ce plaidoyer pour la Vie est peut-être aussi un espoir et un antidote pour ne pas sombrer dans une éco-anxiété trop paralysante.


Le capitalisme est-il foutu ?

CapitalismeAvec le réchauffement climatique, mais aussi les crises que nous connaissons, le capitalisme est souvent accusé du pire, au point de considérer que pour aller mieux, il faudrait se débarrasser de ce capitalisme que l’on se plaît à caractériser d’ « à bout de souffle ». Cela fait au moins le bonheur des auteurs et éditeurs qui reprennent ce discours, ainsi que les politiques qui vont pêcher les voix avec ce type de slogan.

Pour les entrepreneurs et dirigeants ou managers d’entreprises, ces discours n’ont pas d’intérêt.

Mais on peut aussi les considérer comme un scénario à envisager si les mouvements qui emportent ces idées venaient à s’imposer. Et les équilibres des votes pour les élections européennes pourraient en donner un avant-goût.

Le capitalisme, c’est quoi en fait ? Pour faire simple, on peut dire que c’est un mode d’organisation économique qui repose sur la séparation du capital et du travail. On peut dire qu’il introduit une séparation entre la propriété des moyens de production (le capitaliste) et le travailleur (qui reçoit un salaire). Cette économie s’oppose à celle de l’économie primitive qui reposait sur la chasse, la pêche, le troc, mais aussi à l’économie féodale, dans laquelle c’est le seigneur qui possède les moyens de production, transmis héréditairement, et aussi la force de travail qui est serve. Tout cela change avec la première révolution industrielle (lire Luc Boltanski dans « le nouvel esprit du capitalisme »), qui met en place un « capitalisme de l’autonomie », où domine la figure du bourgeois, entrepreneur calculateur avisé, à la fois émancipateur (vis-à-vis des anciennes hiérarchies qui pesaient sur les sociétés traditionnelles) et conservateur (il érige le travail en morale).

Puis, toujours selon Luc Boltanski, on passe au capitalisme de la grande entreprise, entre 1930 et 1960, qui va reposer sur l’organisation rationnelle du travail, le fordisme, le gigantisme, la planification. Et avec les années 1990, on est passé dans l’ère du « capitalisme dématérialisé de réseau ». On s’est libéré du modèle de l’organisation fonctionnelle et des hiérarchies (enfin, peut-être pas encore partout), pour passer à l’entreprise réactive, flexible, agile. C’est le moment du développement de la sous-traitance et de l’externalisation. Le succès, c’est d’augmenter son réseau, de mobiliser un grand nombre de connexions dans différents réseaux.

Je retrouve ICI un entretien avec Olivier Besancenot, chantre de cet anticapitalisme, qui éclaire l’intention : « Pour nous, l’anticapitalisme est la volonté d’en finir avec la société actuelle, et d’en bâtir une nouvelle. Aujourd’hui, il y a une dictature du capital sur l’économie et la société : tout se transforme en marchandise. Or, nous ne pensons pas que le capitalisme puisse être moralisé, ni réformé. A nos yeux, la mondialisation libérale n’est pas un moment particulier du capitalisme, lequel pourrait changer de visage. Après les années de croissance exceptionnelle de l’après-guerre, le marché s’est trouvé saturé, et le taux de profit a eu tendance à diminuer. Pour maintenir le taux de profit à niveau constant, les entreprises ont bloqué l’évolution des salaires et amputé les acquis sociaux. D’autre part, on a vu se développer les marchés financiers, qui offrent la possibilité de faire de l’argent avec de l’argent. La financiarisation de l’économie est inscrite dans le patrimoine génétique du capitalisme, car la spéculation tend à y supplanter l’investissement dans l’économie réelle. Ni les mots, ni les lois ne pourront empêcher ces dérives là, et l'on ne peut espérer que les capitalistes se tirent volontairement une balle dans le pied ».

En clair, si on ne casse pas tout, c'est foutu.

Le capitalisme est-il foutu?

Car pour se sortir de cette situation, le message des anticapitalistes est clair : la révolution. Olivier Besancenot le dit clairement dans cet entretien : « La révolution ? C’est possible ! Quantitativement, il n’y a jamais eu sur Terre, dans l’histoire du capitalisme, autant d’exploités…Notre problème est simplement de revaloriser la force du nombre ».

Oui, c'est bien là "le problème", qui n'est pas si simple.  C'est la bonne formule de Karl Marx : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !", formule qui figure dans l'épitaphe inscrite sur sa tombe.

Ce qui perce bien aujourd’hui c’est la version écologique de l’anticapitalisme. Cela remonte loin, à Thomas R. Malthus, qui, en 1798, expliquait dans son « Essai sur le principe de population » que les ressources terrestres, à l’accroissement arithmétique, ne suffiraient bientôt plus à nourrir la population humaine, qui croît de manière géométrique. Mais c’est justement le XIXème siècle, et le développement du capitalisme, avec les avancées des sciences et de la mécanisation, qui va donner tort à Malthus. C’est le commerce mondial et le développement des rendements agricoles qui vont sauver l’histoire. Mais on va alors parler des désastres et dommages faits à la nature par cette expansion. Au point qu’au XXème siècle, cette critique environnementaliste va gagner en force, dénonçant une attitude de prédateurs et de consommateurs face à la nature.

Cela se matérialise encore mieux avec la fondation du Club de Rome, en avril 1968, par des économistes, industriels et universitaires, qui décident de recenser les effets du capitalisme sur la planète. C’est le fameux rapport Meadows, « Halte à la croissance ? » (Avec un point d’interrogation, mais bon..). Leur conclusion est sans appel : L’humanité devrait connaître un effondrement général de son niveau de vie avant 2100. C’est de là que se développe ce mouvement de ceux qui prônent la décroissance, encore vif aujourd’hui.

Mais un autre mouvement a aussi émergé, moins médiatisé peut-être, celui des défenseurs de « l’écologie industrielle ». Ce mouvement s’est créé aux Etats Unis autour de Suren Erkman, un ingénieur suisse. Son idée est de réorganiser le tissu industriel et urbain comme un écosystème. Tout ensemble d’entreprises, tout quartier urbain, comme un système naturel, fait circuler certaines quantités de matières, d’énergie, de déchets, de gaz, d’êtres vivants, dont nous pouvons analyser le « métabolisme » - les flux, les stocks, les pertes, les dégradations. Aux hommes et aux politiques de s’ingénier pour que ce système polluant devienne un écosystème : qu’il récupère ses dépenses d’énergie, recycle ses déperditions, réutilise ses déchets, protège les espèces. Ce faisant, on repense l’entreprise comme la ville à l’image d’une chaîne alimentaire, en réinstallant usines, immeubles et ateliers au cœur d’un grand recyclage naturel. Regardez la communication de Groupes comme Suez, ou Veolia, ils sont à fond là-dedans. Y aurait-il une alternative au ralentissement de la course à la croissance dans cette construction (capitaliste) d’un nouvel environnement ?

Oui, si la révolution anticapitaliste gagne du terrain, le capitalisme et ses entrepreneurs n’ont pas dit leur dernier mot.

De quoi bâtir les scénarios alternatifs du futur.


Sommes-nous condamnés à obéir longtemps à ChatGPT ?

ObeirSommes-nous libres ?

Oui, bien sûr, dans nos systèmes démocratiques, on n’est pas en dictature. On a la possibilité de se déplacer, de s’exprimer, d’entreprendre. De nombreux pays ne permettent pas l’équivalent. Alors, de quoi se plaindre ?

En fait, il s’agit de cette impression d’être manipulés par les médias, par la publicité, par les réseaux sociaux (mais, oui). On suit le mouvement de la pensée conforme, et ceux qui s’en écartent sont considérés comme des originaux et des marginaux dont on se méfie.

La difficulté, c’est de vraiment considérer que l’on pense et agit pour soi-même, du plus profond de son être intérieur, à l’abri du conditionnement social.

Une citation de Nietzsche, dans « Par-delà le bien et le mal », offre une voie pour une libération qu’il considère comme véritable, et nous fait réfléchir par son côté paradoxal :

« Choisis un maître, peu importe lequel, et obéis longtemps. Sinon tu périras et tu perdras toute estime de toi-même ».

Car, en effet, on ne trouve pas de liberté véritable dans une absence de toute contrainte, ou dans l’absence d’obéissance, mais plutôt en se fixant des règles de conduite.

Le mot important de Nietzsche, c’est « choisis » : C’est en faisant des choix pour soi-même que l’on prend les décisions qui nous font avancer et sortir de l’hésitation. Si vous avez vu comme moi le film « Anatomie d’une chute » vous avez remarqué cette scène où l’accompagnatrice du petit garçon lui dit que c’est en décidant que l’on choisit. Et le petit garçon qui hésite dans la compréhension de la situation, où sa mère est accusée de crime, choisit son attitude, et va livrer un témoignage décisif au tribunal.

Mais faire un choix personnel n’est pas chose facile ; on se croit toujours influencé. Cela exige sûrement l’effort de se délier de tous les conditionnements qui nous influencent.

C’est pourquoi un deuxième mot est important dans cette citation de Nietzsche qui nous incite à obéir « longtemps ».

Cela parle de la façon dont nous donnons un sens à la vie, et quelle forme nous lui donnons. C’est une aventure du temps long. Et pour être sûr de nos choix, il est aussi nécessaire de trouver une zone de prise de distance (de recul, ou de hauteur), de calme en soi-même, avant de s’y lancer. (Le petit garçon du film prend le temps de se forger son choix).

Cela fait penser aux initiatives chamaniques qui demandent aux jeunes gens de partir en forêt à la recherche de leur animal tutélaire, donc d’eux-mêmes). J’ai souvenir d’un séminaire organisé pour une assemblée de dirigeants, au musée du Quai Branly, où chacun était allé en quête d’une statue, ou d’un totem, dans le musée, pour y retrouver « son ombre ». L’un d’eux était revenu en racontant sa rencontre avec une statue onirique de ce qu’il avait interprété comme « un homme qui pleure «  (il nous en montrait la photo ), et révélé à ses collègues, avec émotion, comment il se sentait aussi pleurer intérieurement.

Mais voilà, à l’ère des nouvelles technologies, de l’intelligence artificielle et de ChatGPT, n’est-ce pas justement ChatGPT qui devient notre maître ? Il fut un temps, pas si lointain, où c’était Google qui était notre maître : une question, une interrogation, on demande à Google pour avoir la réponse. Maintenant, on demande à ChatGPT, qui répond à tout, qui donne les solutions, qui trie nos mails, et nous propose même les réponses à faire aux messages reçus. N’est-ce pas le risque de déléguer à la machine, à extérioriser, toute notre réflexion ? Julien Gobin, dans son livre « L’individu, fin de parcours – Le piège de l’intelligence artificielle », met en évidence ce phénomène, où la technologie se substitue à notre capacité de décision et nous fait perdre notre liberté par cette « perte d’autonomie cognitive liée à la disparition progressive de l’usage de la faculté de décision ».

Il cite à l’appui de ces réflexions Gaspard Koenig (dans « la fin de l’individu »:

«  Nous ne sommes pas dotés à la naissance de libre arbitre, comme si une fée s’était penchée sur le berceau de l’espèce humaine ; contrairement à la formule malheureuse de notre déclaration des droits de l’homme, nous ne sommes pas « nés libres ». En revanche, nous pouvons cultiver et fortifier notre arbitre libre. C’est la clé de notre responsabilité, ni donnée (biologiquement) ni présupposée (intellectuellement), mais objet d’une lente élaboration. Plus nos circuits de décision sont complexes, plus notre capacité réflexive est mobilisée, plus notre acte, aussi insignifiant soit-il, reflète qui nous sommes. En revanche, moins nous délibérons, moins nous nous contrôlons nous-mêmes".

Alors, allons nous être coincés à obéir longtemps à ChatGPT ?

Au risque d’ailleurs de réduire l’usage de notre cerveau. Julien Gobin fait remarquer que, déjà, en trois mille ans, la taille du cerveau humain a diminué de près de 10%, passant en moyenne de 1 500 cm3 à 1 250 cm3, grâce (ou à cause) des structures sociales ayant fait émerger la communication, le partage de connaissances, et l’intelligence collective, qui permettent à l’homme de ne plus faire tout tout seul.

De même, comme il y a toujours une moitié pleine dans un verre à moitié vide, Julien Gobin garde espoir, en identifiant un avenir moins sombre, quoique :

« De toute évidence, le cloud humain qui s’annonce réduira encore la taille de notre cerveau tout en optimisant son usage. La disparition de certaines tâches encombrantes autrefois consacrées au maintien d’une autonomie devenue obsolète sera largement compensée par le développement d’une intelligence collective à laquelle contribueront les intelligences artificielles. Les augmentations du cerveau humain qui auront lieu se concentreront alors sur les facultés de spécialisation et d’interactions avec le réseau, plutôt que sur celles lui assurant une autonomie physique ou cognitive devenue illusoire. Autant d’externalisations et de mutualisations qui enfermeront pour toujours l’individu de jadis, si fier de son autonomie, dans la vitrine d’un Museum d’histoire naturelle. Le plafond civilisationnel pourra enfin sauter ».

ChatGPT va-t-il nous permettre de développer l’intelligence collective et la coopération, en faisant sauter le plafond civilisationnel ?

Qui sera notre nouveau maître, à qui nous obéirons…longtemps ?


Le dataism va-t-il avoir raison de notre raison ?

PenserGrâce à la raison, et à la logique, on a pensé qu’il était possible de décider en toute connaissance de cause, grâce à la réflexion rationnelle. Mais cela a aussi été de plus en plus difficile.

Déjà, au XVIIème siècle, Balthasar Gracian dans ses maximes (« L’homme de cour ») l’avait remarqué :

« Il faut aujourd’hui plus de conditions pour faire un sage qu’il n’en fallut anciennement pour en faire sept : et il faut en ce temps plus d’habileté, pour traiter avec un seul homme, qu’il n’en fallait autrefois pour traiter avec tout un peuple ».

Jacques Birol, dans son ouvrage « 52 conseils éternels d’après les maximes de Balthasar Gracian » (2011), dont j’avais déjà parlé ICI, reprenait cette maxime pour nous convaincre que la rationalité pure ne permettait pas de décider correctement, et qu’il fallait faire entrer en ligne de compte les émotions, car elles seules nous permettent de vraiment décider dans l’incertain.

Mais voilà, ça, c’était avant. Avant l’IA générative, avant les « Big Data », avant ce qui a été appelé le « dataism ».

L’expression date de 2013, utilisée par David Brooks dans un article du New York Times.

En gros, il était déjà convaincu que grâce à la profusion des données et statistiques, on serait capable de prendre les meilleures décisions et de vivre mieux. L’intuition et les émotions seraient alors devenues d’un autre temps ; on n’en aurait presque plus besoin. Au revoir Balthasar Gracian et Jacques Birol. L’incertain n’existe plus : place au « dataism ».Nous allons pouvoir, grâce à la profusion des données, en extraire toutes les informations qui nous sont utiles, et que nous étions auparavant incapables de détecter.

Le concept a bien sûr été encore amplifié par Yuval Noah Harari dans son best-seller « Homo Deus » (publié pour la première fois en hébreu en 2015, puis traduit dans le monde entier) qui voit dans le « dataism » une nouvelle religion, la religion de la data, qui permettra d’accroître le bonheur de l’humanité, son immortalité (on parle maintenant non plus d’immortalité, mais, dans une conception transhumaniste du monde, d’ « amortalité », c’est-à-dire de conserver les données du cerveau et de la personne, au-delà de la mort du reste du corps lui-même, grâce à un « téléchargement de l’esprit ») et sa divinité. Car l’homme ainsi transformé devient un nouveau Dieu.

Dans cette vision « dataiste », l’homme est finalement considéré comme un jeu d’algorithmes qui peuvent être perfectionnés à l’infini, grâce à l’accès aux data. D’où l’idée, pour les plus acharnés, de donner accès aux data à tous pour le bienfait de l’humanité, données publiques comme données privées.

Le dataism a aussi ses martyrs comme Aaron Swarts, le premier hacker célèbre, parfois un peu oublié aujourd’hui.

Partisan de la liberté numérique et défenseur de la « culture libre » il se fait notamment connaître lors de ce qui a été appelé « L’affaire JSTOR » : En 2011, il est accusé d’avoir téléchargé illégalement la quasi-totalité du catalogue de JSTOR (agence d’archivage en ligne d’articles et publications scientifiques), soit 4,8 millions d’articles scientifiques, ce qui a fait s’effondrer les serveurs et bloquer l’accès aux réseaux par les chercheurs du MIT. Il est alors menacé de poursuites et de 35 ans de prison. A 26 ans, en janvier 2013, il se suicide par pendaison dans son appartement, un mois avant son procès pour « fraude électronique ».

Le développement du « dataism » n’et pas terminé. Il conduit aujourd’hui à considérer que ce sont les algorithmes « électro-biologiques », c'est à dire les algorithmes du vivant, qui mêlent la technologie et la biologie, qui domineront les humains « organiques ».

Les plus pessimistes (ou réalistes ?) voient dans ces évolutions une nouvelle classification des humains entre ceux qui auront accès à ces capacités techniques et les autres, le passage d’une catégorie à l’autre étant de plus en plus difficile, voire impossible.

Allons-nous vraiment perdre la capacité à penser en la confiant à des machines et au « dataism » ?

On peut essayer de se consoler en observant les comportements du passé.

Dans un journal de 1908, le Sunday Advertiser de Hawai, on pouvait lire :

« N’oubliez pas comment marcher
Le tramway, l’automobile et le chemin de fer ont rendu la locomotion si facile que les gens marchent rarement. Ils se rendent au magasin, au théâtre, à la boutique, au lieu de villégiature, de la campagne à la ville, d’une rue à l’autre, jusqu’à ce que la marche devienne presque un art perdu. Dans une génération ou deux, nous aurons oublié comment utiliser nos jambes. L’homme est par nature un animal qui marche".

Et pourtant nous n’avons toujours pas perdu l’usage de nos jambes.

Une bonne nouvelle pour notre cerveau et notre capacité à penser.

Il faudra juste, peut-être, apprendre à penser autrement grâce à l’intelligence artificielle et l’accès aux data.

Il est temps de s'y mettre alors, pour ne pas risquer d'être "déclassifié", ou "déclassé". 


Un horizon de la raison

AronAvec l’anniversaire de sa mort, il y a quarante ans, plusieurs médias ont reparlé de lui. Cela m’a inspiré de ressortir ses Mémoires (780 pages !) de ma bibliothèque, publiées en août 1983. Intéressant d’y revenir aujourd’hui.

Lui, c’est Raymond Aron, intellectuel qui a parcouru le XXème siècle et qui livre dans ces « Mémoires » une sorte de bilan de ses réflexions de philosophe politique sur le monde moderne, comme un « spectateur engagé » (titre d’un autre de ses livres).

C’est presque un testament, car il décède deux mois après, le 17 octobre 1983 : Il vient de témoigner au palais de justice de Paris en faveur de son ami Bertrand de Jouvenel, penseur politique qui avait été brièvement rallié au parti fasciste de Jacques Doriot, avant de s’engager dans la Résistance, et qu’un livre de l’historien Zeev Sternhell avait qualifié de « pro nazi ». Après avoir dénoncé « l’amalgame » à la barre, Raymond Aron rejoint une voiture de L’Express, où il est un chroniqueur régulier. Il a le temps de dire au chauffeur « Je crois que je suis arrivé à dire l’essentiel », puis s’effondre, terrassé par une crise cardiaque. Il avait 78 ans.

Dire l’essentiel, c’est ce que l’on retiendra de ses Mémoires.

On y trouve notamment cette réflexion à propos d’une anecdote de 1932 qui l’a marqué, à l’occasion d’une rencontre avec un sous-secrétaire aux Affaires étrangères, à qui il débite « un laïus, brillant je suppose, dans la plus pur style normalien » à propos de la situation internationale et de la politique allemande. « Il m’écouta avec attention, apparemment avec intérêt. Lorsque mon discours fut terminé, il me répondit, tour à tour ridicule et pertinent : « La méditation est essentielle. Dès que je trouve quelques instants de loisir, je médite. Aussi je vous suis obligé de m’avoir donné tant d’objets de méditation. Le président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, dispose d’une autorité exceptionnelle, c’est un homme hors du commun (il parle d’Edouard Herriot). Moment propice à toutes les initiatives. Mais vous qui m’avez si bien parlé de l’Allemagne et des périls qui se lèvent à l’horizon, que feriez-vous si vous étiez à sa place ? ».

Raymond Aron en tirera leçon : « Je me suis efforcé, le plus souvent, d’exercer mon métier de commentateur dans un esprit tout autre, de suggérer aux gouvernants ce qu’ils devraient ou pourraient faire. Parfois, je savais mes suggestions inapplicables à court terme. Du moins, en influant sur l’opinion, je contribuais à faciliter l’action à mes yeux souhaitable ».

Entre les pages du livre, je retrouve la critique qu’en avait faite dans « Le Monde » Bertrand Poirot-Delpech (et que l’on peut retrouver grâce à Google en deux clics aujourd’hui). Son papier a pour titre "Quand le meilleur de la classe relit sa copie". Tout est dit. Il revient sur cette caractéristique de rigueur qu’exprime Raymond Aron, et qui le distingue :

« S’il est vrai que le génie permet tout, il ne suffit pas de tout se permettre pour être génial. La littérature et la formule à l’emporte-pièce ont des charmes qui valent souvent aux hommes de lettres une prééminence méritée, mais qui s’accordent mal à la rigueur d’une analyse économique ou diplomatique. En somme, les intellectuels ont le droit de s’exprimer en politique, comme tout citoyen, mais ils devraient cesser de se croire compétents dans une matière qui, plus que jamais, relève des spécialistes ».

Et de faire ainsi l’éloge de l’auteur et de ce qu’il appelle « une sûreté de raisonnement », « qu’il entretient depuis la khâgne, comme un sportif cultive sa forme. L’exercice de cette belle machine lui a tenu lieu d’ambition et de joie constantes ». « L’athlète n’est tombé dans aucun des pièges tendus par ce demi-siècle, et où tant d’autres ont trébuché. Il croit avoir accompli son « salut laïc ». Il a fait mieux : au moment où règnent l’à-peu-près, l’imposture et le pancrace, plaider, en actes, pour une déontologie du travail intellectuel, une morale de l’esprit, un horizon de la raison ».

Cet « horizon de la raison » reste de bon conseil pour tous les commentateurs et « experts » autoproclamés d’aujourd’hui qui occupent les réseaux sociaux et les chaînes d’information, ainsi que tous ceux qui confondent expertise et bavardage.

Et cette leçon toujours valable : Que feriez-vous si vous étiez à sa place ?

Relire Raymond Aron aujourd'hui pour retrouver le sens de cette rigueur. Une leçon pour tous.