Deux libertés : laquelle choisir ?
24 avril 2025
Dans la liste de ses auteurs fétiches de la liberté que Mario Vargas Llosa invoque dans son livre « L’appel de la tribu » figure Sir Isaiah Berlin.
Je connaissais Isaiah Berlin pour cette comparaison du renard et du hérisson (Le renard connaît beaucoup de choses, mais le hérisson en connaît une seule grande). C’est une formule qu’il reprend du poète grec Archiloque, en l’utilisant pour évoquer deux types d’artistes et d’êtres humains en général. Comparaison reprise par Jim Collins à propos du management, dont j’ai parlé ICI. Ainsi que dans un opus consacré à la stratégie du renard, par Chantell Ilbury et Clem Sunter (ICI).
Mario Vargas Llosa évoque aussi une autre formule d’Isaiah Berlin, celle des « deux libertés ».
Le concept « négatif » de la liberté c’est celui qui nie ou limite la contrainte. On est plus libre dans la mesure où l’on trouve moins d’obstacles pour décider de sa vie comme bon vous chante. Comme le formule Mario Vargas Llosa, « Tant que sera moindre l’autorité exercée sur ma conduite, tant que celle-ci pourra être déterminée de façon plus autonome par mes propres motivations – mes besoins, mes ambitions, mes fantaisies personnelles – sans interférences de volontés étrangères, plus libre je serai ».
Une tribune d’Aurélie Jean et de Erwan Le Noan dans Le Figaro du 23 avril reprend ce même concept : « On devient libéral en doutant des choix subis, en défiant les vérités imposées : tous les individus étant égaux, personne n’a le droit de choisir votre vie à votre place sans votre consentement explicite ». « Le libéral refuse les états de fait, il conteste les vérités imposées, il renie les réflexes qui obstruent la pensée. Il s’inquiète, il s’interroge, il doute jusqu’à se forger une conviction intime, conscient qu’elle n’est pas nécessairement partagée ».
Cette conception de la liberté est pour Isaiah Berlin et Mario Vargas Llosa « un concept qui part du principe que la souveraineté de l’individu doit être respectée parce qu’elle est, en dernière instance, à l’origine de la créativité humaine, du développement intellectuel et artistique, du progrès scientifique ».
Mais alors, qu’est-ce que cette autre liberté évoquée par Isaiah Berlin comme « positive » ?
Cette « liberté » qui n’en est pas vraiment une, c’est celle qui veut s’emparer de l’autorité, et l’exercer.
Elle se fonde sur l’idée que la possibilité qu’a chaque individu de décider de son destin est soumise dans une large mesure à des causes sociales étrangères à sa volonté : « Comment un analphabète pourrait-il jouir de la liberté de la presse ? A quoi sert la liberté de voyager pour celui qui vit dans la misère ? Est-ce que la liberté de travailler signifie la même chose pour un chef d’entreprise que pour un chômeur ? ».
On comprend comment cette conception de la liberté peut tourner : « Toutes les idéologies et les croyances totalisatrices, finalistes, convaincues qu’il existe un but ultime et unique pour une collectivité donnée – une nation, une race, une classe, ou l’humanité entière – partagent ce concept de la liberté ».
C’est sur ce concept qu’existe ce qu’on appelle la conscience sociale, considérant que les inégalités économiques, sociales et culturelles sont un mal corrigible et qu’elles peuvent et doivent être combattues. C’est grâce à ce concept que, comme le souligne Mario Vargas Llosa, les notions de solidarité humaine de responsabilité sociale et l’idée de justice se sont enrichies et répandues. C’est aussi ce qui a permis de freiner ou abolir des iniquités telles que l’esclavage, le racisme, la servitude ou la discrimination.
Mais c’est aussi grâce à ce concept que « Hitler, Staline et les frères Castro pouvaient, sans trop exagérer, dire que leurs régimes respectifs établissaient la véritable liberté (la « positive ») dans leurs domaines ».
C’est aussi là-dessus que se fondent toutes les utopies sociales, partant de la conviction que « dans chaque personne il y a, outre l’individu particulier et distinct, quelque chose de plus important, un « moi » social identique, qui aspire à réaliser un idéal collectif, solidaire, qui deviendra réalité dans un avenir donné et auquel doit être sacrifié tout ce qui l’entrave et lui fait obstacle, par exemple, ces cas particuliers qui constituent une menace pour l’harmonie et l’homogénéité sociale ».
Et c’est précisément au nom de cette vision de la liberté, de « cette société utopique future, celle de la race élue triomphante, la société sans classes et sans Etat ou la cité des bienheureux éternels », que des guerres ont été menées, que des camps de concentration ont été établis, que des millions d’êtres humains ont été exterminés, permettant d’éliminer toute forme de dissidence critique.
Ces deux notions de la liberté se repoussent réciproquement, et l’on peut adhérer à l’une ou à l’autre. Isaiah Berlin les qualifie de « vérités contradictoires » ou de « buts incompatibles ». On peut en effet, sans tomber dans l’excès, trouver tout un tas d’arguments pour défendre l’une ou l’autre.
En pratique, Mario Vargas Llosa considère que l’idéal serait de trouver un compromis entre ces deux libertés.
Et il conclue de manière optimiste : « Les sociétés qui y sont parvenues sont celles qui ont atteint des niveaux de vie plus dignes et plus justes (ou moins indignes et moins injustes). Mais ce compromis est quelque chose de très difficile et il sera toujours précaire ».
Et Isaiah Berlin d’en conclure, lui, que ces deux visions de la liberté sont « deux attitudes profondément divergentes et inconciliables sur les fins de la vie humaine ».
Alors, quelle liberté choisirons nous ?