Technologies et social augmenté : de la communauté virtuelle au sacre de l’amateur

SocialIl est évident aujourd’hui que ce qu’on appelle les « réseaux sociaux », « le web social », les « communautés virtuelles » sont devenus des marqueurs forts du développement des technologies de l’information, et de toutes les promesses qu’elles nous proposent, celles d’une forme de social techniquement « augmenté », cette possibilité d’être exposé et d’échanger, directement ou non, à davantage d’idées et de gens différents.

La promesse, c’est celle de pouvoir refonder une continuité sociale « à distance », et en cette période de confinement et d’isolation physique forcée elle est particulièrement à l’œuvre.

En fait cette promesse de refonder l’être ensemble ne date pas d’internet, mais vient de plus loin.

Dans le recueil d’articles dirigé par Marc Audétat, dont j’ai déjà parlé ICI, « Sciences et technologies émergentes : Pourquoi tant de promesses ? » (2015), le sociologue Olivier Glassey aborde justement, avec un regard critique, le sujet de ces promesses des technologies de l’information.

Il nous rappelle cette technologie qui « abolit l’isolement des familles séparées », « avec lesquelles nous concluons des contrats, nous fournissons des preuves…, produisons des discours », et qui « est si parfaitement devenue un organe du corps social ». C’était en 1910, en évoquant le processus de « téléphonisation ».

Alors, si cette promesse de refonder l’être ensemble ne s’enferme pas dans un déterminisme technologique, à quoi correspond-t-elle ?

Cette notion de « communauté », avant d’être virtuelle, fait référence à une forme naturelle de sociabilité dans la société, celle que l’on imagine existante dans un monde ancien, où les relations de voisinage étaient faciles, par opposition aux isolements et individualismes des temps modernes. Ainsi, les « communautés virtuelles » permettraient-elles de revenir à cette promesse d’un passé recomposé. Une interrogation subsiste, avec deux approches : Ces technologies sont-elles plutôt du côté des coupables (la technologie qui nous isole derrière l’écran) ou, au contraire, des sauveteurs ( promesse d’un social revigoré) ?

Le lien numérique est-il vraiment valide comme lien social ? On connaît l’histoire de celui qui se lamentait en se disant « J’ai 2.500 amis sur Facebook, mais je mange tout seul à la cantine ».

C’est pourtant cet inusable argument du lien social, du développement des processus participatifs et démocratiques dans les territoires, qui justifie aussi les investissements d’infrastructures, hier la fibre, et maintenant la 5G. Et les arguments sont nombreux.

Thomas L. Friedman, dans son opus « Merci d’être en retard – Survivre dans le monde de demain » (2017), plaidoyer pour la mondialisation bien conduite, évoque un comptage effectué par Facebook pour la seule journée du 24 février 2016, dans une initiative appelée « Un monde d’amis ». Cela a consisté à compter le nombre de nouveaux liens entre ennemis de toujours. Dans cette seule journée, Facebook a enregistré 2 031 779 relations entre l’Inde et le Pakistan, 154 260 entre Israël et Autorité palestinienne et 137 182 entre l’Ukraine et la Russie. Bien sûr, cela ne dit pas combien d’amitiés durables en sortiront, ni si elles contribueront à la résolution de ces vieux conflits, mais cela reste un témoignage d’un nombre immense de contacts entre étrangers et ennemis. Ce phénomène accélère de manière évidente toutes les formes de relations humaines et les contacts entre étrangers, permettant à chacun, partout sur la planète, d’être plus que jamais susceptible d’être exposé, directement ou non, à davantage d’idées et de gens différents.

Ces technologies apportent ainsi la faculté de rapprocher des inconnus partageant les mêmes intérêts ou de réactiver d’anciennes amitiés assoupies pour recréer un groupe. Ça, c’est le bon côté. Car il y a aussi ceux qui vont rechercher activement des groupes de néonazis ou de djihadistes suicidaires, les réseaux constituant alors une aubaine pour les extrémistes qui vont ainsi recruter par leur entremise des jeunes étrangers impressionnables. C’est, comme le dit Thomas L. Friedman, « dérangeant », mais il y voit quand même « plus d’atouts que d’inconvénients », considérant que la facilité avec laquelle on peut utiliser les flux et les réseaux permet aussi de combattre le mal et de promouvoir le bien.

On comprend bien que l’histoire de ces « communautés virtuelles » ne consiste plus seulement à encourager la revitalisation d’un social augmenté, jamais vraiment constaté de manière évidente, mais plutôt à faire monter en puissance une autre figure, celle de la « communauté d’intérêt », qui est une forme moins contraignante que la mutualisation.

Et à partir de là, ce que l’on va appeler le « Web 2.0 », au tournant des années 2000, va faire de la communauté virtuelle, non plus la redécouverte d’une forme nostalgique de sociabilité, mais la revendication de son utilité pour ses usagers et ses promoteurs. On est passé dans le monde du business. La communauté virtuelle est devenue un dispositif de communication banal, un outil d’influence.

Olivier Glassey montre bien comment la fluidification des contenus dans ces outils, où chacun peut ajouter des contributions, même sans être expert, va engendrer rapidement un apport massif de contenus mis en circulation et générés par les utilisateurs. Il écrit ça en 2015. On y est. L’ « Être ensemble » est devenu le « partager ensemble », voire le « faire ensemble ». Ce qui sort de cette mutation, c’est la mise en avant de collaborations horizontales, avec des organisations réticulaires, rendues justement possibles par ces nouveaux moyens de communication. Le social se fonde alors sur l’agrégation des contributions des individus qui s’associent librement pour atteindre une masse critique, leur permettant de réaliser collectivement des objectifs considérés comme inatteignables par des moyens traditionnels. Tout le monde devient créateur et contributeur. C’est, selon l’expression du sociologue Patrice Flichy, auteur d’un ouvrage sur le sujet, « le sacre de l’amateur », ce touche-à-tout brillant, qui investit, grâce au web participatif, tous les aspects de la culture contemporaine. Cet amateur réinvente alors une nouvelle forme de citoyenneté dans laquelle il s’affranchit des codes classiques institutionnels, s’émancipe du rapport traditionnel à un élu politique ou au gouvernement, s’autonomise dans la recherche d’information, et manifeste ouvertement ses opinions personnelles sur la Toile. Les débats actuels sur la Covid illustrent bien ce phénomène.

 Le monde de la connaissance lui aussi peut se trouver bouleversé par ce que Patrice Flichy appelle la « science de plein air » où le savoir-faire des amateurs peut s’enrichir de l’académisme des scientifiques pour créer de nouveaux modèles d’innovation (il pense au modèle des logiciels libres).

La « communauté » a été remplacée par la « foule ». Alors qu’au XIXème siècle la foule est synonyme de déraison, de panique, de régression, et de manipulation (voir « la psychologie des foules » de Gustave Lebon (1895)), on va maintenant parler, grâce au Web 2.0 d’intelligence collective et de « sagesse des foules ». La foule est l’agrégation d’une multitude et est devenue rationnelle, collaborative, et motivée par la promotion du bien commun. La menace pour l’ordre social du XIXème siècle est remplacée par promesse de collaboration vertueuse.

La foule est la cheville ouvrière d’une nouvelle économie où elle fournit les idées, l’expertise, la main d’œuvre (crowdsourcing), et même les fonds (crowdfunding). Ce Web 2.0, c’est aussi l’annonce d’un renversement des formes hiérarchiques dans le monde économique et politique, dans nos entreprises. On a mis en place une nouvelle promesse, qui ne concerne plus le futur mais l’immédiat : être connecté, c’est la promesse de ne rien manquer, d’être présent au monde et d’être capable de profiter des opportunités qu’il offre. Inversement, ne pas être connecté c’est renoncer à la participation en temps réel au flux des échanges, et devenir ce que l’on appelle maintenant une « victime de la fracture numérique ».

Et on en revient au social. Avec toutes ces connexions, et ces flux, c’est la masse de données laissées comme des traces qui devient un gisement à exploiter. Et l’exploitation de ces données va permettre au social de « suinter des données », grâce à l’émergence de corrélation invisibles, apportant la promesse de bienfaits pour la société : détection avancée des maladies et épidémies, lutte contre le terrorisme, formation des opinions publiques. C’est la magie du big data, à condition que ça marche.

Vu par les sociologues, le big data est un processus de recyclage, qui produit une rétroaction entre les informations produites par société et l’optimisation des actions et stratégies des acteurs sociaux. Le social est devenu le carburant qui nourrit le système de promesses du big data ; avec les humains au service des machines, on est arrivé dans Matrix.

On voit bien comment les technologies nous auront fait passer d’une promesse d’un social de la reconquête de la proximité, avec les communautés virtuelles, à un social collaboratif constitué de la foule des contributeurs individuels, pour ensuite passer à un social matérialisé par les données fournies par l’univers du big data. Et finalement, toutes ces promesses coexistent, et l’on comprend combien nos représentations du social sont en permanence transformées par la succession des promesses de la technologie.

Il reste une place pour se poser la question de savoir si c’est la technologie qui va guider le social et notre humanité, ou si l’homme reste le maître des technologies.

Un débat qui n’est pas près de s’arrêter; Peut-être à résoudre par l’intelligence des foules ?


Les "industries" : terminé !

ChamboulementLes modèles de "chaîne de valeur" avec la valeur ajoutée à chaque stade, linéaires, comme nous l'a appris Porter, ça marche encore? 

Pas si sûr...

Dans un monde de systèmes interconnectés, avec les plateformes et les réseaux, la valeur vient d'ailleurs.

Mais d'où ?

C'est le sujet de ma chronique de rentrée sur "Envie d'Entreprendre", et c'est ICI.

On y parle aussi de ceux qui se disent "experts sectoriels"...Ils ont du souci à se faire.


Ouvrir les vannes collaboratives !

PernodRicardJ'avais déjà parlé ICI de ces patrons qui font du changement en mettant tout le monde en open space (plus de bureaux individuels). Dans ce cas là le patron de Siemens avait quand même sauvé 15 bureaux indivuduels.

Je retrouve, à en croire Les Echos du 12 février, le même truc chez Pernod Ricard, à l'initiative d'Alexandre Ricard, petit-fils du fondateur Paul Ricard, aux commandes du Groupe depuis un an. Marie-Josée Cougard, auteur de l'article a repéré " le nouvel étage de la direction au siège de la place ces Etats-Unis. Les bureaux individuels dont celui du patron, ont ainsi disparu, remplacés par un open space et des salles de réunion transparentes".

C'est une façon d'incarner la volonté de "casser les silos". Cela ne passe pas seulement par les changements des bureaux, mais aussi les réseaux sociaux : tout est partagé entre les filiales sur l'intranet, "pour partager les bonnes pratiques"

Alexandre Ricard y va fort: il a supprimé des reportings , et considérant qu'un plan stratégique c'est pour au moins trois ans, supprimé aussi l'exercice de plan stratégique annuel. Et pour pouvoir constater les effets sur les marchés en direct il est neuf mois sur douze ailleurs qu'à paris.

Encore un patron qui donne cette impulsion sur le collaboratif et le terrain. Et comme toujours correspondant à une nouvelle génération '(il a 43 ans). 

Il le dit lui-même : " On ouvre les vannes du collaboratif".

Le collaboratif est en train d'être la marque du moment.

Et nous on fait quoi dans nos entreprises?


La transparence des petits moutons

MoutonsLa fluidité, les bonnes relations entre les collaborateurs, les services, voilà un bon objectif.

On cherche toutes les bonnes idées pour y arriver.

Tiens, par exemple, abattre les cloisons des bureaux, faire de grands espaces ouverts...

Mais ce n'est peut-être pas une si bonne idée que cela.

La transparence peut alors devenir la transparence des petits moutons...

Quoi?

C'est le sujet de ma chronique du mois dans "Envie d'Entreprendre", ICI.

Ne vous cachez pas ! 

Courez-y...


Amitiés numériques

SeulsensembleQuand on parle d'un ami, aujourd'hui, on ne parle plus des copains, ceux qu'on a rencontrés à l'école, au travail, par la famille; non, on parle aussi de ce nouveau genre d'amis, ceux qui sont sur Facebook, LinkedIn et autres réseaux sociaux. A tel point que les jeunes et les enfants font, paraît-il, moins confiance à leurs pairs en chair et en os qu'aux pairs qu'ils voient à l'écran. C'est ce que je lis dans l'ouvrage de Richard Sennett, " Ensemble - Pour une éthique de la coopération", que j'ai déjà évoqué ICI.

Ces recherches ont été menées par Sherry Turkle, professeur au MIT, et exposées dans son ouvrage " Alone Together : Why we expect more from technology and less from each other". 

Une des explications, c'est que sur les réseaux sociaux les transactions sociales sont moins exigeantes, plus superficielles, qu'en face-à-face.On peut voir ses amis, les suivre, faire des commentaires, sans avoir besoin de s'impliquer vraiment dans ce qui se passe. On s'envoit de courts textes, sans besoin de s'appeler au téléphone ou de se voir vraiment. Je vois souvent des personnes des jeunes générations, assises l'une en face de l'autre, et communiquer ainsi par SMS ou via facebook ou autres; cela confirme cette observation de Sherry Turkle. Pour elle, les technologies sont un moyen de fournir l'illusion de la compagnie...sans les exigences de la relation.

Ce besoin d'être connecté, c'est aussi celui de la peur de la solitude. Mais en fait, si nous pensons qu'une connection constante nous fera nous sentir moins seuls, c'est l'inverse qui se produit : si nous sommes incapables d'être seuls, nous serons beaucoup plus susceptibles de l'être.

Et si nous n'apprenons pas à être seuls, nous ne saurons que nous sentir encore plus seuls.

Pour s'en sortir, Sherry Turkle propose de réserver ce qu'elle appelle des "zones franches" (je vais lui envoyer mon livre...) : ce sont des espaces, des lieux ou des temps de son quotidien. Au travail, cela pourrait être des "conversational thursdays", un peu comme les "casual fridays", où l'on aurait des vraies conversations. Certains dirigeants d'entreprise l'ont fait, selon elle. Car dans la conversation, nous bénéficions du ton, des nuances, nous sommes appelés à écouter d'autres points de vue, nous apprenons la patience. Alors que dans la connection, il faut que ça aille vite, que l'on réponde au quart de tour, que ça "chate". Et dans cette rapidité, on nivelle par le bas : pas le temps de réfléchir, il faut des échanges "simples", peu d'idées.

Mais parfois nous avons oublié ce qu'est une conversation..Cela me rappelle ces "conversations avec moi-même"...

Richard Sennett va encore plus loin dans l'analyse : car, pour lui, la "sociabilité superficielle" n'est pas la conséquence inévitable des réseaux sociaux en ligne. Il note qu'en Chine, il y a les réseaux sociaux, mais aussi un fort système de relations inter-personnelles par le guanxi, qui perdure. Pour lui, la "sociabilité superficielle" est un phénomène culturel, et les réseaux sociaux tombent à pic pour le développer, et non l'inverse.

Cela remonte à la Réforme, aux tensions entre les prétentions contraire du rituel mutuel et du spectacle religieux. Le rituel mutuel, c'est celui qui implique les fidèles dans un rite commun. Le spectacle religieux divise le rite entre les spectateurs passifs et les acteurs "actifs". Cette différence entre rituel et spectacle existe dans toutes les cultures. 

C'est comme ça avec les réseaux sociaux également : les gens jouent devant une masse de spectateurs qui les regardent. Parmi tous les "amis" Facebook, surtout pour ceux qui les accumulent, une poignée va se dégager, les autres étant des "spectateurs passifs". Ainsi, dans ces connections , ces "consommateurs d'amitiés" deviennent en fait des "stars", qui produisent des images et des textos pour ceux qui les regardent. Et tout le monde se prend alors pour une star.

Dans ce nouveau monde des réseaux sociaux où l'on croit être une star, le vrai privilège, ce sont les face-à-face, les liens personnels, la présence physique. Alors que le "friending" entretenu par Facebook encourage la compétition ( je veux plus d'amis que toi...ou de followers si c'est sur Twitter, etc...). Alors que nous pouvons penser que la coopération, les relations d'amitiés, sont ce qui permet l'inclusion, Richard Sennett fait remarquer que l'arithmétique qui consiste à avoir des centaines d' "amis" privilégie l'étalage, et l'étalage compétitif. Et cet étalage compétitif se développe le plus dans ceux qui vont se trouver exclus des relations privilégiées et physiques. Ceci est aussi source d'inégalités :toutes ces "amitiés" dont la "consommation" consiste à regarder les autres vivre. Richard Sennett observe que de nos jours les enfants consomment de plus en plus de relations sociales en ligne, et de manière "théâtrale", comme des spectacles. Et que cela diminue l'interaction sociale durable entre jeunes de classes différentes. D'où l'accroissement des inégalités.

Les amitiés numériques : un facteur d'accroissement des inégalités? 

Les relations inter-personnelles et les conversations : un privilège?