Réussir, et après?

SuccesDans l’entreprise, surtout les grandes, mais aussi les autres, la réussite consiste à gravir les échelons, à être nommé à des postes de plus en plus élevés dans la hiérarchie, toujours pyramidale, de l’entreprise. Certains salariés passent leur vie à ce jeu, jusqu’à atteindre les sommets, et à se demander ensuite ce qu’ils vont faire de leur vie.

Mais cette « réussite » acquise échelon par échelon, c’est aussi le meilleur moyen d’ancrer des croyances qui peuvent, justement, empêcher d’aller plus loin. C’est le sujet du livre, et la spécialité de la pratique professionnelle de Marshall Goldsmith, expert coach en leaders qui ont réussi, pour les aider à aller plus loin, ce qu’il appelle « de la réussite à l’excellence ». Et il permet de comprendre pourquoi certains n’arriveront jamais à se sortir de cette « réussite » sans capacité à aller au-delà. Parce qu'il le dit dans le titre le l'édition originale en anglais : " What got you here won't get you there".

Ces croyances sont au nombre de quatre, et il est facile de les observer tous les jours dans les comportements autour de nous, ou en nous-mêmes, si nous sommes concernés par cette griserie de la réussite.

Première croyance : J’ai réussi

Comment ne pas croire que la réussite n’est due qu’à l’habileté et au talent de celui qui a réussi. D’où leur croyance intime qu’il possède les talents et habiletés qui en font un gagnant qui va continuer à gagner. Cela se remarque facilement dans les histoires qu’il aime bien raconter : celles de ses réussites, des contrats qu’il a gagnés, de grandes réalisations. Même lorsqu’il nous parle des réussites collectives d’une équipe, il garde cette conviction que sa contribution était quand même plus significative que ne pourraient le laisser entendre les faits.

Cette croyance n’est pas si négative ; elle peut nous donner envie de prendre des risques, d’entreprendre. Mais elle peut aussi être un obstacle lorsqu’elle conduit certains à se comparer systématiquement aux autres en, comme le dit Marshall Goldsmith, « faisant pencher la balance en leur faveur ».

Deuxième croyance : Je peux réussir

C’est la conséquence logique de la croyance précédente.

« C’est une autre façon de dire : Je suis certain que je peux réussir ».

C’est la manie des gens qui ont connu le succès de croire qu’ils ont en eux la capacité de toujours réussir, que grâce à leurs talents ou leurs ressources intellectuelles, ils peuvent toujours faire basculer une situation en leur faveur. Leur croyance, c’est que le succès est un « gain » résultant de leur habileté, même lorsque ce n’est pas le cas, et qu’il y a toujours un lien entre ce qu’ils ont accompli et la position qu’ils occupent, même si rien ne démontre ce lien.

L’erreur dans ce type de croyance c’est «Je réussis. J’adopte tel comportement. Donc je réussis à cause de ce comportement ! ». Alors que c’est peut-être l’inverse : ils réussissent parfois en dépit de ce comportement. Pas facile, alors, de les faire changer de comportement.

Troisième croyance : Je réussirai

« C’est une façon de dire : J’ai la motivation qu’il faut pour réussir ».

« Si j’ai réussi fait référence au passé, et je peux réussir au présent, alors je réussirai fait référence à l’avenir ».

C’est cet optimisme inébranlable qui persuade que le succès est un dû à celui qui a réussi.

Mais le revers de la médaille, c’est de mettre la pression sur ses collaborateurs, en leur faisant faire des promesses, ou fixer des objectifs, que même les plus dévoués n’arriveront pas à tenir. Cette attitude systématique peut même aller jusqu’à un surmenage des effectifs, et une équipe qui s’affaiblit, obtenant de moins en moins de résultats.

Quatrième croyance : Je choisis de réussir

C’est la croyance qui fait croire aux gens qui réussissent que ce qu’ils font résulte d’un choix personnel.

Le risque, ici, est ce qu’on appelle la « dissonance cognitive » et que Marshall Goldsmith décrit ainsi :

«  C’est l’écart entre ce que nous croyons dans notre esprit et ce que nous vivons ou voyons dans la réalité. Plus nous voulons croire que quelque chose est vrai, moins il est probable que nous acceptions de croire que le contraire est vrai, même lorsque tout prouve que nous avons tort ».

On comprend, à lire Marshall Goldsmith, que ces quatre croyances cumulées peuvent faire de nous une personne moyennement, voire pas du tout, appréciée de ses collaborateurs et de son entourage.

Et comme ces croyances sont bien ancrées, il est très difficile d’en faire changer. D’où cette grande difficulté de passer de la réussite à l’excellence, c’est-à-dire de devenir un leader entraînant pour les autres, capable de développer l’intelligence collective et la puissance des équipes.

Marshall Goldsmith a recensé les vingt habitudes, les mauvaises habitudes, qui sont celles des gens qui ont réussi, et qui les empêchent d’aller plus loin. Toutes ces habitudes ne sont pas réunies dans une même personne, et certaines sont moins néfastes que les autres, tout est question de dosage. Mais toutes concernent des problèmes interpersonnels qui peuvent être agaçants en milieu professionnel, et peuvent ruiner notre réputation. Ce sont tous ces problèmes qui, malgré la « réussite », empêchent d’être admirés et aimés, et peuvent décourager les autres. Ce sont les habitudes qui rendent bien solitaires ces personnes qui ont réussi, et se retrouvent entourés de collaborateurs et relations qui ne les supportent pas.

Toutes ces habitudes tournent autour de l’information et de l’émotion.

L’information : celle que l’on garde pour soi, ou le genre de remarques pour doucher les propositions des autres, comme « ça ne marchera pas », « je le savais déjà », commencer ses phrases systématiquement par « Non », « Mais » ou « Cependant », vouloir toujours en rajouter (« c’est une bonne idée, mais ce serait mieux si tu… »). Toutes ces habitudes qui, nous croyant plus intelligent que tout le monde, nous font toujours en rajouter et répondre, pour étaler notre intelligence. Nous pouvons croire que cela permet d’éduquer les autres, de les inspirer, alors que cela provoque au contraire les frustrations et le découragement.

L’émotion : ce sont ces habitudes qui nous font mettre en colère un peu trop souvent, qui nous font omettre d’exprimer notre reconnaissance ou de dire simplement « Merci », qui nous font revendiquer des honneurs que nous ne méritons pas vraiment, qui nous font refuser d’exprimer des regrets.

Les conseils de Marshall Goldsmith pour se sortir de ces habitudes ont l’air simples : Il suffit, avant de s’exprimer, et lorsque nous partageons de l’information ou de l’émotion, de nous demander si elle est appropriée et si elle est bien dosée.

A tous ceux qui ont réussi, et qui traînent ces mauvaises habitudes, parfois même sans s’en rendre compte, qui les empêchent d’aller plus loin, l’auteur adresse un message d’espoir :

« Vous êtes ici.

Vous pouvez choisir votre destination.

Le voyage commence maintenant. »


Les « revues de performance » annuelles sont-elles dépassées ?

PerformanceREVUEBientôt la fin de l’année, et certains, tant les managers que les employés, sont parmi ceux qui vont se prêter à l’exercice de « revue de performance » annuel, qui va peut-être décider des augmentations et promotions.

Si vous êtes dans ce cas-là, méfiance : vous êtes peut-être en train de travailler dans une entreprise dépassée, voire complètement à côté de la plaque.

Eh oui.

Car on constate aujourd’hui que de plus en plis d’organisations abandonnent ou vont abandonner toutes ces mesures de performance quantifiées. Cela est dû notamment aux évolutions rapides des environnements opérationnels,  l’aplatissement des hiérarchies, l’arrivée des jeunes générations sur le marché du travail et la numérisation du travail.

Ce système de mesure et d’évaluation va être remplacé par de nouvelles méthodes de gestion des performances, plus souples et personnalisées. Les indicateurs de performance traditionnels vont être remplacés par des évaluations par les pairs, des auto-évaluations et plus de dialogue.

Le phénomène, qui n’est peut-être pas encore perçu partout, va s’amplifier pour être généralisé d’ici 2024 ou 2028, selon les prévisions.

Selon le Gartner Group, "À l'avenir, les dirigeants et les managers ne se contenteront pas de mesurer les résultats des employés, mais tiendront compte du contexte dans lequel ces résultats sont obtenus : leurs objectifs personnels, les circonstances dans lesquelles ils travaillent, les groupes auxquels ils appartiennent et le type de travail qu'ils accomplissent".

Dans ce contexte, les entretiens annuels avec les employés ne semblent plus adaptés au monde en évolution rapide.

La prise de conscience est là. Ainsi Deloitte a évalué que la direction et les employés passaient deux millions d’heures par an à évaluer les performances des individus. Cela a motivé l’entreprise à remplacer ces évaluation chronophages par un dialogue et une coopération continue. De plus en plus d’entreprises constatent que la concurrence au bureau entrave la coopération au lieu de la renforcer.

Dans ces nouvelles pratiques, les décisions et les choix sont faits chaque mois ou chaque semaine. Grâce à un examen continu par les pairs et à l’auto-évaluation, les employés développent leurs compétences plus rapidement et se développent eux-mêmes, grâce à ce système de coopération ouverte et transparente.

En parallèle, les organisations évoluent pour travailler moins en silos et plus en interaction, avec des équipes autonomes et des modes projets en co-conception.

Le Gartner Group, dans son enquête 2021, prévoit six grandes tendances dans les systèmes de gestion des performances, à horizon trois à quatre ans.

N° 1 Les objectifs seront tant personnels que professionnels 

Selon l’enquête Gartner, 82% des employés déclarent qu’ils souhaitent que leur organisation les considère comme des personnes et pas seulement comme des employés.

C’est pourquoi les DRH vont chercher à intégrer des objectifs personnels, tels que le bien-être ou l’acquisition de compétences non directement liées à leur travail.  

Pour favoriser un environnement dans lequel les employés peuvent discuter ouvertement et honnêtement de ces objectifs personnels avec leurs managers, il faudra notamment leur fournir des outils d'auto-évaluation de leurs progrès par rapport à leurs objectifs personnels et professionnels.

N° 2 Les évaluations de performance - et les décisions de rémunération - vont évoluer vers un modèle basé sur des projets

Le mode d’organisation par projets se développe, en mélangeant les employés et les travailleurs indépendants, ainsi que les prestataires divers.

Dans ce monde, les employés veulent que la direction évalue leurs performances après chaque projet, et que leur rémunération évolue avec ces évaluations.

Ce système permettra :

- de fournir aux employés un retour d'information, une évaluation et des récompenses en fonction de leur performance d'un projet à l'autre.

- d’évaluer les employés en fonction des résultats obtenus et des commentaires critiques des pairs et des clients.

- de définir et expliquer clairement comment la performance des employés sur chaque projet affecte leur rémunération.

No. 3 Les évaluations de performance refléteront davantage le contexte et l'empathie

La tendance est à une vision plus large du contexte du travail et des personnes.

La conception d'évaluations de performance plus empathiques, telles que "l'apprentissage de nouvelles compétences" (pour les employés les plus performants qui acquièrent de nouvelles compétences dans le cadre d'un projet difficile) ou "la concentration en dehors du travail" (pour qu'un employé confronté à des circonstances difficiles à la maison ne soit pas pénalisé) sera particulièrement importante pour attirer et retenir les employés les plus performants qui cherchent à développer leur carrière dans une organisation donnée.

N° 4 Le retour d'information et le développement seront davantage automatisés

Les employés comprennent, encore mieux que leurs managers, le type de retour d'information et de soutien au développement dont ils ont besoin pour améliorer leurs performances, mais ils n'ont généralement pas la possibilité de participer activement au processus.

De nombreuses organisations ont augmenté leurs investissements dans les technologies de suivi de la productivité des employés, en particulier dans notre monde hybride. La collecte et l'analyse automatisées des données relatives aux activités des employés peuvent être très utiles pour aider les employés à comprendre comment ils se comportent et ce qu'ils peuvent améliorer. À l'avenir, cette technologie permettra d'automatiser les processus de retour d'information et de fournir aux employés un retour d'information opportun et fondé sur des données.

N° 5 Les managers ne géreront plus les performances

À mesure que l'utilisation de la technologie se développe et que les employés deviennent plus proactifs dans la gestion quotidienne de leurs propres performances, les managers ne se concentreront plus sur les entretiens et réunions de gestion des performances dans un processus standardisé, mais sur l'accompagnement personnalisé du parcours et du développement de carrière des employés.

Les responsables RH devront apporter aux managers des ressources nécessaires pour encourager les talents, faire face aux situations de travail difficiles et aider les employés à prendre des décisions sur leurs prochains projets et compétences.

N° 6 La gestion des performances de l'équipe deviendra une préoccupation à part entière

À mesure que les équipes adaptent le lieu, le moment et la manière dont elles collaborent dans des environnements hybrides et distribués, la performance de l'équipe deviendra un sujet à part entière, qui complètera le sujet des performances individuelles.

Il sera demandé aux équipes de travailler plus activement ensemble pour suivre les progrès et améliorer à la fois les performances spécifiques au projet et la dynamique d'équipe. Les équipes auront besoin d'outils et de ressources pour évaluer des aspects importants de leur santé, tels que l'inclusivité, la cohésion, la responsabilité et l'orientation client, et pour diagnostiquer les problèmes.

Ce que l’on va attendre des processus de gestion des performances, c’est finalement ce que le Gartner Group appelle des « pratiques plus humaines ».

Comme un retour aux sources.

A l’heure des technologies, c’est l’humain qui fera la différence et les performances, y compris de la gestion des performances.

De quoi rester optimiste.

 

 


Pour sortir de la bulle : le secret de Madame Zazou

BulleC’est le dilemme du dirigeant, du manager, de tous ceux qui exercent des responsabilités et dirigent des équipes, ou toute l’entreprise : cette crainte d’être entouré de gens qui vous disent ce qu’ils pensent que vous avez envie d’entendre ( j'avais déjà parlé de ces consultants pom-pom-girls ICI ), ou de gens qui ont peur de vous dire ce qu’ils pensent que vous n’avez pas envie d’entendre. Cela revient un peu à la même chose. C’est ce phénomène que l’on qualifie de « Bulle du dirigeant ». Certains dirigeants ne s’en rendent même pas compte, se délectant au contraire de toutes les bonnes nouvelles qu’ils entendent de la bouche de leurs collaborateurs zélés, et de la qualité de tous ces collaborateurs qui sont toujours d’accord avec eux.

C’est vrai que la situation a quelque chose d’agréable, comme si le dirigeant s’était installé dans un cocon confortable où on n’entend que des bonnes nouvelles. Le rêve, non ?

Mais on comprend bien que cela peut être aussi dangereux. Avec un cocon pareil, on ne va pas voir venir les problèmes et les changements dans l’environnement, où même à l’intérieur de l’entreprise. Les angles morts vont se multiplier. Pas très bon pour développer une vision, une stratégie, ni pour piloter en anticipation les opérations. Et cela peut atteindre les grands Groupes, mais tout aussi bien les PME, et même les start-up.

C’est pourquoi, conscients de ce risque, nombreux sont les dirigeants qui cherchent les trucs et comportements pour l’éviter. Voilà bien une question que l’on pose facilement à un consultant, espérant que sa qualité d’ « œil extérieur » sera bien utile pour trouver les réponses à ce « dilemme du dirigeant ». Consultant qui peut aussi être le lanceur d’alerte pour le dirigeant qui ne s’en est pas vraiment aperçu.

Il existe une étude de référence sur le sujet, conduite auprès 200 dirigeants, par un chercheur du MIT, Hal Gregersen, rapportée dans un article de Harvard Business Review, et citée régulièrement par les auteurs et dirigeants traitant du sujet.

Pas si simple de s’attaquer à ce problème. Pour un dirigeant, s’il est persistant et bien organisé dans son entreprise, il lui sera toujours, ou souvent, possible de trouver dans son entreprise les réponses aux questions qu’il se pose. Il saura trouver les collaborateurs et équipes internes pour lui fournir l’information qu’il cherche. Là où ça se complique, c’est pour être informé sur les questions qu’il ne se pose pas, et qu’il n’a pensé à demander à personne. C’est l’angle mort par excellence. On parle souvent de la distinction entre :

  • Les choses que l’on sait que l’on sait, en espérant quand même que c’est toujours vrai (il vaut mieux vérifier de temps en temps quand même),
  • Les choses que l’on sait qu’on ne sait pas (d’où les enquêtes et demandes que l’on fait auprès de ses collaborateurs),
  • Et le pire, les choses que l’on ne sait pas que l’on ne sait pas. C’est ça l’angle mort.

On imagine bien la situation d’une entreprise, avec ces dirigeants pleins de certitudes, ne voyant pas venir les innovations de leurs concurrents et du marché, et encore moins les nouveaux concurrents qui entrent sur le marché pour le disrupter et le déstabiliser. C’est le cas, par exemple, des Fintechs, ou des assureurs internet, style Alan.

Voyons maintenant les remèdes à la bulle du dirigeant.

La première chose que Hal Gregersen a identifié pour sortir du cocon est d’aller chercher ces questions sur les choses que l’on ne sait pas que l’on ne sait pas.

Un des dirigeants cités donne son « truc « . Il ne cesse de rencontrer des employés, des administrateurs, des analystes, des clients, pour leur demander : « Si vous étiez à ma place, sur quoi porteriez-vous votre attention en ce moment ? ». Cela n’élimine pas le risque, car il peut tomber sur des gens qui veulent rester complaisants, mais on peut penser que si l’on multiplie les sources d’information, et que l’on va chercher auprès des personnes les plus diverses, à l’intérieur comme à l’extérieur, on limite quand même le risque.

Autre « truc » du même dirigeant, il demande régulièrement à ses collaborateurs directs (l’équivalent de son Comité de Direction) de lui faire un rapport écrit et court qu’il appelle « brutally honest report » deux fois par mois, sur cinq domaines clés de l’entreprise, y compris sur « ce qui est cassé ». Il encourage d’ailleurs ces mêmes collaborateurs directs à faire la même chose avec leurs propres collaborateurs.

On peut imaginer d’autres actions. Le principe reste le même : se forcer à aller chercher partout, fréquemment, des informations inattendues. Et cela suppose aussi de savoir formuler ces questions ouvertes qui attendent une vraie réponse que l’on saura effectivement écouter. Voilà un bon thème pour passer une journée avec le Comité de Direction et poser toutes ces questions.

Mais cela ne suffit pas.

Hal Gregersen a identifié une deuxième habitude des dirigeants qui évitent la bulle des angles morts, c’est la rapidité à reconnaître leurs mauvaises décisions, et à les corriger.

Il cite cet autre dirigeant qui se demande chaque jour : « sur combien de choses et sur quoi ai-je tort ? ». C’est important parce que, finalement, l’innovation vient de quelque chose sur lequel on avait tort, où qu’on n’avait pas vu avant, et de la découverte de quelque chose de différent. D’où cette hygiène qui consiste à se demander fréquemment sur quoi on est en train de se tromper.

On peut aussi se demander : qu’est ce mes concurrents pensent que je vais faire, et que se passerait-il si je faisais l’inverse ? Tout questionnement de ce genre va aider à détecter les erreurs et fausses certitudes qui brouillent le jugement et le discernement. Là encore, il faut apprendre à faire ce questionnement et à en faire une habitude.

Mais pour reconnaître qu’on a pris de mauvaises décisions, et se corriger, encore faut-il en avoir pris réellement. Et donc cela veut dire prendre des risques, oser, essayer, et ne pas craindre l’échec, à condition de s’en apercevoir vite et de « pivoter », comme on dit dans les start-up. C’est pourquoi les dirigeants qui recherchent les innovations et une culture de la prise de risques encouragent et félicitent les échecs et les erreurs.

Innover, rencontrer des personnes qu’on ne rencontre pas habituellement, oser des initiatives en prenant le risque de se tromper, c’est aussi se déplacer en dehors de sa zone de confort. Et donc la troisième habitude mise en évidence par Hal Gregersen, c’est précisément de sortir de sa zone de confort. C’est quand on se sent en dehors de notre zone habituelle de confort, en rencontrant des personnes que l’on n’a pas l’habitude de voir, qui ne sont pas toujours d’accord avec nous, qui ne sont pas de la même génération ni de la même communauté, que l’on va avoir de nouvelles questions, de nouvelles perspectives, qui vont nous venir à l’esprit et nous inspirer pour réfléchir autrement.

Cela peut aller assez loin, comme cette initiative du fondateur du Cirque du Soleil, qui, considérant que son entreprise devenait « un peu trop corporate », avait embauché un nouvel employé, « Madame Zazou », déguisé en costume de clown, pour apporter de l’animation et distribuer des popcorns dans l’entreprise. Il pouvait aussi jouer une sorte de « fou du roi », en s’invitant dans les réunions et au Comité Exécutif. L’entreprise, frappée par la crise, est aujourd’hui en faillite et vient d’être rachetée par un fonds d’investissement. Le repreneur gardera-t-il cette « Madame Zazou » ?

Enfin, la quatrième idée géniale pour développer la créativité et les idées nouvelles dans l’entreprise, autour du dirigeant, c’est tout simplement : être silencieux.

Pas si évident. Un dirigeant, après tout, c’est celui qui parle, qui donne son avis, qui inspire par la parole, non ? Alors rester silencieux, cela n’a pas l’air très naturel. Et pourtant, ce silence, c’est celui quo nous permet d’arrêter d’envoyer des messages, et d’en recevoir des autres. Ce silence c’est celui qui suit une question que l’on pose, et dans lequel nous écoutons avec curiosité et attention. Le silence, c’est aussi savoir faire une pause avant de répondre ou de réagir à ce que l’on nous dit, car c’est peut-être pendant cette pause que notre interlocuteur va rajouter un détail, une information, une émotion, qui renforceront la compréhension et l’écoute. Certains appellent ça l’écoute active.

Tout cela a l’air d’une évidence triviale. Et pourtant nous n’avons pas tous pris ces habitudes de sortir de notre boîte, faire des rencontres improbables, de se donner le droit à l’erreur, et d’aimer nos erreurs, sortir de la zone de confort, et aimer être inconfortable, et se garder des moments de silence et d’écoute, et aimer le silence.

On peut peut-être y aller pas à pas. Tiens, on pourrait commencer avec « Madame Zazou » au Comex et dans l’entreprise, dès le déconfinement, ou en visio ?  Il y a sûrement des candidats, qui n'ont pas fait le clown depuis longtemps.

On a hâte.


Arpenteurs du monde

ArpenteurRessentir de l’amertume, en vouloir aux autres d’une situation personnelle ou collective qui nous pèse, voilà le sujet du dernier livre de Cynthia Fleury, « Ci-gît l’amer – Guérir du ressentiment ». Ce dont il s’agit, c’est aussi ce « délire victimaire », aggravé par les réseaux sociaux, guidé par l’individualisme et une vision particulièrement biaisée du principe d’égalité. C’est le ressentiment de celui qui se compare aux autres en permanence, pour vérifier qu’il est meilleur ou au contraire inférieur aux autres. Comme l’écrit Cynthia Fleury, pour celui qui est victime de ce ressentiment, « Si quelque chose est donné à l'un, c'est que forcément cela lui est ôté, à lui, qu'il est victime de cet ordre-là. Il ne peut admirer autrui. Il peut seulement jalouser ou envier ». Sa difficulté majeure, c’est de reconnaître la valeur des autres, à force de toujours les comparer à soi-même, et de ne plus être capable d’apprécier la singularité et l’individuation de chacun, et de soi-même. Cynthia Fleury y voit une maladie du discernement qui affecte notre société, incapable de faire la part des choses, car saturée d’informations en permanence.

Mais les réseaux sociaux ne sont pas les seuls coupables de ce ressentiment. Cynthia Fleury voit dans la démocratie elle-même un régime qui provoque le ressentiment, «précisément parce que la notion égalitaire est un enjeu structurel ». L’égalitarisme est devenu le pire ennemi, devenant une « perversion égalitaire » qui en vient à désirer et à jouir de l’affaiblissement des autres pour se procurer un sentiment d’égalité.

Peut-on, individuellement et collectivement, s’en sortir ?

Pour cela, pour cette guérison, Cynthia Fleury invoque de cesser de se comparer et de vérifier constamment si l’on est meilleur ou inférieur aux autres.

La bonne théorie de l’anti -ressentiment se trouvera aussi dans l’ « amor fati «  (« amour du destin »), théorie nietzschéenne, éthique et métaphysique, pour signifier que la sagesse de Zarathoustra s’appuie sur la capacité d’aimer le devenir, de l’accueillir comme la puissance même du vivant et du réel.

Cet « amor fati » consiste alors à désirer toute chose, quelle qu’elle soit, de telle sorte qu’elle puisse éternellement revenir, et selon Nietzsche (in « Ainsi parlait Zarathoustra »), « tout se brise, tout se remet en place ; éternellement se rebâtit la même maison de l’être. Tout se sépare, tout à nouveau se salue ; éternellement fidèle reste à lui-même l’anneau de l’être ». C’est tout l’inverse de ceux que le devenir blesse en leur donnant le sentiment d’en être les victimes, et deviennent soumis à la nécessité de la vengeance, jamais assouvie.

Cet essai a pour titre « Ci-gît l’amer » pour indiquer que c’est en laissant cet « amer », ce ressentiment, comme un mort que l’on abandonne (Ci-gît), que l’on rejoindra la mer, ce destin positif qui nous renforcera dans notre individuation, cette capacité à être « irremplaçable » que Cynthia Fleury traitait dans un précédent ouvrage (dont j’avais parlé ICI). Nous pouvons aussi prendre de la distance par rapport à l’amertume des choses, des êtres, des idées, pour y prendre « goût », et, en développant cette faculté, devenir, selon l’expression de Cynthia Fleury en conclusion de son savant ouvrage, plein de références et citations d’auteurs plus ou moins connus,  des « arpenteurs du monde ».

Devenir un arpenteur du monde, voilà en effet un bon conseil pour avancer et prendre les repères dans un monde volatil, incertain, complexe, et ambigu (ce fameux VUCA) que nous connaissons bien.


Considération intérieure : le monde de l'après-humain a-t-il commencé ?

IntuitionA l'heure où l'on parle de "relation client", de relation avec les autres, nos collaborateurs, nos pairs, entre managers, voilà que nous devenons, covid oblige, des personnes sans visage. Nous ne sommes plus que des regards. Et l'on perd une partie de ce qui fait la relation. 

Nous perdons le souvenir de notre ville, avec ses cafés et ses places , pour nous enfermer. Nous l'étions déjà un peu, rappelons-nous, lorsque la plupart passaient la journée tête baissée, même sans masque, attentifs seulement à notre smart-phone, les oreilles couvertes par les écouteurs, mais, au moins, on trouvait encore normal de sortir de chez soi en dehors du travail. 

Martin Steffens, philosophe, publie ce mois-ci "Marcher la nuit, textes de patience et de résistance", écrit ces derniers mois et années, qui propose une pérégrination symbolisée par la marche des Rois mages vers l'étoile pour sortir de cette nuit qui est survenue. Il livre un entretien à Anne-Laure Debaecker dans le numéro de "Valeurs actuelles" de cette semaine.

Pour lui, la période actuelle est celle d'une conception de l'État, héritée de l'anthropologie de Hobbes, qu'il appelle "immunitaire", qui est étymologiquement le contraire de la "communauté" : " C'est le refus de la dette commune ( co-munus en latin), qui nous oblige les uns les autres. Car selon Hobbes, ce que nous nous donnons, ce n'est pas d'abord la vie, la culture, une langue...c'est la mort. Son État-Léviathan est là pour nous protéger les uns des autres". Et il anticipe ce moment où " Quand la distanciation sociale sera devenue une habitude pour se protéger de n'importe quel virus, quand donc on aura préféré sa santé à la relation, nous aurons tout à fait basculé dans le monde de l'après. Ce ne sera pas l'après-Covid, que tout le monde fantasme alors que nous sommes en plein dedans. Ce sera le monde de l'après-humain".

Il avoue sa peur pour ce qu'il appelle "cette chose imperceptible, et donc indéfendable" qu'est la relation. Car avec la prévention anti-covid, on a commencé à s'y habituer : quand on aime ses proches, et si on les aime vraiment, on ne s'approche pas d'eux. C'est la nouvelle charité qui prétexte de l'amour du prochain pour le tenir à distance. 

Mais qu'est-ce que c'est, exactement, la relation ? Et comment la sauver ? 

Tout le monde ne la voit pas de la même façon. Et il n'y a pas que les masques et la prévention anti-covid qui empêchent la relation. 

Car, notamment dans le monde du commerce et des affaires, le monde de ceux qui veulent vendre leurs services et convaincre les clients avec insistance, la relation va malheureusement se limiter à s'approcher de quelqu'un pour étaler ce que je sais, pour attirer son attention, en fait lui pomper son énergie (et le reste). Ou est-ce que je crée, avec cette relation, quelque chose qui n'est ni à moi ni à l'autre, mais dont nous sommes porteurs ? Toute la question est dans le but que nous poursuivons, au fond, à travers nos relations. Et il n'est pas facile d' avoir une vraie relation humaine. 

C'est Georges Gurdjieff, mystique et philosophe, qui a le premier utilisé le concept de "considération intérieure", repris dans les enseignements de Luis Ansa, maître spirituel, initié au chamanisme, et fondateur de "La voie du sentir", qui est un art de vivre au quotidien, nous réconciliant avec notre corps, nos sens, nos différentes mémoires, et dont on peut parcourir les enseignements dans le livre d'un de ses fidèles disciples, Robert Eymeri, " La voie du sentir"

C'est quoi cette "considération intérieure" qui dégrade nos relations ?

On dit que l'on se considère intérieurement lorsque l'on pense à ce que les autres vont penser ou risquent de penser de soi.

Cette "considération intérieure"  a deux aspects.

Le premier c'est de prendre en considération ce que l'autre pense de moi. J'accorde une telle importance à l'autre que je n'existe plus que par son regard. Je n'existe que parce que l'autre me considère. La valeur que j'ai est fonction de ce que l'autre me montre. Qu'il m'admire ou me déteste, c'est du pareil au même, car, dans les deux cas, c'est lui qui me dit combien je vaux. Dans les deux cas, je n'existe pas par moi-même. 

L'autre aspect, c'est le fait de considérer l'autre à travers mes propres valeurs, mes opinions, mes jugements, mes acquis. Je ne vois donc jamais l'autre, je ne le connais jamais, parce que je le fais passer à travers mes filtres. Et en le faisant passer à travers mes filtres, je le juge et je le piétine. 

Luis Ansa est un observateur attentif de la façon dont nous cultivons cette "considération intérieure". Elle est dans notre souci de se demander ce que l'on va penser de moi si je dis ceci ou cela. Et aussi quand nous sommes amenés à chercher à se faire remarquer pour être admiré, attirer l'attention, séduire l'autre de mille façons : est-ce que je suis à la mode ? Est-ce que l'autre se rend compte de toute la culture que je possède et de mon intelligence ? Et si je possède le dernier cri des i-phones je vais pouvoir me sentir supérieur à l'autre et pouvoir le dominer. 

Cesser de se considérer intérieurement, c'est arrêter de considérer que les autres nous doivent ceci ou cela. On peut alors s'occuper de ce que l'on doit aux autres. C'est cette attitude, qui résulte de la prise de conscience de leurs besoins, que l'on appelle par opposition " considération extérieure". 

Sortir de ce que Luis Ansa appelle "le labyrinthe de la considération intérieure", c'est se reconsidérer soi-même dans cette croyance que l'on est important, alors qu'en réalité on ne l'est pas. Car se croire important, c'est le risque de tomber dans l'idolâtrie de soi-même.

Pour développer et préserver de réelles relations avec les autres, et d'éviter de nous diriger vers un monde de l'après-humain, il n'est pas nécessaire de s'initier au chamanisme, mais de repérer, en prenant le recul, ce qui détruit la relation dans nos conversations avec les autres, même les clients ou les collaborateurs de notre équipe. Ce sont ces conversations, on en connaît tous,  qui dégénèrent en polémique, où l'on ne parle pas en écoutant l'autre, où l'on cherche même à démolir pour avoir raison. Cela peut même aboutir à nous rendre plus prétentieux, à nous gonfler de nous-même, jusqu'à l'excès, à s'agiter dans son Ego. On pense reconnaître ces traits dans certaines personnes qui nous entourent, mais n'en sommes peut-être nous-mêmes pas à l'abri.  Cela vient du fait, pour le dire simplement, qu'il n'y a pas de relation.

Pour trouver le vrai sens d'une relation, quelle qu'elle soit, et éviter tous ces pièges du labyrinthe de la considération intérieure, l'enseignement de Luis Ansa est simple :

" Aimez votre société. Aimez-vous tel que vous êtes, aimez la vie que vous vivez". 

On commence quand ? 


Développement personnel en grande vadrouille : redevenons Thésée !

TheseeOn appelle ça le développement personnel. Ce sont des rayons entiers de livres, qui vous donnent tous les bons conseils pour réussir votre vie, et y croire. C’est aussi le fond de commerce des coachs.

Et c’est le thème du dernier livre de Julia de Funès, petite fille du célèbre Louis de Funès, Docteure en philosophie et conférencière, « Développement (im)personnel ». Le titre nous dit tout : pour elle, tout ça c’est bidon, et ces livres, comme certains coachs qui en font la promotion, sont des imposteurs. Préparez-vous à la grande vadrouille du développement personnel en ouvrant ce petit livre d’à peine 150 pages, plein d’épines.

Ce qu’elle reproche à cette « littérature », c’est de mettre le lecteur dans le « wishful thinking », sans tenir compte des contraintes réelles de la vie, et d’être complètement centrée sur l’individu, sans aucun contact avec ce qui se passe dans les relations avec les autres. Ainsi, un des trucs de ces prophètes du développement personnel, c’est la « confiance en soi ». Pour réussir, et transformer tous nos rêves et désirs en réalité, il suffit d’avoir « confiance en soi » et d’y croire.

Pas la peine de trop se casser la tête à chercher comment. Un peu de volonté, que diable, et hop, un bon coup de pédale et nos souhaits deviennent réalité, les affaires qui ne marchaient plus repartent comme un vélo. On ferme les yeux, on visualise un avenir radieux, et c’est comme si on y était. Vas-y, champion, la victoire est au coin de la rue. Un bon bouquin de « développement personnel » et le coach qui va avec te poussent dans le dos comme un vent salutaire qui te donne des ailes.

Julia de Funès vient détruire ce genre d’attitude en quelques mots : « ici, la manipulation consiste à confondre confiance en soi et assurance ».

Un peu de philosophie, Docteure, pour bien différencier ces deux notions.

L’assurance, c’est cette « affirmation de soi, la certitude et l’absence de doute sur soi-même ». Et ça n’a rien à voir avec la confiance.

La confiance, qui vient de cum fide, « avec foi », c’est au contraire une foi, un « pari sur l’inconnu, un saut dans l’ignorance, un doute ».

Avoir la foi, croire, c’est précisément douter, et non se croire trop sûr de soi. C’est pourquoi je crois en Dieu car je ne suis pas certain de son existence. C’est pourquoi la confiance, par la fragilité et le doute qu’elle suppose, est l’exact contraire de la certitude de l’assurance.

L’assurance, c’est celle de celui qui se sent tellement autonome, se dérobant à toute dépendance, qu’il ne doute de rien. C’est une forme de fatuité qui nous fait nous croire tout-puissant, mais aussi ridicule. Et que l’on appelle indûment la confiance.

La confiance, à l’inverse, c’est celle qui me relie aux autres, qui me fait sentir ma vulnérabilité, mon incertitude, et l’autre peut parfois trahir ma confiance. Elle peut parfois être décevante. C’est sûr, c’est moins drôle.

Alors, pour celui qui se croit en « confiance en soi », et en fait en état d’assurance, le futur, comme le présent, consiste à « rêver sa vie ». Car le meilleur moyen d’oublier la réalité contraignante et décevante, n’est-ce pas de croire et de rêver sa vie, en se racontant des histoires, avec des mensonges pour soi, et pour les autres.

Pour Julia de Funès, c’est cette came que nous vendent les livres de « développement personnel » et dont elle veut nous prévenir de succomber, au risque de se mettre dans une position de dépendance, sinon de soumission, à l’égard de l’auteur.

Alors, dans la dernière partie de ce petit ouvrage, elle pose la bonne question : Comment se libérer des idéologies du développement personnel ?

Ce qu’elle reproche principalement au développement personnel, c’est cette tendance à tout rationnaliser, à séquencer, parcelliser, en étapes conscientes, calibrées, mesurées. On pourrait ainsi changer sa vie en cinq étapes, appliquer les dix recettes pour être heureux, etc. Et tout ça, bien sûr, très vite, ce qui nous permettra de « retrouver confiance en soi en cinq semaines », « méditer en cinq secondes », « devenir soi en quelques heures ». Ce qui compte, c’est que ça aille vite.

Le contrepoison de ces délires, pour elle, c’est la philosophie, capable de « déconstruire » les balivernes du développement personnel trop facile.

En appelant en renfort Socrate, Kant, David Humes, Sartre, Bergson, Paul Ricoeur, et même Marcel Proust, qu’elle nous donne envie de lire (ou relire), elle nous communique son envie de revaloriser la liberté de chacun.

Alors que le développement personnel nous enferme dans un comportement stéréotypé conforme aux conseils prodigués par les auteurs, comme si les recettes pour tous valaient changement personnel, nous incitant à l’introspection narcissique pour mieux se retrouver, à se concentrer sur la manière de s’exprimer pour mieux communiquer, la philosophie est la porte de la libre création de soi par soi.

Citons Julia de Funès dans son éloge de la philosophie :

 « A l’image de Thésée qui parvient, grâce à un fil, à sortir d’un dédale, chacun d’entre nous peut tisser au milieu des labyrinthes de la vie son propre « phil’ » conducteur pour trouver des issues aux significations figées, qui finissent par nous faire dépérir par manque d’évasion ».

« Si la philosophie, âgée de 3000 ans, est toujours là, si demandée, si attendue malgré son accès difficile, c’est qu’elle n’est pas une mode. Grâce à sa compréhension fine des principes des choses, du caractère inamovible des êtres, de la constance des trames qui meuvent les vies, les limites s’élargissent, les points de vue gagnent en rigueur et en ampleur. La philosophie ouvre les perspectives, décongestionne, réinvente des possibilités d’envol pour permettre à chacun de mieux affirmer sa pensée et mieux vivre sa liberté ».

On l’a compris, pour mieux vivre sa liberté, il vaut mieux laisser les livres de développement personnel, et leurs fausses recettes pour « devenir soi » (titre de ce livre de Jacques Attali, que Julia de Funès met en morceaux) et ouvrir les livres des philosophes.

Voilà un bon conseil – philosophique – pour notre stock de lectures de l’été.


Savoir-faire et savoir-être

EcouteOn les appelle les métiers de relations humaines, on pense aux coachs, mais aussi aux consultants de toutes sortes, car une mission de conseil, c'est aussi une relation humaine entre celle ou celui qui a convaincu le client d'acheter la mission, et le client lui-même en tant que personne. 

Pour exercer ces métiers, on apprend par les formations, les livres, les conseils des autres, mais surtout par l'expérience, et pas seulement celle liée à l'activité professionnelle. Quand on exerce ce métier de coach ou de consultant, on apprend aussi beaucoup de ses clients. 

Vincent Lenhardt, considéré comme un des pionniers qui a introduit le coaching en France, et qui en a formé pas mal, vient de publier un petit ouvrage très personnel, " La sagesse du coach", qui lui permet de nous livrer des convictions intimes. 

Un passage intéressant du livre est cette réflexion sur ce qui fait les qualités fondamentales d'un coach, et on ne peut s'empêcher d'y projeter les qualités d'un consultant ou même d'un manager. 

Paradoxalement, ce ne sont pas les méthodologies ou les expertises qui constituent pour l'auteur les qualités premières, mais des qualités plus humaines, de l'ordre de l'immatériel.

Il en propose quatre, indissociables.

La première : la "qualité d'être".

C'est la plus importante. C'est cette disposition à être tranquille d'esprit, en paix. C'est cette capacité à être avec l'autre dans une relation où l'autre nous aide à nous sentir plus intelligent.

La deuxième : la capacité à gérer des relations

Cela consiste à construire une relation saine, exempte de manipulation, sans laisser aller à une manipulation qui chercherait à réduire l'autre à un objet de pouvoir ou de séduction.

La troisième : l'aptitude à comprendre les problèmes et les enjeux de son client

Rien à voir avec des offres ou des méthodologies, on y voit ici de l'intelligence relationnelle, de l'empathie. Il y faut une connaissance du domaine d'activité ou du métier de son client. Pas besoin d'être un expert du domaine, mais de garder une posture de généraliste qui peut accompagner le client dans sa problématique sans se substituer à lui.

La quatrième : maîtriser les techniques propres à l'exercice du métier

Plus que de maîtriser, il s'agit d'incarner. D'avoir la crédibilité, grâce à l'expertise et la capacité à trouver les bonnes approches sur mesure à chaque problème ou enjeu soulevé.

Comme souvent dans nos métiers de relations humaines, le savoir-être compte un peu plus que le savoir-faire.

De quoi identifier nos sources de progrès.


Désir

DesirDans le roman de Cervantès, « Don Quichotte », Sancho Pança, depuis qu’il fréquente Don Quichotte, rêve d’une « île » dont il deviendra le gouverneur. Il veut aussi un titre de duchesse pour sa fille. En fait ces désirs-là ne sont pas venus spontanément à cet homme simple de Sancho, mais c’est Don quichotte qui les lui a suggérés. C’est d’ailleurs de Don Quichotte lui-même que le valet Sancho compte recevoir cette île.

A partir de cette histoire, René Girard a construit sa théorie du « désir triangulaire » : le disciple se précipite vers le modèle, l’objet, que lui indique le médiateur du désir.

Ainsi, nous nous croyons, à tort, libres et autonomes dans nos choix, alors que nous ne faisons que désirer des objets désirés par un autre.

Pour illustrer cette thèse, René Girard utilise des exemples tirés de la littérature romanesque dans son ouvrage « Mensonge romantique et vérité romanesque ».

Proust fournit de nombreuses inspirations, tel cet épisode de la « Recherche du temps perdu », où le narrateur, Marcel, éprouve un désir intense à voir jouer une actrice de théâtre, la Berma. Mais d’où vient ce désir ? ce n’est pas le souvenir de représentations anciennes ; il n’a aucune expérience d’art dramatique. Mais il n’a pas inventé non plus la Berma, l’actrice est bien réelle. Ce qui va le mettre à désirer passionnément cette actrice, c’est Bergotte, qui jouit auprès de lui d’un immense prestige. Et c’est Bergotte qui est ainsi le médiateur du désir de Marcel.

L’histoire ne s’arrête pas là, car Marcel s’étant rendu à une représentation de la Berma, il en revient déçu. Il se trouve en présence, de retour à l’appartement, de M. de Norpois. Marcel avouant sa déception, M. de Norpois se sent obligé de rendre à la grande actrice l’hommage de quelques pompeux clichés. Alors, pour Marcel, les paroles du vieux diplomate viennent remplir le vide creusé par le spectacle dans son esprit. Voyant le lendemain un compte rendu dans le journal mondain, Marcel, désormais, ne doute plus ni de la beauté du spectacle, ni de l’intensité de son propre plaisir.

Car si René Girard analyse finement ce phénomène du « désir triangulaire », il précise aussi que celui qui en est victime ne s’en rend pas compte, croyant vraiment que son désir lui est propre. Ce que provoque ce « désir », c’est aussi ce que Stendhal appelle « l’universelle vanité », qui débouche sur « l’envie, la jalousie, et la haine impuissante ».

Car si le médiateur qui provoque en moi ce désir (d’être aussi beau que lui, aussi riche, aussi talentueux, aussi célèbre) ne me permet pas d’obtenir cet « objet » désiré (je me sens moins beau, moins riche, moins talentueux, moins célèbre) alors je vais ressentir cette « haine impuissante » à son égard.

On les reconnaît bien, ces personnes, qui sont constamment en train de confondre leurs désirs avec ceux des « médiateurs » qu’ils côtoient et à qui ils veulent faire plaisir, ou qu’ils envient. Je vais dire que j’aime le bleu parce qu’il aime le bleu, mais, en réalité, je ne me sens pas vraiment attiré plus que ça par cette couleur. Et c’est ainsi que certains en arrivent à ne connaître leurs désirs qu’à travers les désirs des autres, qu’ils envient ou jalousent, sans jamais connaître leurs vrais désirs.

Pas facile de se retrouver.

Le dernier volume de la « Recherche du temps perdu » de Proust s’appelle d’ailleurs « le temps retrouvé », dans lequel René Girard identifie que « retrouver le temps c’est retrouver l’impression authentique sous l’opinion d’autrui qui la recouvre ; c’est donc découvrir cette opinion d’autrui en sa qualité d’opinion étrangère ; c’est comprendre que le processus de la médiation nous apporte une impression très vive d’autonomie et de spontanéité au moment précis où nous cessons d’être autonome et spontané. Retrouver le temps c’est accueillir une vérité que la plupart des hommes passent leur existence à fuir, c’est reconnaître que l’on a toujours copié les Autres afin de paraître original à leurs yeux comme à ses propres yeux. Retrouver le temps, c’est abolir un peu de son orgueil ».

Mais alors, qui sera le médiateur qui nous fera retrouver ce temps et ce désir authentique ?

Un désir authentique.


La formule du bonheur

BonheurSix grandes illusions entravent notre capacité à comprendre le monde, et nous font prendre la vie comme une lutte. Alors qu'il suffirait de voir clair dans ces illusions pour que notre vision se dégage et le bonheur nous arrive.

Bigre !

Celui qui nous parle ainsi, c'est Mo Gawdat, dans son livre "La formule de bonheur - Des résolutions pour être heureux". Un best-seller.

Mo Gawdat est un spécialiste de l'Intelligence Artificielle, devenu chief business officer chez Google. Il vient d'en démissionner, pour se consacrer à sa "mission" de prosélyte du bonheur, et d'en convaincre un milliard d'humains, grâce au mouvement qu'il a créé, " onebillionhappy"

Des millions de gens sont devenus fans; l'auteur fait des formations sur sa "méthode" dans de nombreuses entreprises (Google, mais aussi Mastercard, Salesforce).

La méthode tient en trois chiffres : 6 - 7 - 5 : 6 grandes illusions qui sèment la confusion dans notre esprit et  dont il faut se débarrasser ( les pensées, l'ego, la connaissance, le temps, le contrôle, la peur), 7, les sept "angles morts" qui leurrent notre jugement sur la réalité de l'existence (les souvenirs, les étiquettes, les émotions, les filtres, les suppositions, les prédictions, l'exagération); 5, les cinq grandes vérités auxquelles il nous faut se raccrocher ( le présent, le changement, l'amour, la mort, le dessein).

Et la formule du bonheur est, comme une équation d'ingénieur, l'écart entre votre perception de la vie et vos attentes. Et si vous ne trouvez pas le bonheur, c'est à cause d'une mauvaise perception de la vie telle qu'elle est. 

Tout ça a l'air un peu nunuche, genre "New Age". Et il faut résister pour entrer dans le livre.

On y trouve alors des bons principes qui peuvent aussi aider à débrouiller des situations personnelles ou professionnelles (Mo Gawdat ne fait pas la différence).

 Prenez celle des illusions que Mo appelle "le contrôle".

Qui n'a pas envie de sentir qu'il a les choses sous contrôle ? Préparer une intervention, une réunion, une décision, on aime bien se dire "j'ai tout prévu, c'est bon !". Le contrôle est un besoin instinctif. Pourtant nous ne pouvons empêcher les événements imprévisibles de survenir, comme des cygnes noirs (tels que Nassim Nicholas Taieb en parle dans son livre " Le cygne noir : la puissance de l'imprévisible"). En fait l'illusion, c'est de croire que le contrôle existe; quoi que l'on fasse ou prépare, le conseil de Mo, c'est que "le contrôle est une illusion". Et le bonheur ne vient pas d'une illusion de contrôle, mais de "notre capacité à appréhender la réalité en nous basant sur des faits et pas sur des illusions". Car il n'y a, selon la méthode de Mo, que deux choses que nous contrôlons : nos actions et notre attitude.

Et pour cela, la pratique que nous transmet Mo, c'est "l'acceptation engagée". Car ce qui produit les résultats, ce n'est pas l'attente de la réussite, mais les actions appliquées. l'"acceptation engagée", c'est s'efforcer d'agir de mon mieux, à chaque instant, dans toutes les situations, et d'accepter ce qui arrive. Et si je rate la cible, j'en tire les leçons, et je réessaye comme si rien n'avait été perdu. Je ne peux pas forcer le client à acheter mon service, mais je fais de mon mieux, sans exercer ni attendre un contrôle total. Voilà pour les actions.

Mais il y a aussi l'attitude, notamment face aux imprévus et aux problèmes. Souvent, quand les choses changent ou que l'imprévu arrive, on va essayer d'exercer plus de contrôle. Erreur ! Il vaut mieux observer la situation avec un regard neuf et ouvert, et utiliser la nouvelle situation en notre faveur. Comme Jim Lovell, l'astronaute joué par Tom Hanks, dans " Apollo 13" avec sa célèbre répartie : " Houston, we have a problem". Alors que la situation est grave (désespérée?), il a l'air de seulement remarquer qu'il a un pneu crevé. Et en analysant la situation avec calme, ils vont finir par revenir sur Terre. 

La leçon, pleine de sagesse, est simple : " Nous recevons tous des cartes  - certaines sont bonnes, d'autres sont mauvaises. Si vous vous focalisez sur les mauvaises, vous rejetterez la faute sur le jeu. Utilisez les bonnes cartes et les choses s'arrangeront : votre main change et vous avancez".

" Tout finira bien. Si ça ne va toujours pas bien, c'est que ce n'est pas fini".

Cela a l'air facile finalement de trouver la formule du bonheur.

Enfin, presque facile.

Tout est dans l'exécution maintenant. 


La revirginité perpétuelle de l'émotion

AuroreCertains peuvent croire que la maturité, cela consiste à accumuler des savoirs et des expériences au point de se persuader d'être capable de tout savoir sur tout. J'en avais déjà parlé ICI

Alors que c'est justement l'inverse, c'est développer cette capacité d'admiration et d'ouverture, comme celle d'un enfant qui découvre la vie, qui nous fait grandir indéfiniment. Et c'est en perdant ce regard d'enfant que l'on cesse de grandir.

C'est pourquoi l'auteur auquel je consacre ma chronique dans "Envie d'Entreprendre" ce mois-ci nous dit que " Vivre, c'est être un autre".

Il nous parle aussi, au travers de son hétéronyme, de cette "revirginité perpétuelle de l'émotion", et de cette capacité à "se retrouver neuf à chaque aurore".

Envie de le découvrir ? 

Avec vos yeux d'enfant?

C'est ICI.

Un indice : ça se passe à Lisbonne.

Bonne découverte.