Comment ça marche la "pensée stratégique" ?

Paris-vue-du-ciel-1Une des façons de définir la stratégie, que je retrouve dans le livre de Rich Horwath, "Elevate - The three disciplines of advanced strategic thinking", est " l'allocation intelligente de ressources limitées par un système unique d'activités qui permet d'être plus performant que les compétiteurs dans le service aux clients". 

Le secret d'une bonne stratégie est précisément dans ce "système unique" : être performant dans des activités différentes ou bien exécuter des activités similaires mais d'une autre façon plus performante. 

Rich Horwath s'est fait connaître justement par ses recherches et ouvrages sur la pensée stratégique. Il a aussi créé le " Strategic Thinking Institute". 

C'est un bon créneau et ses livres sont de bon conseil car, c'est vrai, la capacité à penser correctement la stratégie, et surtout à l'exécuter, ce n'est pas si simple. Déjà, si l'on interroge les dirigeants et managers de nos entreprises sur le sujet, la réponse est souvent : " Avec tous les sujets opérationnels, tous les jours, je n'ai pas le temps pour la pensée stratégique". D'ailleurs, c'est pour une eux une bonne chose finalement : quand il a plein de choses à faire, un agenda plein de réunions et de rendez-vous, le manager se sent utile et efficace; alors que prendre le temps de réfléchir et de penser à la stratégie est presque considéré comme une activité coupable et un signe d'oisiveté. 

Mais, plus préoccupant, si vous proposez à ces mêmes managers d'imaginer avoir une journée entière pour réfléchir à la stratégie, et ce qu'ils feraient de ce temps, il ne le savent finalement pas très bien. Car les idées reçues sont nombreuses : pour certains cela consiste à avoir de "grandes idées", lire des ouvrages savants de prospective, regarder les vidéos de TED. Ouais...

En fait, le point de départ de toute entreprise est une idée, et ce sont les idées qui génèrent les activités, les offres, les processus, les marques, les cash flows. Le problème c'est que, envahis par ces activités et tout le reste, on n'arrive plus à avoir de nouvelles idées, ni à imaginer de nouvelles stratégies. Pour s'en sortir il faut déjà connaître la raison d'être de l'entreprise et l'enjeu stratégique. A partir de là la méthode de Rich Horwath est bien illustrée par la métaphore de l'hélicoptère : il s'agit de se placer au-dessus du business à une hauteur d'hélicoptère (quelques centaines de mètres) : c'est de cette hauteur que l'on voit très bien les paysages, les immeubles, la structure des routes, mais que l'on distingue encore aussi certains détails. C'est cette perspective que nous invite à considérer Rich. D'où le titre du livre ("Elevate").

Une fois à cette hauteur, en quoi va consister la pensée stratégique? 

Dans son livre précédent, "Deep dive", il fournissait "les trois principes de base de la pensée stratégique" : 

  • Acumen : Comment générer des "insights" (que l'on pourrait traduire par inspirations, mises en perspectives),
  • Allocation : Comment allouer les ressources ?
  • Action : Comment exécuter la stratégie et atteindre les objectifs ?

 Dans son nouvel opus, il fournit la suite : "Les trois disciplines de la pensée stratégique avancée" : 

  • Coalesce (fusionner) : fusionner les insights pour créer un business model innovant
  • Compete : créer un système de stratégie pour obtenir un avantage compétitif
  • Champion : Entraîner les autres à penser et agir stratégiquement pour exécuter la stratégie.

 "Coalesce" c'est la phase où l'on va trouver ce que l'auteur appelle le "spectre stratégique" : Quoi (quelles offres de produits / services), qui (potentiels clients cibles), pourquoi ( besoins clients ou services satisfaits), où (canaux pour accéder aux offres), quand ( temps d'accès aux offres), comment (activités à exercer).

"Compete" : c'est la phase où l'on va comprendre les compétiteurs (business intelligence)  et  aligner les efforts de tous et faire les choix. La bonne stratégie n'est pas celle qui plaît à tous les clients, mais celle qui choisit les clients à satisfaire et sur quels critères. 

"Champion" : Cela concerne les comportements et la pratique de "conversations stratégiques" dans toute l'entreprise. Cela comprend les dialogues (échanges d'idées et d'opinions stratégiques) et les discussions ( décisions d'actions, d'objectifs, et de mises en oeuvre). Rich Horwath propose notamment de créer une "histoire stratégique" : Elle décrit la situation ( où en est-on sur le marché, quels sont nos insights), les joueurs internes et externes qui sont impliqués dans le succès du business ( des personnes, des entreprises, des organisations publiques, ...Il peut y en avoir des centaines, il faut se concentrer sur les plus déterminants), le challenge  ( celui qui affectera le plus le business, positivement si il est résolu, négativement si non), les enjeux ( les éléments critiques derrière le principal challenge), les options ( les trois à cinq alternatives exclusives pour adresser le challenge), la résolution ( une des options que l'on choisit), les actions ( les étapes réalistes et claires que l'on va lancer, quand, qui, comment), le thème central de l'histoire ( une métaphore, une montagne à franchir, la lutte du bien contre le mal, une nouvelle route, un nouveau véhicule pour le succès,...). 

Bien sûr, de tels exercices sont permanents; on est tout le temps en train d'ajuster les stratégies et de se poser ces questions. Et la présentation des outils de l'auteur peut paraître un peu "bateau" avec une dose de jargon qui peut faire fuir. C'est dans la pratique et l'exercice que l'on en verra le bienfait.

Le cœur ce type d'approches est, comme toujours, de créer cet espace de "conversations stratégiques" et aller chercher les incertitudes de nos certitudes pour nous inspirer. A partir de là, de nombreux "outils" sont utiles. Le but reste d'associer à l'histoire le plus grand nombre.

Alors pour faire "marcher" la pensée stratégique, imaginons notre histoire stratégique.

Cela peut commencer par : "Il était une fois..." . A nous de créer la suite, vue de notre hélicoptère. pour être stratégiste. 


Futur en panne : comment s'en sortir

FuturenpanneOn pourrait croire que le futur, ça fait rêver tout le monde. Ce désir de conquérir le monde, de sauver la planète, de satisfaire tous les besoins, de rendre heureux autrui. Tout ce qui fait que les entrepreneurs entreprennent et se lancent dans l'aventure. 

Mais on peut imaginer, et même rencontrer parfois, l'inverse.

Ils existent aussi, peut-être, ces  Comex de grands groupes peuplés d'anciens qui ont atteint le poste après vingt ou trente ans de carrière dans le Groupe, et qui portent un regard blasé sur le monde. Ils ont le sentiment de défendre le principe de réalité : on a déjà essayé, on a connu les difficultés à faire les choses, les échecs et les déceptions. Alors, maintenant, le futur, ça ne fait plus rêver. Ils comprennent que le monde change, que les défis seront nombreux, mais leur obsession c'est de faire durer le présent encore un peu plus, ne surtout pas l'accélérer. C'est cette attitude qui rend certains Comex inconsciemment adverses au risque, et sans ambition de disruption, de peur de casser la machine qu'ils connaissent bien et qui les a bien servi pour progresser jusque là où ils sont aujourd'hui. Si d'autres, les compétiteurs, essayent de changer, il faut s'en défendre, les empêcher, les attaquer. La stratégie, cela consiste à réagir face à la concurrence, à l'attaquer. Si ça chauffe trop, on va aller chercher l'Etat et le gouvernement pour empêcher ces concurrents qui veulent détruire l'équilibre (Et punir ces GAFA et autres insolents). Forcément, pendant ce temps là on a moins le temps pour inventer du neuf et penser au client. 

Ce syndrome n'est d'ailleurs pas réservé aux anciens dans les grands groupes mais peut atteindre aussi des équipes qui ne veulent plus se débarrasser de leur confort (idées reçues, convictions, ce qu'ils appellent l'expérience, leur croyance dans un monde qui disparaît mais qu'ils voudraient conserver le plus longtemps possible). 

C'est pourquoi les dirigeants cherchent, pour éviter ce trou noir, à redonner de l'envie en permanence, et pas seulement pour offrir des perspectives aux investisseurs. 

Les plans de performance, les restructurations, les trucs douloureux, ne peuvent sauver l'entreprise. 

Donner l'envie du futur c'est projeter un futur favorable le plus concret possible pour déjà s'y croire et avoir envie d'y être et d'y vivre. voilà à quoi servent encore les plans stratégiques à Moyen Terme.

Celui de Carlos Ghosn pour Renault est présenté par le PDG lui-même dans Le Figaro du 7 octobre.

On en comprend bien les ingrédients.

Le titre : " Drive the future".

La vision à 2022, racontée comme si on y était déjà : " Fin 2022, Renault est une grande entreprise, par la taille. C'est une entreprise saine, parce que très profitable, et avec un bilan solide" (ça c'est pour le rêve des investisseurs, sûrement).

Mais ce n'est pas tout, il y a les défis à relever : " C'est une entreprise qui aura prouvé qu'elle a su relevé tous les défis de son secteur : défis technologiques, défis géographiques, défis organisationnels."

Et puis, une vision ambitieuse, c'est aussi une nouvelle frontière, une conquête, avec des chiffres symboliques : " Ce plan est le "plan de la Chine", où nous comptons passer de 40.000 à 550.000 ventes par an". et " La Russie sera le premier marché du groupe au terme du plan".

Il ne suffit pas, bien sûr, de formaliser la vision; l'exécution compte aussi. 

Mais c'est un bon moyen de guérir de la panne de futur. 

 Qui veut essayer ? 


Les "industries" : terminé !

ChamboulementLes modèles de "chaîne de valeur" avec la valeur ajoutée à chaque stade, linéaires, comme nous l'a appris Porter, ça marche encore? 

Pas si sûr...

Dans un monde de systèmes interconnectés, avec les plateformes et les réseaux, la valeur vient d'ailleurs.

Mais d'où ?

C'est le sujet de ma chronique de rentrée sur "Envie d'Entreprendre", et c'est ICI.

On y parle aussi de ceux qui se disent "experts sectoriels"...Ils ont du souci à se faire.


Vous n'en avez pas marre de la "transformation digitale" ?

TransformationABCVous devez les rencontrer comme moi tous ces gens, consultants, auteurs, journalistes, qui vous parlent de la "transformation digitale". Essayez de trouver le site d'un cabinet de conseil qui n'en parle pas. Sans parler des 31.800.000 résultats quand on tape les deux mots sur Google.

En fait pour les entreprises qui parlent de "transformation digitale" et les consultants qui s'en disent spécialistes, cela consiste souvent à chercher et à mettre en place des "trucs", des applications mobiles, des sites web de e-commerce. Finalement cela correspond à des évolutions plutôt incrémentales, qui ne viennent pas revoir structurellement l'innovation. D'où la prolifération des "challenges", des "hackatons", et autres démarches pour trouver les idées géniales. Mais, honnêtement, combien de ces idées, même géniales, viennent vraiment restructurer l'entreprise, et faire émerger un véritable nouveau, et surtout BIG business ? Pas tant que ça...

Peter Thiel, dans son livre "De zéro à Un", explique qu'il y a deux types de progrès, le progrès horizontal et le progrès vertical : le progrès horizontal c'est celui qui consiste à copier ce qui marche, en mieux si possible, et à le développer à une plus grande échelle. C'est trouver le moyen de vendre plus de voitures, plus de billets d'avions, de toucher plus de monde. C'est passer de 1 à N.C'est le principe de la mondialisation. C'est le programme de la Chine : devenir dans vingt ans ce que sont les Etats-Unis aujourd'hui. 

Le progrès vertical, c'est celui de la technologie, celui qui fait passer de zéro (rien n'existe) à un (quelque chose de nouveau existe). D'où le titre du livre. C'est ça la "pensée Start-Up", remettre en question les idées reçues, faire du neuf à partir de zéro, repenser l'entreprise. Or, dans les entreprises les plus grandes, il est justement très difficile de développer de véritables nouveautés, et encore moins d'y parvenir tout seul, même si on est CDO (Ce fameux Chief Digital Officer qui arrive d'une autre grande entreprise, généralement un peu plus "Techno" avec plein d'espoirs). Car un génie solitaire est peut-être capable de produire une oeuvre d'art ou de littérature qui deviendra un classique, mais jamais de créer un nouveau secteur industriel ou de services tout entier. Pour que les choses se fassent et débouchent, il faut savoir travailler avec les autres, à l'intérieur et à l'extérieur de l'entreprise. 

Et donc tous ces experts qui nous parlent de "transformation digitale" et qui croient que ces deux mots suffisent à caractériser une stratégie en soi se trompent complètement. 

Le véritable enjeu stratégique n'est pas celui du digital, mais celui de l'innovation, passer de zéro à Un. Il ne s'agit pas de se "digitaliser" avec de nouveaux outils (mais qu'est-ce que ça veut dire?), mais de comprendre que nous sommes dans un nouveau monde où toutes les règles du jeu sont en train de changer. Et le jeu, c'est celui de l'innovation, et non du "digital". Dans ce nouveau monde, ce que permet le digital, c'est de répondre plus efficacement à de nouveaux besoins, et d'accroître le rythme et l'origine des innovations; encore faut-il savoir justement innover. Innover avec de nouveaux business models, innover en identifiant les "blind spots" de ses concurrents, innover en planifiant autrement. 

Et là, tous ces experts en "digital", "experts du web", et autres, paralysés par leurs outils, vont souvent décrocher, ou se limiter à des trucs digitaux qui ne viendront pas vraiment assurer la pérennité du business, ni protéger l'entreprise contre les attaques des acteurs, surtout les nouveaux (tous ces disrupteurs de la distribution, et aussi ceux qui vont faire de la détention des données une nouvelle force pour attaquer les entreprises installées). 

Car la survie sur le long terme reste liée à la capacité à innover en continue, et non seulement à l'occasion du super "plan de transformation digitale". 

Peter Thiel combat également ceux qui ont une vision qu'il appelle "darwinienne" du progrès : C'est cette conception que la vie progresse sans que ce soit le dessein de personne. C'est "l'évolution", c'est à dire le progrès sans planification. Chaque entité vivante n'est que la version aléatoire d'un autre organisme, et les meilleures versions l'emportent. 

Mais voilà, pas sûr que cette théorie qui a expliqué l'origine et la disparition des dinosaures soit encore valable pour parler d'innovation dans les entreprises. Peter Thiel n'y croit pas du tout. Tous ceux qui disent que l'on ne peut rien prévoir, qu'il faut seulement se laisser porter par l'évolution, en créant des "start-Up allégées capable de s'adapter et d'évoluer" dans un environnement en constante mutation, se trompent. Avec cette théorie darwinienne, il faudrait que l'on abandonne l'espoir de savoir d'avance, mais que l'on se laisse porter en écoutant ce que les clients disent vouloir, et ne rien créer d'autre que ces fameux "MVP" (Minimal Viable Product, Produit Minimum Viable) qui permet, via des tests auprès des premiers acheteurs, de valider l'existence du besoin, d'identifier le marché, et de valider sa rentabilité. Mais cela ne permettra pas forcément d'innover vraiment. Comme Peter Thiel le signale, " vous pouvez élaborer la meilleure version possible d'une appli qui permet aux gens de commander du papier de toilette à partir de l'Iphone".

Mais cela ne permettra pas de d'atteindre le maximum global. Sans plan audacieux, aucune progression itérative ne nous mènera de zéro à un. C'est quand même, in fine, la conception intelligente qui fera gagner. 

Et la conception, l'innovation, par opposition à la confiance dans le hasard uniquement, c'est du sérieux. Comme le dit Peter Thiel, pour nous inciter à rejeter la tyrannie du hasard : " Vous n'êtes pas un billet de loterie". 

Cela rappelle ce concept de W.Chan Kim et Renée Mauborgne, "la stratégie Océan Bleu": toute une approche pour aller chercher les domaines et les innovations qui nous feront dépasser les concurrents qui se copient et se tuent dans "l'océan rouge" pour aller nager au large dans "l'océan bleu". 

Alors, "la transformation digitale" ? Ne nous laissons pas avoir. 

Prenons au sérieux l'innovation et la compréhension des nouvelles règles du jeu, et l'identification planifiée des ripostes et des armes de la nouvelle guerre stratégiques. Car la "transformation digitale" ne pourra pas remplacer la stratégie.

Cela changera du hasard et des conseils bidons de tous ces "experts du digital" auto-proclamés, qui ignorent l'innovation et la stratégie, et  nous font investir dans des applis et des sites internet sans lendemains.

 


L'incertain est une chance

AvenirDEMAINPourquoi ne peut-on plus prévoir? Pourquoi l'avenir est-il si incertain?

Cela ne date pas d'aujourd'hui pourtant.

Croire qu'il existe des modèles de prévisions est un leurre.

Mais cet incertain est la chance de ceux qui croient à la liberté, et se méfient des programmes et des experts.

De quoi avons-nous alors besoin pour faire face à l'imprévisible ? 

C'est le thème de ma chronique de ce mois sur "Envie d'entreprendre"; C'est ICI.

N'oubliez pas votre boussole personnelle pour retrouver le chemin...


Dans le milieu d'une forêt

ForêtDans le management, comme en d'autres occasions de la vie, le doute s'installe de temps en temps : dois-je choisir telle ou telle direction? Mes choix d'hier sont-ils encore les bons? On rencontre les deux types de personnages et de managers :

Ceux qui vont vous expliquer leurs "convictions", et pourquoi "on a toujours fait comme ça". Ceux-là, on va dire qu'ils sont déterminés, mais parfois aussi un peu bornés et têtus, non? Et est-ce qu'ils savent encore écouter, à force de tout juger à l'aune de ces "convictions"? Et en pensant toujours suivre le même but, de rater les virages, les "disruptions", les innovations.

Et puis il y a ceux qui sont toujours en train de douter, voire carrément comme ces philosophes de l'Antiquité qui affirmaient que la vérité ne peut être connue et que tout doit être soumis au doute (on les appelait, et on appelle ceux-là encore les sceptiques). Ceux-là changent d'avis, hésitent, cherchent une "synthèse" pour ne pas prendre de décision (on en connaît, non?). Mais on dira aussi qu'ils sont prudents, qu'ils ne prennent pas de décisions "à la légère". Avec le risque, en ne choisissant pas, de perdre des opportunités, de ne pas innover. 

Les deux attitudes sont donc à risque pour qui veut innover, et saisir les opportunités.

Alors, on fait quoi? Et quel rapport avec la forêt ? 

Cette image, c'est celle qu'utilise Descartes dans la troisième partie de son "Discours de la méthode". Cette troisième partie est précisément celle où Descartes s'interroge sur le sens de la vie et le moyen d'y trouver le bonheur. Et pour cela il il propose des "maximes". L'histoire de la forêt est dans la deuxième, où il évoque :

" ces voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, ni encore moins s'arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu'ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que que ce n'est peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir; car par ce moyen, s'ils ne vont justement où ils le désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront ils seront mieux que dans le milieu d'une forêt".

Le bénéfice de cette attitude est pour Descartes de se " délivrer de tous les repentirs et les remords qui ont coutume d'agiter les consciences de ces esprits faibles et chancelants qui se laissent aller inconstamment à pratiquer comme bonnes les choses qu'ils jugent après mauvaises".

Donc, il vaut mieux choisir une direction et s'y tenir que de rester dans l'indécision.

Mais vouloir marcher vers un même côté, est-ce que cela ne va pas nous conduire à nous obstiner, comme mon manager avec ses "convictions"? Et qu'est ce que l'on fait si l'on veut changer d'avis?

En fait, toute la subtilité de la comparaison est dans le choix de cette forêt ( Denis Moreau, spécialiste de Descartes, en a fait le titre d'un de ses ouvrages, dans lequel je retrouve cette analyse). 

Car il suffit de se promener réellement dans une forêt pour rapidement comprendre que la ligne droite unique n'existe pas. Je vais partir d'un arbre A et me diriger vers un arbre B. Mais une fois arrivé à cet arbre B, je vois encore plein d'arbres autour de moi, et je ne dispose plus du point de repère qui me permettait de conserver ma première direction. Et je risque donc de tournoyer, et de rencontrer ces "repentirs et remords". 

Alors, que nous dit cette comparaison?

Elle nous enseigne justement à parcourir la forêt en choisissant un point B, un C, un D, dans le même alignement, et une fois arrivé à B, je vais choisir un arbre E, en continuité des autres; à chaque étape, je rajoute un arbre sur mon parcours. 

On comprend alors que le choix ne consiste pas à prendre une "grande" décision, unique, à laquelle on ne touche plus, mais à effectuer de petits pas, des choix modestes, les uns après les autres, et que c'est leur accumulation qui permet d'aller droit, sans décision spectaculaire. Cette maxime de Descartes est celle qui nous invite à nous défier des cette grandiloquence des grandes décisions stériles.La résolution est un travail du présent, dans chacun des petits choix, en maintenant chaque décision, même si on n'est pas certain qu'elle est la bonne; c'est la prochaine direction, le prochain arbre, qui me fera avancer. 

Cette attitude permet d'éviter de croire que "c'est gagné" (ou "c'est foutu"), parce que je me suis un jour engagé. Le choix est de trouver sa constance, ses valeurs peut-être, qui nous font avancer pas à pas.

Un petit tour en forêt pour trouver le chemin, voilà un sage conseil. 

Et garder le cap de cette philosophie cartésienne. Descartes qui dans ses "Méditations métaphysiques" nous avertit : " Je n'ai aucun droit de me plaindre".

Promenons-nous dans les bois,......Le loup n'y est pas...

 

 


La tortue, même Ninja, ne gagne pas toujours dans l'innovation


TortueNinjaC'est une entreprise née il y a 140 ans ! Un de leaders, avec un slogan qui en dit long : " Leading Innovation". 

Et Plouf !

Cette entreprise c'est une star du Japon, Toshiba. Et voilà qu'elle annonce une prévision de déficit pour l'exercice 2015-2016 (l'exercice finit en mars 2016) une perte de 550 milliards de yens (ça fait 4,16 milliards d'euros), pour un chiffre d'affaires de 6,6 milliards de yens.

Toshiba, c'est l'entreprise qui a lancé le premier portable grand public en ...1985. 

Ce qui lui arrive c'est ce qui arrive à beaucoup d'entreprises japonaises : la compétition par les prix, et même par l'innovation, de firmes de Corée du Sud ( Samsung, LG), notamment sur le marché des téléviseurs à écran plat. L'histoire est bien racontée par Sarah Belouezzane dans un article récent du Monde. Cette compétition aurait pû être combattue; mais avant que Toshiba ait eu le temps de réagir voilà qu'arrivent...les chinois (pour les téléviseurs) et les taïwanais (pour les PC). Et puis enfin coup de grâce, un autre phénomène, arrivé lui d'Occident : les smartphones, l'Iphone d'Apple. 

Pendant ce temps là, les autres firmes japonaises d'électronique grand public, Sony, Hitachi, Panasonic, ont connues les mêmes difficultés mais ont entamé des restructurations lourdes ces dernières années.

Toshiba, lui, a eu une autre idée : dissimuler les problèmes en trafiquant les comptes. en surestimant de 1,1 milliards d'euros les résultats des divisions Grand Public. Trois PDG successifs sont mêlés à l'affaire qui fait scandale au Japon. D'autant que Toshiba était considéré comme un "modèle de gouvernance" dont il se vantait,et qui avait été récompensé par des prix pour cela. 

Ce que nous apprend cette histoire c'est que ne pas aller assez vite dans l'innovation pour rester devant les compétiteurs peut nous faire chuter très fort et très bas. 

Toshiba doit réagir en catastrophe : les dirigeants démissionnent. L'entreprise a annoncé qu'elle va supprimer plus de 10.000 postes (sur les 198.000 que compte le Groupe), dans les Divisions Grand Public surtout. Elle a aussi annoncé la sortie de l'électronique Grand Public, et vendre cette Division. Elle va se recentrer sur l'activité professionnelle (imagerie médicale, nucléaire). 

Et puis il y a un Plan, forcément, avec un joli nom : Revitalization Action Plan. Il contient notamment un plan pour "réformer la culture Corporate", avec des "Executive Management seminars" et des "Employee awareness surveys". La batterie habituelle de trucs, les mêmes au Japon comme ailleurs, dont on n'est pas sûr que ça va suffire à reprendre la tête dans la course.

Alors que l'action a déjà chuté de 40% depuis avril 2015, il est temps de retrouver la confiance des investisseurs. Autant tout essayer.

Mais, peut-on rattraper le temps perdu, celui dont on dit qu'il ne se rattrape jamais?

La tortue ne gagne pas toujours, surtout quand on parle d'innovation ! Et même si elle est japonaise comme une tortue Ninja.


Vitesse et lenteur

Vitesse11Dans le monde moderne, la vitesse a plus la cote que la lenteur. Quel que soit le programme, le fait d'aller vite, d'accélérer, en fait une preuve de qualité. Le dernier ouvrage de John P. Kotter, gourou du management à l'américaine, dont j'ai déjà parlé ICI, a pour titre " XLR8", lisez " ACCELERATE".

Dans son livre "Faire", dont le Figaro Magazine publie des extraits ce week-end, François Fillon parle de sa passion pour la course automobile :

" Rouler à près de 300 km/h dans une grande ligne droite, prendre un virage en traçant l'arc de cercle optimal et se relancer à fond, déboîter pour passer- juste avant que la fenêtre ne se referme - l'autre voiture dont on pourchassait la roue, ce sont des sensations qui d'une certaine manière n'ont pas d'autre raison d'être que leur propre intensité. C'est quelque chose qui prend aux tripes, c'est de l'adrénaline pure, c'est en même temps un état d'extrême concentration, physique et mentale, et c'est aussi la jouissance éphémère qui couronne un long, un très long effort de préparation."

François Fillon pratique aussi l'alpinisme, où là, c'est la lenteur, et la méditation, qu'il va vanter.

Bon, c'est pas de la grande littérature, on s'en doutait, mais on voit bien que cette histoire de "concentration" va servir à un couplet sur la politique, forcément, auquel on a droit trois lignes plus loin :

" En politique aussi, il faut faire la part du destin dans les cheminements et les trajectoires. On s'y confronte à des forces dont l'échelle de grandeur dépasse la mesure d'un individu. Qu'elles vous portent ou qu'elles vous résistent, il faut savoir composer avec elles. On cherche à connaître ses limites pour mieux les repousser, jusqu'au jour où le temps referme définitivement le cercle des possibles et donne à une vie d'homme un contour qu'elle ne franchira plus."

Pour Fillon, la vitesse c'est la jouissance éphémère, la concentration, la préparation. Et cette histoire de "cercle des possibles" qui se referme sur "une vie d'homme"...Lui, il a sûrement envie de repousser encore un peu les limites, pour devenir calife, lors de la course de la primaire.

Allons-voir Milan Kundera et son roman " La lenteur"; on change de niveau :

Au début du roman, le narrateur est précisément en train de conduire et observe dans le rétroviseur une voiture derrière lui, avec un chauffeur impatient qui aimerait bien le doubler. D'où ces réflexions sur la vitesse :

" La vitesse est la forme d'extase dont la révolution technique a fait cadeau à l'homme. Contrairement au motocycliste, le coureur à pied est toujours présent dans son corps, obligé sans cesse de penser à ses ampoules, à son essoufflement; quand il court il sent son poids, son âge, conscient plus que jamais de lui-même et du temps de sa vie. Tout change quand l'homme délègue la faculté de vitesse à une machine : dès lors, son propre corps se trouve hors du jeu et il s'adonne à une vitesse qui est incorporelle, immatérielle, vitesse pure, vitesse en elle-même, vitesse extase.

Curieuse alliance : la froide impersonnalité de la technique et les flammes de l'extase."

Cette comparaison avec la course à pied m'a fait penser à Nicolas Sarkozy (il fait aussi du vélo); et la motocyclette, au scooter de notre Président actuel. 

C'est vrai que la lenteur, ce n'est plus à la mode, et les marches tranquilles comme celles de Jean Monnet qu'il évoque dans ses mémoires (j'en avais parlé ICI) ne sont plus très à la mode.

Revenons à Milan Kundera :

" Pourquoi le plaisir de la lenteur a-t-il disparu? Ah, où sont-ils, les flâneurs d'antan? Où sont-ils ces héros fainéants des chansons populaires, ces vagabonds qui traînent d'un moulin à l'autre et dorment à la belle étoile ? Ont-ils disparu avec les chemins champêtres, avec les prairies et les clairières, avec la nature ? Un proverbe tchèque définit leur douce oisiveté par une métaphore : ils contemplent les fenêtres du bon Dieu. Celui qui contemple les fenêtres du bon Dieu ne s'ennuie pas; il est heureux. Dans notre monde, l'oisiveté s'est transformée en désœuvrement, ce qui est tout autre chose : le désœuvré est frustré, s'ennuie, est à la recherche constante du mouvement qui lui manque."

 Pour ces politiques en "recherche constante du mouvement qui lui manque", , faut-il cette  "pure adrénaline" et cette "jouissance éphémère", dont parle François Fillon, ou bien, parfois,  appliquer ce proverbe tchèque évoqué par Kundera, pour penser à contempler les fenêtres du bon Dieu ?

Même nos dirigeants et managers peuvent se poser la question.


Cette réalité-là, c'était le rêve...

JouissezKundera, en 1973, obtient le prix Médicis Etranger avec ce roman : " La vie est ailleurs". 

On est toujours en Tchécoslovaquie, et toujours autour de la Révolution de 1948. Et toujours avec le communisme en action sous nos yeux.

Et encore ce regard critique, cynique, sur cette révolution, et comment elle a instrumentalisé la poésie. Le héros de ce roman est justement un "poète", qui se laisse convaincre par le communisme, car ...la vie est ailleurs; il suffit d'y croire. A Prague en 1948, comme en Mai 68 à Paris, comme Rimbaud à la Commune de Paris...Et la description de Kundera apporte cette distance qui nous fait douter...de ces nouveaux maîtres du monde.

" La vie est ailleurs, avaient écrit les étudiants sur les murs de la Sorbonne. Oui, il le sait bien, c'est justement pourquoi il quitte Londres pour l'Irlande où le peuple s'est révolté. Il s'appelle Percy Bysshe Shelley, il a vingt ans, il est poète et il emporte avec lui des centaines de tracts et de proclamations qui doivent lui servir de sauf-conduits pour entrer dans la vie réelle. Parce que la vie réelle est ailleurs. Les étudiants arrachent les pavés de la chaussée, renversent des voitures, construisent des barricades; leur irruption dans le monde est belle et bruyante , éclairée par les flammes et saluée par les explosions de grenades lacrymogènes. Combien plus douloureux fut le sort de Rimbaud qui rêvait aux barricades de la Commune de Paris et qui ne put jamais y aller depuis Charleville. Mais en 1968, des milliers de Rimbaud ont leurs propres barricades derrière lesquelles ils se dressent et refusent tout compromis avec les anciens maîtres du monde. L'émancipation de l'homme sera totale ou ne sera pas.

Mais à un kilomètre de là, sur l'autre rive de la Seine, les anciens maîtres du monde continuent de vivre leur vie et le vacarme du Quartier Latin leur parvient comme une chose lointaine. Le rêve est réalité, écrivaient les étudiants sur le mur, mais il semble que ce soit plutôt le contraire qui est vrai : cette réalité-là (les barricades, les arbres coupés, les drapeaux rouges), c'était le rêve."

Et ce regard sur la "jeunesse" :

" La révolution et la jeunesse forment un couple. Qu'est-ce que la révolution peut promettre à des adultes? Aux uns la disgrâce, aux autres ses faveurs. Mais ces faveurs-là ne valent pas grand chose, car elles ne concernent que la moitié la plus misérable de la vie et elles apportent, avec les avantages, l'incertitude, une épuisante activité et le bouleversement des habitudes.

La jeunesse a plus de chance : elle n'est pas accablée par la faute, et la révolution peut l'admettre toute entière sous sa protection. L'incertitude des époques révolutionnaires est pour la jeunesse un avantage, car c'est le monde des pères qui est précipité dans l'incertitude. Oh ! Comme il est beau d'entrer dans l'âge adulte quand les remparts du monde adulte s'écroulent ! ".

Cette incertitude des époques révolutionnaires, comment en tire-t-on avantage aujourd'hui, pendant que les remparts du monde adulte s'écroulent, et que le bouleversement des habitudes s'accompagne d'une épuisante activité ? Toute époque est révolutionnaire finalement...Et se nourrit de ce besoin d'un rêve que l'on croit réalité.

Avec des mots et des histoires simples, Kundera en dit plus qu'il n'en a l' air.


L'important et l'insignifiant : histoire de merle

Merle" Au cours des deux cents dernières années, le merle a abandonné les forêts pour devenir un oiseau des villes. D'abord en Grande-Bretagne, dès la fin du XVIIIe siècle, quelques dizaines d'années plus tard à Paris et dans la Ruhr. Tout au long du XIXe siècle, il a conquis l'un après l'autre les villes d'Europe. Il s'est installé à Vienne et à Prague aux environs de 1900, puis a progressé vers l'est, gagnant Budapest, Belgrade, Istanbul.

Au regard de la planète, cette invasion du merle dans le monde de l'homme est incontestablement plus importante que l'invasion de l'Amérique du Sud par les Espagnols ou que le retour des juifs en Palestine. La modification des rapports entre les différentes espèces de la création (poissons, oiseaux, hommes, végétaux) est une modification d'un ordre plus élevé que les changements dans les relations entre les différents groupes d'une même espèce. Que la Bohème soit habitée par les Celtes ou par les Slaves, la Bessarabie conquise par les Roumains ou par les Russes, la Terre s'en moque. Mais que le merle ait trahi la nature pour suivre l'homme dans son univers artificiel et contre nature, voilà qui change quelque chose à l'organisation de la planète.

Pourtant personne n'ose interpréter les deux derniers siècles comme l'histoire de l'invasion des villes de l'homme par le merle. Nous sommes tous prisonniers d'une conception figée de ce qui est important et de ce qui ne l'est pas, nous fixons sur l'important des regards anxieux, pendant qu'en cachette, dans notre dos, l'insignifiant mène sa guérilla qui finira par changer subrepticement le monde et va nous sauter dessus par surprise".

Milan Kundera - Le livre du rire et de l'oubli (1978, 1985).

Et pour nous, quel est l'important? Quel est l'insignifiant? Et quel insignifiant pourrait-t-il bien nous sauter dessus par surprise? Une bonne raison d'explorer les signaux faibles avant qu'ils grossissent, comme la leçon de Lawrence d'Arabie; et de développer notre art de la longue vue.

Un bon exercice pour prendre du recul dans ces dernières semaines d'août...

Même en lisant les romans de Milan Kundera...