Révolution culturelle en douche

Andy-Warhol-Mao[1]Quand elle est culturelle, elle prend un air de Chine, c’est la révolution, celle de Mao-Tse-Toung, en 1966, menée par les jeunes « gardes rouges », aimantés par Mao le quasi-Dieu de 73 ans, qui les pousse à la révolte contre les professeurs d’Université, les livres qu’il faudra brûler, les universités qu’il faudra fermer de 1966 à 1976.

Pour incarner la rupture, les Gardes Rouges vont modifier la signification des feux tricolores pour que le rouge devienne le signal pour « Avancer ». Dans les gares, les passagers doivent exécuter une « danse de la loyauté » (loyauté envers Mao) avant de monter dans le train. Dans les districts ruraux, on met des étiquettes sur les « cochons de loyauté » pour montrer que même les cochons peuvent reconnaître le génie de Mao. J’en avais parlé ICI.

Ça fait rêver ?

C’est en tout cas l’expression reprise par Michel Mathieu, directeur général depuis 2016 de LCL, filiale du Crédit Agricole, qui a eu la bonne idée d'envoyer un  mail le 11 mai 2021 aux 17.000 collaborateurs de la banque, dont le contenu est dévoilé par La Monde et Les Echos dans leurs éditions des 13 et 19 mai dernier. Il parle plus précisément de « véritable transformation culturelle », forme plus soft de la révolution, quoique, car ce « véritable » résonne comme une sentence. On  comprend pourquoi à sa lecture.

Mais cette façon de décréter comme ça, par le haut, la « véritable transformation culturelle », c’est bien la méthode Mao.

Alors, grâce au Monde et aux Echos, on peut prendre connaissance de la rhétorique utilisée dans ce drôle de message pas habituel. Une belle leçon de communication, ce qu’il faut faire, et ce qu’il ne faut peut-être pas faire.

Ça démarre par du positif, le bon message sympa (on sent quand même que c’est le soleil avant l’orage) :

«  Notre banque a beaucoup changé et c’est grâce à vous. Nous avons conquis des clients, notre compétitivité s’est améliorée ».

Merci patron !

Mais arrive le début de l’orage, la phrase qui tue :

«  Ce qui nous a permis d’être là où nous en sommes ne sera pas suffisant pour conforter notre pérennité ». Vlan !

Et l’explication de cette diatribe : « car le monde a changé ». C'est sûr.

Signe du changement, les conditions d’exploitation bancaires, qui « deviennent de plus en plus difficiles », et « le paysage bancaire se transforme très rapidement ». On pourrait penser aux start-up, aux Fintechs, à tous les bouleversements des nouveaux entrants. Mais le directeur général préfère évoquer les concurrents traditionnels de l’entreprise, ceux qu’il appelle des « institutions » : «Qui aurait pu penser que des institutions, comme HSBC (qui avait repris le CCF), ou le Crédit du Nord, seraient ébranlées, voire en voie de disparaître ? ». Oui, qui ? Pas toujours facile d'être celui qui détecte les signaux faibles et anticipe les scénarios. 

Il ne dit pas que le même sort attend LCL, mais ça se lit, comme on dit, entre les lignes.

On imagine bien le collaborateur en train de lire ça ; il doit commencer à avoir peur.

Mais ça continue, car si le secteur et l’environnement annonce l’orage, chez LCL, ça va encore plus mal. Et les indicateurs qui tuent, ce sont ces fameux « NPS » (Net Promoter Score), popularisés par les consultants de Bain, et aujourd’hui utilisés partout :

«  Quand les concurrents les mieux classés recensent 10% de clients détracteurs, LCL en compte 28% ; et quand les meilleurs ont 40% de clients qui les recommandent, LCL n’en a que 30% ».

Ce sont précisément ces deux indicateurs qui constituent le NPS, que tout le monde cherche à mettre le plus haut possible, même si les moyens pour y parvenir ne sont pas magiques.

Vous en voulez encore ? ça vient :

«  Notre image auprès de nos prospects, mesurée en avril 2021, est à la 10ème place derrière tous nos concurrents bancaires traditionnels sans exception. Cela signifie que nous avons du mal à ouvrir des comptes et donc à préparer l’avenir avec de nouvelles générations de clients ».

Bon, le chef a donné les chiffres, le diagnostic général qui nous dit qu’on est mal barrés. 

Maintenant, on attend les propositions. Le cap de la transformation ; ça se traduit par des « nous devons ».

«  Nous devons alors nous poser la question : notre culture est-elle spontanément et suffisamment centrée vers la satisfaction de nos clients ? Je pense sincèrement que sur ce sujet, nous sommes à la fois capables du meilleur comme…du pire ! »

Pas besoin d’attendre trop longtemps pour répondre à la question. Michel Mathieu a déjà la réponse, et c’est là que la formule cingle : ce qu’il faut faire, c’est « engager une véritable transformation culturelle », pour une ambition de devenir fin 2022 la banque urbaine numéro un de la satisfaction client (ce fameux NPS). Va-t-on chercher les coupables ? La direction ou les employés? 

A partir de là, reste à passer à l’action.

Côté performance, ça démarre fort par un plan de fermeture d’environ 250 agences. C’est la suite des fermetures il y a quelques mois de cinq sur neuf des centres de relation client (CRC), et de la suppression de 270 postes.

Côté satisfaction client, les mesures rapportées ont aussi de quoi surprendre :

Les collaborateurs sont invités par le directeur général à fermer « symboliquement » les points de vente pendant une heure, à la même date pour tous (le jeudi 20 mai), pour pouvoir se réunir (sans les clients, comme en conclave) et « consacrent cette heure à poser des diagnostics et à définir concrètement les actions que chacun doit mettre en œuvre pour changer nos habitudes, nos modes de fonctionnement, nos relations… ». Du Design Thinking à l'envers, sans les clients. 

On a du mal à imaginer ce qu’une heure comme ça, improvisée dans chaque agence, va bien pouvoir faire sortir. Peut-être déjà un échange sur tout ce qu’on pense d’un tel courrier. Peut-être un peu agité. 

Et puis, en complément, les communicants et le directeur général ont aussi prévu un gros coup : inviter les collaborateurs à appliquer ce qu’il présente comme une charte baptisée « J’aime mon client », composée de dix maximes, du style « J’aime mon client, je l’accueille toujours avec bienveillance ». Charte qui sera aussi envoyée à la clientèle, qui doit sûrement l’attendre avec impatience. 

Là encore, comment va-t-on faire, par une charte que l’on somme d’appliquer, pour améliorer la satisfaction clients ? On a hâte de le savoir, et surtout les clients pour qu'ils donnent de meilleures notes au Dieu NPS (c'est ce Dieu NPS qui a remplacé le Dieu Mao finalement). Car on fait comment pour « toujours accueillir avec bienveillance » ? Et pourquoi on ne le fait pas déjà ? Il va falloir y réfléchir.  

Pas certain non plus que la fuite de ce document interne dans les médias soit une bonne affaire pour LCL et Michel Mathieu.

Déjà, Le Monde et Les Echos n’ont pas manqué, perfidement, de demander leur avis à des employés sceptiques, témoignant sous l’anonymat sur ce message du chef qu'ils ont pris comme une "douche froide"

Un conseiller clientèle : « C’est un commentaire très dur. Beaucoup de postes ont été supprimés, nous avons pas mal de bugs informatiques. Donc, moi, petit conseiller dans mon bureau en agence, je me sens impuissant ».

Une employée (l’article ne précise pas ce qu’elle fait) : «On transfère la responsabilité d’évolutions qui sont en grande partie du fait de la direction, vers des salariés de moins en moins nombreux et de plus en plus sous pression » ; avec des « outils qui ne fonctionnent pas ».

Pas si bêtes, les employés.

Ça a l’air bien parti, la révolution culturelle. C’est ce qu’on appelle la gestion du changement. Et réconcilier la direction et les employés va en faire partie.

Peut-être va-t-il falloir revoir un peu la méthode quand même. On imagine que le plus dur reste à faire pour mener une telle transformation, surtout une "véritable" et "culturelle". Il faudra sûrement faire les efforts pour créer une vision qui emporte l'engagement, développer la confiance et la solidarité entre les collaborateurs, pour que les actions se mettent en place sans que ceux-ci haïssent la direction (difficile de croire que tous les problèmes viennent des employés quand on a été directeur général depuis cinq ans), laisser suffisamment d'autonomie pour que tout ne vienne pas d'en haut.

On souhaite bon courage à Michel Mathieu.


En S

DynamicbalanceOn connaît la théorie de l’évolution, développée par Darwin. Elle explique la diversité des formes de vie rencontrées dans la nature en partant du principe que chaque espèce vivante se transforme progressivement au cours des générations, sur les plans morphologique et génétique. C’est ainsi que l’évolution fait disparaître certaines espèces, et en fait apparaître de nouvelles.

Cette approche est aussi venue enrichir la théorie et la sociologie des organisations, vues également, non comme un contenu, mais comme un processus d’évolution, avec des phases d’émergence, de développement, et de disparition.

C’est comme cela que l’on décrit l’évolution des organisations par une figure de « courbe en S ».

De nombreux auteurs ont théorisé ce cycle d’évolution, et notamment Marc Van Der Erve, qui fut mon collègue chez KPMG, et dont l’ouvrage « Evolution Management » reste encore aujourd’hui une référence, ainsi que les autres ouvrages publiés depuis. Il y propose un modèle de représentation et de stratégie d’évolution pour les organisations sociales et entreprises. Réflexions et recherches qu’il poursuit aujourd’hui dans ses articles sur Medium, qui apportent une réflexion complémentaire sur l’évolution avec les nouvelles technologies.

Le point de départ du modèle est précisément ce que Marc appelle le « moteur de l’évolution », avec trois phases représentées par cette courbe en S : Cristallisation, cross-fertilisation et épuisement. De quoi se poser les bonnes questions pour positionner et projeter nos projets et entreprises.

Cristallisation

C’est la phase de démarrage, celle de la création de l’entreprise, de la start-up, ou le lancement d’un nouveau produit ou nouveau service. C’est à ce moment que l’entrepreneur cherche la meilleure voie, le meilleur modèle, pour se lancer. C’est dans ces périodes que l’on va être amené à « pivoter », changer et adapter le produit ou le positionnement. C’est à ce moment que l’on se donne une vision.

Cette vision, elle commence par le client. Mais, à ce démarrage, ce n’est justement qu’une vision, sans réel client encore, et peut parfois manquer de crédibilité, d’où les projets et entreprises qui ne décollent pas. D’où aussi les essais-erreurs que connaissent tous les créateurs. La phase de cristallisation est comme un marathon. De nombreuses mutations du projet peuvent être connues, et une seule va se cristalliser pour devenir une réalité. Le projet, la start-up, l’entreprise, connaît ses premiers succès, l’aventure commence. Les meilleurs sont ceux qui ont trouvé le bon positionnement différenciant, l’innovation la plus disruptive. Dans l’entreprise, c’est le moment où les idées jaillissent, on essaye, on cherche les idées nouvelles, on veut faire différent des autres. Et on y croit.

Cross-fertilisation

L’entité qui arrive à cette phase a été capable de générer une première croissance de ses revenus et a expérimenté les moyens et méthodes qui ont permis ces premiers succès. On a le bon pitch, les premiers clients convaincus, la bonne façon de vendre et de satisfaire le client. Alors, cette phase, c’est celle où l’on va tenter de reproduire ces méthodes, et de les améliorer (plus vite, plus prévisibles). Confortée par les premiers succès, la vision est devenue plus authentique. C’est dans cette phase que l’on gagne en expérience, que l’on se fixe des objectifs toujours plus ambitieux, que l’on communique au sein de toute l’organisation. C’est pendant cette phase que l’entreprise va développer et améliorer les process, les structures, et maîtriser les innovations incrémentales. On va définir et formaliser les rôles, responsabilités, procédures. L’excellence est dans l’intégration. C’est à ce moment qu’on peut perdre la vision, et la remplacer par des routines qui donnent le sentiment d’avoir une organisation prévisible. Alors qu’au début, c’est la vision qui faisait la force et l’harmonie de travailler ensemble dans l’entreprise, c’est progressivement la sécurité de la rationalité et des process qui viennent la remplacer. Mais, tant que la croissance est là, que tout a l’air de se développer correctement, ces signes de rigidification ne sont pas toujours perceptibles. Alors que cela peut être le signe que la phase d’épuisement n’est plus très loin, où a même déjà commencée. Car la croissance infinie à structure stable n’existe pas.

Epuisement

Un ralentissement de la croissance peut être le signal de cette phase d’épuisement, mais pas forcément. Ce qui se passe, inéluctablement, c’est que les concepts et les produits qui ont fait les bonnes années précédentes, et l’excitation des débuts, vont naturellement se transmettre et être copiés, voire en mieux, par d’autres entreprises. Des produits similaires, ou des substituts, sont apparus, parfois moins chers. C’est le moment où l’on voit se tenir des batailles entre concurrents, avec des efforts de plus en plus épuisants de part et d’autre pour gagner. C’est le moment où l’on va s’apercevoir que, malgré tous ces efforts redoublés, toutes les bonnes méthodes qui ont fait nos succès d’hier n’ont plus d’effets. C’est ce moment où l’entreprise va renforcer la fixation d’objectifs, rechercher frénétiquement l’amélioration des processus. Et tout cela entraîne une stagnation qui s’installe et perdure.

C’est alors qu’émergent des propositions pour opérer des « changements structurels », des « transformations », au risque de rompre l’intégration que l’on a connue au profit d’un phénomène de fragmentation (toutes les propositions ne convergent plus et, dans le doute, chacun à son opinion sur ce qu’il faudrait faire). C’est là que peuvent (on non) surgir les propositions qui vont porter une « réincarnation » et initier un nouveau cycle (qu’elles viennent de l’intérieur ou de l’extérieur), pour faire repartir le moteur de l’évolution, et une nouvelle courbe en S (ou bien, si cette génération d’idées nouvelles ne vient pas, ou est empêchée, c’est le début du déclin et de la mort).

La phase d’épuisement est donc concomitante d’une nouvelle phase de cristallisation. Mais le risque existe toujours que l’ordre ancien résiste et tente en vain de survivre en se persuadant que tout va revenir comme avant en intensifiant les efforts pour faire encore plus de la même chose. L’arrogance des certitudes de ceux qui croient tout savoir est un fort barrage à l’évolution.

L’évolution est précisément ce process de synthèse entre les « anciens » et les « nouveaux ».

C’est pourquoi ce modèle de l’évolution peut être un bon repère pour les dirigeants pour, au lieu d’être débordé par ce phénomène de cristallisation, cross-fertilisation et épuisement, de prendre la hauteur pour anticiper les mutations qui seront irrémédiablement indispensables pour survivre, se réinventer et se réincarner. C’est en anticipant les conditions qui seront nécessaires pour traverser les phases qui s’annoncent que le cycle de l’évolution peut être maîtrisé. C’est notamment en créant un environnement propice à faire se développer des nouvelles mutations et innovations.

Car revigorer l’entreprise et retrouver le succès, pour dépasser la phase d’épuisement, ce n’est pas perdre du temps à constamment modifier et transformer l’organisation et les process, c’est d’abord revigorer le business, le fit avec les clients et le marché. C’est d’abord sur les comportements individuels et collectifs qu’il est le plus efficace d’agir. On connaît la recette (plus difficile à mettre en œuvre concrètement qu’a imaginer, comme toujours) : favoriser les échanges, communiquer, encourager la prise de risques, tout ce qui sera nécessaire pour faire émerger la nouvelle phase de cristallisation.

Le moteur de l’évolution, pour bien tourner, a besoin d’alterner ces phases de fragmentation où les idées nouvelles émergent, et ces phases de consolidation et d’intégration où tout le potentiel de développement et d’accélération est exploité. Certains sont plus à l’aise pour être leaders dans les phases d’émergence, et d’autres plus efficaces dans la phase de consolidation pour emmener le moteur au maximum, une fois la vision posée. A condition que cette consolidation ne dure pas trop longtemps, ni n’empêche de nouvelles cristallisations de naître. D’où la méfiance à garder de ne pas mettre trop de contrôle dans le fonctionnement de nos organisations, ni à se couper trop fortement de l’écoute de l’environnement externe et de ce qui se passe dans la compétition.

La réussite dépend de cette capacité à rester en équilibre dans ce que Marc Van Der Erve appelle la « dynamic balance ». Comme sur le vélo, il faut toujours pédaler pour avancer et garder cet équilibre.

En selle pour la courbe en S !


La créativité du centaure

HybrideNous aimons bien classer, mettre les choses dans les bonnes catégories. C’est ainsi que nous avons appris à raisonner, et la Raison nous gouverne.

C’est précisément pour connaître autrement et penser autrement,« penser l’hybride », que Gabrielle Halpern, Docteur en philosophie, a écrit sa thèse de Doctorat en Histoire des idées sur le sujet, et en a fait un livre, « Tous centaures, éloge de l’hybridation ». Et avec cet éloge de l’hybridation, elle dresse le procès de la raison et de Descartes.

 Sa thèse, en effet, c’est que la raison est devenue une idéologie, une manière de travestir et de maltraiter le réel. Cette dénaturation prend toute sa puissance avec le développement de la course aux données (les plus accros disent «les data », c’est plus chic). Et le tri du réel, des données, n’est plus assuré par l’homme mais par les machines. Et tout le monde veut avoir son « usine de traitement » des données : « C’est à qui mettra le plus rapidement en place son usine de traitement, découpera plus rapidement les morceaux du réel, les fera circuler le plus rapidement sur la chaîne de montage, de démontage, de transformation en données et d’étiquetage et les fera s’engouffrer le plus rapidement dans les bennes catégorielles ».

C’est comme cela que nous avons transféré notre manière d’aborder la réalité, et, toujours selon Gabrielle Halpern, à nos machines qui « passent à côté de tout ce que la réalité comprend d’hybride, c’est-à-dire d’incasable ».

Bon, en fait, on le sait tous que ce ne sont pas les données et leur grand nombre qui font l’avantage concurrentiel, mais la capacité à les exploiter pour faire ce que Gabrielle Halpern appelle « des ponts inédits entre ces données ». Elle voudrait qu’on remplace « Big Data » par « Link Data ». Pourquoi pas. Car ce ne sont pas les données elles-mêmes qui apportent la valeur mais la capacité de l’entreprise à les combiner plus rapidement et plus originalement que les autres. L’enjeu, au bout, c’est l’innovation. Car c’est par cette combinaison, confrontation, d’objets, de matériaux, d’idées, d’associations d’idées, mais aussi de disciplines, que jaillit l’innovation. D’où l’hybridation. Et pour que cette hybridation se produise il faut que les entreprises pensent autrement et « se soustraient des habitudes de la raison ».

Car cela vaut aussi, si on élargit le concept, pour une entreprise toute entière : la valeur est créée par la capacité à combiner les cultures, les identités, les idées, les métiers, les comportements, les individus, les énergies. La réussite va dépendre de cette hybridation de plusieurs mondes.

Hybridation des données, hybridation de l’entreprise, mais aussi hybridation de l’individu. Car l’individu, pour être créatif et acteur d’innovation, doit aussi être cet être hybride, d’où l’image du centaure qui fait le titre du livre, cet être mi-homme, mi-cheval, le même qui inspirait Machiavel, et le Prince, avec sa politique du centaure.

En référence à Hannah Arendt, qui expliquait que l’être humain ne se définit pas, justement, par la raison, mais par sa spontanéité, sa capacité à initier du changement, de l’inédit, de l’insolite, de l’action, Gabrielle Halpern a cette formule : « la créativité doit servir à créer du commencement ». Innover, ce n'est donc pas multiplier les objets pour le plaisir de les multiplier, mais créer du commencement, et donc du changement réel. Belle formule.

Un exemple d’un tel individu nous est fourni par Friedensreich Hundertwasser.

Vous ne le connaissez pas ?

C’est un peintre et architecte autrichien qui a imaginé à la fin des années 50 des œuvres d’architecture complètement inédites, dont cette Grüne Zitadelle, gigantesque cité verte de couleur rose, située dans la ville allemande de Magdebourg, qui se caractérise par des fenêtres dont aucune n’est similaire à l’autre. Sa démarche est aussi intellectuelle, Friedensreich Hundertwasser étant aussi l’auteur d’un Manifesto expliquant sa philosophie, « Manifeste de la moisissure contre le rationalisme de l’architecture » 1958). Cela vaut la peine d’aller le lire pour comprendre ce qu’est un créatif hybride.

Extraits :

«Chacun doit avoir la possibilité de construire et tant que cette liberté n’existera pas, on ne pourra pas ranger les projets architecturaux actuels parmi les œuvres d’art. Chez nous, l’architecture est soumise à la même censure que celle imposée à la peinture en Union Soviétique. Les réalisations individuelles sont de misérables compromis passés par des personnes linéaires en proie à la mauvaise conscience!

On ne devrait pas brimer le désir de construire de l’individu ! »

Il en veut notamment à la ligne droite :

« Nous vivons aujourd’hui dans le chaos de la ligne droite, dans une jungle de lignes droites. Que celui qui ne veut pas le croire fasse un effort et compte les lignes droites qui l’entourent et il comprendra; car il n’en finira jamais de compter.

La ligne droite est impie, sacrilège et immorale. La ligne droite n’a rien de créateur, c’est une ligne reproductive et dictatoriale. Elle est habitée non par Dieu et l’esprit humain mais plutôt par les esclaves paresseux, avides de confort, privés de cerveau. On peut donc dire que les réalisations de la ligne droite, même si elles dessinent des coudes, des courbes, des surplombs et même des trous, sont dépassées. Elles ne sont que le produit de la panique due au suivisme, à la crainte des architectes constructivistes désireux surtout de ne pas manquer le changement vers le Tachisme, c’est-à-dire vers une non-habitabilité. »

Ce qu'aime Friedensreich Hundertwasser, c'est la vie, d'où son histoire de moisissure :

" Lorsque la rouille se dépose sur la lame d'un rasoir, lorsqu'un mur se couvre de moisissure, lorsque l'herbe apparaît dans le coin d'une pièce et arrondit les angles géométriques, il faut se réjouir de voir qu'avec les microbes et les champignons, c'est la vie qui entre dans la maison. Il est temps que l'industrie reconnaisse que sa mission fondamentale est de pratiquer la moisissure créative!"

C'est pourquoi, lorsqu'il a imaginé cette Grüne Zitadelle, il a pris l'avenir en compte et  l'a imaginée en éternelle évolution, où tout se modifie avec le temps, la pousse des arbres, comme la peinture.

Alors, pour être hybride et penser le monde autrement, ne suivons pas la ligne droite, ni les chemins trop bien tracés de la logique et de la raison.

Voilà une philosophie bien joyeuse, qui nous donne l’envie de courir comme un centaure.

Ça court comment, un centaure ?

Pas en ligne droite, espérons-le...


Réveil d'encroûtés

EncroûtéAvec la crise, les confinements, les fermetures de restaurants et des salles de spectacle, le télétravail, il y en a, on en connaît tous, qui ont eu bien du mal à continuer à travailler normalement. 

Pour ceux qui voient le verre à moitié plein, c’est aussi une période propice à l’innovation, quand on en a encore l’énergie. Et pour ceux qui sont concernés, c’est l’opportunité de « pivoter », c’est-à-dire, comme dans les start-up, de faire autre chose de différent avec les mêmes moyens, ou d’autres. 

Par exemple, Agathe Ranc, dans L’Obs de cette semaine, nous parle d’un métier qui a bien eu le « spleen », les « managers du bonheur ». Oui, vous savez, les fameux CHO (Chief Happiness Officer) qui s’occupent du bonheur des salariés dans les entreprises. Ils sont super nombreux à avoir ce titre (j’ai cherché sur Linkedin : j’en ai trouvé 15.000 ! Diantre, le bonheur n’ a pas de limites). Leur job, c’était d’organiser des tournois de baby-foot et des apéritifs, bref de mettre de l’ambiance dans l’entreprise, pour en faire ces fameuses « Great Place to Work », tellement « Great Place » qu’on ne veut plus la quitter, tellement elle est « trop bien ».

Oui, mais voilà, avec le Covid et le télétravail, il a fallu trouver de nouveaux trucs, avec les Zoom et les Teams pour ces « GO des open spaces ». Mais, comme le dit l’une de ces CHO témoignant dans l’article de L’Obs, ce n’est pas facile, car « il est compliqué de mobiliser des gens en dehors des heures de boulot, parce qu’après une journée devant les écrans, on vomit tous nos ordinateurs et nos téléphones ». Alors, les « Apéros Zoom », bof, non ? Au point de ne plus trop savoir dire de quoi le « chief happiness officer » doit s’occuper.

Mais voilà qu’on a trouvé un nouveau job, même Zuckerberg a fait passé une annonce pour en trouver un pour Facebook, et ce merveilleux job, c’est CRO, mais oui : Chief Remote Officer ; celui qui va avoir comme principale tâche de gérer le télétravail. Voilà une reconversion qui devrait se développer. Au point que déjà les cabinets de management de transition comme EIM en font déjà la promotion pour recruter et placer en entreprise ces fameux « chief remote officer », car ils en sont sûrs, « la demande ne saurait tarder à bondir ».

Pour se prendre une dose d’optimisme et de réinvention de l’entreprise quand tout semblait désespéré, il fallait lire aussi l’article excellent de Marie Charrel, Béatrice Madeline et Aline Leclerc dans le Monde de ce week-end (daté des 7-8 mars) : « Réinventer son entreprise pour surmonter la crise ». Tous les exemples cités sont des TPE ou des PME qui ne voulaient pas se résigner à attendre la reprise en survivant avec les aides de l’Etat. Et l’on y trouve des histoires et des idées qui montrent le génie humain.

Et aussi de quoi donner des idées à d’autres concernés par les mêmes baisses d’activité.

Exemple : votre activité est à l’arrêt, vous disposez d’un grand hangar d’entrepôt :

Philippe Mella est dirigeant dans l’évènementiel, avec son entreprise Lomatec, spécialisée dans la location de matériel pour cocktails et réceptions. Aïe ! Au lieu de pleurer dans son entrepôt de 4.700 m2 rempli de couverts, tables, plateaux en inox et en argenterie, qui attendent la reprise, il en a fait une plate-forme logistique, et a aussi préparé une nouvelle entreprise, « Ecosystème événementiel 93 », agence événementielle écoresponsable qui regroupera des acteurs du département lorsque l’activité redémarrera.

Autre exemple frappant cité, celui de Matthieu Neirinck qui a créé une marque de chaussures en 2015, « Pied de biche » et ouvert trois boutiques, toutes fermées durant le premier confinement. Zut ! 

On fait quoi ? Avec le problème des stocks de chaussures en magasin qui coûtent cher.

Il a lancé en mai 2020 une opération de précommande en ligne : 1000 personnes ont acheté par avance une paire, dont il a lancé la production ensuite, ce qui a permis de produire uniquement la quantité vendue, de limiter les coûts de stock et de réduire le prix de vente. Il prévoit de lancer quatre nouvelles préventes du même genre bientôt, douze l’année suivante, et pourquoi pas d’en faire son modèle à 100% si ça marche bien. Les boutiques existeront toujours, mais surtout pour venir y tester les chaussures à commander.

L’article du Monde donne plusieurs autres exemples d’idées du même genre, où le business pivote vers le « on line », mais pas seulement, ou change de modèle.

Le témoignage de Philippe Mella est aussi une bonne leçon d’entrepreneur : « Avant, j’étais encroûté dans mon métier de loueur de matériel depuis trente-trois ans. Avec ces projets je viens au bureau avec le sourire, je sais que le travail finit par payer. Cette crise va nous permettre de rebondir autrement. Elle nous a obligés à mener une réflexion que, sans cela, nous n’aurions jamais eue ».

Un bon message d’optimisme pour tous les encroûtés, non ? Même sans la crise. 


Jeu des passions

CondottieriLorsqu’un terme en -isme se forge à partir du nom de son auteur, c’est le signe que la postérité a eu l’intuition qu’elle pourrait découvrir dans son œuvre ou son action des éléments de doctrine susceptibles d’inspirer les hommes et d’être même pérennisés par un enseignement.

C’est ainsi qu’on parlera du platonisme ou du marxisme. Et cela va aussi concerner des hommes politiques sur le même registre, avec le gaullisme, le sarkozysme, et maintenant le macronisme.

Mais il y en a un qui ne répond pas du tout à ce registre, qui ne reflète pas a priori une doctrine philosophique ou un modèle politique, mais plutôt un symptôme ou une perversion.

Je parle ici du machiavélisme, et de Machiavel, le Florentin auteur du « Prince ».

Car le machiavélisme évoque un esprit de conquête et de conservation du pouvoir reposant sur l’absence de scrupules et sur la résolution d’employer tous les moyens pour triompher, y compris ceux qui sont moralement répréhensibles, tels la violence, la ruse et la trahison.

On peut penser que cette vision du machiavélisme tient aussi au contexte des pratiques diplomatiques et de haute administration que connaissait Machiavel à son époque, contexte particulièrement propice aux machinations, et où la conspiration et l’assassinat étaient des moyens politiques admis.

Mais l’on peut aussi lire Machiavel dans sa dimension philosophique et y trouver source d’innovation dans la conception de la politique et des relations entre les hommes vivant ensemble dans une communauté, ainsi que des sources d’inspiration pour le fonctionnement des collectivités humaines, et pourquoi pas aussi pour nos méthodes de management de manière plus générale.

C’est ce à quoi se consacre un des auteurs les plus savants et connaisseurs de Machiavel, Thierry Ménissier, agrégé de philosophie, auteur d’une traduction originale du Prince, et de nombreux ouvrages sur son auteur favori. Pour retrouver l’exposé de cette vision philosophique, l’ouvrage « Machiavel ou la politique du centaure » est une référence.

 Et ce à quoi Machiavel accorde le plus d’importance dans les collectivités humaines, ce sont les passions. Alors que les passions sont traditionnellement considérées comme ce qui pousse l’homme à commettre des actes irrationnels et égoïstes, Machiavel voit au contraire la politique comme un jeu des passions.

« Le Prince » ( « De Principatibus ») est un ouvrage adressé à Laurent de Médicis, alors considéré comme le maître de Florence, qui revient aux affaires alors que l’Italie est pillée par les Français, par les Espagnols, par les Suisses et par les Allemands. C’est dans cette Italie où il importe de chasser les « barbares » que Machiavel entend conseiller le Prince dans cette reconquête pour prendre et surtout conserver le pouvoir.

Machiavel subordonne l’art de gouverner à la reconnaissance du primat de la nature passionnée des relations humaines.

Dans cette optique, l’humanité est considérée comme mue par une pulsion d’acquisition, comme s’il était conforme à l’essence humaine de tendre à la possession de biens et de pouvoir. Et à la racine de toutes nos actions, que l’on soit prince ou peuple, il y aurait cette tendance naturelle à l’acquisition.

Ainsi ce qui fera la supériorité de celui qui aura la capacité de tenir la position du « prince », à la différence de ses concurrents, c’est justement qu’il sait qu’il désire, qu’il sait ce qu’il désire, et il sait qu’il est naturel et ordinaire de désirer acquérir. C’est ce que l’on pourrait désigner comme une forme aiguë de lucidité sur les motifs de l’action humaine. C’est ce que Machiavel appelle la virtù du prince, cette « capacité à accomplir de grandes choses ». Être « vertueux », c’est donc savoir s’en tenir à la nécessité, puisque la réalité des passions est indépassable, celles-ci étant déterminées par la nature désirante. Et c’est en vertu de cette loi indiscutable de « physique politique » que l’on doit donc admettre comme une nécessité de nature que le désir passionné des hommes ne les rend pas bons.

Malheureusement, la nature a créé l’homme, selon Machiavel, de façon à ce qu’il puisse tout désirer mais ne jamais tout obtenir. L’insatisfaction (la mala contentezza) est donc fondamentale et d’ordre existentiel en l’homme. L’humanité est une espèce déçue, qui éprouve inéluctablement la frustration ( par rapport aux objets considérés comme des biens désirables) et l’angoisse (par rapport à la finalité ou la destination de nos existences).

Et ce qui fait le prince c’est sa capacité à exprimer son désir, mais à ne jamais en être la victime. C’est celui qui manifestera la circonspection à ne pas se laisser aller à la violence du désir qui est le meilleur prétendant à la principauté.

Autre aspect de cette reconnaissance de la nature passionnée des relations humaines, Machiavel écrit que les hommes aiment se laisser prendre au jeu de leurs propres illusions. «  Les hommes sont si simples, et ils obéissent tant aux nécessités présentes, que celui qui trompe trouvera toujours quelqu’un qui se laisse tromper » (Le Prince, chap. XVIII). En adossant ainsi le lien social au jeu des passions, le rapport de pouvoir est moins une relation de domination qu’un lien de fascination entre le prince et le peuple, que l’on pourrait transposer entre le dirigeant et les collaborateurs. On pense aussi, et Thierry Ménissier ne manque pas de nous le faire remarquer, aux exemples de chefs populistes capables de mobiliser leur peuple en développant cette relation affective qui repose, tour à tour, sur l’amour et sur la peur. C’est comme cela que l’affect prend le pas sur la décision et la gestion rationnelles, ou au moins il la subordonne.

Le machiavélisme n’est donc pas réduit au déchainement calculé de la puissance, mais consiste en la confusion de deux ordres composant naturellement l’existence humaine : l’ordre du gouvernement politique envahi par l’ordre affectif. La vie collective est alors un modèle de jeu social des passions où les hommes se battent pour leur servitude.

Mais voila que tous les efforts déployés par les hommes pour vivre ensemble libres, dans ce jeu des passions, demeurent en deçà des difficultés qu’ils rencontrent du fait qu’ils doivent composer avec puissance imprévisible et irréductible, la fortune. C’est pourquoi l’action politique se constitue dans la confrontation aux faits, et que l’on conçoit que l’engagement politique est pour l’homme faire l’épreuve d’une certaine forme de tragique. L’œuvre de Machiavel repose ici sur l’intuition des limites de l’agir politique, du fait de cette influence irréductible de la fortune (fortuna) dans les décisions humaines, sinon entendue comme l’effet du pouvoir créateur de cette dernière.

On reconnaît bien ici ce type de dirigeant politique ayant foi dans sa « volonté politique », ou encore ce dirigeant d’entreprise ébloui par sa « vision », et n’ayant pas trop de familiarité avec le « scenario planning ». Ils avancent grâce à leurs passions, et c’est la fortune mal perçue qui les fait échouer.

Pour Machiavel, cette fortune est comme un torrent furieux capable de grossir tout à coup sans que l’on puisse réellement anticiper ses débordements ni canaliser sa fureur : « Le prince qui se fonde complètement sur la fortune s’effondre lorsque celle-ci change. Je crois, de plus, qu’est heureux celui qui adapte sa manière d’agir aux particularités de son époque, et pareillement est malheureux celui dont la manière d’agir est en désaccord avec l’époque. On voit en effet que les hommes procèdent diversement dans leur recherche des buts que tous visent, à savoir la gloire et les richesses : l’un est circonspect, l’autre impétueux ; l’un procède avec violence, l’autre avec adresse ; l’un avec patience, l’autre à l’inverse. Et chacun avec ses manières différentes peut réussir.(…). De là dépend encore le caractère variable du résultat ; car si l’un se comporte avec circonspection et patience, et que les circonstances tournent de telle sorte que sa manière est bonne, son bonheur est certain ; mais si les circonstances changent il s’effondre, parce qu’il ne change pas sa manière de faire. On ne trouve pas d’homme assez prudent pour savoir s’adapter à ces changements, et cela parce que l’homme ne peut s’écarter du chemin sur lequel sa nature le pousse, ou bien parce qu’ayant toujours réussi en empruntant une voie, il ne peut se résoudre à s’en éloigner. C’est pourquoi l’homme circonspect, quand le temps est venu d’agir avec fougue, ne sait pas le faire ; d’où le fait qu’il s’effondre ; car si l’on changeait sa nature avec les circonstances, la fortune ne changerait jamais ». (Le Prince, chap. XXV).

On voit bien ici le paradoxe, ce que Thierry Ménissier appelle « le problème de Machiavel » : Alors que ceux qui réussissent à mener à bien leurs entreprises y parviennent parce que leurs passions sont plus fortes que celles des autres hommes, c’est cette même puissance passionnelle qui confère à leur action une orientation irrépressible, au point qu’elle les transforme irrésistiblement en les auteurs de leur perte. Ce sont les individus les mieux armés pour agir sur le cours de l’histoire qui sont les plus mal placés pour demeurer maîtres de leur sort et se sortir victorieux au final. La difficulté (l’impossible selon Machiavel), c’est d’être capable de changer son tempérament selon ce que Machiavel appelle « la qualité des temps » (la qualita dei tempi – Le Prince chap. XXV).

Toutefois, cela n’implique pas, dans la conception de Machiavel, que l’homme doive renoncer à imposer à l’histoire la marque de l’humanité. Au contraire, les hommes ne peuvent cesser de lutter pour tenter d’orienter l’histoire grâce à l’action politique. La nécessité contraint les peuples comme les individus à affronter la fortune. Et ce qui va permettre à l’homme de juguler la fortune, dans la vision du monde de Machiavel, c’est un concept original : la vertu (virtù). C’est elle qui permet de survivre dans un univers fréquemment hostile, que les sciences et les techniques de l’homme ne parviendront jamais à assujettir intégralement, et aussi de réussir à vivre en groupe malgré l’expression des intérêts et des désirs toujours différents, souvent divergents voire assez fréquemment contradictoires entre eux. C’est pourquoi il faut s’opposer aussi bien à la « fortune contraire » qu’à la discorde des concitoyens. Et les tempéraments virtuosi , par leur audacieuse inventivité, seront les plus à même de trouver le plaisir, potentiellement inextinguible, qu’il y a à jouer la partie pour la jouer. Le machiavélisme est une sorte de libertinage assumé. Dans le monde de Machiavel, rien ne vient déterminer l’action politique de l’extérieur. Aucun motif ou intérêt supérieur ne vient s’ajouter aux combats politiques, toujours particularisés, que mènent les hommes.

Ainsi, dans cet univers où la fortune demeure en définitive la maîtresse du jeu dans lesquels les hommes, engagés malgré eux, n’ont nullement les moyens de s’imposer, Machiavel va imaginer les moyens pour penser une politique efficace. Et la figure qu’y voit Thierry Ménissier est précisément celle du centaure, d’où le titre de son ouvrage. Le centaure est cette créature mi-homme mi-bête, que Machiavel évoque aussi dans « Le Prince » : « Vous devez donc savoir qu’il y a deux manières de combattre : l’une avec les lois, l’autre avec la force. La première est le propre de l’homme, la seconde celui des bêtes ; mais comme souvent la première ne suffit pas, il convient de faire appel à la seconde. Aussi est-il nécessaire à un prince de savoir user de la bête et de l’homme. (…). Or, avoir un précepteur moitié homme moitié bête ne signifie rien d’autre sinon qu’il faut que le prince sache bien user de l’une et de l’autre nature, car l’une sans l’autre ne peut durer » (Le Prince chap.XVIII).

Ce à quoi nous convie Machiavel, c’est à une forme d’intelligence des situations. Celle-ci trouvera son efficacité dans l’attitude prônée par Machiavel d’adoption de la variation et d’appropriation de l’excès. L’adoption de la variation, c’est ce choix d’un référentiel multiperspectiviste qui dote l’entendement d’un modèle adéquat afin de prévenir l’illusion commune consistant à surinvestir un seul point de vue sur le théâtre de l’action, et donc de favoriser l’expression d’une certaine souplesse dans le rapport entre les convictions et les engagements. L’appropriation de l’excès fait référence aux opportunités ouvertes dans le cœur de l’action, dont il faut savoir se saisir, et prendre les risques, comme cette énergique figure du centaure.

La vision philosophique de Machiavel nous apprend que l’action du dirigeant et de gouvernement ne peut jamais être parfaitement organisée par des dispositifs constitutionnels ou des règles qui viendraient transformer l’autorité naturelle du prince en souveraineté incontestable. C’est l’intelligence des situations dans un monde gouverné par la fortune, toujours changeante, qui fait au contraire la différence.

Comme l’indique Thierry Ménissier dans la conclusion de son dense ouvrage, cette vision a disparue progressivement des théories et pratiques politiques et de gouvernance au cours des siècles passés : « La machinerie de l’Etat s’est lentement érigée, l’organisation centralisée et administrative du pouvoir a produit une ingénierie et un fonctionnalisme qui paraissent aux antipodes de l’art machiavélien de gouverner (…). Le modèle de la rationalité économique a progressivement imposé pour les politiques publiques des objectifs de planification, de performance et de rentabilité qui conduisent à regarder les techniques de quantification et de prévision comme les indépassables outils de la bonne politique ».

Et pourtant, en observant encore aujourd’hui tous les blocages de ces visions centralisatrices, dont de nombreuses entreprises se sont, même partiellement, débarrassées, mais qui encombrent ou freinent encore l’action publique de l’Etat (que ne dit-on pas sur la gestion de la crise Covid, les grippages de la machine d'Etat central, et la peur du risque des élus et gouvernants), ne peut-on, comme Thierry Ménissier et par lui Machiavel, concevoir une pratique de la politique et de la gouvernance consistant à objecter aux tourments infligés par la fortune l’audacieuse inventivité de la virtù, toujours au plus près du terrain et de l’action.

Serait-ce le retour des condottieri de la Renaissance qui nous sauverait ?


Eudaimonia

BureaubibliothemqueMaintenant que l’on a goûté au télétravail, parfois contraint et forcé, certaines entreprises se voient bien continuer comme ça à l’avenir, et imaginent même se passer de bureaux pour les plus extrêmes. D’autres ont bien compris que le télétravail c’est bien, mais pas trop non plus, car on a quand même besoin de se retrouver au bureau, entre collègues, dans la vraie vie, et pas derrière les écrans.

Mais si le domicile est devenu mon bureau, est-ce que la fonction du bureau ne devrait pas évoluer, et devenir aussi un lieu de vie, et pas seulement de travail.

C’est ainsi qu’un concept de design est en train de revenir d’actualité, appelé la machine Eudaimonia.

C’est quoi ça ?

C’est un concept créé par un architecte, David Dewane, lui-même inspiré par Cal Newport, et son ouvrage, « Deep Work », ou comment retrouver la concentration dans un monde de distractions.

Eudaimonia, c’est un terme grec qui décrit l’état de contentement obtenu par l’être humain qui s’épanouit dans sa vie ou son travail. Un peu comme le « Flow », décrit par Mihaly Csikszentmihalyi (dont la principale difficulté est d’arriver à prononcer son nom).

Cette machine Eudaimonia est donc conçue comme un espace de bureau idéal, avec plusieurs « zones », chacune des zones étant destinée à placer la personne au travail dans un état d’esprit adapté à sa situation. Et ainsi l’espace comprend aussi des endroits où l’on ne travaille pas, mais où l’on se retrouve, l’on s’inspire, l’on réfléchit librement.

La « machine » comprend cinq espaces, et aucun couloir de séparation : il faut passer successivement dans chacun des espaces pour rejoindre le dernier espace, et ainsi être de plus en plus profondément concentré et inspiré.

Le premier espace est la galerie : c’est le lieu de l’inspiration. C’est un « open space » dans lequel les employés et les visiteurs vont pouvoir observer et admirer des exemples du travail profond (« deep work ») que l’entreprise produit. Cet espace peut être la réception des bureaux, un lieu de passage.

Puis vient le deuxième espace ; c’est le salon. C’est le lieu de la conversation. On y trouve des canapés moelleux, du bon café, un espace de cantine. Tout un confort douillet pour y discuter, se restaurer. Dans cet espace, on échange, on refait le monde. On débat. C’est le lieu de la créativité, de l’intelligence collective. C’est là que l’on s’installe pour brainstormer librement au démarrage d’un nouveau projet, avec toute l’équipe.

Passons la porte pour entrer dans le troisième espace. C’est la bibliothèque. C’est le lieu de la recherche. On y stocke tout ce qui sert pour travailler, en format papier ou digital, avec l’équipement en ordinateurs, tableaux muraux, mais aussi les photocopieurs, les scanners, les outils créatifs. Et surtout une ambiance où l’on se sent vraiment bien.

Entrons alors dans le quatrième espace. C’est le bureau. C’est là que l’on effectue les travaux simples et administratifs de support. Tout le support est installé ici, et on y trouve tout ce qui sert à faciliter le travail et la productivité. On y mettra le courrier, les fournitures simples, des outils de pilotage.

Enfin, tout au fond de la machine Eudaimonia, ce sont les chambres. C’est le lieu du travail profond. Ce sont de petits espaces individuels, bien insonorisés. Ce n’est pas un espace où l’on discute, mais où l’on se concentre, on réfléchit et on fait surgir l’exceptionnel : l’idée, l’action, la proposition, le projet, qui va tout changer. On peut y installer plusieurs « chambres » dans des styles différents, pour s’adapter à chacun et à des situations différentes.

Prêts pour la machine Eudaimonia ?


Le monde d'après

MondeapresMaintenant que la crise se propage et que tout le monde en est de plus en plus sûr, certains commencent déjà à imaginer ce que sera le monde après le coronavirus. Cela commence par les écrivains, les philosophes, et les experts observateurs du monde en tous genres, et cela va se poser dans nos entreprises, remettant en cause nos plans et nos certitudes. Les consultants s'y mettent aussi, ou vont s'y mettre, en espérant trouver les idées pour faire redémarrer leur business. Les think tank vont aussi se poser la question et faire tourner leurs laboratoires d'idées. 

Bref, nous n'allons pas manquer d'inspiration sur ce monde d'après. Mais comment s'y retrouver ?

C'était le sujet de l'article de Yuval Noah Harari (oui,l 'auteur de "Sapiens" et "Homo Deus", succès mondiaux), dans le FT du week end dernier : "The world after coronavirus".

Et aussi celui de Sylvain Tesson, dans le Figaro du 20 mars : " Que ferons-nous de cette épreuve?".

Intéressant de comparer les deux visions alors.

On commence par Sylvain Tesson.

Pour lui, cette période de crise va nous permettre le réveil de la sensibilité, de la contemplation et de la vie intérieure. Le monde d'avant, celui de maintenant encore, c'est le monde de la mobilité, des flux, de la mondialisation. Ce qui est bon, c'est de circuler, de faire marcher le commerce; alors que demeurer chez soi, s'enfermer derrière les murs, c'est le mal, forcément. Dans les bureaux on a tout ouvert, c'est "l'open space", la transparence. 

" Si vous ne considérez pas ce qui circule comme le parachèvement de la destinée humaine vous êtes un plouc". 

Et puis voilà que le virus est venu mettre comme un grain de sable dans la machine. " La mondialisation devait être heureuse. Elle est une dame aux  camélias : infectée". 

Résultat : "Restez chez vous" remplace le "No borders".

Alors Sylvain Tesson fait confiance à la vie intérieure : " Vous voulez explorer vos confins ? Ouvrez des livres. Devant un écran, vous serez deux fois confinés".

Alors que le monde qu'il appelle "digitalo-consumériste" nous a habitué à craindre le vide, avec internet qui remplit l'espace vacant à grand débit, le confinement oblige à faire l'expérience du vide. L'enjeu, c'est de ne pas le remplir avec n'importe quoi. " Le virus est une fleur du mal poussant au contact entre monde intérieur et extérieur. S'il épargne l'intégrité de notre organisme, il révélera la solidité de notre âme".

Sylvain Tesson que cette épreuve nous fera voir le monde différemment : " Rester chez soi ne veut pas dire haïr son voisin. Les murs sont des membranes de protection et pas seulement des blindages hostiles. Ils sont percés de portes, on peut choisir de les ouvrir ou de les fermer. Lire ne veut pas dire s'ennuyer". 

Et une autre leçon, c'est que "devant la prétendue inéluctabilité des choses, le virus du fatalisme possède son gel hydroalcoolique : la volonté".

Après ce message d'espoir pour tester et retrouver la solidité de notre âme, et notre vie intérieure, en paix avec soi-même, passons à Yuval Noah Harari.

On change de registre.

Pour Harari, dans ce temps de crise, nous faisons face à des choix importants.

Le premier, entre la surveillance totalitaire et l'"empowerment" citoyen.

Le deuxième, entre l'isolation nationaliste et la solidarité globale. 

Commençons par la surveillance : pour stopper l'épidémie, des pays comme la Chine utilisent les nouvelles technologies, bien plus efficaces pour surveiller que ne l'était le KGB en URSS. Les gouvernements peuvent maintenant compter sur des capteurs et des algorithmes meilleurs que des espions. Le meilleur a été la Chine, qui a pu contrôler les smartphones des populations, et utiliser des centaines de millions de caméras pour la reconnaissance faciale. En obligeant également les citoyens à vérifier et rendre compte de leur température et leur condition médicale, les autorités chinoises peuvent non seulement identifier rapidement les porteurs du virus, mais aussi traquer leurs mouvements et déplacements et identifier tous ceux qu'ils ont approché. Des applications mobiles permettent alors de prévenir les citoyens de leur proximité avec une personne infectée, pour l'éviter. Bien sûr, ces technologies permettant le contrôle ne sont pas nouvelles, mais Harari considère que, grâce à cette épidémie, un verrou va sauter, et ces méthodes de surveillance vont devenir plus "normales", notamment dans les pays qui jusqu'à présent ne les pratiquaient pas. Car la surveillance qui était auparavant limitée "over the skin" ( sur quel lien mon doigt a-t-il cliqué sur le smartphone) va maintenant passer "under the skin", pour que le gouvernement puisse connaître aussi la température de mon doigt et ma pression sanguine.

Car les technologies de surveillance se développent à grande vitesse. Les algorithmes seront bientôt capables de savoir si l'on est malade avant qu'on ne le sache nous-mêmes. Et ils sauront aussi dire où nous sommes allés et qui nous avons rencontré. On imagine bien qu'avec de tels moyens la propagation du virus serait bien freinée. La contrepartie est alors la légitimation d'un système de surveillance encore plus fort. La même technologie qui permet de déceler un rhume permettra aussi de déceler mes sentiments, mon humeur, et ainsi me connaître mieux que je ne crois me connaître moi-même. On pourrait croire que ces mesures ne seront que temporaires, et que, une fois la crise sanitaire passée, elles disparaîtrons. Mais, comme le remarque Harari, " les mesures temporaires ont la fâcheuse habitude de durer plus longtemps que les mesures d'urgence", en particulier si il y a toujours une bonne raison de décréter l'urgence de quelque chose. Même une fois le coronavirus disparu, on pourra toujours maintenir la surveillance pour prévenir l'épidémie suivante, car quand les citoyens auront à choisir entre la protection de la vie privée et la santé, ils choisiront en général la santé. 

Y a-t-il alors un autre choix que la surveillance autoritaire ? Harari répond avec ce qu'il appelle l' "empowerment" citoyen. Ces dernières semaines, les efforts de pays comme la Corée du Sud, de Taiwan et de Singapour ont portés sur la réalisation de tests massifs et la coopération volontaire d'un public bien informé, même si ils ont aussi déployé des applications de tracking. Cela tendrait à prouver que des citoyens bien informés, et qui font confiance à leurs gouvernants, peuvent de leur propre gré, sans un système de contrôle et de punition du genre Big Brother, avoir les bons comportements. Mieux vaudrait un public responsable et bien informé, qu'un public ignorant et autoritairement contrôlé. Harari prend l'exemple du lavage des mains, devenu un geste naturel sans avoir besoin d'une police du savon. 

Par contre, pour complètement développer cette responsabilité, il faut que la confiance existe envers les gouvernants, les politiques, les scientifiques,les moyens d'information. Et c'est là que les problèmes surgissent, car cette confiance a eu tendance à se réduire (conduisant donc les politiques à vouloir renforcer la surveillance car "on ne peut pas faire confiance au public d'avoir les bons comportements"). La méfiance s'est largement développée de part et d'autre. Harari voit donc dans cette crise actuelle l'opportunité d'un choix de société : la confiance ou la surveillance. Même les technologies peuvent aider à créer cet "empowerment" citoyen. Je peux être tout à fait favorable à monitorer ma température et ma pression sanguine, sans pour autant confier toutes ces données à un gouvernement tout puissant. Mieux encore, grâce aux technologies et capacités d'analyse, c'est moi qui vais être capable de juger si le gouvernement me dit la vérité et si il adopte les bonnes politiques pour combattre l'épidémie. 

C'est pourquoi la crise du coronavirus est le bon test de citoyenneté selon Harari. A nous de décider de faire confiance aux données scientifiques et aux experts, ou de croire aux conspirations des politiques. 

Le deuxième choix que repère Harari, c'est le choix entre ce qu'il appelle l'isolation nationaliste, et la solidarité globale. Et il donne sa réponse : l'épidémie, mais aussi la crise économique qui en découle, sont des problèmes globaux, qui ne peuvent être résolus que par une coopération globale.

C'est pourquoi il est convaincu que nous devons partager le maximum d'informations globalement, et nous aider, tous les pays, les uns les autres. Et donc développer un esprit de coopération global. Même chose pour le partage et la distribution d'équipements médicaux, de kits de dépistage, de machines, plutôt que chaque pays tente de le faire à l'échelon local. Harari imagine la même coopération sur l'économie, avec un "plan global", également sur les transports aériens par exemple, pour permettre de voyager aux "voyageurs essentiels" tels que les médecins, les hommes d'affaires, les entrepreneurs... C'est pourquoi il déplore que, pour le moment, les pays font plutôt l'inverse, en se repliant sur eux-mêmes. Il en veut particulièrement à l'Amérique de Trump, qui a tenté d'acheter une entreprise allemande qui développe un vaccin contre le virus. Et il en appelle à cette solidarité globale, une sorte de gouvernement mondial. Pas sûr que cet appel corresponde vraiment aux tendances actuelles et futures de la géopolitique du monde.

Alors, cette crise, que nous dit-elle pour demain? 

Va-t-elle renforcer la solidité de notre âme? Faire place à une société de citoyens responsables plutôt qu'à une société de surveillance autoritaire renforcée? Va-t-elle encourager l'isolation nationaliste ou créer un sursaut de volonté de solidarité globale ?

A nous de jouer et d'agir, munis des réflexions de Sylvain Tesson et Yuval Noah Harari, et de tous ceux qui vont continuer à alimenter le débat, y compris nous-mêmes.


L'effet cobra

CobraOn appelle cela "l'effet cobra".

Cela fait référence à une histoire dans un village en Inde, au temps de la colonisation anglaise, où le gouverneur eut l'idée de proposer de verser une prime à tous ceux qui ramèneraient des cobras morts, pensant ainsi contribuer à l'élimination de ces serpents maléfiques du territoire. Il en résultat que des malins décidèrent de développer des fermes d'élevages de cobras, leur permettant de ramener de nombreuses dépouilles et ainsi de toucher le maximum de primes. Le gouverneur voyant la supercherie décida de supprimer cette offre de prime, causant ainsi la faillite de ces fermes, qui relâchèrent en nombre les serpents, contribuant ainsi à augmenter le nombre de cobras sur le territoire.

Cet "effet cobra", c'est cet effet  que pense constater Paul Millerd, consultant et entrepreneur qui rédige le site / blog Boundless, dans un article récent, à propos des "plans de transformation" qu'entreprennent les dirigeants.

L'intention de départ est louable : le dirigeant, se sentant en charge de faire faire le maximum de progrès à l'entreprise dont il assure la fonction de CEO va s'attaquer à en augmenter les revenus, et à en réduire les coûts, mais au-delà de ça, dans un monde de plus en plus complexe et incertain, va imaginer une "transformation" sur un horizon pluri-annuel. En y intégrant ses convictions et ses intuitions propres.

L'hypothèse qui est ainsi faite, plus ou moins, c'est que le changement va se concentrer autour du leader de l'entreprise, capable de designer, d'implémenter et de dégager les bénéfices qui amélioreront les résultats de l'entreprise. 

Et c'est là que se révèle l'angle mort, tant pour le dirigeant que pour le consultant qui va l'accompagner : cet angle mort, c'est l'évidence que l'on ne voit pas, aveuglé par nos certitudes et "croyances". Cette croyance, c'est d'imaginer que c'est ce type de "plan" qui va  transformer et améliorer les performances de l'entreprise.

Le scénario ,on l'a tous connu un jour ou l'autre, est toujours le même, mais une certaine forme d'amnésie nous incite à toujours le rejouer : quelques personnes, des consultants , des chasseurs de cobras de toutes sortes, ont imaginé une liste d'actions et de projets à mettre en oeuvre qui vont améliorer significativement la performance économique sur plusieurs années. Les "impacts" sont chiffrés, action par action, le calendrier est prêt. Le dirigeant n'a plus qu'à dire oui, et à donner un nom sympa au "programme". 

Et c'est parti. Le plan va être lancé, des actions dans tous les sens vont se déployer. Et, au bout de quelques années, les dirigeants sont partis exercer leur talent ailleurs, les chasseurs de cobras ont changé de client, et plus personne n'est encore là pour venir mesurer si les résultats promis sont vraiment au rendez-vous, sans parler de tous les événements "imprévus" qui seront venus perturber ou entraver le plan initial. Personne ne sera là pour mesurer si ce que l'on avait identifié a priori comme un "impact" (positif, bien sûr), n'est pas devenu un impact négatif, sur des éléments plus immatériels (le moral des troupes, l'engagement des collaborateurs). 

Alors avec un nouveau dirigeant, on va lâcher de nouveaux cobras, de nouvelles listes d'actions, de nouveaux chasseurs de cobras vont se manifester, on fait chauffer les powerpoint, un nouveau nom sympa, et c'est reparti. La roue tourne ! 

Ce scénario va se répéter et se répète dans de nombreux environnements. Et pourtant, on connaît les études, souvent l'oeuvre de consultants qui ont eux-mêmes contribué à ces "programmes", qui montrent que seulement un quart de ces types de plans sont de véritables succès à court et moyen terme (on espère tous faire partie de ce quart), et que cette tendance à l'échec, malheureusement, s'accentue. L'"effet cobra", là-dedans, c'est que ce modèle nourrit l'ego des dirigeants qui acquièrent une réputation de transformateur (le côté césarisme dont j'ai déjà parlé ICI), et il nourrit aussi tous ceux qui tournent autour : auteurs, conférenciers, consultants, toute une communauté qui vie de ce genre d'exercice. Et donc puisque tant de chasseurs de cobras vivent du système (les plans de transformation qui n'ont pas trop bien marché nourrissant la conviction qu'il va falloir en lancer de nouveaux pour obtenir les progrès attendus), pourquoi s' arrêter ? 

Pourtant, ils existent quand même, ceux qui veulent vraiment inventer et déployer des modèles qui marchent et apporter de vrais résultats (On a tous envie de réussir). L'auteur de l'article évoqué n'en parle pas trop finalement, mais évoque comme une piste la meilleure appréhension de la complexité, l'implication des collaborateurs qui sont au plus près des opérations et des clients, et de s'inspirer de la théorie du chaos et des sciences de la complexité. Et cela implique sûrement aussi de donner plus de place dans la réflexion au temps long (ne dit-on pas qu'il est vain de faire pousser les salades en tirant sur les feuilles). Attitude pas très facile ni très à la mode dans une période où l'on veut tout tout de suite.

Mais peut-être que l'on peut changer la mode, par effet de contamination, avec ceux qui pratiquent d'autres méthodes. Et être de plus en plus nombreux, dirigeants comme consultants, à éliminer ces angles morts qui empêchent de réussir.

A chacun de commencer, et peut-être aura-t-on un peu moins de chasseurs de cobras qui font proliférer les cobras et plans de transformation sans lendemain. 


Le temps passe-t-il vraiment plus vite ?

TempsDans nos actions quotidiennes, nos décisions et nos choix, ce ne sont pas nos valeurs qui nous guident, mais, la plupart du temps, notre agenda. Ce qui nous pousse à agir et à fixer nos priorités, ce sont le cadre temporel, les dates limites. Et, alors que les progrès technologiques nous permettent constamment un gain de temps (on pense aux transports, aux moyens de communication, aux processus de production), nous semblons toujours pressés, en retard. On ressent une impression d’accélération de la vie, du monde.

C’est à ce paradoxe que Hartmut Rosa, sociologue et philosophe allemand, a consacré ses recherches, notamment dans son livre « Accélération – Une critique sociale du temps ». Il en est devenu la référence sur le sujet.

Un des problèmes qu’il a analysés, c’est que, puisque l’on peut produire plus rapidement, on produit plus. Par exemple, rédiger un e-mail prend deux fois moins de temps que de rédiger une lettre, et permet aussi de l’adresser à son destinataire plus rapidement, et donc là où l’on mettrait deux heures pour rédiger dix lettres, il suffira d’une heure pour rédiger dix e-mails. Mais le problème c’est qu’au lieu de gagner une heure, on va prendre deux heures pour rédiger vingt mails. Même chose pour la voiture. Elle permet d’aller plus vite qu’à pied, alors on va plus loin, et ainsi nous passons autant de temps, voire plus de temps, dans la voiture que nos ancêtres en passaient jadis pour marcher.

L’accélération vient du fait que la quantité d’actions que nous réalisons dépasse celle de la vitesse à laquelle on peut les maîtriser : On n’écrit plus vingt mails au lieu des dix lettres, mais cinquante ou cent. Et c’est pareil pour le reste. D’où le débordement.

Si cela permet de diagnostiquer le phénomène de l’accélération perçu, cela ne donne pas l’explication du « pourquoi ? ». Pourquoi se met-t-on à écrire ces cinquante mails ? Pourquoi notre voiture nous conduit-elle toujours plus loin ? Quelles sont les origines ? Cela nécessite d’aller un peu plus loin dans l’analyse.

Pour répondre globalement, au-delà des explications individuelles, Hartmut Rosa évoque un processus qu’il appelle « l’accélération sociale ». Cette accélération sociale combine trois formes distinctes : l’accélération technique (on produit plus vite, on communique plus vite, les transports sont plus rapides), l’accélération du changement social ( les modes passent plus vite, les nouveautés sont plus importantes), et l’accélération du rythme de vie ( correspondant à une augmentation du nombres d’épisodes d’action et/ou d’expériences vécues par unité de temps, qui se manifeste par l’accélération de l’action elle-même - on marche plus vite, on mastique plus vite, on lit plus vite…- ou par la réduction de la durée des pauses et des temps morts entre nos activités, ou encore par la réalisation de plusieurs tâches simultanément). Et chacune de ces accélérations nourrit les autres. Ce qui provoque, autre concept de l’auteur, une « compression du présent ». Si l’on considère que le passé est « ce qui n’est plus » et le futur « ce qui n’est pas encore », le présent est la période où les conditions de l’action sont stables.  La compression du présent correspond ainsi à une diminution de cette durée pendant laquelle « règne une sécurité des attentes concernant la stabilité des conditions de l’action ».

D’où ce sentiment de « pression temporelle » : on a l’impression de disposer de moins de temps pour les actions individuelles, et que « le temps passe plus vite ». On explique alors ce sentiment de pression temporelle de deux manières : soit par la peur de manquer de quelque chose, soit par une contrainte d’adaptation.

On voit bien à quoi correspond cette « peur de manquer de quelque chose », qui provoque ce désir de profiter au maximum des possibilités du monde, de multiplier les expériences, pour avoir une vie la plus riche possible, et donc vivre le plus vite possible en s’occupant en permanence. C’est ainsi que ceux qui sont atteints de ce syndrome ont l’impression de vivre pleinement au niveau de leurs possibilités quand leur agenda est le plus plein possible, les réunions succédant aux réunions. Ceux là attendent la rentrée avec impatience.

Une autre peur, qui conduit aux mêmes effets, est celle de ne plus être dans le coup et de décrocher, avec l’impression, jolie expression de l’auteur, de « se trouver sur une pente qui s’éboule », précisément à cause du phénomène de compression du présent. Nos savoirs sont constamment menacés d’obsolescence, et nous nous sentons menacés d’accumuler des retards qu’on ne pourra plus combler. C’est cette crainte aussi que pendant une absence, en vacances par exemple,  il se sera passé quelque chose d’important, qu’il va falloir rattraper en lisant tous les mails accumulés que l’on n’a pas lus. On est alors convaincu que la modernité nous oblige à vivre vite.

Et puis, pour certains, « ne pas avoir une minute à soi », c’est un signe de noblesse, la preuve que l’on est sollicité et productif. Le manque de temps est ainsi engendré, ou renforcé, par les relations sociales. Peut-être cela est-il néanmoins en train de se renverser car, si jusqu’à présent, et pour certains cela va durer encore longtemps, être plus rapide est synonyme de meilleur, on voit se développer aussi une nouvelle marque de distinction incarnée par la lenteur. Celui qui aurait les moyens de prendre son temps, de décider d’être joignable comme il l’entend, de disposer de ressources libres préservées, prendrait alors l’avantage. Mais ce type d’individu est encore souvent considéré comme un marginal face à ces « hommes pressés ».

D’autant que vivre vite est souvent perçu comme un devoir presque « citoyen », dans de nombreux domaines. Hartmut Rosa reprend des expressions qui nous sont familières comme « Je dois à tout prix recommencer à lire », « Il faudrait que j’apprenne une langue étrangère », « il faudrait que je revoie mes amis », « il faudrait que j’aille plus souvent au théâtre ». A chacun de compléter.

Ces analyses intéressantes de l’auteur ne disent pas ce que l’on doit faire. Il est très dubitatif sur toutes les techniques individuelles de « gestion du temps », au moment où il met en évidence que c’est maintenant la puissance de l’échéance (ces fameuses deadlines), qui détermine l’ordre de succession des activités, professionnelles comme de loisirs. Ce qui fait que objectifs que l’on se fixe non liés à des délais ou à des deadlines sont peu à peu perdus de vue, au point de laisser le sentiment vague que « l’on n’arrive plus à rien faire ». Au point qu’il nous faut tout le temps « éteindre les feux » qui renaissent au fil des contraintes de coordination de nos activités, et que nous ne parvenons plus à développer de projets à long terme et encore moins à les suivre.

C’est ainsi que si nous adhérons à des valeurs élevées pour certaines activités et modes de vie (les promenades en mer, le théâtre, l’engagement citoyen, etc.), cette hiérarchie de valeurs ne se reflète pratiquement pas dans la hiérarchie des préférences qui s’exprime effectivement dans nos activités. Et c’est comme ça que certains consacrent leur temps à des activités qu’ils considèrent comme de peu de valeur, et dont ils ne tirent qu’une faible satisfaction. L’auteur cite aussi le cas, par exemple, de ceux qui passent du temps à regarder des séries à la télévision, et qui en ressentent a posteriori un sentiment de vide.

Bon, c’est la rentrée bientôt. La pression temporelle va pouvoir refaire surface.

On se dépêche ?


Haier : déjà demain !

ReseauJ'avais déjà évoqué ICI ces modèles d'organisation sans hiérarchie décris par Dave Gray dans son ouvrage "The connected company". 

Il se trouve qu'une entreprise a réellement mis en place ce type d'organisation, c'et l'entreprise chinoise Haier. 

De quoi ringardiser tous ceux qui pensent révolutionner leur organisation en changeant les modèles matriciels, ou en tournant l'organisation client plutôt que produit (ou l'inverse). Dans tous ces cas le modèle hiérarchique ne change pas vraiment, et le risque de bureaucratie par excès de centralisation ou de contrôle demeure.

Avec Haier, tout est chamboulé. 

Et ça décoiffe.

Haier, délà demain.

C'est le sujet de  ma chronique du mois pour "Envie d'Entreprendre".

Allez prendre un bol d'air du futur.

C'est ICI.