Services financiers dans le Metaverse : la chasse est ouverte

ChasseouverteDans ce qu’on a appelé le Web 2.0, c’est-à-dire internet, les services financiers et les banques ont utilisé ces technologies essentiellement pour la formation des employés, pour créer des espaces d’interactions avec les clients ou pour les employés, des offres de « banque en ligne », ainsi que des services virtuels de conseil en investissements. Ces offres et services sont aujourd’hui plutôt matures et proposés par toutes les entreprises. Mais, en fait, cela n’ a pas fondamentalement changé leur business model, qui est resté identique à celui du monde physique. C’est comme dans une agence, mais en ligne. C’est comme dans une classe de formation, mais en ligne, devant son ordinateur.

Mais tout va être différent avec le Metaverse, qui offre des perspectives plus importantes, et peut bouleverser les modèles plus profondément.

On peut déjà observer les initiatives des pionniers, rapportées notamment dans ce récent rapport (juin 2022) de Mac Kinsey qui analyse les impacts actuels et potentiels du Metaverse par secteur d’activité.

En 2022, les initiatives se sont multipliées, et peuvent inspirer les autres. Cela concerne les communautés et les paiements dans le metaverse.

En mars 2022, la banque HSBC a annoncé un partenariat avec The Sandbox, pour y acheter un terrain virtuel destiné à créer une communauté avec les fans de e-sports. Le Directeur Marketing de HSBC Asia-Pacific a déclaré à cette occasion : « Le métavers est la façon dont les gens vont vivre le Web3, la prochaine génération d'Internet, en utilisant des technologies immersives comme la réalité augmentée, la réalité virtuelle et la réalité étendue. Chez HSBC, nous voyons un grand potentiel pour créer de nouvelles expériences par le biais de plateformes émergentes, ouvrant un monde d'opportunités pour nos clients actuels et futurs et pour les communautés que nous servons. Grâce à notre partenariat avec The Sandbox, nous faisons une incursion dans le métavers, ce qui nous permet de créer des expériences de marque innovantes pour nos clients actuels et futurs. Nous sommes ravis de travailler avec nos partenaires sportifs, les ambassadeurs de nos marques et The Sandbox pour cocréer des expériences qui sont éducatives, inclusives et accessibles ».

La FinTech Sokin, à Londres, a annoncé en février 2022 qu’elle va lancer sa propre communauté métaverse, conçue pour traiter des transactions de commerce électronique complètes. Le monde métavers de Sokin hébergera une communauté en 3D de marques et de détaillants - du sport à la mode et au-delà - et permettra aux consommateurs de se rencontrer, de communiquer, de faire des transactions, d'investir et d'acheter dans un écosystème et une économie virtuelle globaux. Les consommateurs effectueront leurs achats par le biais de l'application mobile peer-to-peer accessible de Sokin au sein du métavers.

Le monde métaversé de Sokin accueillera ainsi différentes marques et entreprises auxquelles les visiteurs pourront accéder (chaque pièce est dédiée à une marque, où le visiteur peut accéder pour ses achats), par exemple un club de football, une marque de divertissement ou de mode.

La néobanque Zelf, qui se veut la banque du Metaverse, a lancé un service de banque pour le metaverse, le MetaPass, accessible via la messagerie Discord, pour les gamers ( on notera le super design du site !), permettant notamment d’acheter et échanger des NFT aussi simplement que d’acheter du pain dans une boulangerie (mais les gamers vont-ils encore dans les boulangeries ?).

La banque TerraZero s’est, elle, spécialisée dans les prêts hypothécaires dans le Metaverse, pour justement y acheter des terrains ou y monter des projets d’investissements.

Pour les services financiers, on prévoit une extension des catégories de clients, qui ne se limiteront plus aux seuls gamers ou à des interactions de communautés spécialisées comme les fans de sport. Les services proposés vont également s’étendre.

La rapport de Mac Kinsey cite notamment :

  • Le Marketing : les institutions financières sont prêtes à créer des Branches « Digital » dans le Metaverse, pour y implanter leur marque et asseoir leur crédibilité, permettant au client d’avoir des interactions avec sa banque de manière hybride, tant dans le monde physique ou digital que dans le monde du metaverse ;
  • Les infrastructures : ceci correspond aux services d’identité numérique, de paiements digitaux, détention des NFT, des cryptomonnaies ou autres actifs digitaux ;
  • Les nouveaux produits et services associés au Metaverse : Par exemple les « cyber assurances ».

Mais plus les usages et les clients vont se développer, plus de nouveaux services vont apparaître, qui correspondent à autant d’opportunités pour les services financiers :

  • Des services pour les propriétaires de « wallets » dans le metaverse, tels que le « multicash management »,
  • Des prêts hypothécaires et montages de financement de projets pour le metaverse,
  • Des services de crédit consommation,
  • Des programmes de fidélisation, de paiement différé,
  • La financiarisation de tout, à mesure que de plus en plus d'actifs numériques sont créés et ont une utilité dans un contexte de metaverse, par exemple en étant utilisés comme garantie pour des prêts.

Bien sûr, la montée en puissance de ces services va dépendre de la montée en puissance des usages et de l’adoption du metaverse par les consommateurs de toutes sortes. Et les banques et services financiers peuvent décider de ne pas trop s’y intéresser pour le moment. Mais, le moment venu, il leur faudra aussi s’être équipé des talents et compétences nécessaires pour s’y développer et y prendre une place intéressante. Cela vaut la peine d’anticiper un peu dans les Départements des Ressources Humaines.

Car là encore, ce qui bloquera, ce ne sera pas la technologie, mais la capacité humaine à s’y adapter.

De quoi susciter la naissance de nouvelles start-up et licornes sur le marché des services financiers.

La chasse est ouverte dans le metaverse.


Âge exponentiel

ExponentialJ’avais déjà évoqué ICI, à propos de l’ouvrage de Salim Ismail, " Exponential organizations" (une mise à jour est prévue cette année) ces entreprises qui ont une croissance exponentielle, et ce qui les caractérise.

Ce terme « exponentiel » est repris par Azeem Azhar, rédacteur de la newsletter « Exponential view », dans son livre « Exponential – How accelerating technology is leaving us behind and what to do about it », publié en 2021. Voilà une lecture appropriée pour éclairer 2022 et au-delà.

Car la thèse de l’auteur est que nous vivons un écart (« gap ») entre le monde des technologies (oui, exponentielles) et le monde « normal » auquel nous avons été habitué, celui de nos institutions, de nos humanités, des entreprises d’hier et d’aujourd’hui. Et que ce « gap » s’accroît, et a des conséquences sur nos modes de vies, le travail, et la géopolitique. Il appelle cela « l’âge exponentiel », et cela va au-delà des technologies. Nous y sommes.

Ce  »gap » pose deux problèmes majeurs.

Le premier est cette croyance ancrée que les technologies sont indépendantes de l’humanité, c’est-à-dire qu’elles seraient une force qui s’est créée d’elle-même, mais n’auraient pas de lien avec les structures de pouvoir des humains qui les ont créées. Dans cette vision, les technologies sont neutres, et ce sont les utilisateurs de ces technologies qui décident d’en faire du bien ou du mal. Elles sont des outils neutres. Azeem Azhar pense exactement l’inverse : les technologies ne sont pas neutres car elles sont créées par des hommes qui dirigent leurs inventions en fonction de leurs préférences et idéologies, et donc elles recréent un système de pouvoirs qui existe dans la société. C’est ainsi que nos smartphones ont un design adapté à la main d’un homme, moins à celle d’une femme (avec une hauteur moyenne de 14 cm le smartphone correspond bien à la moyenne des mains d’homme, mais est un peu trop grand pour les mains de femme, en moyenne plus petites, sans parler du problème de la taille des poches, obligeant les femmes à porter les téléphones dans leur sac à mains), et que de nombreux médicaments sont moins efficaces sur les personnes noires ou asiatiques. Et donc la technologie, et les technologies exponentielles, ne sont pas neutres et interagissent directement avec nos organisations sociales, politiques, économiques.

Le deuxième problème posé par les technologies est, selon l’auteur, plus insidieux. De nombreuses personnes qui ne sont pas dans le monde des technologies font assez peu d’efforts pour le comprendre. Et les deux cultures ont tendance à s’éloigner : la culture technologique se développe dans de multiples directions, alors que l’autre, celle des humanités et des sciences sociales, qui est celle des politiques et commentateurs, n’arrive plus à suivre ce qui se passe. En l’absence de dialogue entre les deux, il est difficile d’imaginer les bonnes solutions.

Face à ce « gap », les entreprises les plus technologiques sont devenues de plus en plus grandes, laissant derrière elles les entreprises plus traditionnelles. Les marchés sont devenus des « winner-takes-all », où les entreprises que Azeem Azhar appelle les entreprises « superstar » dominent, creusant l’écart avec les autres.

Comment cela s’est-il produit ? C’est l’objet de ce livre de Azeem Azhar, qui en recherche les causes et en liste les conséquences.

Il met en évidence les trois origines de ce développement exponentiel des superstars.  

Ce qui a permis l’essor de ces superstars c’est en priorité ce que l’on appelle « l’effet réseau », qui permet à tout nouveau membre du réseau d’augmenter la valeur du réseau lui-même. C’est ce qui fait le succès de Facebook, PayPal, Microsoft ou Google. La plupart des gens qui utilisent un réseau social utilisent Facebook parce que c’est là où tout le monde est. Même histoire avec la croissance de Microsoft. L’entreprise a dominé le marché des système d’exploitation pour ordinateurs personnels depuis les débuts de l’informatique. Dès l’an 2000, Microsoft détenait 90% du marché des ordinateurs personnels, et n’est jamais descendu depuis en-dessous de 75%. C’est ce pouvoir de l’effet réseau qui fait la réussite de Microsoft. En devenant leader, Microsoft est devenu le choix dominant des développeurs, et donc des utilisateurs qui pouvaient trouver plus de choix de software et de hardware. C’est cet effet qui rend plus difficile l’entrée des compétiteurs sur le marché. Autre conséquence de l’effet réseau, une fois que tout le monde utilise Windows, et échange des documents sur Excel et Word, il devient plus pratique à chacun de les utiliser aussi. Ainsi l’effet réseau commence avec le système d’exploitation, puis se transmet au traitement de textes et aux tableurs.

Avec cet effet réseau, on comprend qu’une fois qu’un leader s’est imposé, il devient quasi impossible de le déloger pour les compétiteurs, d’où cette expression de « winners-takes-all », car les clients eux-mêmes ont tout intérêt à rejoindre le plus grand réseau, car c’est dans celui-ci qu’ils tireront le plus de valeur.

Cet effet réseau ne date pas d’hier, mais un deuxième phénomène est venu l’accélérer avec internet : le développement des plateformes. Grâce au web, la possibilité de connexion entre acheteurs et vendeurs n’a jamais été aussi facile. Et là encore, les grandes entreprises exponentielles raflent la mise. Quelques chiffres pour mesurer l’ampleur du phénomène : eBay attire chaque année 185 millions d’acheteurs actifs, Alibaba 779 millions, Tik Tok 50 millions aux Etats-Unis (été 2020). Et à chaque fois l’offre est surabondante. Et ce modèle se déploie dans le monde entier.

Mais une troisième force, en plus de l’effet réseau et des plateformes, permet aux entreprises exponentielles d’être incontournables : c’est leur capacité à tirer de la valeur de ce que l’on appelle les « actifs intangibles ». C’est le moteur de recherche de Google, les données du réseau de Facebook, le design et l’identité de marque d’Apple, qui en font la plus grande valeur. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : En 2019, tel que cité par Azeem Azhar, l’actif net comptable des cinq plus grosses entreprises de l’âge exponentiel – Apple, Google, Microsoft, Amazon, Tencent – représentait 172 milliards de dollars, alors que leur valorisation boursière était de 3,5 trillions (mille milliards) de dollars. En clair la valeur comptable ne représente que 6% de la valeur estimée par le marché, le reste étant ces fameux « actifs intangibles ».Et l’avantage, c’est que si le premier actif intangible créé peut coûter cher en développement, ensuite il peut être copié à l’infini sans coûts importants supplémentaires. C’est cette « économie de l’intangible » qui permet aux stars de l’âge exponentiel de dominer. Et cela continue. On vient de voir la capitalisation d’Apple passer les 3000 milliards, faisant d’Apple le premier groupe à atteindre une telle valeur, qui dépasse la richesse produite chaque année par le Royaume-Uni (environ 2.700 milliards de dollars). Aujourd’hui 55% du Nasdaq 100, qui est l’indice des 100 plus grandes valeurs technologiques américaines, est occupé par six valeurs « Gafam » ( Google, Apple, Facebook, Tesla, Amazon et Microsoft). Tesla a rejoint en 2020 le club des entreprises valant plus de 1000 milliards de dollars, valant à lui seul plus que les 10 premiers constructeurs automobiles de la planète, et se payant plus de 200 fois ses bénéfices (car il est maintenant bénéficiaire, ayant vendu en 2021 près d’un million de voitures électriques, deux fois plus qu’en 2020).

L’actif intangible qui booste le plus fort est bien sûr l’intelligence artificielle : c’est l’exploitation de la masse de données par les algorithmes qui démultiplie la valeur. C’est elle qui vous permet de vous voir proposer le produit, le film, la lecture, qui vous correspondent parfaitement, merci Amazon, Netflix et autres.

Tout cela n’est pas anodin ; l’émergence de ces superstars de l’âge exponentiel, avec l’effet réseau, les plateformes et les actifs intangibles, est venu bouleverser l’ensemble de l’économie mondiale.

Au siècle dernier, nous avions appris la théorie des rendements décroissants, nous convainquant que plus une entreprise grossissait, plus son taux de rentabilité diminuait. D’où la méfiance vis-à-vis des conglomérats trop gros, auxquels le marché demandait d’être découpés en morceaux autonomes, et y appliquaient ce qu’on appelait une « décote de conglomérat ». Ces superstar, que certains appellent aussi des « néo-conglomérats » ont fait mentir cette théorie, et n’ont pas cette décote par les marchés. Au moment où des entreprises « traditionnelles » General Electric, Toshiba ou J&J annoncent leur démantèlement, les superstar se développent verticalement en procédant à des acquisitions pour se renforcer. Amazon vient par exemple de monter au capital de Rivian, le constructeur de camions électriques qui s’est introduit en bourse en novembre. A la différences de leurs prédécesseurs, ces entreprises technologiques utilisent la même plateforme pour développer leurs activités. Ainsi tous les produits d’Apple partagent la même plateforme de développement. C’est cette démarche qui permet aussi à Amazon de fusionner les données utilisateurs de tous les produits, puis de les vendre ou de s’en servir pour faire de la publicité.

Les grandes entreprises d’hier misaient sur les économies d’échelle liées à l’offre (plus on produit, moins chaque produit coûte cher à fabriquer). Les entreprises plateformes modernes profitent des économies d’échelle liées à la demande, grâce justement à l’effet réseau ( tout nouvel utilisateur est plus intéressant que le précédent). Fondé en 1892, General Electric est restée la plus grosse entreprise mondiale cotée jusqu’en 2005. On peut imaginer que les entreprises plateformes vont faire encore mieux, et poursuivre ce que l’on constate : plus elles grossissent plus elles sont rentables. Ces entreprises ont aussi pour caractéristiques d’investir massivement en Recherche & Développement (avec des budgets bien supérieurs à ceux des Etats), se permettant ainsi de rentrer dans des marchés nouveaux à partir de zéro. C’est comme ça qu’Alphabet s’attaque au marché de la fusion nucléaire, mais aussi des voitures autonomes, ou la cyber sécurité.

Alors, si l’on admet que ces entreprises superstars vont continuer à occuper des positions dominantes, et bousculer l’économie mondiale, est-ce un problème ? Les législateurs et les Etats ont déjà commencé à répondre oui, pour éviter les abus de position dominante qui, en général, ne sont pas bons pour les consommateurs. Mais on ne semble pas en être là de façon évidente. Google et Amazon s’approchent d’une position de monopoles, mais les consommateurs, à première vue, ne semblent pas en pâtir. Ils bénéficient de produits et services toujours meilleurs et moins chers. Le problème est plutôt du côté des potentiels concurrents qui voudraient accéder au marché et s’en trouveraient empêchés. Autre problème : les taxes et impôts auxquels échappent ces entreprises, car la caractéristique des actifs intangibles est qu’ils peuvent facilement passer d’une frontière à l’autre pour optimiser les taxes.

Les propositions et idées ne manquent pas. Jean-Marc Daniel évoque dans Le Figaro de jeudi 6/01 une réduction de la durée des brevets, pour réduire la « rente innovation ». Mais il pense aussi que « le capitalisme va digérer cette nouvelle donne ».

On a aussi les propositions au niveau européen qui sont sur la table, comme la taxation des Gafam ou les règlements DMA (Digital Markets Act) et DSA (Digital Services Act), qui visent à réformer les règles de l’espace numérique et de la concurrence contre ces grands monopoles de la Tech (l’idée est de permettre un accès équitable aux plateformes). C’est pas gagné car les positions ne sont pas encore bien alignées, et déjà les propositions sont critiquées par les juristes. Tout cela en veillant à ne pas étouffer l’émergence de nouveaux acteurs de la Tech en Europe, qui a quand même pris pas mal de retard. Un bon sujet pour la Présidence de l’UE qui est tenue par la France depuis le 1er janvier, pour six mois.

En attendant les superstars de l’âge exponentiel continuent leur croissance.

Une chose sûre : elles nous condamnent à mettre au feu une partie de nos livres de management du XXème siècle, pour nous appeler à réinventer le nouveau monde exponentiel.

De quoi susciter la peur pour certains, l’audace pour d’autres.

A chacun de choisir et d’agir.


Créer du collectif

CollectifElle a été nommée à ce poste, membre du Directoire, depuis presque un an. Elle regroupe sous sa responsabilité, dans un poste reconfiguré, des entités regroupées, qui n’étaient pas rassemblées ainsi auparavant. Elle change deux des responsables de son Comex (les précédents partant en retraite). Sa mission, c’est de « renforcer la performance ». Elle a l’air d’aimer ça.

Elle me raconte ses projets, elle est « débordée ». Son ambition c’est de « créer du collectif » avec sa nouvelle équipe de Direction et le « premier cercle » des managers.

Je m’interroge. Qu’est-ce que ça veut dire « créer du collectif » ? On pourrait penser que cela consiste à aller chercher les trucs et astuces, genre séminaire, « team building », toute une panoplie, qui créeront ce collectif magique.

On peut aussi revenir aux sources. Parler de « collectif », c’est sûrement être convaincu, question de valeurs, que la force de l’humain est de pouvoir soulever des montagnes (ou « renforcer la performance ») en s’alliant avec ses semblables, dans une forme d’entraide, pour faire ensemble ce que l’on ne pourrait pas faire seul, ou en compétition avec les autres. Les membres du « collectif » ont un but commun, mais néanmoins, chacun est à sa place dans l’organisation avec ses méthodes et modes d’action propres.

Parler de collectif, c’est évoquer la peur que mon équipe n’arrive pas à travailler ensemble avec fluidité. Et parler de la peur, on le sait bien, c’est parler de confiance.

La littérature, philosophique ou livres de management ou de développement personnel, ne manque pas sur ce sujet de confiance. A chacun sa recette, ses formules toutes faites applicables à tout le monde. C’est le sujet du livre assassin de Julia de Funès, dont j’avais parlé ICI.

La confiance, c’est aussi le sujet du livre de Laurent Combalbert et Marwan Mery, « Les 5 leviers de la confiance ».

L’ouvrage est original par ses auteurs. Laurent Combalbert est un ancien du RAID, et Marwan Mery a exercé ses talents de dénicheur des tricheurs dans les casinos, en mode « Lie to me », en observant les signes du visage pour détecter les menteurs et les tricheurs.

A eux-deux ils ont créé l’ADN, Agence des Négociateurs, qui forme et accompagne des décideurs pour mieux négocier. Leurs clients sont surtout des patrons et des entreprises, pour briser une grève, négocier au mieux les salaires, ou emporter des appels d’offres ou des contrats avec clients et fournisseurs. C’est pourquoi leur livre sur la confiance, nourri de leurs expériences, contient de nombreux exemples de filatures de gangsters, ou de prises d’otages. A nous de transposer ça dans notre monde, moins dangereux quand même, de l’entreprise et de ses petites histoires de confiance entre collègues. Mais qui peut le plus, peut le moins. Le livre a d’ailleurs comme sous-titre « Aidez vos collaborateurs à se dépasser ! ». Oui, c’est un livre pour les chefs, ceux qui en veulent pour leurs collaborateurs. Encore et toujours la performance.

Ils évoquent cinq leviers car, pour eux, la confiance se décline en cinq sujets. Pour créer la confiance, on pourrait dire pour « créer le collectif » à ma Directrice, ils proposent même un ordre de mise en œuvre, étape par étape. Mais pour créer la vraie confiance et atteindre l’excellence il faut bien sûr cocher les cinq cases.

Etape 1 : la confiance dans la mission

Ah oui, on l’oublierait presque, mais croire en la mission, en avoir une, et faire en sorte que les équipes et les collaborateurs aient conscience de la mission globale à laquelle ils participent, et surtout, y croient, c’est le début de la confiance. Une « Raison d’être », en ce moment, tout le monde en veut une. Ça phosphore dans les services de communication. Il ne faut pas en rester à « renforcer la performance ». Il est préférable d’aller s’adresser aux émotions, de toucher l’intime. C’est le sens de cette citation de Saint-Exupéry que j’ai souvent utilisée, et que je conseillerai bien à ma directrice : « Si tu veux construire un bateau, ne rassembles pas les hommes et les femmes pour leur expliquer chaque détail, pour leur dire où trouver chaque chose. Si tu veux construire un bateau, fais naître dans le cœur des hommes le désir de la mer ». A discuter et à formaliser pour en faire une mission claire, simple et réaliste. Mais formaliser la mission, c’est plus précis que la « raison d’être ». Les auteurs, habitués aux libérations d’otages et aux attaques terroristes, nous disent qu’il faut viser grand. Ils parlent en connaisseurs : « D’expérience, on constate que les équipes qui doivent affronter des enjeux forts en environnement complexe sont plus motivées et plus efficientes que les autres ».

La mission est trouvée, les enjeux forts et les émotions à la clef ?

On passe à l’étape 2 alors.

Etape 2 : la confiance hiérarchique

Quel meilleur gage de confiance que de croire dans celle ou celui qui vous guide ? Et que de problèmes quand, surtout quand l’ambition fixée est forte, quand on doute de la capacité du ou des chefs.

Il y a, pour un chef , ou pour les collaborateurs, les mauvaises méthodes, que pourtant certains utilisent :

  • La peur : faire avancer ses collaborateurs sous la crainte d’une sanction relève plus du dressage que du management. Pas trop la recette pour la confiance.
  • La ruse : pour être tranquilles les collaborateurs font mine de suivre le leader, mais en réalité avancent à reculons, sans envie ni engagement. Cela finit par se voir. Pas trop une relation de confiance non plus.

 Pour créer la relation de confiance avec le chef, les auteurs recommandent au chef l’empathie, celle du leader qui perçoit l’émotion et montre à son interlocuteur qu’il en accuse réception.

Vous êtes reconnu comme un bon chef crédible et sincère, empathique.

Prêt pour l’étape 3. Eh oui, ce n’est pas fini.

Etape 3 : La confiance dans l’histoire

«  Comment savoir où l’on va si on ne sait pas d’où l’on vient ? » disent les auteurs. Cela rappelle cette citation de Churchill : « Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur ».

Connaître son histoire, c’est être capable de valoriser les succès et de d’apprendre des erreurs passées. C’est porter un regard lucide sur les capacités et les points faibles de l’entreprise. Ce qui renforce la confiance collective, ce sont aussi ce que les auteurs appellent les « valeurs fondatrices » : Ensemble hiérarchisé de principes et de comportements considérés comme nécessaires à l’existence de l’entreprise, les valeurs fondatrices sont l’ADN du groupe, qui constituent sa conscience collective ». On parlera aussi de culture d’entreprise, qui est un ensemble de comportements et d’attitudes qui structurent le fonctionnement du groupe.

L’histoire, ce sont aussi les rituels et les traditions, les évènements réguliers, les rencontres habituelles. Ce sont les séminaires de rentrée, mais aussi les pots du vendredi soir. Avec le Covid, certains ont disparus ; il va être temps d’y revenir.

Etape 4 : La confiance en soi

Il est évident que la confiance collective de l’équipe ou de l’entreprise dépend aussi de la confiance en soi de chacun de ses membres.

Les auteurs proposent un indicateur pour la mesurer (même s’il n’est pas très facile à calculer ; c’est plutôt un indicateur intuitif) : le quotient d’insécurité de l’entreprise.

Le quotient d’insécurité est la multiplication de notre niveau de sécurité intérieure par notre capacité à accepter l’incertitude.

Cela concerne l’appétence à l’incertitude et la sensibilisation à la complexité. Si on aime ce qui est carré, être sûr de tout bien contrôler avant d’agir, alors notre quotient d’insécurité est faible et, dès que quelque chose tourne mal ou n’est pas prévu, c’est la panique. Pas trop l’ambiance de confiance.

Pour développer ce quotient, les expériences, les debriefings des situations, l’entraînement à agir et décider dans l’incertain, sont de bons facteurs de développement.

Etape 5 : la confiance d’équipe

On comprend bien que si les associés prennent leurs collègues pour des imbéciles ou des incapables, si les collaborateurs se « tirent dans les pattes » pour gagner la course et se montrer meilleurs que les autres, la confiance de l’équipe sera nulle.

Certaines règles du jeu, notamment dans les systèmes de rémunération et de bonus, facilitent la conscience collective et la solidarité, d’autres moins. Il ne suffit pas d’avoir les règles, encore faut-il qu’elles soient vraiment appliquées de manière juste et équitable.

De quoi y revenir et les vérifier régulièrement.

Mais parler de confiance d’équipe, c’est aussi se méfier du risque d’avoir trop confiance, de se croire invulnérables (on est les meilleurs !). Au moindre coup dur, c’est la sidération et l’incapacité à agir ensemble. Risque aussi, quand ça va mal, de systématiquement s’en prendre aux autres, à la conjoncture, à « pas de chance », sans se remettre en cause.

Pas si simple, la confiance d’équipe. Cela peut nécessiter de régulièrement montrer à chacun l’intérêt à travailler en équipe, car l’esprit d’équipe ne se décrète pas tout seul.

On comprend que « créer du collectif », si on le fonde sur les cinq leviers de la confiance, ce n’est pas seulement « renforcer la performance », mais une forte ambition qui nous porte sur la durée, comme ce que Laurent Combalbert et Marwan Mery appellent « une envie d’excellence »

Renforcer la performance, c’est aussi une affaire de désir, un désir authentique. 


Qui gouverne et transforme la ville ?

VillenumeriqueC’était hier, c’était il y a longtemps… Question de perspective et de mesure du temps : C’est en 2007 qu’Apple lance son smartphone, et cet appareil va changer beaucoup de choses dans nos vies. Cet appareil va permettre de connecter en permanence les individus à internet, et donc permettre d’accéder à des services et à des informations en déplacement.

2008, c’est l’année à partir de laquelle on a estimé que plus de la moitié de la population mondiale vit dans des villes.

Et ces années sont donc un tournant dans la façon dont on va gérer et transformer les villes.

Et deux positions cohabitent dans la façon d’apprécier l’impact du numérique sur nos vies dans la ville : pour certains c’est un vecteur de progrès majeur, qui nous permet de résoudre des problèmes, de rendre le monde plus efficient, de proposer de nouveaux services. Alors que pour d’autres, c’est un risque pour la société, qui renforce la précarisation des individus, la surveillance généralisée, la marchandisation des services, la bureaucratisation des gouvernements.

Des auteurs, sociologues et chercheurs en sciences sociales, sous la direction d’Antoine Courmont et Patrick Le Galès, dans leur livre « Gouverner la ville numérique », en proposent une mise en perspective utile.

Leur conviction, c’est que les données sont au cœur de la transformation des villes. L’utilisation de données pour la gestion et la construction d’outils et d’instruments de pilotage ne date pas d’hier, ni de 2007-2008, mais on constate qu’il y a eu un changement de dimension avec ce qu’on appelle les « Big data ». Avec ce phénomène de multiplication des données en très grand nombre, celles-ci deviennent une ressource économique. Elles fournissent des traces enregistrant nos pratiques individuelles et circulent au sein et entre les organisations. Antoine Courmont et Patrick Le Galès y voient ce qu’ils appellent une transformation des relations entre les acteurs de la gouvernance urbaine.

Ce qu’ils appellent la gouvernance, c’est « un processus de coordination d’acteurs, de groupes sociaux, d’institutions, pour atteindre des buts discutés et définis collectivement, et donc agréger des acteurs, donner une direction à la société et exercer une forme de contrainte ».

En posant le sujet de la gouvernance comme un jeu d’acteurs multiples, les auteurs s’écartent donc d’une vision traditionnelle de l’action publique, qui donnait un rôle prééminent aux gouvernants et aux élites dans l’organisation et le pilotage de la société, dans une approche que l’on pourrait dire « top – down ». Dans leur approche, les élus et la régulation politique ne sont qu’un facteur parmi d’autres, au point de se voir reprocher de sembler minimiser le rôle primordial de ceux qu’on appelle les « politiques « .

Car ce qu’elles mettent en évidence, c’est le fait que d’innombrables actions des individus produisent aussi des transformations des villes, formelles ou informelles, qui échappent au gouvernement et aux élus.

On pense bien sûr aux développement des plateformes comme Airbnb, Uber ou Waze, qui influencent directement les pratiques urbaines, en dehors de toute régulation politique. Waze va diriger les déplacements de chaque individu, contrairement à une régulation centralisée qui réorganise la circulation de manière collective en ouvrant ou fermant les voies de circulation pour tous. Au point de créer des conflits et mésaventures, comme celle restée célèbre en 2017, en Californie : Alors que la région est frappée par des incendies dramatiques, les routes qui restent sécurisées se trouvent encombrées, alors que les routes en zones dangereuses sont vides et interdites à la circulation ; Mais l’algorithme de Waze va justement proposer aux automobilistes des itinéraires qui vont les mener sur ces routes dangereuses, à proximité directe des incendies, car l’algorithme calcule le parcours à partir des données du trafic pour optimiser la durée du trajet en temps réel, sans intégrer, dans ce cas précis, des préoccupations relevant de la sécurité.

Les moteurs de recherche et les réseaux sociaux ont aussi leur influence, en modifiant la mise en scène de la vie urbaine et les interactions sociales. Ils permettent de créer des communautés virtuelles qui organisent la vie nocturne urbaine. On l’a vu encore récemment en France avec les regroupements de foules importantes pour faire la fête dans des lieux parisiens extérieurs publics, après le déconfinement, en prenant de cours les policiers.

Dans l’espace urbain, le numérique peut aussi être facteur de cloisonnement des interactions, de polarisation accrue, de dépendance. Les interactions dépendant aussi des questions de sécurité, on a vu de nombreux investissements numériques dans les villes sur ces questions de sécurité. On parle moins de « smart city », qui n’a pas toujours convaincu, mais de « safe city ». Ce sont les acteurs privés du numérique qui apportent les solutions, et notamment les firmes chinoises comme ZTE et Huawei, qui intègrent les caméras de surveillance, la reconnaissance faciale, analyses de données en temps réel, caméras embarquées dans des drones de surveillance, solutions intégrées au sein de plateformes et algorithmes de profilage. Les technologies permettent maintenant de mettre en place des systèmes de « gestion urbaine prédictive », qui dirige le déploiement des patrouilles de police dans le temps et l’espace en fonction du repérage anticipé des « points chauds ». Là encore, ce sont des entreprises privées qui ont mis au point les solutions et offrent leurs services, avec un marketing sophistiqué, aux gouvernements et collectivités.

L’entreprise célèbre pour avoir commercialisé la solution à la police de Los Angeles est Predpol. Mais la police de Los Angeles a arrêté ce programme en avril 2020, officiellement pour des raisons de contraintes budgétaires liées au Covid, mais aussi parce qu’elle avait subi des critiques d’activistes reprochant au programme et aux algorithmes des biais qui stigmatisaient les communautés noires et latino-américaines. Par contre, la ville de Séoul a mis en œuvre une solution similaire, toujours opérationnelle. En France, ces solutions ne sont pas encore utilisées, mais des expérimentations sont à l’étude.

Ainsi, pour des usages de régulation des flux, la RATP a obtenu l’autorisation de la CNIL pour expérimenter un système de mesure de l’affluence sur les quais de la ligne 14 de la station Gare de Lyon à l’aide de caméras dopées à l’intelligence artificielle, avec l’objectif de fluidifier la fréquentation de la ligne. L’idée est de partager un taux de saturation pour informer les voyageurs sur des écrans à disposition, et proposer des solutions alternatives.

Avec le développement du numérique urbain, le discours globalisateur et centralisateur cède du pouvoir à un réseau d’acteurs associatifs et des habitants qui créent ensemble des biens communs, élaborent de nouvelles solutions, délibèrent, refont du politique en dehors des institutions. Le mouvement de l’économie sociale et solidaire se renforce par les réseaux sociaux et les initiatives solidaires locales. Il appelle à des systèmes ouverts, décentralisés, gratuits, horizontaux, et à des initiatives citoyennes et démocratiques.

Comme le disent les auteurs, les technologies numériques peuvent faire penser à « Big Brother is watching you », mais elles permettent aussi aux citoyens de s’organiser sans les autorités « officielles ».

De quoi débattre sur comment gouverner et transformer, aujourd’hui et demain, les villes de plus en plus numériques. 


Rédemption

MontagneLa rédemption, dans le langage religieux, qui vient du latin Redemptio (« rachat ») c’est le salut apporté par Jésus-Christ qui par sa vie, sa mort et sa résurrection, libère l’humanité pécheresse. C’est un concept théologique que l’on retrouve aussi dans le judaïsme et l’islam. Mais c’est aussi l’action de se racheter au sens moral. C’est le signe d’un changement de vision sur la vie.

Je viens de lire l’histoire d’une rédemption justement.

C’est celle d’un dirigeant d’entreprises, mais aussi d’un être humain.

Dans ce livre, il raconte la transformation de la dernière entreprise qu’il a dirigé pendant plus de six ans, mais aussi sa propre transformation, celle de sa conception du management et du leadership, et de la vie, tout simplement. Une transformation de toute une vie, qui se mûrit d’étape en étape, grâce à des rencontres. Et c’est passionnant comme la vie.

Ce livre, son livre, c’est « The heart of business – Leadership principles for the next era of capitalism ». Lui, c’est Hubert Joly, dirigeant de Best Buy de 2012 à 2019, mais aussi auteur, maintenant professeur à Harvard, et pour moi un camarade de classe préparatoire au lycée Louis-le-Grand et sur le campus d’HEC (nous nous sommes connus sur les bancs de la classe il y a longtemps, mais je le redécouvre grâce à ce livre), car comme il le dit dans le livre, et comme il l’avait écrit dans un journal local de Minneapolis, siège de Best Buy, peu après sa nomination au poste,  « je ne suis pas le CEO de Best Buy », indiquant ainsi qu’il n’était pas réductible à sa fonction. On comprend combien c’est vrai à la lecture du livre.

En voici ma lecture subjective.

C’est l’auteur David Brooks, cité par Hubert, qui considère que notre vie est souvent construite comme deux montagnes : au début de notre carrière, et même avant, nous cherchons la réussite scolaire, professionnelle et financière, ainsi que le bonheur personnel et matériel. C’est la première montagne. Et puis à un moment, arrivé au sommet, ou presque, de cette première montagne, c’est le moment de se sentir insatisfait. Commence alors pour certains (mais d’autres ne s’y lancent jamais, et continuent à croire à la première montagne, poursuivant les mêmes objectifs de réussite de l’Ego), l’ascension de la deuxième montagne. C’est la montagne où l’on recherche le sens, où l’on s’engage pour de nouvelles causes, plus intimes, plus intérieures, comme la famille, la vocation, la philosophie, la foi, l’engagement pour la communauté et les autres. A chacun sa montagne, dont on n’atteint sûrement jamais le sommet.

Avec beaucoup d’humilité, Hubert nous raconte sa « vie d’avant », celle où il était persuadé qu’il avait réponse à tout, considérant alors que les autres étaient des obstacles à la résolution correcte des problèmes. Ce qui l’amenait, chaque fois qu’une équipe ou des collaborateurs lui présentaient des propositions ou un business plan, lorsqu’il était dirigeant chez Carlson Wagon Lit Travel, à s’assurer de leur dire comment faire encore mieux. C’est cette irrépressible tendance que connaissent tous les bons élèves,  à toujours vouloir dire aux autres ce qu’il faut faire, sans les écouter vraiment. Avec le recul, Hubert imagine que ses collaborateurs ont dû être souvent démoralisés par de telles pratiques.

Il cite un séminaire où le DRH de l’entreprise, avec un sens de l’humour audacieux, avait montré un organigramme de l’entreprise où toutes les cases étaient occupées par le nom d’Hubert Joly.

L’expérience du passage à la deuxième montagne, d’une nouvelle vision du management, on le comprend à la lecture des confessions d’Hubert, c’est l’expérience de tels moments gênants dans un séminaire d’entreprise, mais aussi l’expérience de rencontres, et particulièrement de rencontres avec des personnes inspirantes, souvent plus âgées, qui marquent les étapes de la vie.

Il cite plusieurs fois, et abondamment, Jean-Marie Descarpentries, CEO chez Bull, qu’il a rencontré en 1993, lorsqu’il était consultant, et qui lui avait dit que « l’objectif de l’entreprise n’est pas de faire de l’argent ! ». C’était lors d’un dîner organisé avec le nouveau CEO, dîner où Hubert avait mis son « chapeau de vendeur » pour tenter de lui pitcher et de lui vendre comment traiter les priorités de son entreprise, telles que les consultants les comprenaient. Pour quelqu’un formé à croire que ce qui fait la réussite de l’entreprise c’est d’augmenter la « Shareholder Value », il y avait de quoi en faire tomber sa fourchette. Ce que voulait dire Jean-Marie Descarpentries, ce n’est pas que le cash ne soit pas important, mais qu’il ne venait pas en premier dans les impératifs de l’entreprise. Pour lui les impératifs de l’entreprise sont, dans cet ordre, les collaborateurs, puis le Business (c’est-à-dire les clients), puis la finance (le cash-flow). Le cash-flow est le résultat des deux premiers. Et les meilleures entreprises sont celles qui satisfont les trois. Et le premier objectif, toujours selon le maître Jean-Marie Descarpentries, est le développement et l’accomplissement de ses employés, ainsi que l’attention accordée aux personnes autour d’eux.

Autre leçon lors d’une rencontre, chez Honeywell Bull, en 1986, avec le Directeur de la maintenance. Alors qu’Hubert lui fait remarquer que, pour agir sur la performance du service client, il lui semblait important, en bon jeune consultant content de lui,  de décomposer l’analyse au niveau le plus fin des districts et non de s’en tenir aux chiffres globaux, ce Directeur  lui parle de « la théorie de la jument », dont Hubert ignore tout. Cette théorie raconte l’histoire d’une jument avec une pierre coincée dans son sabot. Le vétérinaire est appelé et doit intervenir en soulevant le sabot pour en extraire la pierre à l’aide d’un crochet. Mais si le vétérinaire tient le sabot, la jument a besoin d’un soutien pour pouvoir se relever, et va donc mettre de plus en plus de poids sur le vétérinaire, qui ne peut pas supporter tout le poids de la jument et risque d’être écrasé. La solution est que le vétérinaire lâche prise, pour obliger la jument à se relever d’elle-même. La leçon est que si le manager essaye de résoudre lui-même les problèmes de son équipe, celle-ci va de plus en plus s’appuyer sur lui. Cela sera bénéfique à court terme, mais, in fine, l’écrasera. Voilà pourquoi le directeur de la maintenance préfère laisser le directeur régional traiter lui-même les problèmes des districts, plutôt que de s’en mêler lui-même. C’est cette leçon qui parie sur l’autonomie des collaborateurs et non sur leur dépendance que retiendra Hubert lorsqu’il construira le programme de transformation de Best Buy. Cela consiste aussi à favoriser la prise de décision au plus bas dans la hiérarchie.

Les rencontres, ce sont aussi celles avec des personnes inspirantes comme Frère Samuel, qui révèle à Hubert que « la recherche de perfection peut être maléfique ». Car la recherche de la perfection, croire que l’on peut résoudre tous les problèmes au mieux tout seul est le meilleur moyen de s’isoler, de se couper des feedbacks des autres, de se fermer aux relations d’entr’aide et de solidarité humaines. C’est cette révélation qui lui fournira l’autorisation d’avouer et de dire « je ne sais pas. J’ai besoin d’aide », même en étant le CEO. Pas si facile.

Et puis, autres rencontres, celle avec les coachs. Ce livre est un plaidoyer pour travailler avec des coachs. Pas si évident non plus. Le préjugé initial est de considérer que ceux qui ont besoin d’un coach sont les personnes malades, pas les dirigeants qui réussissent. Il faut juste, pour le dépasser, avoir envie d’être meilleur, comme avec un coach de ski ou de tennis. Et même les meilleurs joueurs de tennis et skieurs ont un coach.

C’est ainsi que c’est avec un coach qu’Hubert investit pour créer une vraie dynamique d’équipe avec son Comex. Car avoir des collaborateurs de qualité ne signifie pas forcément qu’on a une équipe de qualité. Quand le coach demande à chaque membre du Comex quelle était leur équipe primaire, chacun parle de son équipe fonctionnelle, mais jamais du Comex. Cette équipe Comex semble ne pas exister. Le Comex n’est qu’une collection de joueurs indépendants. Dans les réunions de ce Comex, personne n’osait contredire les autres, chacun se contentant, pour ménager ses collègues et ne pas les heurter, de rester silencieux, même s’il n’était pas vraiment d’accord avec ce qui était dit. C’est ainsi que les membres de l’équipe vont apprendre à donner et recevoir des feedbacks, pour améliorer le fonctionnement.

Le Comex de Best Buy va ainsi se réunir au moins un jour entier par trimestre avec le coach pour devenir une équipe plus efficace. Hubert le dit lui-même : « si l’on m’avait dit, 20 ou 10 ans plus tôt, que j’investirais mon temps pour améliorer les relations au travail, j’aurais secoué ma tête avec incrédulité. Sérieux ? Passer un ou deux jours entiers pour parler de nous, de nos émotions et sentiments, et comment sont les relations entre nous ? La version antérieure de moi-même n’aurait pas compris l’intérêt de passer une semaine par an pour être une équipe efficace plutôt que de consacrer ce temps à examiner les feuilles Excel et les statistiques de ventes ».

Le livre est l’occasion pour Hubert de nous livrer ses convictions, fruits de ses expériences et des principes qu’il a mis en œuvre lors de son passage à Best Buy. Le cœur du message est ce qu’il appelle « libérer la magie humaine ». Il en détaille les Pourquoi et Comment pas à pas, chapitre après chapitre. Il y plaide pour un nouveau leadership, un « purposeful leadership ».

Il y croit tellement qu’il veut transmettre cette conviction aux prochaines générations. Il en fait son enseignement à Harvard, et a fait un don généreux à l’école HEC pour créer une chaire dédiée à l’enseignement de ce « purposeful leadership ».

Convaincu que les générations de demain grandiront grâce aux technologies ( la raison d’être de Best Buy qu’il a contribué à forger est d’ailleurs « enrich our customers’lives through technology »), il a créé avec Best Buy des centres pour permettre à des adolescents défavorisés de s’initier aux technologies, les « Best Buy Teen centers ». Tous les droits d’auteur de son livre seront donnés à l’association qui gère ces centres. Acheter le livre est ainsi aussi, en plus d’y goûter une leçon de management, le moyen de faire une bonne action pour les générations futures (du moins celles des Etats-Unis).

Merci, camarade (comme on dit entre HECs).


Révolution culturelle en douche

Andy-Warhol-Mao[1]Quand elle est culturelle, elle prend un air de Chine, c’est la révolution, celle de Mao-Tse-Toung, en 1966, menée par les jeunes « gardes rouges », aimantés par Mao le quasi-Dieu de 73 ans, qui les pousse à la révolte contre les professeurs d’Université, les livres qu’il faudra brûler, les universités qu’il faudra fermer de 1966 à 1976.

Pour incarner la rupture, les Gardes Rouges vont modifier la signification des feux tricolores pour que le rouge devienne le signal pour « Avancer ». Dans les gares, les passagers doivent exécuter une « danse de la loyauté » (loyauté envers Mao) avant de monter dans le train. Dans les districts ruraux, on met des étiquettes sur les « cochons de loyauté » pour montrer que même les cochons peuvent reconnaître le génie de Mao. J’en avais parlé ICI.

Ça fait rêver ?

C’est en tout cas l’expression reprise par Michel Mathieu, directeur général depuis 2016 de LCL, filiale du Crédit Agricole, qui a eu la bonne idée d'envoyer un  mail le 11 mai 2021 aux 17.000 collaborateurs de la banque, dont le contenu est dévoilé par La Monde et Les Echos dans leurs éditions des 13 et 19 mai dernier. Il parle plus précisément de « véritable transformation culturelle », forme plus soft de la révolution, quoique, car ce « véritable » résonne comme une sentence. On  comprend pourquoi à sa lecture.

Mais cette façon de décréter comme ça, par le haut, la « véritable transformation culturelle », c’est bien la méthode Mao.

Alors, grâce au Monde et aux Echos, on peut prendre connaissance de la rhétorique utilisée dans ce drôle de message pas habituel. Une belle leçon de communication, ce qu’il faut faire, et ce qu’il ne faut peut-être pas faire.

Ça démarre par du positif, le bon message sympa (on sent quand même que c’est le soleil avant l’orage) :

«  Notre banque a beaucoup changé et c’est grâce à vous. Nous avons conquis des clients, notre compétitivité s’est améliorée ».

Merci patron !

Mais arrive le début de l’orage, la phrase qui tue :

«  Ce qui nous a permis d’être là où nous en sommes ne sera pas suffisant pour conforter notre pérennité ». Vlan !

Et l’explication de cette diatribe : « car le monde a changé ». C'est sûr.

Signe du changement, les conditions d’exploitation bancaires, qui « deviennent de plus en plus difficiles », et « le paysage bancaire se transforme très rapidement ». On pourrait penser aux start-up, aux Fintechs, à tous les bouleversements des nouveaux entrants. Mais le directeur général préfère évoquer les concurrents traditionnels de l’entreprise, ceux qu’il appelle des « institutions » : «Qui aurait pu penser que des institutions, comme HSBC (qui avait repris le CCF), ou le Crédit du Nord, seraient ébranlées, voire en voie de disparaître ? ». Oui, qui ? Pas toujours facile d'être celui qui détecte les signaux faibles et anticipe les scénarios. 

Il ne dit pas que le même sort attend LCL, mais ça se lit, comme on dit, entre les lignes.

On imagine bien le collaborateur en train de lire ça ; il doit commencer à avoir peur.

Mais ça continue, car si le secteur et l’environnement annonce l’orage, chez LCL, ça va encore plus mal. Et les indicateurs qui tuent, ce sont ces fameux « NPS » (Net Promoter Score), popularisés par les consultants de Bain, et aujourd’hui utilisés partout :

«  Quand les concurrents les mieux classés recensent 10% de clients détracteurs, LCL en compte 28% ; et quand les meilleurs ont 40% de clients qui les recommandent, LCL n’en a que 30% ».

Ce sont précisément ces deux indicateurs qui constituent le NPS, que tout le monde cherche à mettre le plus haut possible, même si les moyens pour y parvenir ne sont pas magiques.

Vous en voulez encore ? ça vient :

«  Notre image auprès de nos prospects, mesurée en avril 2021, est à la 10ème place derrière tous nos concurrents bancaires traditionnels sans exception. Cela signifie que nous avons du mal à ouvrir des comptes et donc à préparer l’avenir avec de nouvelles générations de clients ».

Bon, le chef a donné les chiffres, le diagnostic général qui nous dit qu’on est mal barrés. 

Maintenant, on attend les propositions. Le cap de la transformation ; ça se traduit par des « nous devons ».

«  Nous devons alors nous poser la question : notre culture est-elle spontanément et suffisamment centrée vers la satisfaction de nos clients ? Je pense sincèrement que sur ce sujet, nous sommes à la fois capables du meilleur comme…du pire ! »

Pas besoin d’attendre trop longtemps pour répondre à la question. Michel Mathieu a déjà la réponse, et c’est là que la formule cingle : ce qu’il faut faire, c’est « engager une véritable transformation culturelle », pour une ambition de devenir fin 2022 la banque urbaine numéro un de la satisfaction client (ce fameux NPS). Va-t-on chercher les coupables ? La direction ou les employés? 

A partir de là, reste à passer à l’action.

Côté performance, ça démarre fort par un plan de fermeture d’environ 250 agences. C’est la suite des fermetures il y a quelques mois de cinq sur neuf des centres de relation client (CRC), et de la suppression de 270 postes.

Côté satisfaction client, les mesures rapportées ont aussi de quoi surprendre :

Les collaborateurs sont invités par le directeur général à fermer « symboliquement » les points de vente pendant une heure, à la même date pour tous (le jeudi 20 mai), pour pouvoir se réunir (sans les clients, comme en conclave) et « consacrent cette heure à poser des diagnostics et à définir concrètement les actions que chacun doit mettre en œuvre pour changer nos habitudes, nos modes de fonctionnement, nos relations… ». Du Design Thinking à l'envers, sans les clients. 

On a du mal à imaginer ce qu’une heure comme ça, improvisée dans chaque agence, va bien pouvoir faire sortir. Peut-être déjà un échange sur tout ce qu’on pense d’un tel courrier. Peut-être un peu agité. 

Et puis, en complément, les communicants et le directeur général ont aussi prévu un gros coup : inviter les collaborateurs à appliquer ce qu’il présente comme une charte baptisée « J’aime mon client », composée de dix maximes, du style « J’aime mon client, je l’accueille toujours avec bienveillance ». Charte qui sera aussi envoyée à la clientèle, qui doit sûrement l’attendre avec impatience. 

Là encore, comment va-t-on faire, par une charte que l’on somme d’appliquer, pour améliorer la satisfaction clients ? On a hâte de le savoir, et surtout les clients pour qu'ils donnent de meilleures notes au Dieu NPS (c'est ce Dieu NPS qui a remplacé le Dieu Mao finalement). Car on fait comment pour « toujours accueillir avec bienveillance » ? Et pourquoi on ne le fait pas déjà ? Il va falloir y réfléchir.  

Pas certain non plus que la fuite de ce document interne dans les médias soit une bonne affaire pour LCL et Michel Mathieu.

Déjà, Le Monde et Les Echos n’ont pas manqué, perfidement, de demander leur avis à des employés sceptiques, témoignant sous l’anonymat sur ce message du chef qu'ils ont pris comme une "douche froide"

Un conseiller clientèle : « C’est un commentaire très dur. Beaucoup de postes ont été supprimés, nous avons pas mal de bugs informatiques. Donc, moi, petit conseiller dans mon bureau en agence, je me sens impuissant ».

Une employée (l’article ne précise pas ce qu’elle fait) : «On transfère la responsabilité d’évolutions qui sont en grande partie du fait de la direction, vers des salariés de moins en moins nombreux et de plus en plus sous pression » ; avec des « outils qui ne fonctionnent pas ».

Pas si bêtes, les employés.

Ça a l’air bien parti, la révolution culturelle. C’est ce qu’on appelle la gestion du changement. Et réconcilier la direction et les employés va en faire partie.

Peut-être va-t-il falloir revoir un peu la méthode quand même. On imagine que le plus dur reste à faire pour mener une telle transformation, surtout une "véritable" et "culturelle". Il faudra sûrement faire les efforts pour créer une vision qui emporte l'engagement, développer la confiance et la solidarité entre les collaborateurs, pour que les actions se mettent en place sans que ceux-ci haïssent la direction (difficile de croire que tous les problèmes viennent des employés quand on a été directeur général depuis cinq ans), laisser suffisamment d'autonomie pour que tout ne vienne pas d'en haut.

On souhaite bon courage à Michel Mathieu.


En S

DynamicbalanceOn connaît la théorie de l’évolution, développée par Darwin. Elle explique la diversité des formes de vie rencontrées dans la nature en partant du principe que chaque espèce vivante se transforme progressivement au cours des générations, sur les plans morphologique et génétique. C’est ainsi que l’évolution fait disparaître certaines espèces, et en fait apparaître de nouvelles.

Cette approche est aussi venue enrichir la théorie et la sociologie des organisations, vues également, non comme un contenu, mais comme un processus d’évolution, avec des phases d’émergence, de développement, et de disparition.

C’est comme cela que l’on décrit l’évolution des organisations par une figure de « courbe en S ».

De nombreux auteurs ont théorisé ce cycle d’évolution, et notamment Marc Van Der Erve, qui fut mon collègue chez KPMG, et dont l’ouvrage « Evolution Management » reste encore aujourd’hui une référence, ainsi que les autres ouvrages publiés depuis. Il y propose un modèle de représentation et de stratégie d’évolution pour les organisations sociales et entreprises. Réflexions et recherches qu’il poursuit aujourd’hui dans ses articles sur Medium, qui apportent une réflexion complémentaire sur l’évolution avec les nouvelles technologies.

Le point de départ du modèle est précisément ce que Marc appelle le « moteur de l’évolution », avec trois phases représentées par cette courbe en S : Cristallisation, cross-fertilisation et épuisement. De quoi se poser les bonnes questions pour positionner et projeter nos projets et entreprises.

Cristallisation

C’est la phase de démarrage, celle de la création de l’entreprise, de la start-up, ou le lancement d’un nouveau produit ou nouveau service. C’est à ce moment que l’entrepreneur cherche la meilleure voie, le meilleur modèle, pour se lancer. C’est dans ces périodes que l’on va être amené à « pivoter », changer et adapter le produit ou le positionnement. C’est à ce moment que l’on se donne une vision.

Cette vision, elle commence par le client. Mais, à ce démarrage, ce n’est justement qu’une vision, sans réel client encore, et peut parfois manquer de crédibilité, d’où les projets et entreprises qui ne décollent pas. D’où aussi les essais-erreurs que connaissent tous les créateurs. La phase de cristallisation est comme un marathon. De nombreuses mutations du projet peuvent être connues, et une seule va se cristalliser pour devenir une réalité. Le projet, la start-up, l’entreprise, connaît ses premiers succès, l’aventure commence. Les meilleurs sont ceux qui ont trouvé le bon positionnement différenciant, l’innovation la plus disruptive. Dans l’entreprise, c’est le moment où les idées jaillissent, on essaye, on cherche les idées nouvelles, on veut faire différent des autres. Et on y croit.

Cross-fertilisation

L’entité qui arrive à cette phase a été capable de générer une première croissance de ses revenus et a expérimenté les moyens et méthodes qui ont permis ces premiers succès. On a le bon pitch, les premiers clients convaincus, la bonne façon de vendre et de satisfaire le client. Alors, cette phase, c’est celle où l’on va tenter de reproduire ces méthodes, et de les améliorer (plus vite, plus prévisibles). Confortée par les premiers succès, la vision est devenue plus authentique. C’est dans cette phase que l’on gagne en expérience, que l’on se fixe des objectifs toujours plus ambitieux, que l’on communique au sein de toute l’organisation. C’est pendant cette phase que l’entreprise va développer et améliorer les process, les structures, et maîtriser les innovations incrémentales. On va définir et formaliser les rôles, responsabilités, procédures. L’excellence est dans l’intégration. C’est à ce moment qu’on peut perdre la vision, et la remplacer par des routines qui donnent le sentiment d’avoir une organisation prévisible. Alors qu’au début, c’est la vision qui faisait la force et l’harmonie de travailler ensemble dans l’entreprise, c’est progressivement la sécurité de la rationalité et des process qui viennent la remplacer. Mais, tant que la croissance est là, que tout a l’air de se développer correctement, ces signes de rigidification ne sont pas toujours perceptibles. Alors que cela peut être le signe que la phase d’épuisement n’est plus très loin, où a même déjà commencée. Car la croissance infinie à structure stable n’existe pas.

Epuisement

Un ralentissement de la croissance peut être le signal de cette phase d’épuisement, mais pas forcément. Ce qui se passe, inéluctablement, c’est que les concepts et les produits qui ont fait les bonnes années précédentes, et l’excitation des débuts, vont naturellement se transmettre et être copiés, voire en mieux, par d’autres entreprises. Des produits similaires, ou des substituts, sont apparus, parfois moins chers. C’est le moment où l’on voit se tenir des batailles entre concurrents, avec des efforts de plus en plus épuisants de part et d’autre pour gagner. C’est le moment où l’on va s’apercevoir que, malgré tous ces efforts redoublés, toutes les bonnes méthodes qui ont fait nos succès d’hier n’ont plus d’effets. C’est ce moment où l’entreprise va renforcer la fixation d’objectifs, rechercher frénétiquement l’amélioration des processus. Et tout cela entraîne une stagnation qui s’installe et perdure.

C’est alors qu’émergent des propositions pour opérer des « changements structurels », des « transformations », au risque de rompre l’intégration que l’on a connue au profit d’un phénomène de fragmentation (toutes les propositions ne convergent plus et, dans le doute, chacun à son opinion sur ce qu’il faudrait faire). C’est là que peuvent (on non) surgir les propositions qui vont porter une « réincarnation » et initier un nouveau cycle (qu’elles viennent de l’intérieur ou de l’extérieur), pour faire repartir le moteur de l’évolution, et une nouvelle courbe en S (ou bien, si cette génération d’idées nouvelles ne vient pas, ou est empêchée, c’est le début du déclin et de la mort).

La phase d’épuisement est donc concomitante d’une nouvelle phase de cristallisation. Mais le risque existe toujours que l’ordre ancien résiste et tente en vain de survivre en se persuadant que tout va revenir comme avant en intensifiant les efforts pour faire encore plus de la même chose. L’arrogance des certitudes de ceux qui croient tout savoir est un fort barrage à l’évolution.

L’évolution est précisément ce process de synthèse entre les « anciens » et les « nouveaux ».

C’est pourquoi ce modèle de l’évolution peut être un bon repère pour les dirigeants pour, au lieu d’être débordé par ce phénomène de cristallisation, cross-fertilisation et épuisement, de prendre la hauteur pour anticiper les mutations qui seront irrémédiablement indispensables pour survivre, se réinventer et se réincarner. C’est en anticipant les conditions qui seront nécessaires pour traverser les phases qui s’annoncent que le cycle de l’évolution peut être maîtrisé. C’est notamment en créant un environnement propice à faire se développer des nouvelles mutations et innovations.

Car revigorer l’entreprise et retrouver le succès, pour dépasser la phase d’épuisement, ce n’est pas perdre du temps à constamment modifier et transformer l’organisation et les process, c’est d’abord revigorer le business, le fit avec les clients et le marché. C’est d’abord sur les comportements individuels et collectifs qu’il est le plus efficace d’agir. On connaît la recette (plus difficile à mettre en œuvre concrètement qu’a imaginer, comme toujours) : favoriser les échanges, communiquer, encourager la prise de risques, tout ce qui sera nécessaire pour faire émerger la nouvelle phase de cristallisation.

Le moteur de l’évolution, pour bien tourner, a besoin d’alterner ces phases de fragmentation où les idées nouvelles émergent, et ces phases de consolidation et d’intégration où tout le potentiel de développement et d’accélération est exploité. Certains sont plus à l’aise pour être leaders dans les phases d’émergence, et d’autres plus efficaces dans la phase de consolidation pour emmener le moteur au maximum, une fois la vision posée. A condition que cette consolidation ne dure pas trop longtemps, ni n’empêche de nouvelles cristallisations de naître. D’où la méfiance à garder de ne pas mettre trop de contrôle dans le fonctionnement de nos organisations, ni à se couper trop fortement de l’écoute de l’environnement externe et de ce qui se passe dans la compétition.

La réussite dépend de cette capacité à rester en équilibre dans ce que Marc Van Der Erve appelle la « dynamic balance ». Comme sur le vélo, il faut toujours pédaler pour avancer et garder cet équilibre.

En selle pour la courbe en S !


La créativité du centaure

HybrideNous aimons bien classer, mettre les choses dans les bonnes catégories. C’est ainsi que nous avons appris à raisonner, et la Raison nous gouverne.

C’est précisément pour connaître autrement et penser autrement,« penser l’hybride », que Gabrielle Halpern, Docteur en philosophie, a écrit sa thèse de Doctorat en Histoire des idées sur le sujet, et en a fait un livre, « Tous centaures, éloge de l’hybridation ». Et avec cet éloge de l’hybridation, elle dresse le procès de la raison et de Descartes.

 Sa thèse, en effet, c’est que la raison est devenue une idéologie, une manière de travestir et de maltraiter le réel. Cette dénaturation prend toute sa puissance avec le développement de la course aux données (les plus accros disent «les data », c’est plus chic). Et le tri du réel, des données, n’est plus assuré par l’homme mais par les machines. Et tout le monde veut avoir son « usine de traitement » des données : « C’est à qui mettra le plus rapidement en place son usine de traitement, découpera plus rapidement les morceaux du réel, les fera circuler le plus rapidement sur la chaîne de montage, de démontage, de transformation en données et d’étiquetage et les fera s’engouffrer le plus rapidement dans les bennes catégorielles ».

C’est comme cela que nous avons transféré notre manière d’aborder la réalité, et, toujours selon Gabrielle Halpern, à nos machines qui « passent à côté de tout ce que la réalité comprend d’hybride, c’est-à-dire d’incasable ».

Bon, en fait, on le sait tous que ce ne sont pas les données et leur grand nombre qui font l’avantage concurrentiel, mais la capacité à les exploiter pour faire ce que Gabrielle Halpern appelle « des ponts inédits entre ces données ». Elle voudrait qu’on remplace « Big Data » par « Link Data ». Pourquoi pas. Car ce ne sont pas les données elles-mêmes qui apportent la valeur mais la capacité de l’entreprise à les combiner plus rapidement et plus originalement que les autres. L’enjeu, au bout, c’est l’innovation. Car c’est par cette combinaison, confrontation, d’objets, de matériaux, d’idées, d’associations d’idées, mais aussi de disciplines, que jaillit l’innovation. D’où l’hybridation. Et pour que cette hybridation se produise il faut que les entreprises pensent autrement et « se soustraient des habitudes de la raison ».

Car cela vaut aussi, si on élargit le concept, pour une entreprise toute entière : la valeur est créée par la capacité à combiner les cultures, les identités, les idées, les métiers, les comportements, les individus, les énergies. La réussite va dépendre de cette hybridation de plusieurs mondes.

Hybridation des données, hybridation de l’entreprise, mais aussi hybridation de l’individu. Car l’individu, pour être créatif et acteur d’innovation, doit aussi être cet être hybride, d’où l’image du centaure qui fait le titre du livre, cet être mi-homme, mi-cheval, le même qui inspirait Machiavel, et le Prince, avec sa politique du centaure.

En référence à Hannah Arendt, qui expliquait que l’être humain ne se définit pas, justement, par la raison, mais par sa spontanéité, sa capacité à initier du changement, de l’inédit, de l’insolite, de l’action, Gabrielle Halpern a cette formule : « la créativité doit servir à créer du commencement ». Innover, ce n'est donc pas multiplier les objets pour le plaisir de les multiplier, mais créer du commencement, et donc du changement réel. Belle formule.

Un exemple d’un tel individu nous est fourni par Friedensreich Hundertwasser.

Vous ne le connaissez pas ?

C’est un peintre et architecte autrichien qui a imaginé à la fin des années 50 des œuvres d’architecture complètement inédites, dont cette Grüne Zitadelle, gigantesque cité verte de couleur rose, située dans la ville allemande de Magdebourg, qui se caractérise par des fenêtres dont aucune n’est similaire à l’autre. Sa démarche est aussi intellectuelle, Friedensreich Hundertwasser étant aussi l’auteur d’un Manifesto expliquant sa philosophie, « Manifeste de la moisissure contre le rationalisme de l’architecture » 1958). Cela vaut la peine d’aller le lire pour comprendre ce qu’est un créatif hybride.

Extraits :

«Chacun doit avoir la possibilité de construire et tant que cette liberté n’existera pas, on ne pourra pas ranger les projets architecturaux actuels parmi les œuvres d’art. Chez nous, l’architecture est soumise à la même censure que celle imposée à la peinture en Union Soviétique. Les réalisations individuelles sont de misérables compromis passés par des personnes linéaires en proie à la mauvaise conscience!

On ne devrait pas brimer le désir de construire de l’individu ! »

Il en veut notamment à la ligne droite :

« Nous vivons aujourd’hui dans le chaos de la ligne droite, dans une jungle de lignes droites. Que celui qui ne veut pas le croire fasse un effort et compte les lignes droites qui l’entourent et il comprendra; car il n’en finira jamais de compter.

La ligne droite est impie, sacrilège et immorale. La ligne droite n’a rien de créateur, c’est une ligne reproductive et dictatoriale. Elle est habitée non par Dieu et l’esprit humain mais plutôt par les esclaves paresseux, avides de confort, privés de cerveau. On peut donc dire que les réalisations de la ligne droite, même si elles dessinent des coudes, des courbes, des surplombs et même des trous, sont dépassées. Elles ne sont que le produit de la panique due au suivisme, à la crainte des architectes constructivistes désireux surtout de ne pas manquer le changement vers le Tachisme, c’est-à-dire vers une non-habitabilité. »

Ce qu'aime Friedensreich Hundertwasser, c'est la vie, d'où son histoire de moisissure :

" Lorsque la rouille se dépose sur la lame d'un rasoir, lorsqu'un mur se couvre de moisissure, lorsque l'herbe apparaît dans le coin d'une pièce et arrondit les angles géométriques, il faut se réjouir de voir qu'avec les microbes et les champignons, c'est la vie qui entre dans la maison. Il est temps que l'industrie reconnaisse que sa mission fondamentale est de pratiquer la moisissure créative!"

C'est pourquoi, lorsqu'il a imaginé cette Grüne Zitadelle, il a pris l'avenir en compte et  l'a imaginée en éternelle évolution, où tout se modifie avec le temps, la pousse des arbres, comme la peinture.

Alors, pour être hybride et penser le monde autrement, ne suivons pas la ligne droite, ni les chemins trop bien tracés de la logique et de la raison.

Voilà une philosophie bien joyeuse, qui nous donne l’envie de courir comme un centaure.

Ça court comment, un centaure ?

Pas en ligne droite, espérons-le...


Réveil d'encroûtés

EncroûtéAvec la crise, les confinements, les fermetures de restaurants et des salles de spectacle, le télétravail, il y en a, on en connaît tous, qui ont eu bien du mal à continuer à travailler normalement. 

Pour ceux qui voient le verre à moitié plein, c’est aussi une période propice à l’innovation, quand on en a encore l’énergie. Et pour ceux qui sont concernés, c’est l’opportunité de « pivoter », c’est-à-dire, comme dans les start-up, de faire autre chose de différent avec les mêmes moyens, ou d’autres. 

Par exemple, Agathe Ranc, dans L’Obs de cette semaine, nous parle d’un métier qui a bien eu le « spleen », les « managers du bonheur ». Oui, vous savez, les fameux CHO (Chief Happiness Officer) qui s’occupent du bonheur des salariés dans les entreprises. Ils sont super nombreux à avoir ce titre (j’ai cherché sur Linkedin : j’en ai trouvé 15.000 ! Diantre, le bonheur n’ a pas de limites). Leur job, c’était d’organiser des tournois de baby-foot et des apéritifs, bref de mettre de l’ambiance dans l’entreprise, pour en faire ces fameuses « Great Place to Work », tellement « Great Place » qu’on ne veut plus la quitter, tellement elle est « trop bien ».

Oui, mais voilà, avec le Covid et le télétravail, il a fallu trouver de nouveaux trucs, avec les Zoom et les Teams pour ces « GO des open spaces ». Mais, comme le dit l’une de ces CHO témoignant dans l’article de L’Obs, ce n’est pas facile, car « il est compliqué de mobiliser des gens en dehors des heures de boulot, parce qu’après une journée devant les écrans, on vomit tous nos ordinateurs et nos téléphones ». Alors, les « Apéros Zoom », bof, non ? Au point de ne plus trop savoir dire de quoi le « chief happiness officer » doit s’occuper.

Mais voilà qu’on a trouvé un nouveau job, même Zuckerberg a fait passé une annonce pour en trouver un pour Facebook, et ce merveilleux job, c’est CRO, mais oui : Chief Remote Officer ; celui qui va avoir comme principale tâche de gérer le télétravail. Voilà une reconversion qui devrait se développer. Au point que déjà les cabinets de management de transition comme EIM en font déjà la promotion pour recruter et placer en entreprise ces fameux « chief remote officer », car ils en sont sûrs, « la demande ne saurait tarder à bondir ».

Pour se prendre une dose d’optimisme et de réinvention de l’entreprise quand tout semblait désespéré, il fallait lire aussi l’article excellent de Marie Charrel, Béatrice Madeline et Aline Leclerc dans le Monde de ce week-end (daté des 7-8 mars) : « Réinventer son entreprise pour surmonter la crise ». Tous les exemples cités sont des TPE ou des PME qui ne voulaient pas se résigner à attendre la reprise en survivant avec les aides de l’Etat. Et l’on y trouve des histoires et des idées qui montrent le génie humain.

Et aussi de quoi donner des idées à d’autres concernés par les mêmes baisses d’activité.

Exemple : votre activité est à l’arrêt, vous disposez d’un grand hangar d’entrepôt :

Philippe Mella est dirigeant dans l’évènementiel, avec son entreprise Lomatec, spécialisée dans la location de matériel pour cocktails et réceptions. Aïe ! Au lieu de pleurer dans son entrepôt de 4.700 m2 rempli de couverts, tables, plateaux en inox et en argenterie, qui attendent la reprise, il en a fait une plate-forme logistique, et a aussi préparé une nouvelle entreprise, « Ecosystème événementiel 93 », agence événementielle écoresponsable qui regroupera des acteurs du département lorsque l’activité redémarrera.

Autre exemple frappant cité, celui de Matthieu Neirinck qui a créé une marque de chaussures en 2015, « Pied de biche » et ouvert trois boutiques, toutes fermées durant le premier confinement. Zut ! 

On fait quoi ? Avec le problème des stocks de chaussures en magasin qui coûtent cher.

Il a lancé en mai 2020 une opération de précommande en ligne : 1000 personnes ont acheté par avance une paire, dont il a lancé la production ensuite, ce qui a permis de produire uniquement la quantité vendue, de limiter les coûts de stock et de réduire le prix de vente. Il prévoit de lancer quatre nouvelles préventes du même genre bientôt, douze l’année suivante, et pourquoi pas d’en faire son modèle à 100% si ça marche bien. Les boutiques existeront toujours, mais surtout pour venir y tester les chaussures à commander.

L’article du Monde donne plusieurs autres exemples d’idées du même genre, où le business pivote vers le « on line », mais pas seulement, ou change de modèle.

Le témoignage de Philippe Mella est aussi une bonne leçon d’entrepreneur : « Avant, j’étais encroûté dans mon métier de loueur de matériel depuis trente-trois ans. Avec ces projets je viens au bureau avec le sourire, je sais que le travail finit par payer. Cette crise va nous permettre de rebondir autrement. Elle nous a obligés à mener une réflexion que, sans cela, nous n’aurions jamais eue ».

Un bon message d’optimisme pour tous les encroûtés, non ? Même sans la crise. 


Jeu des passions

CondottieriLorsqu’un terme en -isme se forge à partir du nom de son auteur, c’est le signe que la postérité a eu l’intuition qu’elle pourrait découvrir dans son œuvre ou son action des éléments de doctrine susceptibles d’inspirer les hommes et d’être même pérennisés par un enseignement.

C’est ainsi qu’on parlera du platonisme ou du marxisme. Et cela va aussi concerner des hommes politiques sur le même registre, avec le gaullisme, le sarkozysme, et maintenant le macronisme.

Mais il y en a un qui ne répond pas du tout à ce registre, qui ne reflète pas a priori une doctrine philosophique ou un modèle politique, mais plutôt un symptôme ou une perversion.

Je parle ici du machiavélisme, et de Machiavel, le Florentin auteur du « Prince ».

Car le machiavélisme évoque un esprit de conquête et de conservation du pouvoir reposant sur l’absence de scrupules et sur la résolution d’employer tous les moyens pour triompher, y compris ceux qui sont moralement répréhensibles, tels la violence, la ruse et la trahison.

On peut penser que cette vision du machiavélisme tient aussi au contexte des pratiques diplomatiques et de haute administration que connaissait Machiavel à son époque, contexte particulièrement propice aux machinations, et où la conspiration et l’assassinat étaient des moyens politiques admis.

Mais l’on peut aussi lire Machiavel dans sa dimension philosophique et y trouver source d’innovation dans la conception de la politique et des relations entre les hommes vivant ensemble dans une communauté, ainsi que des sources d’inspiration pour le fonctionnement des collectivités humaines, et pourquoi pas aussi pour nos méthodes de management de manière plus générale.

C’est ce à quoi se consacre un des auteurs les plus savants et connaisseurs de Machiavel, Thierry Ménissier, agrégé de philosophie, auteur d’une traduction originale du Prince, et de nombreux ouvrages sur son auteur favori. Pour retrouver l’exposé de cette vision philosophique, l’ouvrage « Machiavel ou la politique du centaure » est une référence.

 Et ce à quoi Machiavel accorde le plus d’importance dans les collectivités humaines, ce sont les passions. Alors que les passions sont traditionnellement considérées comme ce qui pousse l’homme à commettre des actes irrationnels et égoïstes, Machiavel voit au contraire la politique comme un jeu des passions.

« Le Prince » ( « De Principatibus ») est un ouvrage adressé à Laurent de Médicis, alors considéré comme le maître de Florence, qui revient aux affaires alors que l’Italie est pillée par les Français, par les Espagnols, par les Suisses et par les Allemands. C’est dans cette Italie où il importe de chasser les « barbares » que Machiavel entend conseiller le Prince dans cette reconquête pour prendre et surtout conserver le pouvoir.

Machiavel subordonne l’art de gouverner à la reconnaissance du primat de la nature passionnée des relations humaines.

Dans cette optique, l’humanité est considérée comme mue par une pulsion d’acquisition, comme s’il était conforme à l’essence humaine de tendre à la possession de biens et de pouvoir. Et à la racine de toutes nos actions, que l’on soit prince ou peuple, il y aurait cette tendance naturelle à l’acquisition.

Ainsi ce qui fera la supériorité de celui qui aura la capacité de tenir la position du « prince », à la différence de ses concurrents, c’est justement qu’il sait qu’il désire, qu’il sait ce qu’il désire, et il sait qu’il est naturel et ordinaire de désirer acquérir. C’est ce que l’on pourrait désigner comme une forme aiguë de lucidité sur les motifs de l’action humaine. C’est ce que Machiavel appelle la virtù du prince, cette « capacité à accomplir de grandes choses ». Être « vertueux », c’est donc savoir s’en tenir à la nécessité, puisque la réalité des passions est indépassable, celles-ci étant déterminées par la nature désirante. Et c’est en vertu de cette loi indiscutable de « physique politique » que l’on doit donc admettre comme une nécessité de nature que le désir passionné des hommes ne les rend pas bons.

Malheureusement, la nature a créé l’homme, selon Machiavel, de façon à ce qu’il puisse tout désirer mais ne jamais tout obtenir. L’insatisfaction (la mala contentezza) est donc fondamentale et d’ordre existentiel en l’homme. L’humanité est une espèce déçue, qui éprouve inéluctablement la frustration ( par rapport aux objets considérés comme des biens désirables) et l’angoisse (par rapport à la finalité ou la destination de nos existences).

Et ce qui fait le prince c’est sa capacité à exprimer son désir, mais à ne jamais en être la victime. C’est celui qui manifestera la circonspection à ne pas se laisser aller à la violence du désir qui est le meilleur prétendant à la principauté.

Autre aspect de cette reconnaissance de la nature passionnée des relations humaines, Machiavel écrit que les hommes aiment se laisser prendre au jeu de leurs propres illusions. «  Les hommes sont si simples, et ils obéissent tant aux nécessités présentes, que celui qui trompe trouvera toujours quelqu’un qui se laisse tromper » (Le Prince, chap. XVIII). En adossant ainsi le lien social au jeu des passions, le rapport de pouvoir est moins une relation de domination qu’un lien de fascination entre le prince et le peuple, que l’on pourrait transposer entre le dirigeant et les collaborateurs. On pense aussi, et Thierry Ménissier ne manque pas de nous le faire remarquer, aux exemples de chefs populistes capables de mobiliser leur peuple en développant cette relation affective qui repose, tour à tour, sur l’amour et sur la peur. C’est comme cela que l’affect prend le pas sur la décision et la gestion rationnelles, ou au moins il la subordonne.

Le machiavélisme n’est donc pas réduit au déchainement calculé de la puissance, mais consiste en la confusion de deux ordres composant naturellement l’existence humaine : l’ordre du gouvernement politique envahi par l’ordre affectif. La vie collective est alors un modèle de jeu social des passions où les hommes se battent pour leur servitude.

Mais voila que tous les efforts déployés par les hommes pour vivre ensemble libres, dans ce jeu des passions, demeurent en deçà des difficultés qu’ils rencontrent du fait qu’ils doivent composer avec puissance imprévisible et irréductible, la fortune. C’est pourquoi l’action politique se constitue dans la confrontation aux faits, et que l’on conçoit que l’engagement politique est pour l’homme faire l’épreuve d’une certaine forme de tragique. L’œuvre de Machiavel repose ici sur l’intuition des limites de l’agir politique, du fait de cette influence irréductible de la fortune (fortuna) dans les décisions humaines, sinon entendue comme l’effet du pouvoir créateur de cette dernière.

On reconnaît bien ici ce type de dirigeant politique ayant foi dans sa « volonté politique », ou encore ce dirigeant d’entreprise ébloui par sa « vision », et n’ayant pas trop de familiarité avec le « scenario planning ». Ils avancent grâce à leurs passions, et c’est la fortune mal perçue qui les fait échouer.

Pour Machiavel, cette fortune est comme un torrent furieux capable de grossir tout à coup sans que l’on puisse réellement anticiper ses débordements ni canaliser sa fureur : « Le prince qui se fonde complètement sur la fortune s’effondre lorsque celle-ci change. Je crois, de plus, qu’est heureux celui qui adapte sa manière d’agir aux particularités de son époque, et pareillement est malheureux celui dont la manière d’agir est en désaccord avec l’époque. On voit en effet que les hommes procèdent diversement dans leur recherche des buts que tous visent, à savoir la gloire et les richesses : l’un est circonspect, l’autre impétueux ; l’un procède avec violence, l’autre avec adresse ; l’un avec patience, l’autre à l’inverse. Et chacun avec ses manières différentes peut réussir.(…). De là dépend encore le caractère variable du résultat ; car si l’un se comporte avec circonspection et patience, et que les circonstances tournent de telle sorte que sa manière est bonne, son bonheur est certain ; mais si les circonstances changent il s’effondre, parce qu’il ne change pas sa manière de faire. On ne trouve pas d’homme assez prudent pour savoir s’adapter à ces changements, et cela parce que l’homme ne peut s’écarter du chemin sur lequel sa nature le pousse, ou bien parce qu’ayant toujours réussi en empruntant une voie, il ne peut se résoudre à s’en éloigner. C’est pourquoi l’homme circonspect, quand le temps est venu d’agir avec fougue, ne sait pas le faire ; d’où le fait qu’il s’effondre ; car si l’on changeait sa nature avec les circonstances, la fortune ne changerait jamais ». (Le Prince, chap. XXV).

On voit bien ici le paradoxe, ce que Thierry Ménissier appelle « le problème de Machiavel » : Alors que ceux qui réussissent à mener à bien leurs entreprises y parviennent parce que leurs passions sont plus fortes que celles des autres hommes, c’est cette même puissance passionnelle qui confère à leur action une orientation irrépressible, au point qu’elle les transforme irrésistiblement en les auteurs de leur perte. Ce sont les individus les mieux armés pour agir sur le cours de l’histoire qui sont les plus mal placés pour demeurer maîtres de leur sort et se sortir victorieux au final. La difficulté (l’impossible selon Machiavel), c’est d’être capable de changer son tempérament selon ce que Machiavel appelle « la qualité des temps » (la qualita dei tempi – Le Prince chap. XXV).

Toutefois, cela n’implique pas, dans la conception de Machiavel, que l’homme doive renoncer à imposer à l’histoire la marque de l’humanité. Au contraire, les hommes ne peuvent cesser de lutter pour tenter d’orienter l’histoire grâce à l’action politique. La nécessité contraint les peuples comme les individus à affronter la fortune. Et ce qui va permettre à l’homme de juguler la fortune, dans la vision du monde de Machiavel, c’est un concept original : la vertu (virtù). C’est elle qui permet de survivre dans un univers fréquemment hostile, que les sciences et les techniques de l’homme ne parviendront jamais à assujettir intégralement, et aussi de réussir à vivre en groupe malgré l’expression des intérêts et des désirs toujours différents, souvent divergents voire assez fréquemment contradictoires entre eux. C’est pourquoi il faut s’opposer aussi bien à la « fortune contraire » qu’à la discorde des concitoyens. Et les tempéraments virtuosi , par leur audacieuse inventivité, seront les plus à même de trouver le plaisir, potentiellement inextinguible, qu’il y a à jouer la partie pour la jouer. Le machiavélisme est une sorte de libertinage assumé. Dans le monde de Machiavel, rien ne vient déterminer l’action politique de l’extérieur. Aucun motif ou intérêt supérieur ne vient s’ajouter aux combats politiques, toujours particularisés, que mènent les hommes.

Ainsi, dans cet univers où la fortune demeure en définitive la maîtresse du jeu dans lesquels les hommes, engagés malgré eux, n’ont nullement les moyens de s’imposer, Machiavel va imaginer les moyens pour penser une politique efficace. Et la figure qu’y voit Thierry Ménissier est précisément celle du centaure, d’où le titre de son ouvrage. Le centaure est cette créature mi-homme mi-bête, que Machiavel évoque aussi dans « Le Prince » : « Vous devez donc savoir qu’il y a deux manières de combattre : l’une avec les lois, l’autre avec la force. La première est le propre de l’homme, la seconde celui des bêtes ; mais comme souvent la première ne suffit pas, il convient de faire appel à la seconde. Aussi est-il nécessaire à un prince de savoir user de la bête et de l’homme. (…). Or, avoir un précepteur moitié homme moitié bête ne signifie rien d’autre sinon qu’il faut que le prince sache bien user de l’une et de l’autre nature, car l’une sans l’autre ne peut durer » (Le Prince chap.XVIII).

Ce à quoi nous convie Machiavel, c’est à une forme d’intelligence des situations. Celle-ci trouvera son efficacité dans l’attitude prônée par Machiavel d’adoption de la variation et d’appropriation de l’excès. L’adoption de la variation, c’est ce choix d’un référentiel multiperspectiviste qui dote l’entendement d’un modèle adéquat afin de prévenir l’illusion commune consistant à surinvestir un seul point de vue sur le théâtre de l’action, et donc de favoriser l’expression d’une certaine souplesse dans le rapport entre les convictions et les engagements. L’appropriation de l’excès fait référence aux opportunités ouvertes dans le cœur de l’action, dont il faut savoir se saisir, et prendre les risques, comme cette énergique figure du centaure.

La vision philosophique de Machiavel nous apprend que l’action du dirigeant et de gouvernement ne peut jamais être parfaitement organisée par des dispositifs constitutionnels ou des règles qui viendraient transformer l’autorité naturelle du prince en souveraineté incontestable. C’est l’intelligence des situations dans un monde gouverné par la fortune, toujours changeante, qui fait au contraire la différence.

Comme l’indique Thierry Ménissier dans la conclusion de son dense ouvrage, cette vision a disparue progressivement des théories et pratiques politiques et de gouvernance au cours des siècles passés : « La machinerie de l’Etat s’est lentement érigée, l’organisation centralisée et administrative du pouvoir a produit une ingénierie et un fonctionnalisme qui paraissent aux antipodes de l’art machiavélien de gouverner (…). Le modèle de la rationalité économique a progressivement imposé pour les politiques publiques des objectifs de planification, de performance et de rentabilité qui conduisent à regarder les techniques de quantification et de prévision comme les indépassables outils de la bonne politique ».

Et pourtant, en observant encore aujourd’hui tous les blocages de ces visions centralisatrices, dont de nombreuses entreprises se sont, même partiellement, débarrassées, mais qui encombrent ou freinent encore l’action publique de l’Etat (que ne dit-on pas sur la gestion de la crise Covid, les grippages de la machine d'Etat central, et la peur du risque des élus et gouvernants), ne peut-on, comme Thierry Ménissier et par lui Machiavel, concevoir une pratique de la politique et de la gouvernance consistant à objecter aux tourments infligés par la fortune l’audacieuse inventivité de la virtù, toujours au plus près du terrain et de l’action.

Serait-ce le retour des condottieri de la Renaissance qui nous sauverait ?