Fabuleux !
25 janvier 2023
Peut-on encore faire la différence entre montrer et démontrer ?
Démontrer, c’est le propre de la rigueur scientifique, des argumentaires et de l’analyse des causes et des effets, comme un théorème.
Montrer, cela relève plus du « storytelling », des histoires que l’on raconte pour faire savoir ce que l’on pense, sans rien démontrer du tout. C’est le domaine de la fable.
C’est d’ailleurs comme ça que commence la fable de La Fontaine, « le loup et l’agneau » :
« La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure ».
Montrer, et non démontrer. Car cette fable est une histoire, une fiction, et c’est en montrant les images de cette fable que l’on va faire savoir que la raison du plus fort est toujours la meilleure.
Cet exemple est cité par le philosophe Jacques Derrida dans son séminaire à l’EHESS de 2001 que l’on peut aujourd’hui lire en intégralité, consacré à la souveraineté.
Cette tendance à montrer avec des histoires, c’est ce qui fait aujourd’hui, bien après les observations de Derrida, les succès de ces prestations d’éloquence, conférences TED, paroles d’influenceurs, posts divers sur les réseaux sociaux (Derrida parlait, lui, plutôt des chaines de télé, mais ça, c’était avant), au point que certains préfèrent se former ( ?)avec ces histoires et ces images fabuleuses plutôt que sur les bancs de l’école et de l’Université. Les jeunes générations sont les plus vulnérables à ces penchants. Les analogies (c’est « comme » ou « comme si ») et métaphores servent de décor à n’importe quel discours, et à toutes manipulations. Avec des « comme » et des « comme si », on peut faire dire n’importe quoi. Et c’est là le danger potentiel.
Citons Jacques Derrida dans l’explication de ce concept de « fable » :
«Comme son nom latin l’indique, une fable est toujours et avant tout une parole - for, fari, c’est parler, dire, célébrer, chanter, prédire, et fabula, c’est d’abord un propos, une parole familière, une conversation, puis un récit mythique, sans savoir historique, une légende, parfois une pièce de théâtre, en tout cas une fiction qui prétend nous apprendre quelque chose, une fiction supposée donner à savoir, une fiction supposée faire savoir, faire savoir au double sens : 1) au sens de porter un savoir à la connaissance de l’autre, informer l’autre, faire part à l’autre, <faire> connaître à l’autre, et 2)au sens de « faire » savoir, c’est-à-dire de donner l’impression de savoir, faire l’effet du savoir, ressembler à du savoir là où il n’y en a pas nécessairement : dans ce dernier cas du « faire savoir », faire effet de savoir, le savoir est un prétendu savoir, un faux savoir, un simulacre de savoir, un masque de savoir ».
Le danger que perçoit Derrida concerne la politique, et c’est de se demander ce qui se passerait si « le discours politique, voire l’action politique qui se soude à lui, et qui en est indissociable étaient constitués, voire institués par du fabuleux, par cette sorte de simulacre narratif, par la convention de quelque « comme si » historique, par cette modalité fictive de « raconter des histoires » qu’on appelle fabuleuse ou fabulaire, qui suppose donner à savoir là où on ne sait pas, qui affecte ou affiche frauduleusement le « faire savoir » et qui administre, à même l’œuvre ou le hors-d’œuvre de quelque récit, une leçon de morale, une « moralité » ? Hypothèse selon laquelle la logique et la rhétorique politiques, voire politiciennes, seraient toujours, de part en part, la mise en œuvre d’une fable, une stratégie pour donner du sens et du crédit à une fable, à une affabulation – donc à une histoire indissociable d’une moralité mettant en scène des vivants, animaux ou humains, une histoire soi-disant instructive, informatrice, pédagogique, édifiante, une histoire fictive, montée, artificielle, voire inventée de toutes pièces, mais destinée à enseigner, à apprendre, à « faire savoir », à faire part d’un savoir, à porter à la connaissance ».
Il est évident que si cette pratique de la fable et du fabuleux se développe, cela donne une nouvelle couleur aux discours politiques. A titre d’exemple, Derrida (nous sommes en 2001) cite cette image des avions éventrant les Twin Towers le 11 septembre 2001, qui a été reproduite et diffusée dans le monde entier, se demandant quel aurait été le sens de cette opération s’il n’y avait pas eu ces images. Probablement, comme on le voit pour d’autres catastrophes ou évènements dont on n’a pas d’images aussi impressionnantes immédiatement (les accidents de la route pendant les week-end fériés, les morts du sida en Afrique, les ouragans – même si on a, justement, grâce aux médias, de plus en plus d’images, mais dont l’impact est réduit quand elles viennent de contrées lointaines), cela n’aurait pas eu le même effet. Et ce sont justement le faire-savoir et le savoir-faire du faire-savoir, des deux côtés de l’agression, les agresseurs et les victimes, qui sont à l’œuvre, et de manière organisée. Ce sont « le déploiement et la logique des effets de l’image, de ce faire-savoir, de ce prétendu faire-savoir, de ces « informations » qui ont permis l’impact.
Pour généraliser, on pourrait, comme Derrida le fait dans ce séminaire, voir dans ces exercices de « faire-savoir » un moyen politique de « savoir faire peur », cette peur qui est selon Hobbes dans Léviathan, la passion politique par excellence, le ressort de la politique, et qu’il définit comme « la seule chose qui, dans l’humanité de l’homme, motive l’obéissance à la loi, la non-infraction à la loi et la conservation des lois ». Et Derrida d’y insister : « la souveraineté fait peur, et la peur fait le souverain ».
N'est-il pas d’actualité d’évoquer ces fables du faire-savoir, et l’exercice de la souveraineté par la peur hobbesienne, à l’heure où nos souverains communiquent sur la réforme des retraites « inévitable », à l’heure où n’importe quel changement ou transformation est présenté comme une « nécessité vitale » pour mieux en faire passer les effets, et susciter l'obéissance.
Et nous rappeler la fin de la fable du loup et de l’agneau :
Là-dessus, au fond des forêts
Le loup l'emporte et puis le mange,
Sans autre forme de procès.