Don : Tous « maussquetaires »

MousquetairesCela fait maintenant quelque temps que la théorie de l’ « homo aeconomicus » ne fait plus l’unanimité. L’ »homo aeconomicus », c’est cet individu que nous serions tous, indifférent aux autres, et qui ne cherche qu’à maximiser son avantage propre, son intérêt personnel, son propre bonheur, et uniquement celui-là. C’est lui qui justifie que le seul lien entre les individus est celui qui repose sur le contrat, et qu’il est le fondement du fonctionnement de la société de marché libérale, où l’équilibre économique se fait naturellement par les échanges et la loi de l’offre et de la demande.

Les bases de la critique seront celles de Durkheim, dans son livre « De la division du travail social »(1893), où il montrera que la division du travail ne s’explique pas seulement par des considérations utilitaires, par son efficacité économique, mais tout autant par des considérations morales. Il écrit à propos de cette division du travail que « les services économiques qu’elle peut rendre sont peu de choses à côté de l’effet moral qu’elle produit, et sa véritable fonction est de créer entre deux ou plusieurs personnes un sentiment de solidarité. De quelque manière que ce résultat soit obtenu, c’est elle qui suscite cette société d’amis, et elle les marque de son empreinte ».

C’est Marcel Mauss, notamment dans son « essai sur le don »(1925) qui poursuivra en disant que les êtres humains ne peuvent se laisser réduire au rang de simples « animaux économiques ».

C’est parce qu’ils sont liés par la recherche de l’amitié et de la solidarité que la société ne peut pas se tisser à partir des seuls contrats individuels.

La recherche de Marcel Mauss, dans cet essai, est de se demander comment se déroulaient les échanges dans les sociétés lorsque le marché n’existait pas, et donc d’identifier ce qui subsiste dans la société marchande de ce qui l’a précédé. En analysant notamment les pratiques de l’échange, telles que le potlatch, dans les sociétés primitives, il observe que « l’homme n’a pas toujours été un animal économique ». Dans les sociétés archaïques, les échanges et les relations sociales s’organisent selon la logique d’une triple obligation de donner, recevoir et rendre. Ainsi, on ne peut pas devenir une personne pleinement reconnue sans s’efforcer de prouver sa valeur en effectuant des dons, et inversement on ne peut pas refuser le don qui vous est fait, ni ne pas rendre les dons reçus (mais il faut le faire en rendant plus et plus tard).

Deux auteurs, Alain Caillé et Jean-Edouard Grésy, vont redonner de l’actualité et prolonger la réflexion sur cette « économie du don », dans leur ouvrage « La révolution du don – Le management repensé » (2014) en tirant leçon des écrits des auteurs cités pour dire que nous inscrivons notre existence dans une logique de l’alliance (ou de la défiance), du don et du contre-don, de dettes et de créances.

Pour cela ils complètent la formulation de Mauss, en posant que le don fonctionne selon, non pas trois, mais quatre temps : demander, donner, recevoir et rendre, ajoutant ainsi cet élément de la demande aux trois autres étapes identifiées par Mauss. Et ils vont ainsi appliquer ces concepts à nos méthodes de management, pour les « repenser ». On peut relire tout ça encore aujourd’hui, c’est toujours d’actualité dans notre façon d’organiser l’entreprise et de faire fonctionner les relations humaines en interne, et aussi vis-à-vis de l’externe, clients ou fournisseurs et partenaires. Et même le faire découvrir ou redécouvrir aux managers et dirigeants en panne de fluidité et d’efficience dans leur entreprise.

Si ce sont des facteurs financiers, physiques ou techniques qui déterminent l’efficacité d’une organisation (capacité à obtenir des résultats), l’efficience (capacité à obtenir un maximum de résultat avec un minimum de ressources) relève de l’invisible et de l’impalpable, et dépend donc, selon l’analyse des auteurs, de la bonne circulation des dons effectués selon le rythme de demander, donner, recevoir et rendre. Et on comprend bien qu’une organisation qui fonctionne bien est celle qui est à la fois efficace et efficiente. Et ce qui compte pour l’efficience, c’est justement cet engagement dans l’action collective que les auteurs appellent « l’adonnement », c’est-à-dire le degré de passion et d’intérêt pour la tâche à accomplir.

Ainsi, une organisation efficiente sera celle qui favorise la coopération, en misant sur les relations informelles tissées entre les collaborateurs, où chacun aide l’autre, par des dons et des contre-dons, en dehors de considérations hiérarchiques ou de règles et de contrôles édictées par le haut. Je t’aide spontanément, je te donne de mon temps et de mon attention, et réciproquement. Ce sont ces mécanismes informels qui font fonctionner l’organisation.

Alors imaginons un manager ou dirigeant qui voudrait tout d’un coup apporter ses réformes et sa vision, pour tout réorganiser, changer les règles, délocaliser, relocaliser, regrouper, changer les structures de gouvernance, tout bien formaliser, sans se préoccuper de ces liens de dons et contre-dons informels (on en connaît sûrement de tels individus, non ?). Et bien, le risque sera de déstabiliser l’ensemble, d’isoler, et de casser les liens entre les collaborateurs. Car, bien sûr, on ne peut jamais tout mettre en règles et en procédures. Le travail réel ne ressemble jamais au travail prescrit. Ce sont les adaptations, les connivences et habitudes, le bon sens, des employés et collaborateurs entre eux qui font fonctionner les organisations. Une organisation qui serait réduite à une structure formelle de règles explicites serait vite paralysée. C’est ce que l’on appelle la grève du zèle. Lorsque les policiers contrôleurs appliquent un contrôle strict à la sortie de l’autoroute, pour vérifier les attestations après 18H00 post-couvre-feu, on l’a vu, c’est l’embouteillage sur 400 kms. On parlera de « manque de discernement ».

On comprend bien que ces organisations qui croient en « l’économie du don », qui favorisent le travail en équipe, l’autonomie et le plaisir au travail, et qui privilégient la régulation et l’autorégulation sur la règle, seront plus flexibles et meilleures à vivre.

Mais voilà, on n’enclenche pas  ce cycle «demander, donner, recevoir et rendre » aussi facilement que ça. Et pour que toute l’entreprise y participe, cela commence par le haut (on le sait, « le poisson pourrit par la tête »). Le livre d’Alain Caillé et Jean-Edouard Grésy est un bon manuel pour détecter tout ce qu’il ne faut pas faire, et enclencher une « révolution du don » dans son entreprise ou son équipe.

Ainsi, demander, ce n’est pas exiger, comme le font ces managers qui croient que leurs collaborateurs comme des objets, de outils au service de leurs aspirations, ou un moyen de satisfaire une soif de pouvoir. Dans le don, demander, c’est entrer en relation et en confiance, car toute demande s’expose aussi à un refus.

Donner, dans la conception de Marcel Mauss, c’est entrer en relation, mais ce n’est pas écraser, comme le ferait celui qui est obsédé par une volonté immodérée d’être admiré, et qui donne en humiliant, en voulant dominer, et en refusant même de recevoir, car il cherche à maintenir sa dette pour garder sa proie captive. Mais il est tout aussi néfaste de ne pas savoir donner, comme ce manager qui veut montrer qu’il sait tout faire mieux que les autres et les collaborateurs, et qu’il a plus de choses à faire que tout le monde, car il est le seul à pouvoir sauver le monde. Inversement, le vrai don et un pari de confiance. Il y a don, et façon de donner. Ainsi, dans la relation entre le manager et ses collaborateurs, ce n’est pas toujours le montant de la prime accordée qui est perçue de manière profonde par le collaborateur, mais d’autres attentions et comportements qu’il gardera en mémoire longtemps, alors qu’il oubliera vite ces gratifications purement financières qui donnaient l’impression d’acheter son obligation.

Recevoir n’est pas si facile que ça en a l’air, car recevoir c’est accepter d’être en dette. Ceux qui ont peur d’avoir à rendre vont se montrer réticents à accepter les dons, préférant rester dans des échanges professionnels mesurés. Les petits cadeaux qu’on ramène de vacances pour ses collègues, les attentions personnelles (prendre des nouvelles du collègue, indépendamment de toute transaction liée au travail productif), tout ça est considéré comme inutile. Restons-en au travail, s’il te plaît. C’est comme ça que ce genre de personne va se méfier des gens qui veulent lui rendre service, leur faire des compliments, ou leur faire des cadeaux, de peur de se sentir acheté. Et si cette personne est votre manager, on imagine bien l’ambiance au travail. Inversement, ne pas savoir recevoir est aussi problématique. C’est ce que l’on apprend aux enfants : dire merci. Et pourtant, combien de collaborateurs ont parfois l’impression que leurs managers ne leur apportent pas assez de reconnaissance et de remerciements. Au point, dans certaines entreprises, de venir briser la créativité et l’engagement. Ce sont pourtant ces attentions qui font « circuler le don ». Quand nous débutons dans un métier, nous ne pouvons rendre tout de suite à celui qui nous a appris, qui ne le demande pas, car lui aussi a reçu d’autres mentors. Ces dons que l’on se transmet des uns aux autres font ce qui préserve la culture et l’œuvre commune de l’entreprise.

Rendre, c’est la dernière étape du « cycle du don », mais aussi le début d’un nouveau cycle dans les relations et les échanges. Car rendre, ce n’est pas solder et se sentir quitte, comme dans une négociation. Ceux qui attendent systématiquement une contrepartie à leurs dons entretiennent cette confusion. On pense aussi aux cadeaux qui sont faits aux clients, ou à ceux reçus des fournisseurs. Certaines entreprises décident même de les interdire. Autre situation, ce collaborateur à qui on demande de rester travailler plus tard, et qui l’accepte pour se montrer coopératif, va se voir de nouveau sollicité de nouvelles fois, et pourrait finir avec le sentiment de « se faire avoir ». Tout est affaire de dosage subtil et d’état d’esprit, l’objet étant de savoir « rendre de bon cœur », et donner du sens aux dons et contre-dons. C’est ce qui génère le niveau d’engagement, le degré de passion et d’intérêt au travail des collaborateurs.

On comprend que cette « révolution du don » demande un peu de travail, individuel et collectif. Comme le précisent les auteurs :

«  Le don est donc affaire d’esprit de finesse et non de géométrie. De tact et de doigté. D’incertitude mais aussi de confiance à la fois.

Celui qui aura compris à la fois toute l’incertitude et la puissance du don saura en retirer un bénéfice, et tous ses associés avec lui ».

Bref, le don ; ce n’est pas donné à tout le monde !

Qui est prêt à devenir « maussquetaire » ?


Les vieux chefs sont-ils devenus ringards ?

Chef3Pas facile d’être chef en ce moment. Pas chef étoilé de restaurant, quoique, mais chef d’entreprise, chef d'équipe, et même chef de famille. C’est Thierry Marx, chef étoilé justement, qui avouait dans Les Echos la semaine dernière que son coach l’avait « secoué » : « Il m’a dit tout de go que j’étais un bon artisan, mais un mauvais manager. Il m’a parlé différemment de cuisine ». Il a ainsi compris que « savoir faire sans savoir faire faire ne sert à rien ». Il a pris des cours de management qui l’ont fait « basculer dans la position de chef ».

Au-delà de la posture de chef, et de la justification de son rôle (on dit de moins en moins chef, on préfère « manager », ou mieux encore, « être en responsabilité » !), ce qui semble en crise, c’est l’autorité elle-même.

C’est l’objet du livre de deux auteurs réunis pour décortiquer le sujet, Patrice Huerre et Philippe Petitfrère, « L’autorité en question – Nouveau monde, nouveaux chefs ». L’un est pédopsychiatre, son terrain de jeu ce sont les problèmes des adolescents, et des parents, avec l’autorité. L’autre est un routier de la direction d’entreprises et consultant en management, son terrain de jeu, c’est l’entreprise à transformer et à rendre plus performante. Leur association pour ce livre est originale, car elle leur permet de comparer le monde des adolescents rebelles à l’autorité à la maison et à l’école, et les difficultés d’être chef dans les entreprises, avec des collaborateurs ayant les mêmes symptômes que les adolescents. Ils y voient même une continuité évidente : c’est parce que les adolescents ont ces problèmes qu’ils ont du mal avec les chefs quand ils arrivent plus tard dans les entreprises.

Mais quels sont ces problèmes alors ?

Le diagnostic , c’est que les mécanismes d’autorité que nous avons connus par le passé, et qui sont encore la références des « vieux », parents comme managers et dirigeants, ne sont plus adaptés à l’époque. Et donc qu’à force de fabriquer des chefs de plus en plus inadaptés aux évolutions très rapides de nos sociétés, ceux qui en dépendent le supportent de moins en moins, dans l’entreprise, dans la société, à la maison.

Ce que constate le psychiatre avec ses adolescents dans son cabinet, c’est que cette génération est entraînée à ce que le chef de famille soit l’enfant : Les désirs de l’enfant sont des ordres. Son bonheur est espéré et attendu. « Où irons-nous en vacances cet été ? A la campagne, à la montagne, ou à la mer ? Dis-nous ce qui te ferait plaisir, mon chéri ». Pareil à table pour le déjeuner : « Dis-moi ce que tu préfères ». Ce qui n’empêche pas les parents de se plaindre que les jeunes ne respectent plus l’autorité et sont tyranniques face à des parents impuissants et débordés.

Forcément quand ces jeunes arrivent à l’école, ils sont tout étonnés que l’on ne les traite pas comme à la maison. Le psychiatre a sa dose de vécu : « Mon prof de maths me harcèle sous prétexte que je ne viens pas à tous ses cours. Mais il me gonfle ! Pour qui il se prend ? C’est quand même pas lui qui va décider de ma vie ! Si ça continue, je vais plus y aller du tout ». Et pour répondre à un professeur qui lui demanderait de se taire durant le cours : « Vous n’avez pas à me donner des ordres ».

Et ça continue dans l’entreprise : « Ah, non je ne peux pas rester à la réunion de ce soir pour préparer le rendez-vous important de demain, car j’ai mon cours de yoga ». La vie personnelle, ça compte, non ? Qui sont ces chefs qui ne le comprennent pas ?

Et puis les auteurs tendent l’oreille sur les ronds-points des gilets jaunes : « Ce n’est pas parce qu’il a été élu qu’il doit pas démissionner : on n’en veut plus. Un point c’est tout. Qu’il dégage ! ».

En bref, le rapport à l’autorité est l’objet d’une contestation générale qui va des enfants aux électeurs, en passant par les salariés.

Et les chefs qui ont de plus en plus de mal à s’affirmer en tant que tels s’autocensurent, se sentant ringardisés Le respect et la discipline, qui ont constitué la contrepartie de l’autorité, ne sont plus à la mode. Certains essayent encore d’opter pour un autoritarisme vite contesté, et qui ne marche plus, quand d’autres baissent les bras et prennent la fuite. Dans l’entreprise, on se rue sur le « participatif », ce que les auteurs appellent « la fausse bonhomie », avec le « tutoiement en veux-tu en voilà » et « les séminaires de cohésion ineptes » qui ne dupent que « ceux qui le veulent bien ».

De plus, il devient difficile de faire preuve d’autorité réelle après de trop longs temps d’évitements des questions et de glissements des limites. De même, des menaces brandies en cas de non-respect de consignes, et qui ne sont pas mises à exécution, invalident la parole de celui qui les énonce. « Si tu recommences, tu seras privé de dessert pendant un an ». Voilà ce qui va permettre de vérifier à l’enfant rebelle que ces propos radicaux n’ont pas plus de valeur qu’une parole en l’air. Et il va donc tester des provocations de plus en plus fortes pour justement tester les limites.

Alors, que faire ?

Lors d’une conférence-débat avec les auteurs à laquelle j’assistais, le public, composé de cadres et managers en milieu de carrière, voire plus, réagissait partiellement en haussant les épaules, en pensant très fort « Il faut mater ces petits cons insolents qui ne veulent pas obéir », les collaborateurs comme les enfants. Aïe !

La réponse des deux auteurs est immédiate : Eh, non. «  Il va falloir que « les vieux » s’adaptent. Qu’ils acceptent de changer ».

Car les adolescents comme les collaborateurs veulent de l’autorité, et en redemandent, mais pas celle que l’on croit. « J’aimerais que mes parents me disent ce que je dois faire, mais ils ne me disent rien ». «  Pfuuu ! Y en a marre de cette boîte ! Mon patron ne sait pas où on va. Si y a une stratégie dans la maison, c’est pas lui qui va le faire savoir ! D’ailleurs, je comptais lui en parler pendant mon entretien annuel, mais il vient de le reporter pour la deuxième fois ! Toutes les idées que je peux avoir, il s’en fout complètement ». » Les réunions de service, maintenant, c’est un monologue du chef entrecoupé d’appels téléphoniques d’en haut ».

Le changement à court terme, il est bien sûr dans les attitudes, adoptées avec une sincérité visible. Rien d’original, on a déjà lu ou entendu cela ailleurs, mais toute la difficulté est de passer de ces lectures à l’action. Savoir écouter, être sincère, faire fonctionner l’intelligence collective, car qui peut encore penser aujourd’hui que le chef tout seul peut avoir les réponses à tout et les inculquer à ses collaborateurs. Pour cela, c’est le rôle des chefs d’organiser dans l’entreprise les circuits remontants, descendants (c’est encore utile parfois), horizontaux, avec un maximum de travail en équipes. Tout ce qui permet de nourrir la prise de décision est bienvenu. Car les collaborateurs veulent aussi comprendre le pourquoi et le sens des décisions.

A plus long terme, les auteurs pensent aussi à l’école, celle qui forme et va former ceux qui dirigeront nos entreprises et la société demain et après-demain. Dans cette vision, l’école n’est plus là pour « seulement » apprendre à compter et à emmagasiner de la connaissance, pour préparer les jeunes générations au monde du travail de la manière la plus utilitaire possible à court terme, en « recrachant » les cours. Il s’agit, pour être adapté au nouveau monde, de penser questionnement plutôt que certitudes, l’imagination autant que la raison, l’humilité plutôt que l’arrogance, l’intelligence émotionnelle au moins autant que rationnelle. Car, bien sûr, les chefs de demain – les bébés d’aujourd’hui – seront directement façonnés par la manière dont ils seront initiés à la relation d’autorité à partir du modèle que leurs parents leur offrent.

Tout un programme ! ça tombe bien, on est en plein dedans. Mais qui prendra la hauteur pour en parler et proposer ?


Univers Meta

MetaverseIl paraît que le terme a été pour la première fois utilisé dans ce roman de science-fiction, on dirait même SF cyberpunk, « Le samouraï virtuel » (« Snow Crash »), de Neal Stephenson, qui date, déjà, de 1992, une éternité.

1992, c’est le début de l’internet, il n’ y a encore que très peu de téléphones mobiles, les SMS viennent d’apparaître, et on ne parle pas trop de réalité virtuelle. Et ce romancier Neal Stephenson imagine le monde du futur, et invente le mot « Metaverse ». C’est un monde virtuel où l’on pénètre avec des lunettes ou via des écrans pour y vivre une réalité alternative, chaque utilisateur étant personnifié par son avatar. Avec le Metaverse, on vit une double vie.

Eh bien, ce Metaverse, nous y sommes en vrai.

Le Metaverse, certains l'écrivent Metavers, c’est un monde fictif virtuel, créé par les nouvelles technologies, qui permet à l’utilisateur de vivre l’expérience de ce monde en réalité virtuelle.

On a déjà connu « Second Life » il y a une dizaine d’années, et ça n’a pas trop marché. Aujourd’hui, c’est différent car les technologies ont beaucoup évolué, et surtout les acteurs et moyens financiers n’ont plus rien à voir. On parle de milliards investis aujourd’hui pour la création de ces metaverse. Et une nouvelle donne s’en mêle, les cryptomonnaies et les NFT, qui permettent d'effectuer des transactions et transferts de propriété dans ce monde virtuel. De quoi s’y perdre.

Mais on aurait tort de croire que ces metaverse sont réservés aux adeptes du e-gaming. Un vrai business est en train de se créer, et dépasse ces communautés de joueurs.

Les premiers qui sentent le bon business, ce sont les marques de luxe, qui ont bien compris que dans ces mondes virtuels, comme dans le monde physique, le placement de produits répondra à ce désir des consommateurs d’exprimer leur personnalité par les produits qu’ils achèteront. Parmi elles, Gucci (Groupe Kering) avait déjà créé des tenues pour des jeux vidéos comme Les Sims ou Pokémon Go. Cette année, dans un partenariat avec Roblox ( jeu vidéo multi-joueurs en ligne), il proposait des accessoires pour les joueurs de 1,20 à 9 dollars. Un sac numérique « Dionysos avec abeille » s’est acheté en mai dernier à un prix ( 4.115 $) supérieur à son prix dans la vie réelle ( 3.400 $). Les échanges sur les places de marché metaverse ne se font pas en dollars mais en cryptomonnaies ( les Robux sur le jeu Roblox, avec la limite que ces Robux ne sont valables que dans le jeu Roblox et le sac que vous avez acheté n’est utilisable que dans le jeu Roblox). Les prix bougent vite. Ce fameux sac à 4.115 $ peut maintenant être trouvé pour 800 $.

Les grandes manœuvres ne font que commencer. On apprenait lundi 6 décembre que la société de l’entrepreneur lyonnais Jean-Charles Capelli, musicien pop-rock amateur qui intervient dans l’immobilier, avait racheté le studio anglais Dubit. C’est un studio spécialiste de création de jeux sur la plateforme Roblox justement. Son idée est d’être le premier artiste lancé dans Roblox, afin de bénéficier du potentiel de fréquentation du metaverse. Car Roblox, c’est 200 millions de joueurs uniques par mois. L’objectif de Dubit, qui a aussi intégré la société Metaventures, c’est d’accompagner les entreprises, de tous secteurs, dans l’exploitation du potentiel marketing et communication des metaverse.

Mais, attention, il ne s’agit pas, comme dans l’ancien monde, d’envoyer des bannières de publicité qui feraient fuir les utilisateurs, mais de trouver de nouvelles idées : des compétitions e-sports avec prize money, des évènements live interactifs musique et mode. Il s’agit aussi d’organiser des jeux comme la Metavers Gaming League, prévue pour Noël, et des Miles ( massive interactive live events), rassemblant plusieurs millions de joueurs sur une à deux semaines, avec fashionweek multi marques, des jeux, des concerts, pour le lancement d’un nouveau produit. Cela semble prometteur, la société Metaventures déclarant aux Echos avoir déjà signé des dizaines de contrats de 500.000 à 3 millions d’euros pour 2022, avec des opérateurs téléphoniques, des marques de vêtements, des maisons de disques, des groupes audiovisuels. 

Le monde de la communication va connaître sa mutation.

Le système se sophistique encore avec l’apparition des NFT (jeton non fongible – Non Fongible Token) : Ce sont des objets virtuels dont l’authenticité et la traçabilité sont garantis par une blockchain. Un NFT garantit ainsi la propriété exclusive d’un actif numérique (une œuvre d’art ou un objet dans un jeu vidéo, comme un t-shirt, une épée, ou un arbre). Ces NFT peuvent être acquis et échangés sur les plateformes metaverse à partir de tokens de blockchain.

En adoptant les principes de décentralisation de la blockchain, les metaverse vont aussi permettre à tous types de créateurs ( graphistes, game designers, scénaristes) de développer leurs activités et de tirer des revenus, en échappant à l'intermédiation des maisons d'édition. Il y a de l'Uberisation dans l'air.

Bien sûr, c’est la vidéo de marc Zuckerberg à destination des investisseurs, annonçant que Facebook allait se renommer Meta, et que 10 milliards de dollars allaient être consacrés au développement du metaverse en 2021 et 2022, qui a attiré l’attention sur cette nouvelle étape de l’internet. Comme le dit Zuckerberg on passe du monde où on regardait internet au monde où l’on va se trouver dans internet. Cet investissement de Facebook, pardon, Meta, correspond à la création de 10.000 emplois, en Europe, pour développer ce metaverse. Il sera en concurrence avec tous les metaverse déjà développés ou à venir, mais l’ambition de Meta est d’en devenir le leader, et de prendre de l’avance sur tout le monde, en développant la réalité augmentée et la réalité virtuelle, ainsi que des lunettes et autres accessoires (gants, etc.) pour qu’on se croie dans le metaverse comme dans la vraie vie, avec notre avatar qui nous ressemble (ou à qui nous donnerons tous les traits dont nous avons envie).

Et la course a déjà bien commencé. Début décembre, en une semaine, plus de 100 millions de dollars ont été dépensés pour acheter des terrains, boutiques et logements virtuels sur des plateformes metaverse (The Sandbox, Decentraland, CryptoVoxels et Somnium Space). L’île de la Barbade a même annoncé son intention d’établir une ambassade dans le metaverse.

Tout cela peut paraître complètement farfelu à certains, mais il vaut la peine de creuser un peu plus pour comprendre le phénomène.

Ces mondes virtuels vont forcément créer des lieux de consommation, et ceux qui les fréquenteront passeront autant de temps en moins dans le monde réel. D’où ce déplacement de valeur qui reportera certains achats du monde réel vers le monde virtuel, avec évidemment des aller-retours : en ayant vu la boutique Nike dans le metaverse et ses présentations, on aura encore plus envie de fréquenter la vraie boutique en ville, ou sur le site marchand (qui sera sûrement aussi dans le metaverse d’ailleurs). C’est un changement des business models et un déplacement de valeur dans l’économie de marché qui se profile.

Et puis, ce n’est pas seulement dans les jeux et les galeries marchandes virtuelles que se déploieront ces technologies. On imagine bien, et Marc Zuckerberg l’évoque dans sa vidéo, ce que cela va aussi transformer dans le monde du travail et des entreprises. Nos Zoom et Teams party vont rapidement paraître bien ringardes, sans parler de nos sessions de brainstorming assis par terre avec nos post-it. Car on comprend bien que l’écart s’est creusé et va continuer à se creuser entre la richesse des univers des jeux vidéo et la pauvreté des outils de réunion à distance professionnels. Avec le metaverse et ses technologies il ne s’agit pas de faire des reproductions en 3D de la vie de bureau normale, avec des « post-it » digitaux (on a déjà des outils qui font ça), mais d’imaginer de nouveaux processus et méthodes d’interactions. Ces technologies metaverse vont nous permettre de gamifier nos processus d’idéation et de management de projets. Une réunion dans le metaverse nous permettra de choisir son avatar en fonction de notre rôle dans le projet, et de prendre de la hauteur en s’envolant au-dessus des cartes de processus ou des arbres des causes. Des technologies sont déjà matures pour nous permettre de reconstituer le sens du toucher dans un univers 3D, de quoi imaginer de nouveaux usages et notamment la formation de gestes techniques manuels.

Les technologies de réalité augmentée, avec des hologrammes affichés dans les espaces physiques, voilà encore de quoi activer nos imaginations pour une nouvelle conception du travail hybride. Le recrutement de nos collaborateurs peut aussi être imaginé autrement, en projetant les candidats dans des exercices et tests de gamification. On pense aussi à l’organisation de réunions de travail ou de brainstorming, en format court, à l’initiative des salariés et des groupes de projets. Le mentoring, le coaching vont peut-être aussi s’y mettre, en inventant, là encore ,de nouvelles approches. Les séminaires de comex et d’équipes vont pouvoir innover eux aussi. Tout va être dans le « Test and Learn ».

Il est temps que se révèlent les Metaverse-Consultants et les Metaverse-Coachs.

Et d’installer dans les entreprises le Directeur du Metaverse, ou le CMO (Chief Metaverse Officer), comme l’appellent déjà certains observateurs visionnaires.

La quatrième révolution industrielle n’est pas finie.


L'art des poubelles ?

PollockOn connait ces histoires d’entrepreneurs qui parviennent à s’imposer dans un marché qui semblait dominé pour l’éternité par les leaders historiques. On parle en ce moment de Tesla, qui est valorisé 1000 milliards de dollars, à la suite de l’annonce d’un achat de 100.000 véhicules électriques par Hertz. Au troisième trimestre 2021, seuls Microsoft, Apple, Amazon et Google dépassent ce seuil, faisant de Tesla, entré en bourse il y a seulement onze ans, le cinquième au classement mondial. Son chiffre d’affaires au troisième trimestre est passé à 13,8 milliards, soit une hausse de 57%, et la voiture Tesla Modèle 3 est devenue la voiture électrique la plus vendue en Europe. Dans le même temps, les revenus des General Motors, Stellantis, Honda ou Nissan sont en berne. 

Parfois, il faut tourner le regard vers un autre domaine pour comprendre les ressorts de ce qui se passe, par exemple le domaine de l’art.

Car, rappelons-nous, pendant des siècles, la capitale internationale de l’art était Paris. Et ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale que New York va lui en ravir le titre.

Une histoire d’entrepreneurs.

Annie Cohen-Solal, ancien conseiller culturel aux Etats-Unis, suit pas à pas cette histoire dans son ouvrage, « Un jour, ils auront des peintres – L’avènement des peintres américains Paris 1867 – New York 1948 » (2000). Ça se lit comme un roman. Une excellente source pour analyser comment New-York va détrôner Paris sur cette période entre deux siècles.

Pour comprendre, on part de loin, dans l’histoire originelle des Etats-Unis. C’est Tocqueville (dans « De la démocratie en Amérique » - 1835) qui souligne : «La religion que professaient les premiers émigrants, et qu’ils ont légués à leurs descendants, simple dans son culte, austère et presque sauvage dans ses principes, ennemis des signes extérieurs et de la pompe des cérémonies, est généralement peu favorable aux beaux-arts ».

Le développement de l’art aux Etats-Unis et en France est complètement différent : En France, le monde des arts plastiques du XIXème siècle est marqué par la présence imposante de l’Etat. Alors qu’aux Etats-Unis, il n’y a pas, culturellement, d’art officiel. Le développement de l’art est marqué par la domination des fortunes privées et des mécènes. Les prescripteurs du goût y sont les barons de la finance, les rois du sucre, les princes de l’acier et des chemins de fer, tous ceux qui vont créer la révolution industrielle de l’Amérique. Ce sont les entrepreneurs.

En France, le monde des arts plastiques est à l’inverse profondément centralisateur, et gouverné par des institutions officielles, comme l’Institut de France, fondé sous la Convention. Les quarante académiciens des Beaux-Arts y sont élus à vie et possèdent un pouvoir considérable. Ainsi Ingres, qui restera membre de l’Institut pendant plus de quarante-deux ans, s’acharnera à repousser son ennemi Delacroix avec une grande cruauté. L’Ecole des Beaux-Arts, la plus ancienne école d’art française, est remaniée par Napoléon en 1819 afin que son enseignement, inspiré des pratiques de la fin du XVIIIème siècle, se concentre sur la préparation du Grand Prix de Rome. L’heureux élu de ce Prix avait accès à la l’Académie de France à Rome, la cité sainte du classicisme, où il séjournera pendant quatre ans. Le recrutement des professeurs s’effectue par cooptation auprès des académiciens. Bref, un milieu fermé, peu ouvert aux fécondations extérieures, aux nouveautés et aux ruptures.

Le mot clé, à Paris, c’est le mot « Salon » : c’est l’exposition publique d’ouvrages d’artistes vivants. On y attend les chefs-d’œuvre produits dans l’année écoulée par les vedettes , les artistes contemporains. C’est cette manifestation qui donne la mesure de la création artistique officielle, et est honorée par la visite de la plus haute autorité de l’Etat, le roi, puis l’Empereur, puis plus tard le président de la République.

Ce sont les entrepreneurs, les marchands d’art, les découvreurs de nouveaux talents, qui vont venir bousculer ce monde stable. Grâce à eux, qui circulent entre les Etats-Unis et la France, un nouveau circuit commercial et privé va progressivement se substituer en France à la commande publique, et mettre fin à la régulation du marché de l’art de type corporatiste et à la cooptation entre pairs. C’est un nouvel ordre qui apparaît à la fin du XIXème siècle, celui de la régulation privée. Le système de l’Académie fonctionnait par la célébration classique du chef-d’œuvre individuel. Désormais, le marché va s’intéresser à un artiste pour l’ensemble de sa production, pour son œuvre tout entier. La valeur marchande des tableaux de cet artiste devient le garant de sa valeur esthétique.

En clair, c’est à la fin du XIXème siècle que l’on considèrera que le contrôle absolu et universel de l’Etat français sur les artistes et sur le monde des arts plastiques est en train de s’effondrer.

C’est dans ce contexte que les artistes américains vont trouver leur voie. Ainsi l’américain James Abbott McNeill Whistler, dont les rejets officiels vont faire sa reconnaissance auprès des contestataires que l’on pourrait dire d’avant-garde. Il écrira dans le catalogue d’une exposition privée, fièrement, « Refusé par l’Académie ». Alors que les portraitistes officiellement reconnus représentaient les femmes en tenue de ville, apprêtées, portant chignon et robes à crinoline, Whistler montre dans son tableau « la fille blanche » (1862) une jeune fille étonnée, aux longs cheveux défaits, dans une longue robe blanche de baptiste fluide, un lys à la main, dans une scène grandeur nature qui est à contre-courant de tous les usages. Ce tableau fait scandale, et c’est son refus en 1863 par la Royal Academy de Londres, puis par le Salon français, qui va lui valoir sa célébrité. Filleblanche

Ce n’est pas un cas unique. Du second Empire à la fin du XIXème siècle, le nombre de peintres américains à Paris va passer de 150 à plusieurs milliers. Ce sont les « Tesla » de l’art moderne. Leur ascension est très rapide. Dès l’Exposition Universelle de 1889, où ils obtiennent 75 médailles, les critiques français, étonnés de cette progression, commencent à parler d’une « école américaine ».

C’est aussi le moment où les peintres français impressionnistes sont très appréciés outre-Atlantique. Au moment où des empires industriels se constituent, ce sont ces milliardaires enrichis dans le pétrole ou l’acier, comme Andrew Carnegie, John Pierpont-Morgan, Henry Frick, qui vont se constituer des collections privées et, pour accroître le prestige de leur ville, financer la construction de musées. C’est au moment où les Américains ouvrent leurs bras d’entrepreneurs aux nouveaux peintres que les musées d’Etat français leur tournent le dos. C’est ainsi que dès la fin du XIXème siècle, les deux-tiers des toiles françaises les plus novatrices (école de Barbizon, impressionnistes) auront traversé l’Atlantique.

En France, certains tentent de résister à ces peintres américains, classique tentative d’endiguer les disrupteurs. Ainsi, certains élèves français de l’Ecole des Beaux-Arts, jaloux des récompenses obtenues par les étrangers, vont demander un contrôle de leurs inscriptions, comme l’écrit l’un d’eux : « Faute à une insuffisance de place, il serait juste de limiter les places accordées aux Anglais et aux Américains, dont les ateliers regorgent. L’affluence des étrangers est arrivée au point que, dans certains ateliers de peinture, les Américains et les Anglais se trouvent en majorité ». Ils demandent que le nombre des étrangers admis soit limité et que les prix ne soient plus attribués aux étrangers. Ah, le rejet des étrangers, qui viennent empêcher les français, c’est une histoire qui ne date pas d’hier, finalement.

D’autres vont se consoler en soulignant que tous ces étrangers ont été formés dans les écoles françaises, et que leurs récompenses sont un peu aussi celles de la France.

Ces peintres américains formés à Paris, on les appellera les « expatriés » vont ensuite revenir dans leur pays natal, comme des fils prodigues. C’est une nouvelle étape, et aussi une épreuve, la réinsertion dans leur pays n’étant pas toujours facile. Ils y essuieront les critiques locales de ceux qui considèreront que ce style acquis en France ne correspond pas à la culture américaine de cette fin du XIXème siècle. Décidément, entreprendre et innover crée aussi des oppositions des traditionnalistes.

Mais les goûts évoluent, et certains critiques vont commencer à louer cet « art américain ». Lors d’une exposition organisée par la Society of American Artists (SAA), créée par un groupe de jeunes peintres rentrés d’Europe, un critique va s’exclamer, comme une prophétie : « C’est une révolution. Ici, dans cette modeste salle, l’art américain rompt avec son passé et démontre avec sérieux qu’il est prêt à parvenir à l’excellence ». Eh oui, comme toujours, face à l’innovation, il y a d’abord les « early adopters ». Pas facile dans un pays où les artistes locaux sont dédaignés au profit de la peinture européenne qui attire les plus riches acheteurs. Comme le dira l’artiste Julian Weir, il va falloir du temps pour « fertiliser le pays » pour en faire une grande nation artistique, en y créant notamment des écoles.

C’est donc ainsi que des peintres américains, notamment ceux influencés par Monet et leur séjour à Giverny, vont permettre cette mutation vers l’impressionnisme et le développement d’un nouvel art américain. Alexander Harrison, et son tableau de nu en plein air « En Arcadie »(1886), que l’on peut voir au musée d’Orsay aujourd’hui, en est un représentant. Enarcadie

Incroyable de voir que, alors que les impressionnistes se développent aux Etats-Unis, ces nouveaux peintres n’arrivent pas à se faire accepter en France. C’est le phénomène d’une innovation que n’arrivent pas à voir ni à anticiper les plus conservateurs. Les courbes entre les Etats-Unis et la France sont en train de se croiser. Ce n’est que le début.

C’est l’époque de la création des musées américains.

C’est en 1870 que des personnalités américaines issues des milieux d’affaires et artistiques ont l’idée de créer un musée pour apporter l’art aux citoyens américains. C’est le Metropolitan Museum qui ouvre en février 1872, avec entre autres la collection personnelle de John Taylor Johnston, dirigeant de la compagnie ferroviaire Central Railroad of New Jersey. Mais c’est aussi l’apparition des musées et collections privés à travers le pays. Ces musées américains sont complètement différents du modèle européen. Ce sont des institutions nées de la volonté et de la fortune d’hommes privés et gérées par un conseil d’administration, comme une entreprise commerciale privée à but non lucratif. De quoi former le goût des citoyens.

C’est ainsi qu’un art américain marqué de l’empreinte locale va se développer et cesser d’exister comme une imitation de l’Europe jugée trop plate par certains.

Une étape importante est franchie à New York au début du XXème siècle. New York est alors la plus grande métropole du monde, et des millions d’immigrants y viennent s’installer. Dopée par cette immigration exceptionnelle et un afflux de capitaux, la ville devient un extraordinaire aimant économique et culturel. Une nouvelle vie d’artistes s’y met en place, notamment autour du peintre Robert Henri qui enseigne à la New York School of Art de 1892 à 1909, où l’un des élèves sera Edward Hopper, et qui va être le chef de file en croisade contre les instances académiques. Ces artistes vont y peindre la vie du peuple et des quartiers ouvriers de New York. On ne représente plus la vie du beau monde, mais celle des immigrants et du plus grand nombre. On y voit la ville des accidents, des travaux de voierie, des incendies, des bas-fonds, des excavations, des métros aériens et des gratte-ciel, mais aussi les espaces publics, les rings de boxe et les boîtes de nuit. Les critiques nommeront Robert Henri et les peintres qui le suivent « l’art des poubelles ». L’art américain devient l’antithèse de l’art français.

Ce sont les femmes mécènes qui interviennent alors pour l’apothéose de l’histoire de cet art américain.

A la fin des années 1920, le grand collectionneur d'art national se nomme Gertrude Vanderbilt-Whitney. Sa collection ayant été refusée par le Met, elle crée son propre musée, le Whitney, exclusivement dédié à l’art américain.

En 1928, trois autres femmes millionnaires et féministes ( Abby Rockefeller, Lilly Bliss et Mary Quinn Sullivan) se mettent d'accord pour créer un Museum of Modern Art (Moma) qui abritera leurs propres collections. Il ouvrira en 1929, et deviendra très vite le musée le plus moderne du monde. Un moment très symbolique est celui où le Moma achète Les Demoiselles d'Avignon, de Picasso. Le couturier Jacques Doucet avait acquis la toile en France, en 1924. Quand il a voulu l'offrir à la France, le Louvre n'en a pas voulu. C'est l'Amérique qui l'a récupérée. Demoisellesavignon

La guerre amène à New York des artistes exilés, qui exercent leur influence. Une cinquième mécène, Peggy Guggenheim, entre avec eux en jeu.1948 est considérée comme l’année décisive de la victoire des Etats-Unis. C’est l’année où Peggy Guggenheim présente à la Biennale de Venise plusieurs œuvres de Jackson Pollock, peintre qui s’est fait un point d’honneur à ne jamais traverser l’océan. Loin de la peinture de chevalet, ses drippings, qui s'inspirent de la technique des Indiens Navajo, sont en rupture avec la tradition européenne. Les critiques parleront bientôt de Pollock comme du «plus grand peintre du monde». Les Etats-Unis ont leur premier maître. Le rapport de force avec Paris s’est inversé. Cela ne fera que croître.

A ceux qui croient que l’art, le management, et le leadership cela n’a rien à voir : On peut aussi apprendre de ces rebelles, de ces entrepreneurs et artistes, et de cet « art des poubelles » qui feront de l’Amérique le leader de l’art contemporain en dépassant un Paris endormi sur sa gloire d’hier qui n’a pas vu surgir ces nouvelles vagues assez tôt.

L'histoire de la naissance de cet art américain nous apprend à repérer ces rebelles des poubelles qui viennent bousculer l'ordre établi, cassant les codes et les habitudes, remplaçant les robes à crinoline par des robes de baptiste blanches, ainsi que ces libéraux qui osent plus vite que les institutions étatiques centralisées pour créer les tendances.

La liberté a toujours de l'avance.

Même si l'histoire n'est jamais finie, et l'art contemporain connaîtra d'autres épisodes. Aujourd'hui ce sont les NFT, le digital, la Blockchain qui participent à la compétition contemporaine.

Quand l’art nous donne des leçons…

Reste à aller contempler les « Demoiselles d’Avignon » refusée par Le Louvre au Moma pour s’en rappeler. 


Comparologie

ComparaisonLa société dite de consommation, celle que l’on connaît depuis l’après-guerre, peut être vue comme une lutte permanente entre le consommateur qui exerce sa liberté, libre de ses actes et d’acheter ce qu’il veut, et l’entreprise qui, grâce à la publicité, tente de le ramener dans le droit chemin, et de le convaincre, grâce à différentes stratégies, de s’abandonner à telle marque, et de tirer parti de toutes les faveurs qu’elle peut lui apporter.

Or, aujourd’hui, grâce aux nouvelles technologies, et particulièrement l’intelligence artificielle, nous disposons d’une nouvelle faculté, celle de pouvoir comparer, à tout instant, toute chose avec toute autre. C’est ce que nous rappelle Eric Sadin dans son opus critique sur « l’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle », au sous-titre éloquent, « Anatomie d’un antihumanisme radical ». De quoi prendre un peu de hauteur sur ces technologies qui continuent à la fois à nous fasciner, mais aussi parfois à nous faire peur. C’est le propre de cette « quatrième révolution » que nous n’avons pas fini de découvrir.

Et cette « comparologie » sévit partout.

La comparaison, c’est justement le principe de l’intelligence artificielle qui, grâce à des algorithmes, peut effectuer à grande vitesse des mises en comparaison entre les volumes de données traitées et un modèle déterminé afin d’évaluer leur niveau de similitude.

Alors, pour le consommateur, il est possible de tout comparer grâce à tous les sites comparateurs de prix qui ont été créés depuis 2010. On compare les assurances, les hôtels, les voyages, les billets d’avion, les locations de voitures, tout.

Mais cela concerne bien sûr aussi les entreprises. Ainsi Inditex, leader mondial de la confection textile, propriétaire notamment de Zara, compare en permanence les références de nombreuses marques et les comportements des personnes à l’échelle mondiale afin d’ajuster la conception de ses produits en fonction des tendances du moment.

On peut aussi comparer les tendances grâce à des sites comme Product Hunt ou Betalist, Hype Urls, Launching Next...Tout un business « qui cartonne ». 

La comparaison sévit aussi au sein des entreprises, avec des systèmes qui viennent mesurer les performances du personnel en observant les usages des ordinateurs, le port des capteurs, pour étudier les gestes et cadences. Il s’agit moins de comparer les personnes entre elles que de comparer les comportements à des normes de référence, et ainsi d’estimer la faculté des employés à s’ajuster à ces modèles et normes. C’est ce genre d’approche qui permet aussi aux banques d’investissements de détecter les fraudes et les futurs probables Jérôme Kerviel. 

C’est le retour, sous une forme « I.A », du « benchmarking », qui consiste à se comparer « aux meilleurs » pour ainsi mettre en œuvre des procédés qui sont supposés conduire aux meilleurs résultats. Le « benchmark » est l’étalon de mesure que les employés doivent adopter et dont il sera possible de juger, grâce aux systèmes mis en place, de leurs aptitudes à s’y conformer.

Cette « comparologie » concerne aussi les acteurs économiques qui sont encouragés à faire jouer la concurrence pour choisir le meilleur territoire pour leur implantation, et choisir le lieu estimé le plus avantageux. C’est le but du programme « Doing Business «  de la Banque Mondiale qui fournit une base de données détaillée des mesures objectives du droit dans 183 pays. Il y a même une carte du monde, la Terre étant représentée comme un espace de compétition entre les législations.

La « comparologie » déborde du cadre commercial, et concerne toute notre existence. Il y a aussi les sites pour choisir un itinéraire, un restaurant, une rencontre amoureuse, une rencontre professionnelle, avec ce principe où l’on peut faire défiler les « profils ». Le comble du système comparatif.

Tout cela peut sembler anodin, et signe de progrès. Eric Sadin y voit, pour sa part, le signe que nous sommes entrés dans une « anthropologie du comparatif », stade ultime de l’utilitarisme qui trouve sa forme achevée dans tous nos assistants numériques personnels, machines sophistiquées pour tout comparer en vue de « notre meilleur intérêt ».

Pour lui, nous vivons « un nouvel âge de la concurrence » qui « n’oppose plus seulement les entreprises ou les individus entre eux, mais met tout corps organique et bien matériel en vis-à-vis de tous les autres afin de pouvoir en tirer le meilleur avantage. Chaque substance se trouvant réduite à une valeur objectivée, et ne valant plus en elle-même et par elle-même mais seulement en fonction de ses attributs évalués ».

C’est alors toute la société qui se soumet à ces impératifs. Elle devient un lieu où l’on noue et dénoue les alliances, selon les propositions des systèmes de comparaisons. On peut changer d’ami comme de voiture. Pour l’auteur cette « comparologie intégrale » porte le risque de « bafouer l’estime de soi et la dignité humaine ». Il cite Kant ( dans « les fondements de la métaphysique des mœurs » - 1785) : « Dans le règne des fins tout a un prix ou une dignité. Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité ».

Dans cette société que décrit Eric Sadin, chacun se sent « utile » au moment où il est choisi, après avoir été comparé, et ne se sent vivant qu’au moment où il compare lui-même avant de choisir. C’est la civilisation qui « réduit chacun de nous à une unité indifférenciée ».

Je recevais le mois dernier, lors d’une conférence au collège des Bernardins avec PMP, Gaël Perdriau, vice-Président de LR et maire de Saint-Etienne. Il me rappelait une tribune qu’il avait publiée dans Le Monde en Avril 2021, où il déplorait que la classe politique soit devenue « séduite par le mirage de l’efficacité absolue », où « l’utilitarisme a supplanté toute vision collective, faisant de la société le lieu de la concurrence directe entre les individus ». Pour lui c’est cet « affrontement entre l’Homo economicus et le citoyen favorise la lente montée de la violence des rapports sociaux au moment même où la crédibilité de la parole publique ne cesse de reculer. Comment pourrait-il en être autrement puisqu’autrui n’est plus un semblable mais un ennemi ». PerdriauGM2

Il proposait de remplacer ce qu’il appelait « la société de la concurrence » par « la société de l’émulation », pour que « la comparaison avec autrui cesse d’être un combat à mort ».

Décidément, peut-être faut-il se méfier un peu plus des comparaisons un peu trop guidées par nos machines, et retrouver le sens de la dignité humaine.

Un programme kantien.

(crédit photo : Serge Loyauté-Peduzzi)


Créer du collectif

CollectifElle a été nommée à ce poste, membre du Directoire, depuis presque un an. Elle regroupe sous sa responsabilité, dans un poste reconfiguré, des entités regroupées, qui n’étaient pas rassemblées ainsi auparavant. Elle change deux des responsables de son Comex (les précédents partant en retraite). Sa mission, c’est de « renforcer la performance ». Elle a l’air d’aimer ça.

Elle me raconte ses projets, elle est « débordée ». Son ambition c’est de « créer du collectif » avec sa nouvelle équipe de Direction et le « premier cercle » des managers.

Je m’interroge. Qu’est-ce que ça veut dire « créer du collectif » ? On pourrait penser que cela consiste à aller chercher les trucs et astuces, genre séminaire, « team building », toute une panoplie, qui créeront ce collectif magique.

On peut aussi revenir aux sources. Parler de « collectif », c’est sûrement être convaincu, question de valeurs, que la force de l’humain est de pouvoir soulever des montagnes (ou « renforcer la performance ») en s’alliant avec ses semblables, dans une forme d’entraide, pour faire ensemble ce que l’on ne pourrait pas faire seul, ou en compétition avec les autres. Les membres du « collectif » ont un but commun, mais néanmoins, chacun est à sa place dans l’organisation avec ses méthodes et modes d’action propres.

Parler de collectif, c’est évoquer la peur que mon équipe n’arrive pas à travailler ensemble avec fluidité. Et parler de la peur, on le sait bien, c’est parler de confiance.

La littérature, philosophique ou livres de management ou de développement personnel, ne manque pas sur ce sujet de confiance. A chacun sa recette, ses formules toutes faites applicables à tout le monde. C’est le sujet du livre assassin de Julia de Funès, dont j’avais parlé ICI.

La confiance, c’est aussi le sujet du livre de Laurent Combalbert et Marwan Mery, « Les 5 leviers de la confiance ».

L’ouvrage est original par ses auteurs. Laurent Combalbert est un ancien du RAID, et Marwan Mery a exercé ses talents de dénicheur des tricheurs dans les casinos, en mode « Lie to me », en observant les signes du visage pour détecter les menteurs et les tricheurs.

A eux-deux ils ont créé l’ADN, Agence des Négociateurs, qui forme et accompagne des décideurs pour mieux négocier. Leurs clients sont surtout des patrons et des entreprises, pour briser une grève, négocier au mieux les salaires, ou emporter des appels d’offres ou des contrats avec clients et fournisseurs. C’est pourquoi leur livre sur la confiance, nourri de leurs expériences, contient de nombreux exemples de filatures de gangsters, ou de prises d’otages. A nous de transposer ça dans notre monde, moins dangereux quand même, de l’entreprise et de ses petites histoires de confiance entre collègues. Mais qui peut le plus, peut le moins. Le livre a d’ailleurs comme sous-titre « Aidez vos collaborateurs à se dépasser ! ». Oui, c’est un livre pour les chefs, ceux qui en veulent pour leurs collaborateurs. Encore et toujours la performance.

Ils évoquent cinq leviers car, pour eux, la confiance se décline en cinq sujets. Pour créer la confiance, on pourrait dire pour « créer le collectif » à ma Directrice, ils proposent même un ordre de mise en œuvre, étape par étape. Mais pour créer la vraie confiance et atteindre l’excellence il faut bien sûr cocher les cinq cases.

Etape 1 : la confiance dans la mission

Ah oui, on l’oublierait presque, mais croire en la mission, en avoir une, et faire en sorte que les équipes et les collaborateurs aient conscience de la mission globale à laquelle ils participent, et surtout, y croient, c’est le début de la confiance. Une « Raison d’être », en ce moment, tout le monde en veut une. Ça phosphore dans les services de communication. Il ne faut pas en rester à « renforcer la performance ». Il est préférable d’aller s’adresser aux émotions, de toucher l’intime. C’est le sens de cette citation de Saint-Exupéry que j’ai souvent utilisée, et que je conseillerai bien à ma directrice : « Si tu veux construire un bateau, ne rassembles pas les hommes et les femmes pour leur expliquer chaque détail, pour leur dire où trouver chaque chose. Si tu veux construire un bateau, fais naître dans le cœur des hommes le désir de la mer ». A discuter et à formaliser pour en faire une mission claire, simple et réaliste. Mais formaliser la mission, c’est plus précis que la « raison d’être ». Les auteurs, habitués aux libérations d’otages et aux attaques terroristes, nous disent qu’il faut viser grand. Ils parlent en connaisseurs : « D’expérience, on constate que les équipes qui doivent affronter des enjeux forts en environnement complexe sont plus motivées et plus efficientes que les autres ».

La mission est trouvée, les enjeux forts et les émotions à la clef ?

On passe à l’étape 2 alors.

Etape 2 : la confiance hiérarchique

Quel meilleur gage de confiance que de croire dans celle ou celui qui vous guide ? Et que de problèmes quand, surtout quand l’ambition fixée est forte, quand on doute de la capacité du ou des chefs.

Il y a, pour un chef , ou pour les collaborateurs, les mauvaises méthodes, que pourtant certains utilisent :

  • La peur : faire avancer ses collaborateurs sous la crainte d’une sanction relève plus du dressage que du management. Pas trop la recette pour la confiance.
  • La ruse : pour être tranquilles les collaborateurs font mine de suivre le leader, mais en réalité avancent à reculons, sans envie ni engagement. Cela finit par se voir. Pas trop une relation de confiance non plus.

 Pour créer la relation de confiance avec le chef, les auteurs recommandent au chef l’empathie, celle du leader qui perçoit l’émotion et montre à son interlocuteur qu’il en accuse réception.

Vous êtes reconnu comme un bon chef crédible et sincère, empathique.

Prêt pour l’étape 3. Eh oui, ce n’est pas fini.

Etape 3 : La confiance dans l’histoire

«  Comment savoir où l’on va si on ne sait pas d’où l’on vient ? » disent les auteurs. Cela rappelle cette citation de Churchill : « Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur ».

Connaître son histoire, c’est être capable de valoriser les succès et de d’apprendre des erreurs passées. C’est porter un regard lucide sur les capacités et les points faibles de l’entreprise. Ce qui renforce la confiance collective, ce sont aussi ce que les auteurs appellent les « valeurs fondatrices » : Ensemble hiérarchisé de principes et de comportements considérés comme nécessaires à l’existence de l’entreprise, les valeurs fondatrices sont l’ADN du groupe, qui constituent sa conscience collective ». On parlera aussi de culture d’entreprise, qui est un ensemble de comportements et d’attitudes qui structurent le fonctionnement du groupe.

L’histoire, ce sont aussi les rituels et les traditions, les évènements réguliers, les rencontres habituelles. Ce sont les séminaires de rentrée, mais aussi les pots du vendredi soir. Avec le Covid, certains ont disparus ; il va être temps d’y revenir.

Etape 4 : La confiance en soi

Il est évident que la confiance collective de l’équipe ou de l’entreprise dépend aussi de la confiance en soi de chacun de ses membres.

Les auteurs proposent un indicateur pour la mesurer (même s’il n’est pas très facile à calculer ; c’est plutôt un indicateur intuitif) : le quotient d’insécurité de l’entreprise.

Le quotient d’insécurité est la multiplication de notre niveau de sécurité intérieure par notre capacité à accepter l’incertitude.

Cela concerne l’appétence à l’incertitude et la sensibilisation à la complexité. Si on aime ce qui est carré, être sûr de tout bien contrôler avant d’agir, alors notre quotient d’insécurité est faible et, dès que quelque chose tourne mal ou n’est pas prévu, c’est la panique. Pas trop l’ambiance de confiance.

Pour développer ce quotient, les expériences, les debriefings des situations, l’entraînement à agir et décider dans l’incertain, sont de bons facteurs de développement.

Etape 5 : la confiance d’équipe

On comprend bien que si les associés prennent leurs collègues pour des imbéciles ou des incapables, si les collaborateurs se « tirent dans les pattes » pour gagner la course et se montrer meilleurs que les autres, la confiance de l’équipe sera nulle.

Certaines règles du jeu, notamment dans les systèmes de rémunération et de bonus, facilitent la conscience collective et la solidarité, d’autres moins. Il ne suffit pas d’avoir les règles, encore faut-il qu’elles soient vraiment appliquées de manière juste et équitable.

De quoi y revenir et les vérifier régulièrement.

Mais parler de confiance d’équipe, c’est aussi se méfier du risque d’avoir trop confiance, de se croire invulnérables (on est les meilleurs !). Au moindre coup dur, c’est la sidération et l’incapacité à agir ensemble. Risque aussi, quand ça va mal, de systématiquement s’en prendre aux autres, à la conjoncture, à « pas de chance », sans se remettre en cause.

Pas si simple, la confiance d’équipe. Cela peut nécessiter de régulièrement montrer à chacun l’intérêt à travailler en équipe, car l’esprit d’équipe ne se décrète pas tout seul.

On comprend que « créer du collectif », si on le fonde sur les cinq leviers de la confiance, ce n’est pas seulement « renforcer la performance », mais une forte ambition qui nous porte sur la durée, comme ce que Laurent Combalbert et Marwan Mery appellent « une envie d’excellence »

Renforcer la performance, c’est aussi une affaire de désir, un désir authentique. 


Burlesque

ClownVous avez peut-être fait cette expérience d’une assemblée de managers, une équipe, un comité de Direction, qui se mettent à échanger des blagues et des formules d’humour, tout en dégageant, comme en arrière-plan, une atmosphère d’anxiété. Anxiété liée aux affaires qui marchent moins bien, au chiffre d’affaires qui manque, à la stratégie qui patine, à une perte de sens aussi. Car il existe un rapport bien connu du comique et de l’anxiété. On pense à Chaplin, à Buster Keaton, aux Marx Brothers.

C’est pour échapper à une forme d’angoisse que certains se jettent comme ça dans la bouffonnerie, la dérision et la parodie.

C’est le registre de Romain Gary dans plusieurs de ses romans, qui dégage cette impression d’angoisse derrière des ressorts comiques. Il le révèle dans la note introductive du roman « Les clowns lyriques », écrit en 1979.

La raison qu’il invoque dans cette note, c’est ce « moment où les conflits démentiels qui déchirent plus que jamais l’humanité font vivre nos nerfs et ce qui nous sert de raison dans un état de siège permanent ». Il précise que «  Il est permis de croire à l’inévitabilité de l’holocauste nucléaire, mais lorsque le Secrétaire général de l’O.T.A.N, M. Luns, nous annonce que l’U.R.S.S tient six cents ogives atomiques braquées sur l’Europe occidentale et que la puissance destructrice de ces missiles est trois cent soixante mille fois plus forte que celle de la bombe d’Hiroshima, le moins qu’on puisse dire est qu’il ne reste plus grand-chose de ce que Verlaine évoquait il y a un siècle dans son « Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là, simple et tranquille… ». ».

Cette angoisse est toujours d’actualité (même si l’U.R.S.S a disparu en tant que telle, mais on a maintenant Poutine, la Chine, l’Iran), complétée par les inquiétudes sur le climat ou sur la pandémie, mais aussi sur l’avenir de la démocratie, les sujets ne manquent pas. Et donc les occasions de comique et de burlesque ne manquent pas non plus.

Comme le dit Romain Gary : « Le burlesque devient le dernier refuge de l’instinct de conservation ». Et une révélation : « Depuis que j’écris, l’ironie et l’humour ont toujours été pour moi une mise à l’essai de l’authenticité des valeurs, une épreuve par le feu à laquelle un croyant soumet sa foi essentielle, afin qu’elle en sorte plus souriante, plus sûre d’elle-même, plus souveraine ».

Cette expression de « clowns lyriques », qui donne son titre au roman, Romain Gary la tire d’une citation qu’il attribue à Gorki, qui évoque « les clowns lyriques qui font leur numéro humanitaire dans l’arène du cirque capitaliste… ».

Ce clown lyrique, c’est aussi lui-même, comme il l’avait déjà évoqué dans son ouvrage « la nuit sera calme » (1974), qui est un entretien fictif, où il fait les questions et les réponses pour narrer ces années où il servait dans les Forces Françaises Libres, et ses débuts dans la carrière diplomatique : « Je suis dans la bourgeoisie. J'essaye simplement de mettre le nez dehors, et je prends des bains. Je suis un bourgeois libéral à aspirations humanistes, et humanitaires. J'appartiens donc à la tribu de ceux que Gorki appelait «les clowns lyriques faisant leur numéro de tolérance et de libéralisme dans l'arène du cirque capitaliste»... Politiquement, j'aspire au socialisme à «visage humain», celui qui a accumulé tous les échecs mais n'a cessé de montrer la seule direction de marche qui me paraît digne d'être suivie ».
« Je ne pétitionne pas, je ne brandis pas, je ne défile pas, parce que j'ai derrière moi une œuvre de vingt volumes qui proteste, manifeste, pétitionne, appelle, crie, montre et hurle, et qui est la seule contribution valable que je puisse faire. Mes livres sont là et ils parlent, et je ne peux pas faire mieux ».

Le burlesque, il est évoqué dans le roman « Les clowns lyriques » qui se déroule dans le contexte de la guerre de Corée, avec le personnage de La Marne qui se jette dans la bouffonnerie pour exorciser le réel : «  La radio avant annoncé à une heure que le général MacArthur réclamait l’autorisation d’utiliser l’arme nucléaire, que le Congrès américain s’était réuni en session extraordinaire et que les nouveaux assauts des troupes chinoises menaçaient de rejeter à la mer les forces des Nations unies. Le monde prenait un caractère démentiel nettement obsessionnel. Pour desserrer l’étau et échapper à l’angoisse, il ne restait que la bouffonnerie. Le burlesque devenait une nécessité d’hygiène mentale, une danse qui se moquait des poids les plus écrasants. A ces moments de « bêle-âme », comme il les appelait, La Marne se lançait dans la clownerie avec la ferveur d’un derviche tourneur ».

Inspirés par Romain Gary, et par hygiène mentale, pourquoi ne pas accompagner le bel été, et desserrer l’étau, par une touche de burlesque, comme des derviches tourneurs.

Ou comme des clowns lyriques.


Rédemption

MontagneLa rédemption, dans le langage religieux, qui vient du latin Redemptio (« rachat ») c’est le salut apporté par Jésus-Christ qui par sa vie, sa mort et sa résurrection, libère l’humanité pécheresse. C’est un concept théologique que l’on retrouve aussi dans le judaïsme et l’islam. Mais c’est aussi l’action de se racheter au sens moral. C’est le signe d’un changement de vision sur la vie.

Je viens de lire l’histoire d’une rédemption justement.

C’est celle d’un dirigeant d’entreprises, mais aussi d’un être humain.

Dans ce livre, il raconte la transformation de la dernière entreprise qu’il a dirigé pendant plus de six ans, mais aussi sa propre transformation, celle de sa conception du management et du leadership, et de la vie, tout simplement. Une transformation de toute une vie, qui se mûrit d’étape en étape, grâce à des rencontres. Et c’est passionnant comme la vie.

Ce livre, son livre, c’est « The heart of business – Leadership principles for the next era of capitalism ». Lui, c’est Hubert Joly, dirigeant de Best Buy de 2012 à 2019, mais aussi auteur, maintenant professeur à Harvard, et pour moi un camarade de classe préparatoire au lycée Louis-le-Grand et sur le campus d’HEC (nous nous sommes connus sur les bancs de la classe il y a longtemps, mais je le redécouvre grâce à ce livre), car comme il le dit dans le livre, et comme il l’avait écrit dans un journal local de Minneapolis, siège de Best Buy, peu après sa nomination au poste,  « je ne suis pas le CEO de Best Buy », indiquant ainsi qu’il n’était pas réductible à sa fonction. On comprend combien c’est vrai à la lecture du livre.

En voici ma lecture subjective.

C’est l’auteur David Brooks, cité par Hubert, qui considère que notre vie est souvent construite comme deux montagnes : au début de notre carrière, et même avant, nous cherchons la réussite scolaire, professionnelle et financière, ainsi que le bonheur personnel et matériel. C’est la première montagne. Et puis à un moment, arrivé au sommet, ou presque, de cette première montagne, c’est le moment de se sentir insatisfait. Commence alors pour certains (mais d’autres ne s’y lancent jamais, et continuent à croire à la première montagne, poursuivant les mêmes objectifs de réussite de l’Ego), l’ascension de la deuxième montagne. C’est la montagne où l’on recherche le sens, où l’on s’engage pour de nouvelles causes, plus intimes, plus intérieures, comme la famille, la vocation, la philosophie, la foi, l’engagement pour la communauté et les autres. A chacun sa montagne, dont on n’atteint sûrement jamais le sommet.

Avec beaucoup d’humilité, Hubert nous raconte sa « vie d’avant », celle où il était persuadé qu’il avait réponse à tout, considérant alors que les autres étaient des obstacles à la résolution correcte des problèmes. Ce qui l’amenait, chaque fois qu’une équipe ou des collaborateurs lui présentaient des propositions ou un business plan, lorsqu’il était dirigeant chez Carlson Wagon Lit Travel, à s’assurer de leur dire comment faire encore mieux. C’est cette irrépressible tendance que connaissent tous les bons élèves,  à toujours vouloir dire aux autres ce qu’il faut faire, sans les écouter vraiment. Avec le recul, Hubert imagine que ses collaborateurs ont dû être souvent démoralisés par de telles pratiques.

Il cite un séminaire où le DRH de l’entreprise, avec un sens de l’humour audacieux, avait montré un organigramme de l’entreprise où toutes les cases étaient occupées par le nom d’Hubert Joly.

L’expérience du passage à la deuxième montagne, d’une nouvelle vision du management, on le comprend à la lecture des confessions d’Hubert, c’est l’expérience de tels moments gênants dans un séminaire d’entreprise, mais aussi l’expérience de rencontres, et particulièrement de rencontres avec des personnes inspirantes, souvent plus âgées, qui marquent les étapes de la vie.

Il cite plusieurs fois, et abondamment, Jean-Marie Descarpentries, CEO chez Bull, qu’il a rencontré en 1993, lorsqu’il était consultant, et qui lui avait dit que « l’objectif de l’entreprise n’est pas de faire de l’argent ! ». C’était lors d’un dîner organisé avec le nouveau CEO, dîner où Hubert avait mis son « chapeau de vendeur » pour tenter de lui pitcher et de lui vendre comment traiter les priorités de son entreprise, telles que les consultants les comprenaient. Pour quelqu’un formé à croire que ce qui fait la réussite de l’entreprise c’est d’augmenter la « Shareholder Value », il y avait de quoi en faire tomber sa fourchette. Ce que voulait dire Jean-Marie Descarpentries, ce n’est pas que le cash ne soit pas important, mais qu’il ne venait pas en premier dans les impératifs de l’entreprise. Pour lui les impératifs de l’entreprise sont, dans cet ordre, les collaborateurs, puis le Business (c’est-à-dire les clients), puis la finance (le cash-flow). Le cash-flow est le résultat des deux premiers. Et les meilleures entreprises sont celles qui satisfont les trois. Et le premier objectif, toujours selon le maître Jean-Marie Descarpentries, est le développement et l’accomplissement de ses employés, ainsi que l’attention accordée aux personnes autour d’eux.

Autre leçon lors d’une rencontre, chez Honeywell Bull, en 1986, avec le Directeur de la maintenance. Alors qu’Hubert lui fait remarquer que, pour agir sur la performance du service client, il lui semblait important, en bon jeune consultant content de lui,  de décomposer l’analyse au niveau le plus fin des districts et non de s’en tenir aux chiffres globaux, ce Directeur  lui parle de « la théorie de la jument », dont Hubert ignore tout. Cette théorie raconte l’histoire d’une jument avec une pierre coincée dans son sabot. Le vétérinaire est appelé et doit intervenir en soulevant le sabot pour en extraire la pierre à l’aide d’un crochet. Mais si le vétérinaire tient le sabot, la jument a besoin d’un soutien pour pouvoir se relever, et va donc mettre de plus en plus de poids sur le vétérinaire, qui ne peut pas supporter tout le poids de la jument et risque d’être écrasé. La solution est que le vétérinaire lâche prise, pour obliger la jument à se relever d’elle-même. La leçon est que si le manager essaye de résoudre lui-même les problèmes de son équipe, celle-ci va de plus en plus s’appuyer sur lui. Cela sera bénéfique à court terme, mais, in fine, l’écrasera. Voilà pourquoi le directeur de la maintenance préfère laisser le directeur régional traiter lui-même les problèmes des districts, plutôt que de s’en mêler lui-même. C’est cette leçon qui parie sur l’autonomie des collaborateurs et non sur leur dépendance que retiendra Hubert lorsqu’il construira le programme de transformation de Best Buy. Cela consiste aussi à favoriser la prise de décision au plus bas dans la hiérarchie.

Les rencontres, ce sont aussi celles avec des personnes inspirantes comme Frère Samuel, qui révèle à Hubert que « la recherche de perfection peut être maléfique ». Car la recherche de la perfection, croire que l’on peut résoudre tous les problèmes au mieux tout seul est le meilleur moyen de s’isoler, de se couper des feedbacks des autres, de se fermer aux relations d’entr’aide et de solidarité humaines. C’est cette révélation qui lui fournira l’autorisation d’avouer et de dire « je ne sais pas. J’ai besoin d’aide », même en étant le CEO. Pas si facile.

Et puis, autres rencontres, celle avec les coachs. Ce livre est un plaidoyer pour travailler avec des coachs. Pas si évident non plus. Le préjugé initial est de considérer que ceux qui ont besoin d’un coach sont les personnes malades, pas les dirigeants qui réussissent. Il faut juste, pour le dépasser, avoir envie d’être meilleur, comme avec un coach de ski ou de tennis. Et même les meilleurs joueurs de tennis et skieurs ont un coach.

C’est ainsi que c’est avec un coach qu’Hubert investit pour créer une vraie dynamique d’équipe avec son Comex. Car avoir des collaborateurs de qualité ne signifie pas forcément qu’on a une équipe de qualité. Quand le coach demande à chaque membre du Comex quelle était leur équipe primaire, chacun parle de son équipe fonctionnelle, mais jamais du Comex. Cette équipe Comex semble ne pas exister. Le Comex n’est qu’une collection de joueurs indépendants. Dans les réunions de ce Comex, personne n’osait contredire les autres, chacun se contentant, pour ménager ses collègues et ne pas les heurter, de rester silencieux, même s’il n’était pas vraiment d’accord avec ce qui était dit. C’est ainsi que les membres de l’équipe vont apprendre à donner et recevoir des feedbacks, pour améliorer le fonctionnement.

Le Comex de Best Buy va ainsi se réunir au moins un jour entier par trimestre avec le coach pour devenir une équipe plus efficace. Hubert le dit lui-même : « si l’on m’avait dit, 20 ou 10 ans plus tôt, que j’investirais mon temps pour améliorer les relations au travail, j’aurais secoué ma tête avec incrédulité. Sérieux ? Passer un ou deux jours entiers pour parler de nous, de nos émotions et sentiments, et comment sont les relations entre nous ? La version antérieure de moi-même n’aurait pas compris l’intérêt de passer une semaine par an pour être une équipe efficace plutôt que de consacrer ce temps à examiner les feuilles Excel et les statistiques de ventes ».

Le livre est l’occasion pour Hubert de nous livrer ses convictions, fruits de ses expériences et des principes qu’il a mis en œuvre lors de son passage à Best Buy. Le cœur du message est ce qu’il appelle « libérer la magie humaine ». Il en détaille les Pourquoi et Comment pas à pas, chapitre après chapitre. Il y plaide pour un nouveau leadership, un « purposeful leadership ».

Il y croit tellement qu’il veut transmettre cette conviction aux prochaines générations. Il en fait son enseignement à Harvard, et a fait un don généreux à l’école HEC pour créer une chaire dédiée à l’enseignement de ce « purposeful leadership ».

Convaincu que les générations de demain grandiront grâce aux technologies ( la raison d’être de Best Buy qu’il a contribué à forger est d’ailleurs « enrich our customers’lives through technology »), il a créé avec Best Buy des centres pour permettre à des adolescents défavorisés de s’initier aux technologies, les « Best Buy Teen centers ». Tous les droits d’auteur de son livre seront donnés à l’association qui gère ces centres. Acheter le livre est ainsi aussi, en plus d’y goûter une leçon de management, le moyen de faire une bonne action pour les générations futures (du moins celles des Etats-Unis).

Merci, camarade (comme on dit entre HECs).


Taper sur mon clavier fait-il fondre quelque glace lointaine ?

Bebe-ordiAlors que certains attendent de retrouver « les jours heureux » et de repartir « comme avant » après la crise, d’autres y voient plutôt une sorte de répétition générale de ce qui va nous attendre pour la suite. En pire.

Ah oui ?

Qui est cet oiseau de mauvaise augure ?

C’est Bruno Latour, qui est présenté comme un des philosophes les plus influents au monde. Il voit dans le confinement que nous connaissons, en France et dans le monde entier, un révélateur du « monde d’après », car cette pandémie est « encastrée dans la crise plus ancienne, plus longue, plus définitive, de la situation écologique » (entretien au Monde du 13/02/2021).  

Et c’est l’objet de son dernier livre, qui se lit comme une sorte de conte philosophique, « Où suis-je ? ».

Ce petit livre nous fait prendre conscience que nous vivons comme confinés sur terre, dans ce que Bruno Latour appelle la « zone critique » (environ deux à trois kilomètres au-dessus, dans l’espace, et deux à trois kilomètres en-dessous dans la profondeur de la terre) que nous avons adapté à nous et aussi abîmé. Pour lui, « nous ressentons cette horrible impression de limite, de confinement, d’obligation, comme si nos habitudes de liberté, de mouvement, d’émancipation, de respiration à pleins poumons étaient littéralement obstrués ». Une façon de ressentir que nous dépendons du climat et d’une certaine température du système Terre, dont nous sommes tous devenus responsables. Ils sont de plus en plus nombreux ceux qui prennent conscience de leurs interdépendances avec le vivant et sont devenus moins innocents. Comme le dit Bruno Latour, « Maintenant, je sens que je dois avec effort tirer dans mon dos une longue traînée de CO2, qui m’interdit de m’envoler en prenant un billet d’avion, et qui embarrasse désormais tous mes mouvements, au point que j’ose à peine taper sur mon clavier de peur de faire fondre quelque glace lointaine ». Et le malaise ne fait que s’accroître : « Cette tasse de thé ruine un sol des tropiques ; ce tee-shirt renvoie dans la misère un enfant du Bangladesh ; du steak saignant que je me réjouissais de manger émane des bouffées de méthane qui accélèrent encore la crise climatique ». Au point de douter de redevenir jamais comme avant, comme un « humain à l’ancienne ». On ne reviendra pas en arrière : confinés hier, confinés demain. D’où ce titre, « Où suis-je ? » : ailleurs, dans un autre temps, quelqu’un d’autre, membre d’un autre peuple.

Car, pour le moment, toujours dans la réflexion de Bruno Latour, nous ne vivons pas tous sur la même planète.

Il y a ceux qui vivent sur la planète Globalisation, qui pensent qu’ils vont continuer à se moderniser « à l’ancienne », quelle que soit la disparition de la terre sur laquelle ils vivent. Alors qu’au XXème siècle, la globalisation était notre horizon commun, elle est devenue aujourd’hui « une version provinciale du planétaire ».

Il y aussi la planète Exit : c’est la planète de ceux qui préparent notre fuite vers une autre planète, comme Mars, ou virtuelle. Ceux qui y habitent, les transhumanistes, ont bien compris les limites de la terre, et inventent des bunkers modernes, comme Elon Musk. Ils ne seront pas nombreux à y accéder, et plutôt ultrariches. Les autres seront les left behind, les « surnuméraires ».

Il y a aussi la planète Sécurité. C’est celle des laissés pour compte qui se regroupent dans des nations solidement confinées. Ils espèrent être ainsi protégés. Dans ce monde-là, les « Humains » n’existent pas mais sont remplacés par des « Polonais », « Hindous », « Russes », « Etats-Uniens blancs », « Français de souche », à chacun son idéal, en repoussant les autres hors des frontières.

Et puis, il y a une quatrième planète, habitée par des peuples très nombreux, des extra-modernes, qui résistent de leur mieux. C’est la planète appelée Contemporaine par Bruno Latour.

En outre, le nouveau « paysage climatique » est devenu le nouveau paysage politique. Car cette insertion de sujets planétaires fait éclater les catégories du monde d’hier, comme les Etats-Nations, les frontières et la souveraineté. Maintenant, nous allons assister au conflits entre deux nouvelles classes « géosociales » que Bruno Latour appelle les « extracteurs » et les « ravaudeurs ». Les extracteurs, ce sont ceux qui poursuivent le développement de l’économie extractiviste dans un déni du réchauffement climatique. Ils vivent comme des citoyens de plein exercice, protégés par des droits, sans se préoccuper de la même façon du deuxième monde, le monde « dont je vis ». Les ravaudeurs, eux, sont ceux qui cherchent à recréer un tissage des territoires par le ravaudage. Ils raccommodent, rapiècent, reprisent, et retissent un monde abîmé.

C’est pourquoi, au-delà de ce conflit, il s’agit pour Bruno Latour  «non plus d’aller de l’avant dans l’infini, mais d’apprendre à reculer, à déboiter dans le fini ». Et paradoxalement, l’auteur croit en la technologie, considérant que « c’est par la technique que l’on capte le mieux cette puissance inventive de Gaïa (la Terre-mère) ».

C’est à un mouvement d’émancipation et à ce pas de côté que nous appelle l’auteur.

A nous de jouer et de choisir notre planète et nos combats.


Jeu des passions

CondottieriLorsqu’un terme en -isme se forge à partir du nom de son auteur, c’est le signe que la postérité a eu l’intuition qu’elle pourrait découvrir dans son œuvre ou son action des éléments de doctrine susceptibles d’inspirer les hommes et d’être même pérennisés par un enseignement.

C’est ainsi qu’on parlera du platonisme ou du marxisme. Et cela va aussi concerner des hommes politiques sur le même registre, avec le gaullisme, le sarkozysme, et maintenant le macronisme.

Mais il y en a un qui ne répond pas du tout à ce registre, qui ne reflète pas a priori une doctrine philosophique ou un modèle politique, mais plutôt un symptôme ou une perversion.

Je parle ici du machiavélisme, et de Machiavel, le Florentin auteur du « Prince ».

Car le machiavélisme évoque un esprit de conquête et de conservation du pouvoir reposant sur l’absence de scrupules et sur la résolution d’employer tous les moyens pour triompher, y compris ceux qui sont moralement répréhensibles, tels la violence, la ruse et la trahison.

On peut penser que cette vision du machiavélisme tient aussi au contexte des pratiques diplomatiques et de haute administration que connaissait Machiavel à son époque, contexte particulièrement propice aux machinations, et où la conspiration et l’assassinat étaient des moyens politiques admis.

Mais l’on peut aussi lire Machiavel dans sa dimension philosophique et y trouver source d’innovation dans la conception de la politique et des relations entre les hommes vivant ensemble dans une communauté, ainsi que des sources d’inspiration pour le fonctionnement des collectivités humaines, et pourquoi pas aussi pour nos méthodes de management de manière plus générale.

C’est ce à quoi se consacre un des auteurs les plus savants et connaisseurs de Machiavel, Thierry Ménissier, agrégé de philosophie, auteur d’une traduction originale du Prince, et de nombreux ouvrages sur son auteur favori. Pour retrouver l’exposé de cette vision philosophique, l’ouvrage « Machiavel ou la politique du centaure » est une référence.

 Et ce à quoi Machiavel accorde le plus d’importance dans les collectivités humaines, ce sont les passions. Alors que les passions sont traditionnellement considérées comme ce qui pousse l’homme à commettre des actes irrationnels et égoïstes, Machiavel voit au contraire la politique comme un jeu des passions.

« Le Prince » ( « De Principatibus ») est un ouvrage adressé à Laurent de Médicis, alors considéré comme le maître de Florence, qui revient aux affaires alors que l’Italie est pillée par les Français, par les Espagnols, par les Suisses et par les Allemands. C’est dans cette Italie où il importe de chasser les « barbares » que Machiavel entend conseiller le Prince dans cette reconquête pour prendre et surtout conserver le pouvoir.

Machiavel subordonne l’art de gouverner à la reconnaissance du primat de la nature passionnée des relations humaines.

Dans cette optique, l’humanité est considérée comme mue par une pulsion d’acquisition, comme s’il était conforme à l’essence humaine de tendre à la possession de biens et de pouvoir. Et à la racine de toutes nos actions, que l’on soit prince ou peuple, il y aurait cette tendance naturelle à l’acquisition.

Ainsi ce qui fera la supériorité de celui qui aura la capacité de tenir la position du « prince », à la différence de ses concurrents, c’est justement qu’il sait qu’il désire, qu’il sait ce qu’il désire, et il sait qu’il est naturel et ordinaire de désirer acquérir. C’est ce que l’on pourrait désigner comme une forme aiguë de lucidité sur les motifs de l’action humaine. C’est ce que Machiavel appelle la virtù du prince, cette « capacité à accomplir de grandes choses ». Être « vertueux », c’est donc savoir s’en tenir à la nécessité, puisque la réalité des passions est indépassable, celles-ci étant déterminées par la nature désirante. Et c’est en vertu de cette loi indiscutable de « physique politique » que l’on doit donc admettre comme une nécessité de nature que le désir passionné des hommes ne les rend pas bons.

Malheureusement, la nature a créé l’homme, selon Machiavel, de façon à ce qu’il puisse tout désirer mais ne jamais tout obtenir. L’insatisfaction (la mala contentezza) est donc fondamentale et d’ordre existentiel en l’homme. L’humanité est une espèce déçue, qui éprouve inéluctablement la frustration ( par rapport aux objets considérés comme des biens désirables) et l’angoisse (par rapport à la finalité ou la destination de nos existences).

Et ce qui fait le prince c’est sa capacité à exprimer son désir, mais à ne jamais en être la victime. C’est celui qui manifestera la circonspection à ne pas se laisser aller à la violence du désir qui est le meilleur prétendant à la principauté.

Autre aspect de cette reconnaissance de la nature passionnée des relations humaines, Machiavel écrit que les hommes aiment se laisser prendre au jeu de leurs propres illusions. «  Les hommes sont si simples, et ils obéissent tant aux nécessités présentes, que celui qui trompe trouvera toujours quelqu’un qui se laisse tromper » (Le Prince, chap. XVIII). En adossant ainsi le lien social au jeu des passions, le rapport de pouvoir est moins une relation de domination qu’un lien de fascination entre le prince et le peuple, que l’on pourrait transposer entre le dirigeant et les collaborateurs. On pense aussi, et Thierry Ménissier ne manque pas de nous le faire remarquer, aux exemples de chefs populistes capables de mobiliser leur peuple en développant cette relation affective qui repose, tour à tour, sur l’amour et sur la peur. C’est comme cela que l’affect prend le pas sur la décision et la gestion rationnelles, ou au moins il la subordonne.

Le machiavélisme n’est donc pas réduit au déchainement calculé de la puissance, mais consiste en la confusion de deux ordres composant naturellement l’existence humaine : l’ordre du gouvernement politique envahi par l’ordre affectif. La vie collective est alors un modèle de jeu social des passions où les hommes se battent pour leur servitude.

Mais voila que tous les efforts déployés par les hommes pour vivre ensemble libres, dans ce jeu des passions, demeurent en deçà des difficultés qu’ils rencontrent du fait qu’ils doivent composer avec puissance imprévisible et irréductible, la fortune. C’est pourquoi l’action politique se constitue dans la confrontation aux faits, et que l’on conçoit que l’engagement politique est pour l’homme faire l’épreuve d’une certaine forme de tragique. L’œuvre de Machiavel repose ici sur l’intuition des limites de l’agir politique, du fait de cette influence irréductible de la fortune (fortuna) dans les décisions humaines, sinon entendue comme l’effet du pouvoir créateur de cette dernière.

On reconnaît bien ici ce type de dirigeant politique ayant foi dans sa « volonté politique », ou encore ce dirigeant d’entreprise ébloui par sa « vision », et n’ayant pas trop de familiarité avec le « scenario planning ». Ils avancent grâce à leurs passions, et c’est la fortune mal perçue qui les fait échouer.

Pour Machiavel, cette fortune est comme un torrent furieux capable de grossir tout à coup sans que l’on puisse réellement anticiper ses débordements ni canaliser sa fureur : « Le prince qui se fonde complètement sur la fortune s’effondre lorsque celle-ci change. Je crois, de plus, qu’est heureux celui qui adapte sa manière d’agir aux particularités de son époque, et pareillement est malheureux celui dont la manière d’agir est en désaccord avec l’époque. On voit en effet que les hommes procèdent diversement dans leur recherche des buts que tous visent, à savoir la gloire et les richesses : l’un est circonspect, l’autre impétueux ; l’un procède avec violence, l’autre avec adresse ; l’un avec patience, l’autre à l’inverse. Et chacun avec ses manières différentes peut réussir.(…). De là dépend encore le caractère variable du résultat ; car si l’un se comporte avec circonspection et patience, et que les circonstances tournent de telle sorte que sa manière est bonne, son bonheur est certain ; mais si les circonstances changent il s’effondre, parce qu’il ne change pas sa manière de faire. On ne trouve pas d’homme assez prudent pour savoir s’adapter à ces changements, et cela parce que l’homme ne peut s’écarter du chemin sur lequel sa nature le pousse, ou bien parce qu’ayant toujours réussi en empruntant une voie, il ne peut se résoudre à s’en éloigner. C’est pourquoi l’homme circonspect, quand le temps est venu d’agir avec fougue, ne sait pas le faire ; d’où le fait qu’il s’effondre ; car si l’on changeait sa nature avec les circonstances, la fortune ne changerait jamais ». (Le Prince, chap. XXV).

On voit bien ici le paradoxe, ce que Thierry Ménissier appelle « le problème de Machiavel » : Alors que ceux qui réussissent à mener à bien leurs entreprises y parviennent parce que leurs passions sont plus fortes que celles des autres hommes, c’est cette même puissance passionnelle qui confère à leur action une orientation irrépressible, au point qu’elle les transforme irrésistiblement en les auteurs de leur perte. Ce sont les individus les mieux armés pour agir sur le cours de l’histoire qui sont les plus mal placés pour demeurer maîtres de leur sort et se sortir victorieux au final. La difficulté (l’impossible selon Machiavel), c’est d’être capable de changer son tempérament selon ce que Machiavel appelle « la qualité des temps » (la qualita dei tempi – Le Prince chap. XXV).

Toutefois, cela n’implique pas, dans la conception de Machiavel, que l’homme doive renoncer à imposer à l’histoire la marque de l’humanité. Au contraire, les hommes ne peuvent cesser de lutter pour tenter d’orienter l’histoire grâce à l’action politique. La nécessité contraint les peuples comme les individus à affronter la fortune. Et ce qui va permettre à l’homme de juguler la fortune, dans la vision du monde de Machiavel, c’est un concept original : la vertu (virtù). C’est elle qui permet de survivre dans un univers fréquemment hostile, que les sciences et les techniques de l’homme ne parviendront jamais à assujettir intégralement, et aussi de réussir à vivre en groupe malgré l’expression des intérêts et des désirs toujours différents, souvent divergents voire assez fréquemment contradictoires entre eux. C’est pourquoi il faut s’opposer aussi bien à la « fortune contraire » qu’à la discorde des concitoyens. Et les tempéraments virtuosi , par leur audacieuse inventivité, seront les plus à même de trouver le plaisir, potentiellement inextinguible, qu’il y a à jouer la partie pour la jouer. Le machiavélisme est une sorte de libertinage assumé. Dans le monde de Machiavel, rien ne vient déterminer l’action politique de l’extérieur. Aucun motif ou intérêt supérieur ne vient s’ajouter aux combats politiques, toujours particularisés, que mènent les hommes.

Ainsi, dans cet univers où la fortune demeure en définitive la maîtresse du jeu dans lesquels les hommes, engagés malgré eux, n’ont nullement les moyens de s’imposer, Machiavel va imaginer les moyens pour penser une politique efficace. Et la figure qu’y voit Thierry Ménissier est précisément celle du centaure, d’où le titre de son ouvrage. Le centaure est cette créature mi-homme mi-bête, que Machiavel évoque aussi dans « Le Prince » : « Vous devez donc savoir qu’il y a deux manières de combattre : l’une avec les lois, l’autre avec la force. La première est le propre de l’homme, la seconde celui des bêtes ; mais comme souvent la première ne suffit pas, il convient de faire appel à la seconde. Aussi est-il nécessaire à un prince de savoir user de la bête et de l’homme. (…). Or, avoir un précepteur moitié homme moitié bête ne signifie rien d’autre sinon qu’il faut que le prince sache bien user de l’une et de l’autre nature, car l’une sans l’autre ne peut durer » (Le Prince chap.XVIII).

Ce à quoi nous convie Machiavel, c’est à une forme d’intelligence des situations. Celle-ci trouvera son efficacité dans l’attitude prônée par Machiavel d’adoption de la variation et d’appropriation de l’excès. L’adoption de la variation, c’est ce choix d’un référentiel multiperspectiviste qui dote l’entendement d’un modèle adéquat afin de prévenir l’illusion commune consistant à surinvestir un seul point de vue sur le théâtre de l’action, et donc de favoriser l’expression d’une certaine souplesse dans le rapport entre les convictions et les engagements. L’appropriation de l’excès fait référence aux opportunités ouvertes dans le cœur de l’action, dont il faut savoir se saisir, et prendre les risques, comme cette énergique figure du centaure.

La vision philosophique de Machiavel nous apprend que l’action du dirigeant et de gouvernement ne peut jamais être parfaitement organisée par des dispositifs constitutionnels ou des règles qui viendraient transformer l’autorité naturelle du prince en souveraineté incontestable. C’est l’intelligence des situations dans un monde gouverné par la fortune, toujours changeante, qui fait au contraire la différence.

Comme l’indique Thierry Ménissier dans la conclusion de son dense ouvrage, cette vision a disparue progressivement des théories et pratiques politiques et de gouvernance au cours des siècles passés : « La machinerie de l’Etat s’est lentement érigée, l’organisation centralisée et administrative du pouvoir a produit une ingénierie et un fonctionnalisme qui paraissent aux antipodes de l’art machiavélien de gouverner (…). Le modèle de la rationalité économique a progressivement imposé pour les politiques publiques des objectifs de planification, de performance et de rentabilité qui conduisent à regarder les techniques de quantification et de prévision comme les indépassables outils de la bonne politique ».

Et pourtant, en observant encore aujourd’hui tous les blocages de ces visions centralisatrices, dont de nombreuses entreprises se sont, même partiellement, débarrassées, mais qui encombrent ou freinent encore l’action publique de l’Etat (que ne dit-on pas sur la gestion de la crise Covid, les grippages de la machine d'Etat central, et la peur du risque des élus et gouvernants), ne peut-on, comme Thierry Ménissier et par lui Machiavel, concevoir une pratique de la politique et de la gouvernance consistant à objecter aux tourments infligés par la fortune l’audacieuse inventivité de la virtù, toujours au plus près du terrain et de l’action.

Serait-ce le retour des condottieri de la Renaissance qui nous sauverait ?


Jeu travail

RubikDans les entreprises, ce sont ceux qui ne sont pas sur le terrain, ni directement en contact avec les clients ou les produits, mais qui, dans les bureaux, conçoivent les process, les organisations, les règles de fonctionnement. Il peut s’agir de tous ceux qui font partie des fonctions dites « de support », mais aussi, et c’est même leur raison d’être, des consultants, sous toutes les formes. Ils inventent le travail des autres sans le faire eux-mêmes.

Ces populations sont en augmentation dans le monde de l’entreprise, mais aussi dans le secteur public, qui copie de plus en plus les fonctionnements des entreprises privées.

C’est auprès de cette population que Marie-Anne Dujarier, sociologue et professeur à Paris 7, a réalisé une enquête, en en interviewant des centaines, et qu’elle relate dans son livre « Le management désincarné – Enquête sur les nouveaux cadres du travail », paru en 2015. On comprend, rien qu’en lisant le titre, que cette enquête est plutôt à charge. Elle appelle d’ailleurs ces cadres des « planneurs », car ils font des plans pour organiser le travail, mais sont accusés par ceux qui font du travail « réel » de « planer ».

En gros, ce sont ces personnes, loin du terrain, qui imaginent les procédures, les améliorations de performance, sans vraiment vivre le réel de la vraie vie opérationnelle.

Mais pourtant, ce sont aussi des collaborateurs zélés, qui aiment leur job, qui travaillent beaucoup, qui ont des horaires chargés, notamment justement les consultants.

Alors quel est ce paradoxe entre un métier perçu négativement par les opérationnels et dans lequel ceux qui l’exercent s’éclatent (enfin, la plupart, car il y a aussi des rejets, justement parce que ce type de job peut être perçu comme pas assez opérationnel. C’est d’ailleurs ce qui amène certains consultants à vouloir changer de job pour un job « plus opérationnel »).

En citant des consultants qu’elle a rencontrés, mais aussi des cadres d’entreprises dans des fonctions de méthodes, de marketing, de RH, ou de contrôle de gestion, Marie-Anne Dujarier fait une comparaison avec le jeu, reprenant une métaphore utilisée par les personnes interrogées. Pour qui a fréquenté le milieu du Conseil, on reconnaît assez justement certains traits de cette profession, même s’il serait un peu rapide de généraliser (comme le fait un peu Marie-Anne Dujarier).

Pour ces personnes, le rapport au travail et au temps de travail, notamment dans les cabinets prestigieux, est évoqué comme une contrainte assez douloureuse, avec des horaires étendus, mais c’est aussi un motif de fierté professionnelle. Les employeurs favorisent cette fierté avec des éléments de confort et de ce que l’auteur appelle « ludicisation de l’espace de travail », que l’on pourrait traduire par introduction de phénomènes de jeu dans le travail : salles de détente, équipements sportifs ou récréatifs, conciergerie d’entreprise, etc.  

Mais le phénomène de jeu va plus loin, et touche directement la fonction elle-même. Car ces « planneurs » et consultants se disent aussi « pris au jeu » dans leur travail. Voyant leur job comme une sorte d’équation délicate à résoudre, ils s’engouffrent dans leur activité, tels des joueurs passionnés : « Le caractère ludique du travail des planneurs provient essentiellement de ce qu’ils doivent agencer de manière agile des abstractions, sous le regard connaisseur et compétitif de leurs pairs ». L’auteur cite un témoignage révélateur : « Être auditeur, c’est mener des investigations (…). C’est marrant. Quand on est interrogés sur des points qu’on ne connaît pas, on a des montées d’adrénaline…C’est comme un jeu ».

Le jeu, c’est, sous contrainte de temps, de combiner, penser, agencer, classer, ranger, créer, inventer, rechercher, comprendre, dénouer des énigmes, écrire des textes et histoires convaincantes, etc. Un peu comme un joueur qui s’attaque à un casse-tête. Ce qui est ludique aussi, c’est ce rapport à la tâche qui leur est donnée, et qu’ils comparent à ce qu’ils ont expérimenté dans leurs études, et en classes prépa. Ce qui est aussi vécu (a posteriori) comme jouissif et intense, c’est de réaliser ces raisonnements sous une pression exceptionnelle, suivi d’un temps de décompression.

Le job est d’ailleurs, de mission en mission, comme une succession de « parties » que l’on peut quitter sans remords. Il y a à la fois un engagement intense dans la mission, et un détachement notoire. Les « joueurs » jouent une partie précise, mais ils peuvent la quitter sans se retourner : « Les organisations, les produits, les autres travailleurs, les transformations en cours, et même les « projets » qu’ils ont « lancés », ne leur importent plus, tant ils sont happés par la partie suivante ».

Bien sûr, derrière ces jeux décrits ainsi, l’auteur a « bon jeu » (c’est le cas de le dire) d’y porter un regard consterné : Comment peut-on jouer avec des effectifs, de l’argent, des missions de service public, en manipulant ces abstractions ? Mais elle reconnaît aussi que ces « planneurs » savent bien sûr que leur activité a des impacts sur le monde, et que l’indifférence apparente n’est jamais ni totale ni définitive. Ils savent que le monde extérieur existe, mais c’est justement, là encore, une caractéristique des jeux : c’est un jeu parce que « on sait que l’on joue ». Et sans ce savoir-là, le jeu n’est plus un jeu.

C’est pourquoi aussi l’auteur décèle dans ses entretiens, parfois, ce sentiment de lassitude à « jouer le jeu ». Avec des fatigues physiques et ce sentiment de superficialité « un peu nauséeux ». Les planeurs expriment alors un désir « de faire quelque chose de concret », et surtout « d’utile ».

L’auteur en déduit même que « le jeu caractériserait finalement le capitalisme de ce début du XXIème siècle ». Diantre !

Ce portrait en dissection des « planneurs » et des consultants est quand même éclairant.

Il fournit même une réplique pour les consultants à qui l’on demanderait en quoi consiste leur job :

Mon job : « Jeu-travaille ».

Succès garanti !