Don : Tous « maussquetaires »

MousquetairesCela fait maintenant quelque temps que la théorie de l’ « homo aeconomicus » ne fait plus l’unanimité. L’ »homo aeconomicus », c’est cet individu que nous serions tous, indifférent aux autres, et qui ne cherche qu’à maximiser son avantage propre, son intérêt personnel, son propre bonheur, et uniquement celui-là. C’est lui qui justifie que le seul lien entre les individus est celui qui repose sur le contrat, et qu’il est le fondement du fonctionnement de la société de marché libérale, où l’équilibre économique se fait naturellement par les échanges et la loi de l’offre et de la demande.

Les bases de la critique seront celles de Durkheim, dans son livre « De la division du travail social »(1893), où il montrera que la division du travail ne s’explique pas seulement par des considérations utilitaires, par son efficacité économique, mais tout autant par des considérations morales. Il écrit à propos de cette division du travail que « les services économiques qu’elle peut rendre sont peu de choses à côté de l’effet moral qu’elle produit, et sa véritable fonction est de créer entre deux ou plusieurs personnes un sentiment de solidarité. De quelque manière que ce résultat soit obtenu, c’est elle qui suscite cette société d’amis, et elle les marque de son empreinte ».

C’est Marcel Mauss, notamment dans son « essai sur le don »(1925) qui poursuivra en disant que les êtres humains ne peuvent se laisser réduire au rang de simples « animaux économiques ».

C’est parce qu’ils sont liés par la recherche de l’amitié et de la solidarité que la société ne peut pas se tisser à partir des seuls contrats individuels.

La recherche de Marcel Mauss, dans cet essai, est de se demander comment se déroulaient les échanges dans les sociétés lorsque le marché n’existait pas, et donc d’identifier ce qui subsiste dans la société marchande de ce qui l’a précédé. En analysant notamment les pratiques de l’échange, telles que le potlatch, dans les sociétés primitives, il observe que « l’homme n’a pas toujours été un animal économique ». Dans les sociétés archaïques, les échanges et les relations sociales s’organisent selon la logique d’une triple obligation de donner, recevoir et rendre. Ainsi, on ne peut pas devenir une personne pleinement reconnue sans s’efforcer de prouver sa valeur en effectuant des dons, et inversement on ne peut pas refuser le don qui vous est fait, ni ne pas rendre les dons reçus (mais il faut le faire en rendant plus et plus tard).

Deux auteurs, Alain Caillé et Jean-Edouard Grésy, vont redonner de l’actualité et prolonger la réflexion sur cette « économie du don », dans leur ouvrage « La révolution du don – Le management repensé » (2014) en tirant leçon des écrits des auteurs cités pour dire que nous inscrivons notre existence dans une logique de l’alliance (ou de la défiance), du don et du contre-don, de dettes et de créances.

Pour cela ils complètent la formulation de Mauss, en posant que le don fonctionne selon, non pas trois, mais quatre temps : demander, donner, recevoir et rendre, ajoutant ainsi cet élément de la demande aux trois autres étapes identifiées par Mauss. Et ils vont ainsi appliquer ces concepts à nos méthodes de management, pour les « repenser ». On peut relire tout ça encore aujourd’hui, c’est toujours d’actualité dans notre façon d’organiser l’entreprise et de faire fonctionner les relations humaines en interne, et aussi vis-à-vis de l’externe, clients ou fournisseurs et partenaires. Et même le faire découvrir ou redécouvrir aux managers et dirigeants en panne de fluidité et d’efficience dans leur entreprise.

Si ce sont des facteurs financiers, physiques ou techniques qui déterminent l’efficacité d’une organisation (capacité à obtenir des résultats), l’efficience (capacité à obtenir un maximum de résultat avec un minimum de ressources) relève de l’invisible et de l’impalpable, et dépend donc, selon l’analyse des auteurs, de la bonne circulation des dons effectués selon le rythme de demander, donner, recevoir et rendre. Et on comprend bien qu’une organisation qui fonctionne bien est celle qui est à la fois efficace et efficiente. Et ce qui compte pour l’efficience, c’est justement cet engagement dans l’action collective que les auteurs appellent « l’adonnement », c’est-à-dire le degré de passion et d’intérêt pour la tâche à accomplir.

Ainsi, une organisation efficiente sera celle qui favorise la coopération, en misant sur les relations informelles tissées entre les collaborateurs, où chacun aide l’autre, par des dons et des contre-dons, en dehors de considérations hiérarchiques ou de règles et de contrôles édictées par le haut. Je t’aide spontanément, je te donne de mon temps et de mon attention, et réciproquement. Ce sont ces mécanismes informels qui font fonctionner l’organisation.

Alors imaginons un manager ou dirigeant qui voudrait tout d’un coup apporter ses réformes et sa vision, pour tout réorganiser, changer les règles, délocaliser, relocaliser, regrouper, changer les structures de gouvernance, tout bien formaliser, sans se préoccuper de ces liens de dons et contre-dons informels (on en connaît sûrement de tels individus, non ?). Et bien, le risque sera de déstabiliser l’ensemble, d’isoler, et de casser les liens entre les collaborateurs. Car, bien sûr, on ne peut jamais tout mettre en règles et en procédures. Le travail réel ne ressemble jamais au travail prescrit. Ce sont les adaptations, les connivences et habitudes, le bon sens, des employés et collaborateurs entre eux qui font fonctionner les organisations. Une organisation qui serait réduite à une structure formelle de règles explicites serait vite paralysée. C’est ce que l’on appelle la grève du zèle. Lorsque les policiers contrôleurs appliquent un contrôle strict à la sortie de l’autoroute, pour vérifier les attestations après 18H00 post-couvre-feu, on l’a vu, c’est l’embouteillage sur 400 kms. On parlera de « manque de discernement ».

On comprend bien que ces organisations qui croient en « l’économie du don », qui favorisent le travail en équipe, l’autonomie et le plaisir au travail, et qui privilégient la régulation et l’autorégulation sur la règle, seront plus flexibles et meilleures à vivre.

Mais voilà, on n’enclenche pas  ce cycle «demander, donner, recevoir et rendre » aussi facilement que ça. Et pour que toute l’entreprise y participe, cela commence par le haut (on le sait, « le poisson pourrit par la tête »). Le livre d’Alain Caillé et Jean-Edouard Grésy est un bon manuel pour détecter tout ce qu’il ne faut pas faire, et enclencher une « révolution du don » dans son entreprise ou son équipe.

Ainsi, demander, ce n’est pas exiger, comme le font ces managers qui croient que leurs collaborateurs comme des objets, de outils au service de leurs aspirations, ou un moyen de satisfaire une soif de pouvoir. Dans le don, demander, c’est entrer en relation et en confiance, car toute demande s’expose aussi à un refus.

Donner, dans la conception de Marcel Mauss, c’est entrer en relation, mais ce n’est pas écraser, comme le ferait celui qui est obsédé par une volonté immodérée d’être admiré, et qui donne en humiliant, en voulant dominer, et en refusant même de recevoir, car il cherche à maintenir sa dette pour garder sa proie captive. Mais il est tout aussi néfaste de ne pas savoir donner, comme ce manager qui veut montrer qu’il sait tout faire mieux que les autres et les collaborateurs, et qu’il a plus de choses à faire que tout le monde, car il est le seul à pouvoir sauver le monde. Inversement, le vrai don et un pari de confiance. Il y a don, et façon de donner. Ainsi, dans la relation entre le manager et ses collaborateurs, ce n’est pas toujours le montant de la prime accordée qui est perçue de manière profonde par le collaborateur, mais d’autres attentions et comportements qu’il gardera en mémoire longtemps, alors qu’il oubliera vite ces gratifications purement financières qui donnaient l’impression d’acheter son obligation.

Recevoir n’est pas si facile que ça en a l’air, car recevoir c’est accepter d’être en dette. Ceux qui ont peur d’avoir à rendre vont se montrer réticents à accepter les dons, préférant rester dans des échanges professionnels mesurés. Les petits cadeaux qu’on ramène de vacances pour ses collègues, les attentions personnelles (prendre des nouvelles du collègue, indépendamment de toute transaction liée au travail productif), tout ça est considéré comme inutile. Restons-en au travail, s’il te plaît. C’est comme ça que ce genre de personne va se méfier des gens qui veulent lui rendre service, leur faire des compliments, ou leur faire des cadeaux, de peur de se sentir acheté. Et si cette personne est votre manager, on imagine bien l’ambiance au travail. Inversement, ne pas savoir recevoir est aussi problématique. C’est ce que l’on apprend aux enfants : dire merci. Et pourtant, combien de collaborateurs ont parfois l’impression que leurs managers ne leur apportent pas assez de reconnaissance et de remerciements. Au point, dans certaines entreprises, de venir briser la créativité et l’engagement. Ce sont pourtant ces attentions qui font « circuler le don ». Quand nous débutons dans un métier, nous ne pouvons rendre tout de suite à celui qui nous a appris, qui ne le demande pas, car lui aussi a reçu d’autres mentors. Ces dons que l’on se transmet des uns aux autres font ce qui préserve la culture et l’œuvre commune de l’entreprise.

Rendre, c’est la dernière étape du « cycle du don », mais aussi le début d’un nouveau cycle dans les relations et les échanges. Car rendre, ce n’est pas solder et se sentir quitte, comme dans une négociation. Ceux qui attendent systématiquement une contrepartie à leurs dons entretiennent cette confusion. On pense aussi aux cadeaux qui sont faits aux clients, ou à ceux reçus des fournisseurs. Certaines entreprises décident même de les interdire. Autre situation, ce collaborateur à qui on demande de rester travailler plus tard, et qui l’accepte pour se montrer coopératif, va se voir de nouveau sollicité de nouvelles fois, et pourrait finir avec le sentiment de « se faire avoir ». Tout est affaire de dosage subtil et d’état d’esprit, l’objet étant de savoir « rendre de bon cœur », et donner du sens aux dons et contre-dons. C’est ce qui génère le niveau d’engagement, le degré de passion et d’intérêt au travail des collaborateurs.

On comprend que cette « révolution du don » demande un peu de travail, individuel et collectif. Comme le précisent les auteurs :

«  Le don est donc affaire d’esprit de finesse et non de géométrie. De tact et de doigté. D’incertitude mais aussi de confiance à la fois.

Celui qui aura compris à la fois toute l’incertitude et la puissance du don saura en retirer un bénéfice, et tous ses associés avec lui ».

Bref, le don ; ce n’est pas donné à tout le monde !

Qui est prêt à devenir « maussquetaire » ?


Roman d'été

VentdelanuitL'été, la lecture devient plus "romans" qu'essais. Car le roman, René Girard nous l'a appris avec "mensonge romantique et vérité romanesque", est aussi une façon agréable de découvrir le monde et les autres. J'avais fait une série d'été sur Kundera (ICI, ICI, ICI, ICI,ICI, ICI , ICI,  ICI, ) et une autre avec Romain Gary (ICI) 

Cet été j'ouvre les livres de Michel del Castillo, auteur qu'on lit un peu moins aujourd'hui. 

"Le vent de la nuit" est une fresque du XXème siècle, avec des personnages qui cherchent tous un sens à leur vie, et qui se perdent parfois, écrit en 1972.

650 pages en poche pour vivre notamment avec François Le Groux, patron de PME et sa famille, et avec un Comte, Alessandro Ziniani, patron d'un Groupe multinational, qui, lui aussi, porte un regard décalé sur ses "affaires" et ses collaborateurs. Et il vient nous parler de sa vision de la performance et des cadres. 

" Que de fois, au cours de ses voyages, à l'occasion d'un congrès ou d'un séminaire réunissant des responsables de différents pays, ce fait avait frappé Alessandro Zaniani : un cadre d'un régime dit socialiste possédait plus de points communs avec un cadre américain ou anglais que les deux n'en avaient avec les hommes de son espèce ! Ces responsables parlaient la même langue spécialisée, ils adoraient la même idole, ils admiraient également la performance, l'efficacité. Et ils détestaient pareillement l'individu, ses désirs, sa pauvre parole humaine. Oh ! Ils n'agissaient qu'en vue de son bonheur, ils employaient le mot Homme d'une voix respectueuse et tremblée. Mais ils le traitaient statistiquement, en masse, avec, dans leurs têtes mécanisées, cette arrière-pensée, véritable unité de mesure : la norme, le plan. Ils avaient bien des raisons de s'enorgueillir, et ils ne s'en privaient pas. Que de chiffres ils brandissaient qui démontraient que les hommes étaient mieux logés, mieux soignés, plus instruits, plus cultivés, mieux informés, plus heureux en somme ! Et, d'une certaine manière, ils disaient vrai."

Lisons des romans.


Des chiffres qui parlent, ou qui rendent fous ?

ChiffresAALes dirigeants, directeurs de la Communication, les analystes, les consultants, bref, tout le monde, le savent : le chiffres parlent et ne peuvent être contestés. Si vous voulez faire sérieux et informés, rien de tels que de balancer des chiffres.

C’est pourquoi on en arrive à se sentir « dominés » par les chiffres, qui prennent le pouvoir sur les opinions et les avis de chacun.

Et c’est l’objet d’un livre salutaire de Valérie Charolles, philosophe des chiffres (sic) : « Se libérer de la domination des chiffres ».De quoi relativiser cette croyance de l’objectivité absolue des chiffres. Et l’auteur redonne grâce à un métier des chiffres très en vogue aujourd’hui : celui de faire parler les chiffres.

Car les chiffres ne sont rien sans celui qui a ce talent de « faire parler les chiffres ». On connait tous le truc pour les entreprises, comme pour les ministres : Quand il s’agit de parler à l’extérieur, on va aller chercher les chiffres qui donnent l’image la plus positive possible de la réalité décrite. Et, pour parler à l’intérieur, par exemple demander un effort démultiplié de productivité, ou de résultat, on va insister sur les chiffres qui décrivent les problèmes et viennent justifier les projets à soutenir. Trouver le bon chiffre à produire relève de l’art, et les nouveaux artistes des chiffres ont acquis un nouveau nom grâce aux nouvelles technologies : Ce sont maintenant des « data scientists » qui viennent remplacer les directions de la statistique ou des études que l’on connaissait dans le monde d’avant.

Et tout le monde connait les astuces pour bien présenter les chiffres dans le sens qui nous arrange : choisir la donnée de base, ajuster la période de référence, bricoler l’échelle et le type de présentation. Et le tour est joué.

C’est la même chose avec les sondages. Et le pire pour faire dire n’importe quoi aux chiffres, ce sont les pourcentages.

Par exemple, annoncer « une croissance de notre résultat de 70% » ne dira pas grand-chose si l’année précédente a été catastrophique, et peut-être que cette entreprise ne va pas beaucoup mieux que celle qui annonce une progression de 5%, mais par rapport à une année précédente qui était, elle aussi, plutôt bonne.

Exemple d’effet trompeur de présentation, que relève l’auteur, celui du taux de chômage des jeunes. Selon la dernière parution de l’Insee, le taux de chômage des jeunes au deuxième trimestre 2022 est de 17,8% en France. Mais cela ne veut pas dire que près d’un jeune sur cinq est au chômage, car ce taux de chômage des 15-24 ans correspond à la population des jeunes au chômage, mais non par rapport à l’ensemble des jeunes, mais seulement aux jeunes actifs. Et ne comprend donc pas les jeunes scolarisés, qui poursuivent leurs études. Or ces jeunes scolarisés représentent en France plus des deux tiers des jeunes de 15-24 ans. La proportion des jeunes au chômage est donc trois fois moindre que le chiffre annoncé, et longuement débattu par les politiques et penseurs. Et ces jeunes ne sont pas les pires, les chômeurs de la catégorie 25-49 ans étant deux fois et demie plus nombreux que les 15-24 ans.

Un effet encore plus pervers de ce mode de présentation est que, lorsque la part des études longues va augmenter (une bonne chose a priori pour suivre le niveau d’exigence des compétences), cela fera augmenter le chômage des jeunes (du fait de la baisse du nombre des jeunes actifs). Et inversement, un gouvernement qui choisirait de proposer des petits boulots et stages à ces jeunes hors des études longues obtiendrait des effets positifs immédiats sur ce taux de chômage.

Autre sujet qui alimente les débats sur les chiffres, le chiffre du taux de croissance du PIB.

Car ce chiffre est devenu l’indicateur universel privilégié de la santé économique d’un pays.

Et l’on a tendance à le comparer à ceux connus lors de cette période que l’on appelé « les trente glorieuses », c’est-à-dire les années entre 1945 et 1973, où les taux de croissance annuels moyens dans l’OCDE étaient de 4%, et même autour de 5% pour la France, au point que la Commission Attali sur les freins à la croissance, nommée par Nicolas Sarkozy en 2007, avait conclu que la France devait justement viser une croissance de 5% par an (au lieu des 2% de l’époque) pour ne pas décrocher du reste du monde. En 2022, il était de 2,6% en moyenne annuelle.

Voilà encore un malentendu, source d’erreurs de jugement, que s’ingénie à démontrer Valérie Charolles dans son livre.

Car l’idée que, sans croissance, la sphère économique ne produirait rien, est profondément ancrée, et associée à la peur d’un déclassement au niveau mondial.

D’abord, la comparaison avec ces fameuses « trente glorieuses » est effectivement trompeuse. Cette période qui succède à la deuxième guerre mondiale est aussi celle d’un effort massif de reconstruction, forcément activateur de croissance, et aussi la période de l’arrivée de plus en plus massive des femmes dans l’économie marchande. Au début du XXème siècle, les femmes représentaient un tiers de la population active en France, surtout dans des métiers d’agricultrices, d’employés de maisons et d’ouvrières. Tout commence à changer après la guerre : fini le temps où le salaire des femmes subissait un abattement légal (oui, vous avez bien lu) par rapport à celui des hommes jusqu’en 1946, et fini aussi où il était interdit aux femmes d’exercer une profession sans le consentement de leur mari jusqu’en…1965 (oui, vous avez bien lu). Et donc les « trente glorieuses » c’est aussi le temps où le travail des femmes va entrer massivement dans le calcul du PIB et de la croissance.

Autre élément qui vient booster le PIB, la population des agriculteurs indépendants (ceux qui consommaient leurs propre production, qui échappait au calcul du PIB), va aussi diminuer.

On comprend combien tout est différent aujourd’hui et que l’on ne peut pas complètement comparer cette période « glorieuse » avec celle d’aujourd’hui.

On connait même des mouvements inverses aujourd’hui, avec la tendance à limiter la consommation pour une part de plus en plus importante de la population, à privilégier les circuits courts, les circulations douces, les achats d’occasion, toutes ces habitudes qui vont plutôt vers une diminution du PIB, sans pour autant, d’ailleurs, que le niveau de vie des personnes en question soit considéré comme trop affecté.

Et pourtant, l’obsession de cette croissance reste une idée fixe de nombre de décideurs et de politiques.

Et là encore les comparaisons entre pays sont trompeuses. Valérie Charolles fait remarquer qu’avoir 5% de PIB supplémentaire quand on a déjà un PIB important est forcément beaucoup plus avantageux que 5% de plus quand on part de très bas. On n’arrête pas de comparer nos pays européens à la Chine, en oubliant que, entre 2005 et 2007 (les années du rapport Attali) les 2% de croissance moyenne de la France correspondaient à une augmentation de son PIB de 650 dollars par habitant, alors que les 11% en Chine ne correspondaient qu’à un PIB supplémentaire de 150 dollars.

Onze ans plus tard, c’est toujours pareil. La Chine a progressé, mais ses 6,6% de croissance représentent 645 dollars par habitant, pendant que la France, avec ses 1,7%, a créé une richesse nouvelle de 705 dollars par habitant ; sans parler d’un pays comme l’Ethiopie, avec ses 6,8% d’augmentation du PIB, qui ne représente que 50 dollars par habitant.

En fait, comme le souligne Valérie Charolles, la présentation de ces taux de croissance en pourcentage ne nous permet pas de percevoir que cela correspond à un accroissement continu des inégalités au niveau mondial.

Et les incantations sur la croissance sont aussi à observer avec prudence, car, finalement, dire que le taux de croissance de la France doit être de 5% par an, c’est dire que la richesse du pays doit doubler en quinze ans, et tripler en vingt-deux ans. Alors que la France connaît aujourd’hui un niveau de vie parmi les plus élevés du monde, certains se demandent légitimement à quoi nous servirait un PIB trois fois plus important en l’espace d’une génération. Et cela attise aussi les contestations de ceux, nombreux aussi, qui veulent participer à la préservation des ressources. Si on limitait la croissance à 1% par an, chiffre que nos instances dirigeantes jugeraient sûrement déplorable, il ne faudrait malgré tout que soixante-dix ans pour que la richesse double (soit « moins d’une vie » comme le remarque Valérie Charolles).

Oui, pour comprendre et parler de croissance, il faut sûrement aller un peu plus loin que la lecture des taux de croissance. Là encore, le chiffre parle, mais ne dit pas toujours toute la vérité.

Et pourtant, nous sommes malgré nous dans une période où le chiffre et les faits ont pris la place des « mots et des choses ».

Mais le chiffre n’est jamais neutre non plus quand il s’agit de décrire des comportements humains car les humains vont justement réagir par rapport aux données et à la présentation des chiffres qu’on leur propose, et adaptent forcément leurs comportements en fonction.

Que dire de cette habitude que nous avons prise de fixer les objectifs quantifiés, et mesurables, pour « piloter la performance ». Surtout quand ils viennent du haut, on sait tous que fixer de tels objectifs n’équivaut pas forcément à se donner la capacité à les atteindre. Et parfois cette manie du chiffre peut faire du mal. Face à la tension due à l’obsession de la réalisation des objectifs, on parle depuis les années 2000 de cette nouvelle (pas si nouvelle) maladie de « burn-out ». Le burn-out  correspond à une acceptation volontaire des objectifs par un employé qui n’arrive pas à faire face aux objectifs fixés et s’effondre physiquement à cause de cette impossibilité à faire face, sans toujours même s’en rendre compte. Ce sont ces employés qui se donnent à fond, mais n’y arrivent pas.

Car la logique de ce type d’indicateurs, si l’on n’est pas assez prudent dans leur fixation, c’est aussi l’idée que la performance doit être constamment répliquée, et même continûment améliorée. Or l’auteur, philosophe pleine de bon sens, nous le dit : « Aucun système vivant ne peut fonctionner en étant toujours au maximum de ses capacités. Il y va de sa survie ; la stabilité du tout repose sur l’absence de maximisation de toutes ses composantes au même instant ».

Peut-être que l’obsession des chiffres pourrait bien nous rendre dingues. Et qu’y mettre un peu de hauteur et d’humain est encore nécessaire, en faisant attention aux biais de comportement qu’ils peuvent provoquer. Voilà ce que Chat GPT ne pourra pas faire à notre place…Pour le moment.


Souveraineté économique : De quoi parle-t-on ?

SouveraincoqCela fait quelque temps, depuis l’épidémie de Covid, que l’on reparle de politique industrielle en France, pour relocaliser des productions en France, étonnés que nous avons été de constater pendant cette épidémie combien nous étions dépendants (trop) pour les masques, les tests, le doliprane et les médicaments.

Avec une question : ne doit-on pas mettre un peu en veilleuse la politique de concurrence, et réveiller une « politique de souveraineté » avec une dose de protectionnisme, voire plus.

Pour s’en faire une idée, quoi de mieux que de relire les chroniques d’Emmanuel Combe sur le sujet parues dans L’Opinion en 2020 et 2021. C’est l’objet du livre « Chroniques (décalées) d’un économiste », qui a obtenu le prix lycéen du livre d’économie en 2022.

Emmanuel Combe, qui a été pendant dix ans vice-président de l’Autorité de la concurrence, est un fervent défenseur de la politique de concurrence, de la liberté d’entreprendre, et de la liberté tout court.

Ce livre est aussi un manuel des leçons à tirer, d’un point de vue économique et pour nos entreprises et gouvernants, de la crise Covid, et à ce titre de quoi nous préparer à la prochaine crise sanitaire, que certains experts nous prévoient dans les dix ans à venir.

Pour lui, c’est clair : la politique industrielle ne doit pas se faire aux dépens de la politique de concurrence.

Vouloir reconstituer une forme de souveraineté économique en voulant protéger des secteurs économiques « stratégiques » trop dépendants des importations ne peut se concevoir sans permettre de maintenir une concurrence à l’intérieur de l’Europe, afin de stimuler l’innovation et l’efficacité économique, qui sont la raison d’être de la concurrence. Désigner à l’avance un « champion » en lui octroyant un monopole, voire des aides publiques, serait, selon Emmanuel Combe, « dangereux ».

On parle aussi de « souveraineté numérique » à reconstituer. Là encore, Emmanuel Combe nous encourage à rester sceptiques face à la volonté de la Commission européenne et à ses initiatives en ce sens : « Cette politique s’apparente à ce que l’on appelle parfois en économie une politique de « rattrapage technologique ». Elle repose sur l’idée selon laquelle un soutien public temporaire peut permettre à une industrie en retard de revenir dans la course, en particulier lorsqu’il y a des économies d’expériences ». On appelle économies d’expériences, l’avantage acquis par une entreprise qui produit depuis longtemps, ce qui lui a permis d’obtenir un coût unitaire de production plus bas par rapport à une entreprise qui est entrée plus récemment dans le marché.

Le risque, c’est, par une telle politique volontariste des pouvoirs publics, de ne jamais pouvoir faire ce rattrapage, surtout si le rythme de l’innovation est très rapide. Peut-être vaut-il mieux de chercher à devancer l’innovation de demain, ce que l’on appelle stratégie du « saute-mouton ».

Autre risque, si cette aide publique perdure, au lieu de rester temporaire, c’est d’encourager une entreprise qui restera moins efficace que ses concurrents, mais qui compte sur ces aides pour subsister.

Autre dada de la souveraineté, le sujet des relocalisations de produits dits « stratégiques », en considérant que si la part des importations extra-Union européenne est forte et en progression pour un produit, il serait nécessaire de corriger cette situation critique.

Mais, qui dit que le fait d’importer massivement un produit nous rend dépendants ? Pas Emmanuel Combe, qui souligne que la situation n’est vraiment critique que si nous dépendons d’un seul pays ou d’une seule entreprise fournisseur. Sinon la concurrence s’exerce pleinement et nous pouvons passer facilement d’un fournisseur à l’autre. La solution est donc plutôt, en cas de dépendance des importations, non pas de relocaliser mais de varier les sources d’approvisionnement.

De même, vouloir relocaliser en fonction de la demande d’un produit que l’on considèrerait trop dépendant des importations ne tient pas compte de la question, tout aussi importante, de la capacité du pays à offrir le même produit à des conditions de structures de coûts suffisantes. On pense bien sûr aux semi-conducteurs pour lesquels la Corée du Sud, Taïwan, le Japon et les Etats-Unis ont pris le leadership. C’est pourtant la voie choisie par les représentants du Conseil de l’UE et du Parlement européen, en avril 2023, avec le « Chips Act », qui vise à déverser des subventions publiques pour relocaliser la production des puces électroniques en Europe, et ainsi permettre à l’UE de représenter 20% de la chaîne de valeur mondiale de semi-conducteurs d’ici 2030 (aujourd’hui le chiffre est à 9%). Pour cela 43 milliards d’euros vont être investis (par le public et le privé) pour développer les centres de production. Et en même temps, le régime des aides publiques d’Etats va être assoupli. C’est ce que Bruxelles appelle « une politique industrielle interventionniste ».

Et puis, parler de relocalisation, c’est aussi faire l’hypothèse qu’il existe des entreprises françaises (ou européennes) qui seraient parties ailleurs pour produire. Emmanuel Combe rappelle un chiffre de l’Insee qui indique que, entre 2014 et 2016, 2% des PME ont délocalisé des activités, et 2,6% l’ont envisagé sans le faire. Ce n’est pas le raz-de-marée.

Et on trouve même des secteurs d’activité où il n’y a pas ou trop peu de producteurs français avec le savoir-faire nécessaire pour produire localement. Dans ce cas le problème n’est pas lié à des délocalisations massives et excessives, mais à un manque de base industrielle nationale.

Autre argument d’Emmanuel Combe, avec la robotisation et le développement des technologies, certaines industries vont, de leur plein gré, pour accroître leur réactivité, décider de revenir et de produire en France et en Europe. Imaginer des aides publiques ou fiscales pour celles-ci ne serait alors qu’un effet d’aubaine inutile.

Aimer la liberté et la concurrence, promouvoir l’innovation, rester vigilant face aux politiques de protectionnisme et de subventions publiques, aux risques de soutien excessif d’entreprises en difficulté, voilà une leçon pour lire et évaluer les politiques publiques, qui reste valable en 2023 et au-delà.


Internet des sens ou victoire de l’avachissement ?

CanapéAprès avoir été enfermés à cause du Covid, en 2020 et 2021, est-ce que l’on se remet à bouger et à voyager, ou bien préférons-nous rester chez soi ?

Et comment cela va-t-il évoluer dans les années à venir ?

Voilà une bonne question de prospective pour les entreprises de transports, de voyages et de tourisme. Et pour interroger nos comportements et envies.

Le Directeur de SNCF Voyageurs, Christophe Fanichet, indiquait au Figaro que « le 8 mars, jour de l’ouverture des ventes pour l’été, nous avons établi un record avec un million de billets vendus ».

Pour les vacances de février, c’était 11 millions de billets vendus, soit plus qu’en 2019, avant la crise sanitaire. Et globalement en 2022, la fréquentation a augmenté de 5% par rapport à 2019. Ce qui augmente le plus, dans les TGV, ce sont les voyages pour raison privée, qui compensent la baisse des voyages professionnels (le télétravail est passé par là).

Côté trafic aérien, même constat : Air France espère retrouver cet été son trafic de 2019.

Concernant le tourisme, Atout France indiquait dans sa note de conjoncture de février 2023 que les recettes du tourisme international vers la France en 2022 étaient de 58 milliards d’euros, soit un niveau supérieur à celui de 2019.

Mais tout cela va peut-être changer avec le développement de ce que l’on appelle déjà « The Internet of Senses (IoS) », popularisé par les enquêtes et recherches de la firme suédoise Ericsson.

Grâce aux technologies d’Intelligence Artificielle, de réalité virtuelle, et à la 5G, nous pourrions, d’ici 2030, avoir la possibilité d’ajouter les sens du toucher et de l’olfactif dans les expériences virtuelles. On envisage aussi de permettre de ressentir les poids et la vitesse d’objets digitaux.

On imagine bien les révolutions que cela apporterait dans les expériences d’achat en ligne (pouvoir toucher, sentir et goûter les produits), ainsi que pour le tourisme (pourquoi se déplacer si on peut vivre la même expérience avec un casque connecté ?).

Il y a même déjà un « Institut de l’Internet des sens » 

Des expériences existent aussi pour combiner le physique et le virtuel pour améliorer l’expérience du touriste, et faire revivre l’histoire (« History Tourism »). Ainsi l’office du tourisme de Singapour prépare une expérience dans un fort de la 2ème guerre mondiale pour faire revivre en virtuel la défense de ce fort par les troupes britanniques.

Les technologies de réalité virtuelle sont aussi utilisées pour améliorer la visite des villes.

L’Ukraine a ainsi entrepris de digitaliser ses monuments et lieux historiques de Kiev pour garder son patrimoine et sauver son histoire avant que les Russes ne la détruisent complètement. On peut voir les lieux et objets en ligne ou vie des QR codes.

Les start-up font aussi partie du jeu pour faire émerger cet internet des sens.

 Ainsi la société grenobloise Aryballe développe depuis 2018 un nez artificiel permettant de capter et analyser les odeurs.  

Mais ces promesses ne convainquent pas tout le monde. Pascal Bruckner vient de publier un livre qui condamne ce « sacre des pantoufles » qu’il assimile à un « renoncement du monde ». Avec ces outils digitaux, on serait condamnés à rester chez soi, sortir dehors dans le vrai monde étant assimilé à un danger. C’est comme si on avait pris l’habitude d’être enfermés à cause du Covid, et qu’on en redemandait encore après. Pascal Bruckner n’est pas très sensible à la « féérie digitale » et y voit plutôt la « victoire de l’avachissement », avec une question : Qu’apprenons-nous avec la réalité virtuelle ? La réponse : « à rester assis ou allongés. Nous y prenons des leçons de siège. Il faut des corps rassis pour une société elle-même rassie qui vise à faire tenir les gens tranquilles, chez eux, pour mieux les livrer aux hold-up des cerveaux. L’écran, quel qu’il soit, est vraiment la tisane des yeux ; il n’interdit ni ne commande rien mais rend inutile tout ce qui n’est pas lui, il nous divertit de tout, y compris de lui-même ».

« Aujourd’hui, se ramasser chez soi, c’est aussi se déployer à la façon d’un radar qui reçoit les émissions du monde entier, les deux mains pianotant sur le clavier, la télécommande, le smartphone ». C’est ce que l’auteur appelle la « vita virtualis » : « Bien au chaud dans la Caverne, loin des intempéries, on regarde ce qui vient du lointain non comme la lumière des Idées mais comme les ténèbres de l’aléa ».

Et cet enfermement volontaire devient le mode de vie normal : « Même une activité aussi simple que d’aller au cinéma est devenue problématique : Pourquoi sortir de chez soi, s’enfermer dans une salle obscure avec des inconnus, voir un film, peut-être médiocre, alors que j’ai un choix illimité de spectacles sur mon écran (en France, la fréquentation des théâtres et cinémas a déjà chuté de presque 40% en 2022) ? ».

On comprendrait alors que ce besoin de loisirs par écran fasse sortir pour manifester contre l’allongement du temps de travail et la réforme des retraites même les plus jeunes.

Pascal Bruckner affiche son pessimisme sur notre temps : « Nous sommes entrés depuis la fin du XXème siècle dans un temps stérile et trop de camps rêvent de soumettre l’humanité à un impératif de régression ».

Et tout concoure à nous faire peur de sortir et de bouger, le changement climatique, les épidémies, le terrorisme, les guerres.

« Comment s’étonner que les jeunes générations soient hantées par des cauchemars, ne croient plus à l’avenir et courent se jeter dans le terrier, tête la première, en attendant la fin du monde ? Le besoin de sécurité absolue peut étouffer jusqu’au goût des autres. La fin du monde, c’est d’abord la fin du monde extérieur, c’est le manque d’attirance pour la vie commune. ».

Le livre se termine quand même par une note d’espoir en espérant que le clan des « partisans de la résistance » (les jeunes générations montantes, et les moins jeunes, qui veulent encore forger l’avenir et y contribuer activement), et le clan des « apôtres de la capitulation », ceux pour qui « le chez-soi est un empire qui annexe tout le dehors et l’avale sans ménagement ».

Alors, quoi choisir : l’internet des sens ou la victoire de l’avachissement ? Capituler dans son canapé ou agir et innover ? 

La quatrième révolution industrielle a besoin de nous.

 


Pourquoi je n'arrive pas à vendre plus ?

FruitsC’est une histoire, un témoignage, que l’on entend souvent.

Vous avez créé un produit, vous pensez qu’il est formidable, il y a déjà quelques clients. C’est le début de l’aventure de start-up.

Mais voilà, pour trouver les clients suivants, on se heurte à « Mais vous êtes trop fragiles, revenez quand vous aurez trois ans d’ancienneté, et plusieurs clients », « je ne peux pas vous acheter votre produit, car je ne veux pas que mon entreprise représente 80% de votre chiffre d’affaires », « j’ai déjà un produit qui fait un peu la même chose, et ça me suffit, le vôtre n’est pas nécessaire pour moi, il est trop bien en fait », « Montrez-moi comment les autres qui me ressemblent l’utilisent, et je vous dirai ; Ah, vous n’avez pas d’exemples dans mon domaine, j’hésite alors, revenez plus tard quand vous l’aurez »…

 Pourtant vous avez fait un business plan du tonnerre ; vous avez estimé le marché mondial à plusieurs milliards d’euros, et en imaginant que vous alliez en prendre 0,5%, vous avez déjà imaginé un chiffre d’affaires de vainqueur. Malheureusement, avec vos trois petits clients, pour le moment, vous n’y êtes pas. Ça bloque.

Ce que vous connaissez à ce moment, c’est ce fameux « chasm » théorisé par Geoffrey A ; Moore dans son ouvrage de référence, «Crossing the chasm », dont j’ai du conseillé la lecture de nombreuses fois à des entrepreneurs comme vous. Il a beau dater de plus de vingt ans, il reste très valable, et utile, aujourd’hui.

J’avais déjà évoqué ICI cette thèse. Car, à partir du moment où la start-up a acquis quelques clients, il lui faut changer complètement de stratégie pour conquérir le gros du marché, ceux qui veulent des références, de l’ancienneté, de l’assurance, et c’est là qu’est le « chasm » ; il y a un saut à faire.

Le principe pour traverser ce chasm, selon Geoffrey A. Moore, c’est d’attaquer une cible la plus précise et nichée possible, ce qu’il appelle le « D-Day », en référence à l’attaque des alliés sur les côtes de Normandie le 6 juin 1944. Le pire serait de courir partout, pour vendre à n'importe qui, en tapant au hasard un maximum de clients ( faire des messages toute la journée sur Linkedin par exemple). Echec assuré, selon Geoffrey A. Moore. 

Et pour réussir ce D-Day, il faut bien choisir le point d’attaque.

Déjà, première recommandation de Geoffrey A. Moore : Oubliez ce calcul de 0,5% du marché qui vous excite. Vous parlez d’un marché qui n’existe pas ou qui est en mouvement, et vous parlez de clients très génériques, que vous ne connaissez pas. Vous n’irez nulle part.

Au contraire, pour définir le point d’attaque et donc votre stratégie de conquête, il ne s’agit pas d’analyser des segments de marché un peu vagues, mais de cibler un profil réel de client potentiel à explorer et démarcher.

Il n’y a pas de démarche complètement standard, et il est conseillé de faire appel à ce que Geoffrey A. Moore appelle « l’intuition informée ».

Et il nous donne les quatre facteurs les plus importants pour traverser le chasm avec le plus de chances.

Facteur 1 : le client cible

Y-a-t-il un acheteur économique unique, identifiable, pour votre offre, que vous pouvez atteindre par le canal de vente que vous prévoyez de mettre en place, et suffisamment solvable pour payer le prix de votre offre, et de tout ce qui va avec ? (ce que Geoffrey A. Moore appelle « the whole product « , c’est-à-dire votre offre et les équipements ou services complémentaires qui vont avec).

Facteur 2 : Une vraie raison d’acheter, et maintenant

Votre offre a été conçue pour répondre à un problème identifié. Est-ce que le problème que va résoudre votre offre a un sens économique suffisant, et urgent, pour ce client-cible ?

Si c’est un client pragmatique qui considère qu’il peut encore vivre un an ou deux, voire plus, avec ce problème, il le fera. Il restera peut-être intéressé par votre offre, en souhaitant même mieux la connaître. Vos vendeurs (ou vous-même si c’est vous le vendeur) vont alors le rencontrer de nombreuses fois, mais ils ne reviendront jamais avec un bon de commande. Ce client-cible vous dira sûrement que votre présentation est formidable et intéressante, il apprendra plein de choses, mais il n'achètera rien.

Facteur 3 : Le produit complet (« The whole product »)

Pouvez-vous apporter, avec l’aide de partenaires et d’alliés, une solution complète pour répondre à la raison profonde du client-cible pour acheter votre offre dans les trois prochains mois, vous permettant d’être complètement dans le marché d’ici la fin du prochain trimestre, et d’occuper une place dominante d’ici douze mois ?

« Crossing the chasm », c’est une course. On a besoin de problèmes de clients que nous pouvons résoudre maintenant, et vite. Si ça traîne trop, il faut changer de cible, et tout revoir.

Facteur 4 : La concurrence

Est-ce que le problème que vous adressez a déjà été traité par une autre entreprise, peut-être même une entreprise qui a, elle, déjà traversé le chasm, et qui occupe donc déjà tout ou partie de la place que vous souhaitez occuper aussi ?

Si c’est vraiment le cas, ce n’est pas un bon signe pour vous ; et si on ne peut pas lutter, il faut mieux sortir et fuir. C'est aussi le 36ème des 36 stratagèmes.

C’est pourquoi, encore une fois, il faut aller vite pour traverser le chasm. Sinon on risque de perdre à tous les coups.

Ou alors il faut faire pivoter l’offre pour reprendre l’avantage avec peut-être même, une nouvelle cible.

Geoffrey A. Moore considère que si la cible choisie obtient une mauvaise note dans un seul de ces facteurs, ce n’est pas la bonne cible. Il conseille de choisir les cibles qui obtiennent un bon score dans tous les quatre facteurs.

Ces quatre facteurs sont indispensables, mais, bien sûr, pas suffisants, pour réussir. Le livre de Geoffrey A. Moore en contient encore plein.

Vous avez une offre, un produit, une idée de start-up, un début de business, quelques clients, mais pas assez, et vous voulez aller plus vite et atteindre les clients mainstream, pour traverser le chasm ?

Relisons les quatre facteurs, encore et encore.

Avec aussi un peu d'intuition. Si c'était les livres de management qui faisaient réussir les entreprises, ça se saurait.


Le pouvoir : le jeu des zones d'incertitude

PouvoirComprendre une organisation, y repérer ce qui ne marche pas, pour un dirigeant, ou apprendre à y manœuvrer pour progresser et y réussir, cela ne consiste pas à observer l’organigramme, les procédures, ou les règles et processus. C’est plutôt aller voir ce qui constitue les « relations de pouvoir » entre les acteurs.

C’est ce que l’on apprend en lisant un livre référent de la sociologie des organisations, « L’acteur et le système », de Michel Crozier et Erhard Friedberg (1977), et qui reste riche d’enseignements.

Ces « relations de pouvoir » sont appelées des « jeux » par les auteurs, et constituent un mécanisme concret grâce auquel les hommes structurent leurs relations de pouvoir et les régularisent.

Dans une organisation, il y a des règles et des structures qui contraignent les acteurs, mais il subsiste toujours ce que Crozier et Friedberg appellent des « zones d’incertitude » où je peux décider moi-même de mon comportement, et ce sont précisément ces « zones d’incertitude » qui déterminent le pouvoir. Car c’est celui qui maîtrise ces « zones d’incertitude » à son avantage qui acquière du pouvoir, voire se rend irremplaçable, et crée une forme de dépendance des autres à son égard. C’est une vision très politique de l’entreprise que nous propose ainsi Crozier et Friedberg. Cela reste d’actualité, car dans toute entreprise on trouve ces terres inconnues que les acteurs cherchent à s’approprier.

Ces zones d’incertitude se situent dans des faces cachées du pouvoir officiel, représenté par l’organigramme et les rôles et responsabilités formels. Elles concernent les informations « non officielles » qui ne passent pas par les canaux traditionnels , ou bien des compétences « implicites » qui ne sont pas formalisées mais que l’on acquière par la pratique de l’entreprise, et non par des formations.

Bin sûr, on va s’approprier ces zones au fur et à mesure que l’on reste dans l’entreprise. Imaginons ce nouvel embauché qui arrive à son nouveau poste dans l’entreprise, même à un poste élevé dans la hiérarchie. Au début, il ne maîtrise pas ces zones, et va être très dépendant de son supérieur hiérarchique, et des dirigeants. Il est substituable, et a donc un faible pouvoir dans l’entreprise, à part le rôle qui lui a été attribué.

Et puis, au fur et à mesure, il va être de moins en moins substituable. Sa compétence et son habitude de l’entreprise et de ses activités va lui permettre d’apporter des réponses à des questions complexes, et, dans certains cas, d’être un des seuls ou le seul à pouvoir les résoudre. C’est alors que les responsables hiérarchiques et les dirigeants ont de plus en plus besoin de lui, et donc son pouvoir grandit. Et ainsi, au fur et à mesure, son pouvoir organisationnel augmente et accroît sa capacité de négociation dans l’organisation. Le « jeu » consiste à identifier et exploiter au maximum les « zones d’incertitudes » pour en faire des opportunités de prise de pouvoir. La stratégie consiste à se préserver un espace de liberté que les autres ne maîtrisent pas, et d’en faire un espace où son comportement est imprévisible. Pour accroître son pouvoir organisationnel et diminuer celui des autres, il s’agit donc d’accroître le degré de prévisibilité de l’environnement, et de l’anticiper (en interne comme en externe), et inversement de se rendre le plus imprévisible et surprenant pour les autres.

Dans des environnements d’entreprise de plus en plus incertains, que l’on connaît aujourd’hui, les zones d’incertitudes, telles que définies par Crozier et Friedberg, ont tendance à se multiplier, rendant de plus en plus autonomes les collaborateurs, et donc le « pouvoir organisationnel » s’en trouve beaucoup plus réparti dans l’organisation.

De quoi activer et renforcer les « jeux de pouvoir » dans des proportions encore plus importantes que celles anticipées par les auteurs.

Le conseil de Michel Crozier et Erhard Friedberg pour progresser dans son entreprise, ou son organisation, et y accéder à des échelons hiérarchiques plus élevés, voire au poste de Direction Générale : Être politique en identifiant les « zones d’incertitudes » pour maîtriser les « jeux de pouvoir » et accroître son « pouvoir organisationnel ».

Qui veut jouer ?


Un besoin d'autres vies

LivrelireCertains imaginent la fin du roman, comme la fin de la littérature.

Et d’autres qui considèrent le roman et la fiction comme une nécessité vitale.

C’est le cas de Michel Houellebecq, dont Le Figaro reproduisait cet été son discours prononcé à l’université Kore d’Enna, en Sicile, le 15 juin, dont il a été fait docteur honoris causa.

Citons Michel Houellebecq :

« La littérature ne contribue nullement à l’augmentation des connaissances, pas davantage au progrès moral humain ; mais elle contribue de manière significative au bien-être humain, et cela d’une manière à laquelle ne peut prétendre aucun autre art ».

C’est fort. Et pourquoi, Michel ? Expliques-nous.

La preuve, c’est que les guillotinés de la Révolution, du moins certains, lisaient et «juste avant d’être saisis par les aides du bourreau pour être traînés à l’échafaud, ont placé le signet à la page exacte où ils en étaient restés — tous les livres, à l’époque, avaient des signets ».

Et donc :

«  Qu’est-ce que ça veut dire, dans ces circonstances, de placer le signet? Ça ne peut vouloir dire qu’une seule chose, c’est qu’au moment où il lisait, le lecteur était tellement plongé dans son livre qu’il avait complètement oublié qu’il serait décapité dans quelques minutes.

Quoi d’autre qu’un bon roman pourrait produire cet effet? Rien ».

Bon, Michel Houellebecq convient que la Révolution et la guillotine ne vont pas revenir tout de suite. Mais en revanche on attend toujours quelque part, y compris dans, justement, ces « salles d’attente » chez les médecins. Et c’est dans cette attente que l’on est comme ces guillotinés ; on lit.

Et voilà la « raison d »être » de la littérature :

«  La raison d’être fondamentale de la littérature romanesque, c’est que l’homme a en général un cerveau beaucoup trop compliqué, beaucoup trop riche pour l’existence qu’il est appelé à mener. La fiction, pour lui, n’est pas seulement un plaisir ; c’est un besoin. Il a besoin d’autres vies, différentes de la sienne, simplement parce que la sienne ne lui suffit pas. Ces autres vies n’ont pas forcément besoin d’être intéressantes ; elles peuvent être parfaitement mornes. Elles peuvent comporter beaucoup d’événements, de grande ampleur ; elles peuvent n’en comporter aucun. Elles n’ont pas forcément besoin d’être exotiques ; elles peuvent se dérouler il y a cinq siècles, dans un continent différent ; elles peuvent se dérouler dans l’immeuble d’à côté. La seule chose importante, c’est qu’elles soient autres ».

Alors, vous avez lu des romans, vous, cet été ? Pour répondre à ce besoin d’autres vies.

Moi, oui.

Tiffany Tavernier (oui, la fille du réalisateur Bertrand Tavernier) , à la fois romancière et scénariste pour le cinéma, nous permet de vivre le destin d’un « ami », ce voisin que l’on croyait connaître, avec qui on se faisait des apéros et des barbecues, et qui est en fait…Bon on va pas spoiler. Mais le roman est construit sur cette découverte, et l’on évoque avec lui tous ces gens que l’on croit connaître et que l’on ne connaît pas, en fait. Le roman, paru l’année dernière, et en Poche cette année, s’appelle simplement « L’ami ».

Le roman, c'est comme la vie, c'est la découverte de "l'autre".

Et puis, les romans de ce qu’on appelle la « rentrée littéraire », qui paraissent dès fin août.

Muriel Barbery nous fait cheminer, dans son roman « Une heure de ferveur », avec Haru Hueno, au Japon, que nous accompagnons sur un temps très long, puisque le roman commence quand il a trente ans, et se termine à sa mort. Nous y vivons cette « expérience du Japon » dont Muriel Barbery a été très marquée, en buvant du saké à toutes les pages, ou presque, en dégustant ces champignons matsutakés, rares et appréciés au Japon, comme la truffe en Europe (je n’en ai jamais goûté), et aussi cette fondue japonaise avec « le réchaud, le nabe en fonte, les tranches de bœuf, les feuilles de chrysanthèmes, les cives, les oignons, les champignons, le tofu et l’œuf battu ». Cette « heure de ferveur » est une citation de Saint-Exupéry, dans « Terre des hommes », qui parle du désert qui « n’offrait qu’une heure de ferveur, et c’est nous qui l’avons vécue ». Muriel Barbery reprend l’image, lors de funérailles (et on assiste à pas mal de funérailles dans ce roman) : «Sache que si j’étais seul, j’appellerai les puissances de la mort et je leur dirai : Je ne vous redoute pas. Mais je ne suis pas seul et si la vie n’offre plus qu’une heure de ferveur, je veux que nous la vivions ensemble ».

On découvre aussi les montagnes et jardins du Japon, à Kyoto.

Et cette histoire de renard, qui revient plusieurs fois, comme un refrain de ce temps long, et que rappelle l’illustration de couverture de ce livre :

«  Vers le milieu de l’époque de Heian, il y eut des aubes de toute beauté. Au fond des cieux se fanaient des brassées de fleurs pourpres. Parfois, de grands oiseaux se prenaient dans ces reflets d’incendie. A la cour impériale, une dame vivait recluse dans ses quartiers, sa noblesse scellait son sort de captive et même le petit jardin attenant à sa chambre lui était interdit. Cependant, pour contempler les aurores, elle s’agenouillait sur le bois de la galerie extérieure et depuis la nouvelle année, chaque matin, un renardeau s’invitait dans le jardin. Bientôt, une pluie drue s’installa jusqu’au printemps et la dame pria son nouvel ami de la rejoindre à l’abri, en surplomb du clos où il n’y avait qu’un érable et quelques camélias d’hiver. Là, ils apprirent à se connaître en silence.

Ensuite, après qu’ils eurent inventé un langage commun, la seule chose qu’ils se dirent fut le nom de leurs morts ».

Ce renard revient plusieurs fois dans le roman, y compris dans les dernières pages ( « le renard est la clé »).

Ce roman est sur la liste des candidats au Prix Goncourt.

Retour en France, en Bretagne, dans le Finistère Nord, avec le roman de Victoria Mas, son deuxième (oui, c’est la fille de Jeanne Mas, en rouge et noir), « Un miracle ». Sœur Anne, religieuse chez les Filles de la Charité (oui , la chapelle rue du Bac à paris, où, en 1830, Catherine Labouré a eu une apparition de la Vierge), reçoit d’une de ses condisciples une prophétie : la Vierge apparaîtra en Bretagne, et elle s’y précipite, à Roscoff et l’Île de Batz, pour y être. Elle y rencontrera cet adolescent, Isaac, qui dira « Je vois ».

Le miracle de l'apparition de la Vierge, comme un moment, selon les mots de Victoria Mas, un moment de "ferveur".

C’est à Béthune que Yannick Haenel emmène ses lecteurs, avec « Le Trésorier-payeur ». La première partie du roman raconte comment l’auteur a eu l’idée de ce roman et de ce personnage. On y voit tous les fils qui vont tisser le roman ; c’est comme si on écrivait le roman avec lui : « Il n’y a rien de plus beau qu’un roman qui s’écrit : le temps qu’on y consacre ressemble à celui de l’amour : aussi intense, aussi radieux, aussi blessant. On ne cesse d’avancer, de reculer, et c’est tout un château de nuances qui se construit avec notre désir : on s’exalte, on se décourage, mais à aucun moment on ne lâche sa vision. Parfois un mur se dresse, on tâtonne le long des pierres et lorsque l’on trouve une brèche, on s’y rue avec un sentiment de liberté inouïe. Les lueurs, alors, s’agrandissent, et c’est toute une mosaïque de petites lumières qui s’assemble peu à peu, jusqu’à former non seulement un soleil, mais aussi une lune, un univers complet, avec ses nuits et ses jours ».

Ce  » Trésorier-Payeur », c’est cet employé de la Banque de France de Béthune, qui a été fermée en 2007, et transformée en un centre d’art contemporain, dans lequel Yannick Haenel a participé à une exposition. Ce qui attire l’attention de Yannick Haenel, c’est cette maison de briques rouges , juste derrière la banque, qui avait justement appartenu à ce « Trésorier-payeur », et qui était reliée à la banque par un souterrain, aujourd’hui bouché. Il n’en faut pas plus pour que cela déclenche la curiosité et fasse « scintiller » un roman.

L’auteur nous dit tout : « Tout le reste de la journée, je ne pensais qu’à ça, au tunnel, aux trous, à l’obsession qui nous fait le creuser. Non seulement, je pensais à cet invraisemblable trou creusé sous la Banque de France, mais déjà moi-même, en y pensant, je ne cessais de creuser. Le tunnel, je m’y voyais, je m’y engouffrais, je le continuais ».

Du vrai « Trésorier-payeur » on ne sait pas grand-chose, si ce n’est que ce personnage n’était pas Trésorier-payeur, mais un simple trésorier de la Banque. Mais ce titre était tellement évocateur que l’auteur le garde : « Je décidai de continuer à l’appeler le Trésorier-payeur, avec cette épithète presque énigmatique, parce que d’une part c’est ainsi qu’on me l’avait présenté, et d’autre part parce qu’il prenait sous cette dénomination figure de personnage. Un simple « trésorier », même si le mot qui le désigne éclate comme un soleil, n’est jamais qu’un employé, alors qu’on peut très bien imaginer, sous l’étrange dénomination de « Trésorier-payeur », des compétences occultes : les rayons du soleil sont ici plus abondants et touchent à l’inconnu ».

Alors l’auteur va imaginer pour nous la vie de ce « Trésorier-payeur » depuis ses années d’étudiant, jusqu’à ses années à la Banque de France de Béthune, ainsi que ses rencontres et amours.

L’imagination de l’auteur en fait une sorte de banquier anarchiste, qui veut dépenser plutôt qu’économiser (dans une lecture originale du mot économie) :

«  Il expliqua que la planète entière était fondée sur l’économie, c’est-à-dire l’épargne ; que chacun ne fait qu’économiser – ses forces et son argent ; qu’on ne cesse d’accumuler, et que l’accumulation est une manière de s’éteindre car la vraie vie réside dans la dépense ».

Yannick Haenel est allé cherché ses références dans l’œuvre de Georges Bataille, « la part maudite », car il se trouve que ce Trésorier-payeur était un homonyme qui s’appelait aussi Georges Bataille. C’est dans ce livre, « la part maudite » (écrit en 1949) que Georges Bataille, dixit Yannick Haenel, « envisage la dépense, voire la ruine, comme la vérité de l’économie et considère que les richesses appartiennent moins à l’épargne qu’au rite qui les consume ». Le roman rejoint l’œuvre du philosophe. Et le héros du roman est justement un étudiant philosophe qui devient banquier.

Lire des romans, comme un besoin d’autres vies, selon Michel Houellebecq, pour voyager autour du monde avec des philosophes, des poètes et même des renards. Lire comme une heure de ferveur. 

De quoi faire la rentrée plein d’idées, d’envies et de ferveur, pour plus d'une heure.


La littérature est-elle d'un autre âge?

LivreLa rentrée littéraire a commencé le 17 août. Ils ne perdent pas de temps. 490 romans attendent leurs lecteurs (dont 90 premiers romans) ! Le tout dans les librairies entre août et octobre.

Mais qui va lire tout ça ?

Il paraît qu’en vieillissant, on ne lit plus de romans et que l’on préfère les essais.

C’est du moins l’intuition de Xavier de La Porte dans un article de l’Obs de juillet dernier : « Pourquoi lit-on moins de romans quand on vieillit ? ».

L’idée, c’est qu’à un moment de la vie, certains lecteurs (Faut pas non plus généraliser) ne trouvent plus dans la fiction de quoi les satisfaire, et ont besoin de « vérité », de faits, d’idées.

L’explication de Xavier de La Porte fait réfléchir : « Si les romans ont une fonction, c’est celle de nous faire expérimenter des formes de vie. Or, si cette fonction est nécessaire tant que nos existences sont encore modelables, elle deviendrait plus contingente quand, l’âge venant, nos vies sont plus établies ».

On passerait donc « de la nécessité à se projeter dans d’autres dans d’autres vies (grâce aux romans) à celle de comprendre le monde où nous vivons (grâce à la non-fiction) ».On aurait ainsi un rapport entre l’expérience acquise avec le temps et la moindre capacité à se projeter dans des vies qui ne sont pas « réelles ».

Mais une autre question surgit : Peut-être que ce désamour pour les romans et la fiction n’est pas lié à l’âge, mais est le signe d’une tendance générale, qui touche toutes les tranches d’âge. Ce serait alors le genre romanesque lui-même qui serait le coupable. Car Xavier de La Porte a aussi recueilli des témoignages de lecteurs de L’Obs. « Les fictions ont été ma principale source de lecture, puis j’ai trouvé que la plupart décrivaient trop la vie familiale, de plus en plus intime, des fictions qui n’en étaient plus, des romans qui n’en sont plus. Une écriture devenue banale ».

Pour certains lecteurs qui témoignent, « les romans actuels français ne sont plus des romans mais des autobiographies racontant mille fois la même chose ».

D’où le constat de libraires que même les jeunes lecteurs s’intéressent plus aux essais critiques, s’intéressant aux questions de société, et, pour le goût pour l’imaginaire, vont aller plutôt visionner des séries que lire des romans.

L’article se termine par une question existentielle d’un lecteur : « La littérature serait-elle d’un autre âge ? ».

De quoi donner des sueurs aux 490 auteurs de la rentrée, non ?

Mais on peut aussi se dire que ceux qui restent et lisent des romans, et que l’on va croiser dans les librairies, sont les plus créatifs et plein d’imaginaire. Un bon endroit pour recruter, finalement.

Rendez-vous à la librairie ? J’y serai.


Poignées cherchent valises

ValiseOn attribue à Jacques Chirac, lorsqu’il était Premier Ministre, cette expression, alors qu’il jurait contre les députés de sa majorité qui critiquaient Simone Weil et son projet de réforme, en les traitant de « cons comme une valise sans poignée ». C’était le temps où les valises avaient des poignées rivetées, avant que l’on développe les valises avec poignée intégrée, avec des roulettes (invention de Delsey, en 1972).

C’est vrai qu’une valise sans poignée, c’est vraiment con.

Mais que dire d’une poignée sans valise alors ?

C’est la métaphore que je découvre dans le livre de Ed Catmull, fondateur de Pixar, " creativity, Inc" qui y révèle les « secrets de l’inspiration » et de ce qui a fait la créativité de l’entreprise et de ses collaborateurs.

C’est quoi cette histoire ?

Ed Catmull utilise cette image à propos des mots et phrases que nous utilisons en en perdant le sens :

«  Imaginez une vieille valise lourde dont les poignées bien usées sont suspendues par quelques fils. La poignée, c’est « faire confiance au processus » ou « l’histoire prime sur tout le reste » ( il s’agit des phrases toutes faites qui circulaient chez Pixar parmi les collaborateurs) : une déclaration concise qui semble, à première vue, représenter tellement plus. La valise représente tout ce qui est entré dans la formation de la phrase : l’expérience, la profonde sagesse, les vérités qui émergent de la lutte. Trop souvent, nous attrapons la poignée et -sans nous en rendre compte- nous partons sans la valise. Qui plus est, nous ne pensons même pas à ce que nous avons laissé derrière. Après tout, la poignée est tellement plus facile à transporter que la valise ».

Cette image est marquante. «  Une fois que vous serez conscient du problème de la valise/poignée vous le verrez partout. Les gens s’approprient des mots et des histoires qui sont souvent simplement des doublures pour une action concrète et un sens ».

On voit où il veut en venir : « Les entreprises nous parlent constamment de leur engagement envers l’excellence, sous-entendant que cela signifie qu’elles ne fabriqueront que des produits haut de gamme. Les mots comme qualité et excellence sont mal appliqués avec une telle détermination qu’ils frisent le vide de sens ».

C’est vrai que les entreprises qui alignent les mots sans trop vérifier ou démontrer qu’elles les méritent vraiment, on en connaît.

Avec la nouvelle vague des « raisons d’être » et des « entreprises à missions », elles veulent toutes être « responsables », « inspirer à chacun l’envie de s’ouvrir au monde pour créer ensemble des lieux de vie uniques, chaleureux et durables » (Maisons du Monde), «  Se mobiliser et innover pour permettre aux fumeurs adultes d’arrêter la cigarette en faisant de meilleurs choix » (Philip Morris) ; ça marche aussi dans la Banque, comme au Crédit du Nord, qui va disparaître dans sa fusion avec le réseau Société Générale, mais qui garde dans sa raison d’être «  une gestion plus autonome dans la commande de chéquiers, s’inscrivant dans une démarche éco-responsable »  (sauver la planète en commandant un chéquier : tout un symbole !); Même la Française des Jeux s’y est mise avec une raison d’être venue de ses origines, en « héritiers de la Loterie Nationale créée pour venir en aide aux blessés de la Première Guerre mondiale, nous perpétuons nos actions sociétales et solidaires, et notre participation au financement de l’intérêt général » ;  Les entreprises de Conseil aussi sont dans le coup, comme celle qui a trouvé comme raison d’être de «  révéler le potentiel des individus et collectifs pour les aider à délivrer ce qu’ils ont à apporter au monde et ainsi contribuer à un progrès responsable », avec comme mission de «mettre le meilleur des technologies au service de l’humain » (l'humain, ça marche toujours) (Colombus Consulting) ; Mais on peut aussi avoir comme raison d’être de «  réaliser la promesse de la technologie alliée à l’ingéniosité humaine » (L'humain encore) (Accenture).

A apprécier aussi la raison d’être et la mission de la Macif, qui s’engage «  à développer l’autonomie et l’engagement de nos salariés pour les rendre acteurs de notre projet collectif » (avec quelques couacs parmi les salariés qui se sentent plutôt surveillés qu’autonomes).

Vous y croyez ? J'en ai vu qui riaient...

Tout le florilège est dans ce site ; il y a de quoi visiter le musée des poignées. Il ne reste plus qu'à y croire. Et à chercher les valises.

Comme le dit Ed Catmull, « Pour garantir la qualité, excellence doit donc être un mot mérité, attribué par les autres à nous, non pas proclamé par nous sur nous-mêmes. Il est de la responsabilité des bons dirigeants de s’assurer que les mots restent attachés aux significations et aux idéaux qu’ils représentent ».

Oui, des poignées, des mots qui clament nos bonnes intentions et nos engagements, on en voit et on en lit dans les raisons d'être et les missions. Reste à vérifier que sous la poignée, il y a la bonne valise.

Merci à Ed Catmull de nous le rappeler.

Poignée cherche valise : à qui le tour ? 


Traîner sa vie ou être rebelle ?

ForêtDans le haut moyen âge, on disait que le proscrit norvégien avait « recours aux forêt », pour signifier qu’il s’y réfugiait et y vivait librement, mais qu’il pouvait être abattu par quiconque le rencontrait. C’est cette figure du « waldgänger » que Ernst Jünger utilise dans son traité traduit par « Traité du rebelle » (le waldgänger est devenu le rebelle).

Ce rebelle dont il est question, c’est celui qui résiste à ce qui semble être la pensée dominante de tous, et qui prend le risque de tenter d’autres chemins. C’est celui qui refuse le confort de rester dans le rang pour oser s’en écarter. Voilà un petit livre, écrit en 1951, qui garde toute son actualité et sa valeur intemporelle pour aujourd’hui. Car il n’est pas nécessaire de vivre dans un régime totalitaire pour sentir l’oppression de se sentir embarqué malgré soi dans une voie, une carrière, une entreprise, une stratégie, un mode de vie, qui ne nous convient pas, comme une impression de « traîner sa vie ». Et pour être ce rebelle, il suffit d’un « frôlement ».Citons Ernst Jünger : « Un homme qui traîne sa vie, sinon dans le désert, du moins dans une zone de végétation chétive, par exemple dans un centre industriel, et qui tout d’un coup perçoit un reflet, un frôlement des puissances infinies de l’être – un tel homme commence à soupçonner qu’il lui manque quelque chose : condition préliminaire à sa quête ».

Et pour cela, « l’intelligence doit commencer par couper les câbles, afin que naisse le mouvement. Le difficile, ce sont les débuts : le champ s’élargit ensuite à l’infini ».

Car il n’est pas facile de se bouger d’un confort matériel, même si on ressent bien qu’il « manque quelque chose ». Mais, pour reprendre Ernst Jünger, « Tout confort se paie. La condition d’animal domestique entraîne celle de bête de boucherie ».

Ce qui empêche, c’est bien sûr la peur, car c’est de cette peur que le temps passé se nourrit. «  Toute crainte, sous quelque forme dérivée qu’elle se manifeste, est au fond crainte de la mort. Si l’homme réussit à gagner sur elle du terrain, sa liberté se fera sentir en tout autre domaine régi par la crainte. Il renversera dès lors les géants, dont l’arme est la terreur ».

Le rebelle doit donc résister face au « système », car « tous les systèmes visent à endiguer le flux métaphysique, à dompter et à dresser l’être selon les normes de la collectivité. Là même où Léviathan ne peut se passer de courage, comme sur les champs de bataille, il s’emploie à donner au combattant l’illusion d’une seconde menace, plus forte que le danger, et qui le maintient à son poste. Dans de tels Etats, on s’en remet finalement à la police ». Oui, le texte de Jünger est aussi un refus individualiste, un peu anarchisant, de l’Etat Léviathan qui veut tout contrôler à notre insu.

Alors, cette forêt à laquelle a recours ce rebelle, c’est le symbole de ce refuge, point de passage vers l’action. «  Ce n’est sans doute nullement par hasard que tout ce qui nous enchaîne au souci temporel se détache de nous avec tant de force, dès que le regard se tourne vers les fleurs, les arbres, et se laisse captiver par leur magie ».

Mais « le même bienfait se cherche en d’autres lieux – des grottes, des labyrinthes, des déserts où demeure le Tentateur. Tout est résidence d’une vie robuste, pour qui en devine les symboles ».

Cet essai est donc aussi une source de réflexion et de courage pour « ceux qui aspirent à fuir les déserts des systèmes rationalistes et matérialistes, mais sont encore captifs de leur dialectique ».Ernst Jünger prévient, «on ne peut donner de recettes ».

C’est à celui qu’il appelle « l’homme libre » de découvrir ses ressources. Car ces rebelles sont, pour Ernst Jünger, une élite minoritaire seule capable d’entraîner les autres, ou pas, comme des éclaireurs, en montrant de nouveaux chemins pour nous faire choisir de respirer l’air pur des forêts.

Etonnamment, ce texte n’est plus édité aujourd’hui en France ; on le trouve seulement d’occasion à des prix de rareté.

Encore un motif de rébellion ?