Don : Tous « maussquetaires »

MousquetairesCela fait maintenant quelque temps que la théorie de l’ « homo aeconomicus » ne fait plus l’unanimité. L’ »homo aeconomicus », c’est cet individu que nous serions tous, indifférent aux autres, et qui ne cherche qu’à maximiser son avantage propre, son intérêt personnel, son propre bonheur, et uniquement celui-là. C’est lui qui justifie que le seul lien entre les individus est celui qui repose sur le contrat, et qu’il est le fondement du fonctionnement de la société de marché libérale, où l’équilibre économique se fait naturellement par les échanges et la loi de l’offre et de la demande.

Les bases de la critique seront celles de Durkheim, dans son livre « De la division du travail social »(1893), où il montrera que la division du travail ne s’explique pas seulement par des considérations utilitaires, par son efficacité économique, mais tout autant par des considérations morales. Il écrit à propos de cette division du travail que « les services économiques qu’elle peut rendre sont peu de choses à côté de l’effet moral qu’elle produit, et sa véritable fonction est de créer entre deux ou plusieurs personnes un sentiment de solidarité. De quelque manière que ce résultat soit obtenu, c’est elle qui suscite cette société d’amis, et elle les marque de son empreinte ».

C’est Marcel Mauss, notamment dans son « essai sur le don »(1925) qui poursuivra en disant que les êtres humains ne peuvent se laisser réduire au rang de simples « animaux économiques ».

C’est parce qu’ils sont liés par la recherche de l’amitié et de la solidarité que la société ne peut pas se tisser à partir des seuls contrats individuels.

La recherche de Marcel Mauss, dans cet essai, est de se demander comment se déroulaient les échanges dans les sociétés lorsque le marché n’existait pas, et donc d’identifier ce qui subsiste dans la société marchande de ce qui l’a précédé. En analysant notamment les pratiques de l’échange, telles que le potlatch, dans les sociétés primitives, il observe que « l’homme n’a pas toujours été un animal économique ». Dans les sociétés archaïques, les échanges et les relations sociales s’organisent selon la logique d’une triple obligation de donner, recevoir et rendre. Ainsi, on ne peut pas devenir une personne pleinement reconnue sans s’efforcer de prouver sa valeur en effectuant des dons, et inversement on ne peut pas refuser le don qui vous est fait, ni ne pas rendre les dons reçus (mais il faut le faire en rendant plus et plus tard).

Deux auteurs, Alain Caillé et Jean-Edouard Grésy, vont redonner de l’actualité et prolonger la réflexion sur cette « économie du don », dans leur ouvrage « La révolution du don – Le management repensé » (2014) en tirant leçon des écrits des auteurs cités pour dire que nous inscrivons notre existence dans une logique de l’alliance (ou de la défiance), du don et du contre-don, de dettes et de créances.

Pour cela ils complètent la formulation de Mauss, en posant que le don fonctionne selon, non pas trois, mais quatre temps : demander, donner, recevoir et rendre, ajoutant ainsi cet élément de la demande aux trois autres étapes identifiées par Mauss. Et ils vont ainsi appliquer ces concepts à nos méthodes de management, pour les « repenser ». On peut relire tout ça encore aujourd’hui, c’est toujours d’actualité dans notre façon d’organiser l’entreprise et de faire fonctionner les relations humaines en interne, et aussi vis-à-vis de l’externe, clients ou fournisseurs et partenaires. Et même le faire découvrir ou redécouvrir aux managers et dirigeants en panne de fluidité et d’efficience dans leur entreprise.

Si ce sont des facteurs financiers, physiques ou techniques qui déterminent l’efficacité d’une organisation (capacité à obtenir des résultats), l’efficience (capacité à obtenir un maximum de résultat avec un minimum de ressources) relève de l’invisible et de l’impalpable, et dépend donc, selon l’analyse des auteurs, de la bonne circulation des dons effectués selon le rythme de demander, donner, recevoir et rendre. Et on comprend bien qu’une organisation qui fonctionne bien est celle qui est à la fois efficace et efficiente. Et ce qui compte pour l’efficience, c’est justement cet engagement dans l’action collective que les auteurs appellent « l’adonnement », c’est-à-dire le degré de passion et d’intérêt pour la tâche à accomplir.

Ainsi, une organisation efficiente sera celle qui favorise la coopération, en misant sur les relations informelles tissées entre les collaborateurs, où chacun aide l’autre, par des dons et des contre-dons, en dehors de considérations hiérarchiques ou de règles et de contrôles édictées par le haut. Je t’aide spontanément, je te donne de mon temps et de mon attention, et réciproquement. Ce sont ces mécanismes informels qui font fonctionner l’organisation.

Alors imaginons un manager ou dirigeant qui voudrait tout d’un coup apporter ses réformes et sa vision, pour tout réorganiser, changer les règles, délocaliser, relocaliser, regrouper, changer les structures de gouvernance, tout bien formaliser, sans se préoccuper de ces liens de dons et contre-dons informels (on en connaît sûrement de tels individus, non ?). Et bien, le risque sera de déstabiliser l’ensemble, d’isoler, et de casser les liens entre les collaborateurs. Car, bien sûr, on ne peut jamais tout mettre en règles et en procédures. Le travail réel ne ressemble jamais au travail prescrit. Ce sont les adaptations, les connivences et habitudes, le bon sens, des employés et collaborateurs entre eux qui font fonctionner les organisations. Une organisation qui serait réduite à une structure formelle de règles explicites serait vite paralysée. C’est ce que l’on appelle la grève du zèle. Lorsque les policiers contrôleurs appliquent un contrôle strict à la sortie de l’autoroute, pour vérifier les attestations après 18H00 post-couvre-feu, on l’a vu, c’est l’embouteillage sur 400 kms. On parlera de « manque de discernement ».

On comprend bien que ces organisations qui croient en « l’économie du don », qui favorisent le travail en équipe, l’autonomie et le plaisir au travail, et qui privilégient la régulation et l’autorégulation sur la règle, seront plus flexibles et meilleures à vivre.

Mais voilà, on n’enclenche pas  ce cycle «demander, donner, recevoir et rendre » aussi facilement que ça. Et pour que toute l’entreprise y participe, cela commence par le haut (on le sait, « le poisson pourrit par la tête »). Le livre d’Alain Caillé et Jean-Edouard Grésy est un bon manuel pour détecter tout ce qu’il ne faut pas faire, et enclencher une « révolution du don » dans son entreprise ou son équipe.

Ainsi, demander, ce n’est pas exiger, comme le font ces managers qui croient que leurs collaborateurs comme des objets, de outils au service de leurs aspirations, ou un moyen de satisfaire une soif de pouvoir. Dans le don, demander, c’est entrer en relation et en confiance, car toute demande s’expose aussi à un refus.

Donner, dans la conception de Marcel Mauss, c’est entrer en relation, mais ce n’est pas écraser, comme le ferait celui qui est obsédé par une volonté immodérée d’être admiré, et qui donne en humiliant, en voulant dominer, et en refusant même de recevoir, car il cherche à maintenir sa dette pour garder sa proie captive. Mais il est tout aussi néfaste de ne pas savoir donner, comme ce manager qui veut montrer qu’il sait tout faire mieux que les autres et les collaborateurs, et qu’il a plus de choses à faire que tout le monde, car il est le seul à pouvoir sauver le monde. Inversement, le vrai don et un pari de confiance. Il y a don, et façon de donner. Ainsi, dans la relation entre le manager et ses collaborateurs, ce n’est pas toujours le montant de la prime accordée qui est perçue de manière profonde par le collaborateur, mais d’autres attentions et comportements qu’il gardera en mémoire longtemps, alors qu’il oubliera vite ces gratifications purement financières qui donnaient l’impression d’acheter son obligation.

Recevoir n’est pas si facile que ça en a l’air, car recevoir c’est accepter d’être en dette. Ceux qui ont peur d’avoir à rendre vont se montrer réticents à accepter les dons, préférant rester dans des échanges professionnels mesurés. Les petits cadeaux qu’on ramène de vacances pour ses collègues, les attentions personnelles (prendre des nouvelles du collègue, indépendamment de toute transaction liée au travail productif), tout ça est considéré comme inutile. Restons-en au travail, s’il te plaît. C’est comme ça que ce genre de personne va se méfier des gens qui veulent lui rendre service, leur faire des compliments, ou leur faire des cadeaux, de peur de se sentir acheté. Et si cette personne est votre manager, on imagine bien l’ambiance au travail. Inversement, ne pas savoir recevoir est aussi problématique. C’est ce que l’on apprend aux enfants : dire merci. Et pourtant, combien de collaborateurs ont parfois l’impression que leurs managers ne leur apportent pas assez de reconnaissance et de remerciements. Au point, dans certaines entreprises, de venir briser la créativité et l’engagement. Ce sont pourtant ces attentions qui font « circuler le don ». Quand nous débutons dans un métier, nous ne pouvons rendre tout de suite à celui qui nous a appris, qui ne le demande pas, car lui aussi a reçu d’autres mentors. Ces dons que l’on se transmet des uns aux autres font ce qui préserve la culture et l’œuvre commune de l’entreprise.

Rendre, c’est la dernière étape du « cycle du don », mais aussi le début d’un nouveau cycle dans les relations et les échanges. Car rendre, ce n’est pas solder et se sentir quitte, comme dans une négociation. Ceux qui attendent systématiquement une contrepartie à leurs dons entretiennent cette confusion. On pense aussi aux cadeaux qui sont faits aux clients, ou à ceux reçus des fournisseurs. Certaines entreprises décident même de les interdire. Autre situation, ce collaborateur à qui on demande de rester travailler plus tard, et qui l’accepte pour se montrer coopératif, va se voir de nouveau sollicité de nouvelles fois, et pourrait finir avec le sentiment de « se faire avoir ». Tout est affaire de dosage subtil et d’état d’esprit, l’objet étant de savoir « rendre de bon cœur », et donner du sens aux dons et contre-dons. C’est ce qui génère le niveau d’engagement, le degré de passion et d’intérêt au travail des collaborateurs.

On comprend que cette « révolution du don » demande un peu de travail, individuel et collectif. Comme le précisent les auteurs :

«  Le don est donc affaire d’esprit de finesse et non de géométrie. De tact et de doigté. D’incertitude mais aussi de confiance à la fois.

Celui qui aura compris à la fois toute l’incertitude et la puissance du don saura en retirer un bénéfice, et tous ses associés avec lui ».

Bref, le don ; ce n’est pas donné à tout le monde !

Qui est prêt à devenir « maussquetaire » ?


Vanité de cadeau

CadeaumacronPour remercier un conférencier intervenant dans un de vos évènements, pour honorer une visite, pour ne pas arriver les mains vides, on apporte un cadeau. Un cadeau que l’on essaye forcément de personnaliser en l’adaptant à la personnalité de celui ou celle qui va le recevoir. Pas toujours facile de choisir et d’offrir.

Alors, quand on est chef d’Etat et que l’on est reçu par le pape en personne, c’est forcément encore plus compliqué.

L’anecdote est rapportée par Corinne Lhaïk dans son ouvrage « Président cambrioleur » (2020). Elle en dit beaucoup sur ces protocoles de cadeaux et aussi sur celui qui offre le cadeau, le président Emmanuel Macron lui-même. Il y a quelque chose de monarchique dans cette anecdote, comme il y en a parfois dans les postures de certains dirigeants d’entreprises. Et elle est savoureuse.

La visite du président au pape est programmée le 26 juin 2018. Pour les cadeaux, c’est l’ambassade de France sur place, dans cette magnifique Villa Bonaparte, qui prépare tout ça. Lors de sa visite François Hollande avait offert un livre sur les cathédrales. Mais à quatre jours de la visite l’ambassadeur reçoit un appel du conseiller diplomatique du président qui lui indique que le président voudrait que l’on offre « Le journal d’un curé de campagne » de Georges Bernanos. Bien sûr, le président ne veut pas offrir le livre de poche du roman, mais une édition originale…en italien.

Et Corinne Lhaïk, bien renseignée nous raconte ces quatre jours intenses pour retrouver cette édition originale du « journal d’un curé de campagne ».

Un vrai thriller.

Le héros, désigné par l’ambassadeur, c’est le conseiller culturel de l’ambassade, Olivier Jacquot.

Première étape : les caves de la villa Bonaparte : Pas de Bernanos.

Il réveille alors un bouquiniste du coin, en toute discrétion, car il ne faut surtout pas dire que le cadeau est destiné au pape. Le bouquiniste révèle que l’édition originale en italien date de 1946 (l’original en français date de 1936). Il n’y a que deux endroits où peut se trouver cette édition : A Pérouse, et en Campanie.

Le lendemain le conseiller prend donc le train (il reste trois jours) pour Pérouse. Il tombe sur la boutique, mais pas de Bernanos.

Il appelle alors l’ambassade, et l’ambassadeur rappelle le conseiller diplomatique du président pour tenter un plan B : Et si on offrait un truc qui s’apparente à l’édition originale. Réponse du conseiller diplomatique, en bon serviteur du président (monarque ?) : « Je crois que tu n’as pas compris ».

Alors, il reste deux jours et notre conseiller se précipite maintenant vers la Campanie, à Mandragone. Le temps de prendre un taxi pour se rendre à l’adresse qui lui a été indiquée. Dans l’une des baraques de chantier d’un vaste dépôt de vieux bouquins et papiers, on retrouve… » Le journal d’un curé de campagne » édition 1946. L’Elysée a débloqué un budget de 1.500€.  Olivier Jacquot est tout heureux de payer. « C’est combien ? ». Il sort un billet de 50€. Mais le vendeur lui dit « Non, c’est 3,50€ ». Il prend alors les 5€ et rend la monnaie.

La visite d’Emmanuel Macron a donc lieu le lendemain.

Il faut vite rentrer à Rome et trouver un relieur chic pour mettre le livre en état.

Le jour J, le livre est récupéré à 9H30, et arrive un quart d’heure plus tard à la préfecture de la maison pontificale.

Mission accomplie.

Finalement voilà un cadeau qui fera impression (sûr ?) sans avoir coûté bien cher, à part tous ces déplacements de notre conseiller dévoué.

C’est quand même cool d’être le Roi président, non ?

On comprend qu’ils soient onze à briguer le job en 2022.

Il reste une inconnue : le pape a-t-il lu le « journal d’un curé de campagne » ?

Et Emmanuel Macron ?

Cela rappelle « L’ecclésiaste » : « Vanité des vanités tout est vanité ! ».

Relisez le "journal d'un curé de campagne" mais aussi lisez Corinne Lhaïk, qui vient de publier une suite à ces portraits d'Emmanuel Macron, " La nuit tombe deux fois".


Les vieux chefs sont-ils devenus ringards ?

Chef3Pas facile d’être chef en ce moment. Pas chef étoilé de restaurant, quoique, mais chef d’entreprise, chef d'équipe, et même chef de famille. C’est Thierry Marx, chef étoilé justement, qui avouait dans Les Echos la semaine dernière que son coach l’avait « secoué » : « Il m’a dit tout de go que j’étais un bon artisan, mais un mauvais manager. Il m’a parlé différemment de cuisine ». Il a ainsi compris que « savoir faire sans savoir faire faire ne sert à rien ». Il a pris des cours de management qui l’ont fait « basculer dans la position de chef ».

Au-delà de la posture de chef, et de la justification de son rôle (on dit de moins en moins chef, on préfère « manager », ou mieux encore, « être en responsabilité » !), ce qui semble en crise, c’est l’autorité elle-même.

C’est l’objet du livre de deux auteurs réunis pour décortiquer le sujet, Patrice Huerre et Philippe Petitfrère, « L’autorité en question – Nouveau monde, nouveaux chefs ». L’un est pédopsychiatre, son terrain de jeu ce sont les problèmes des adolescents, et des parents, avec l’autorité. L’autre est un routier de la direction d’entreprises et consultant en management, son terrain de jeu, c’est l’entreprise à transformer et à rendre plus performante. Leur association pour ce livre est originale, car elle leur permet de comparer le monde des adolescents rebelles à l’autorité à la maison et à l’école, et les difficultés d’être chef dans les entreprises, avec des collaborateurs ayant les mêmes symptômes que les adolescents. Ils y voient même une continuité évidente : c’est parce que les adolescents ont ces problèmes qu’ils ont du mal avec les chefs quand ils arrivent plus tard dans les entreprises.

Mais quels sont ces problèmes alors ?

Le diagnostic , c’est que les mécanismes d’autorité que nous avons connus par le passé, et qui sont encore la références des « vieux », parents comme managers et dirigeants, ne sont plus adaptés à l’époque. Et donc qu’à force de fabriquer des chefs de plus en plus inadaptés aux évolutions très rapides de nos sociétés, ceux qui en dépendent le supportent de moins en moins, dans l’entreprise, dans la société, à la maison.

Ce que constate le psychiatre avec ses adolescents dans son cabinet, c’est que cette génération est entraînée à ce que le chef de famille soit l’enfant : Les désirs de l’enfant sont des ordres. Son bonheur est espéré et attendu. « Où irons-nous en vacances cet été ? A la campagne, à la montagne, ou à la mer ? Dis-nous ce qui te ferait plaisir, mon chéri ». Pareil à table pour le déjeuner : « Dis-moi ce que tu préfères ». Ce qui n’empêche pas les parents de se plaindre que les jeunes ne respectent plus l’autorité et sont tyranniques face à des parents impuissants et débordés.

Forcément quand ces jeunes arrivent à l’école, ils sont tout étonnés que l’on ne les traite pas comme à la maison. Le psychiatre a sa dose de vécu : « Mon prof de maths me harcèle sous prétexte que je ne viens pas à tous ses cours. Mais il me gonfle ! Pour qui il se prend ? C’est quand même pas lui qui va décider de ma vie ! Si ça continue, je vais plus y aller du tout ». Et pour répondre à un professeur qui lui demanderait de se taire durant le cours : « Vous n’avez pas à me donner des ordres ».

Et ça continue dans l’entreprise : « Ah, non je ne peux pas rester à la réunion de ce soir pour préparer le rendez-vous important de demain, car j’ai mon cours de yoga ». La vie personnelle, ça compte, non ? Qui sont ces chefs qui ne le comprennent pas ?

Et puis les auteurs tendent l’oreille sur les ronds-points des gilets jaunes : « Ce n’est pas parce qu’il a été élu qu’il doit pas démissionner : on n’en veut plus. Un point c’est tout. Qu’il dégage ! ».

En bref, le rapport à l’autorité est l’objet d’une contestation générale qui va des enfants aux électeurs, en passant par les salariés.

Et les chefs qui ont de plus en plus de mal à s’affirmer en tant que tels s’autocensurent, se sentant ringardisés Le respect et la discipline, qui ont constitué la contrepartie de l’autorité, ne sont plus à la mode. Certains essayent encore d’opter pour un autoritarisme vite contesté, et qui ne marche plus, quand d’autres baissent les bras et prennent la fuite. Dans l’entreprise, on se rue sur le « participatif », ce que les auteurs appellent « la fausse bonhomie », avec le « tutoiement en veux-tu en voilà » et « les séminaires de cohésion ineptes » qui ne dupent que « ceux qui le veulent bien ».

De plus, il devient difficile de faire preuve d’autorité réelle après de trop longs temps d’évitements des questions et de glissements des limites. De même, des menaces brandies en cas de non-respect de consignes, et qui ne sont pas mises à exécution, invalident la parole de celui qui les énonce. « Si tu recommences, tu seras privé de dessert pendant un an ». Voilà ce qui va permettre de vérifier à l’enfant rebelle que ces propos radicaux n’ont pas plus de valeur qu’une parole en l’air. Et il va donc tester des provocations de plus en plus fortes pour justement tester les limites.

Alors, que faire ?

Lors d’une conférence-débat avec les auteurs à laquelle j’assistais, le public, composé de cadres et managers en milieu de carrière, voire plus, réagissait partiellement en haussant les épaules, en pensant très fort « Il faut mater ces petits cons insolents qui ne veulent pas obéir », les collaborateurs comme les enfants. Aïe !

La réponse des deux auteurs est immédiate : Eh, non. «  Il va falloir que « les vieux » s’adaptent. Qu’ils acceptent de changer ».

Car les adolescents comme les collaborateurs veulent de l’autorité, et en redemandent, mais pas celle que l’on croit. « J’aimerais que mes parents me disent ce que je dois faire, mais ils ne me disent rien ». «  Pfuuu ! Y en a marre de cette boîte ! Mon patron ne sait pas où on va. Si y a une stratégie dans la maison, c’est pas lui qui va le faire savoir ! D’ailleurs, je comptais lui en parler pendant mon entretien annuel, mais il vient de le reporter pour la deuxième fois ! Toutes les idées que je peux avoir, il s’en fout complètement ». » Les réunions de service, maintenant, c’est un monologue du chef entrecoupé d’appels téléphoniques d’en haut ».

Le changement à court terme, il est bien sûr dans les attitudes, adoptées avec une sincérité visible. Rien d’original, on a déjà lu ou entendu cela ailleurs, mais toute la difficulté est de passer de ces lectures à l’action. Savoir écouter, être sincère, faire fonctionner l’intelligence collective, car qui peut encore penser aujourd’hui que le chef tout seul peut avoir les réponses à tout et les inculquer à ses collaborateurs. Pour cela, c’est le rôle des chefs d’organiser dans l’entreprise les circuits remontants, descendants (c’est encore utile parfois), horizontaux, avec un maximum de travail en équipes. Tout ce qui permet de nourrir la prise de décision est bienvenu. Car les collaborateurs veulent aussi comprendre le pourquoi et le sens des décisions.

A plus long terme, les auteurs pensent aussi à l’école, celle qui forme et va former ceux qui dirigeront nos entreprises et la société demain et après-demain. Dans cette vision, l’école n’est plus là pour « seulement » apprendre à compter et à emmagasiner de la connaissance, pour préparer les jeunes générations au monde du travail de la manière la plus utilitaire possible à court terme, en « recrachant » les cours. Il s’agit, pour être adapté au nouveau monde, de penser questionnement plutôt que certitudes, l’imagination autant que la raison, l’humilité plutôt que l’arrogance, l’intelligence émotionnelle au moins autant que rationnelle. Car, bien sûr, les chefs de demain – les bébés d’aujourd’hui – seront directement façonnés par la manière dont ils seront initiés à la relation d’autorité à partir du modèle que leurs parents leur offrent.

Tout un programme ! ça tombe bien, on est en plein dedans. Mais qui prendra la hauteur pour en parler et proposer ?


Vive les bêtises !

_DSC5364C’est devenu une rengaine que l’on entend de plus en plus souvent dans la bouche des managers et dirigeants : on aime et on encourage le droit à l’erreur. Ça fait plus moderne que de dire qu’on interdit de se tromper à nos collaborateurs, sous peine de représailles. Au point qu’on n’y fait plus attention.

C’est pourquoi il est toujours rafraîchissant et instructif de l’entendre directement d’un dirigeant, preuves à l’appui.

C’est le privilège qu’ont eu les participants à la conférence au collège des Bernardins, avec la PDG de Picard, Cathy Collart Geiger, que j’ai eu le plaisir d’animer pour PMP avec Eric Dupont.

Pour Cathy Collart Geiger, le droit à l’erreur cela correspond à une culture du test, qu’elle a acquise lors de ses années chez Auchan. Elle nous a cité une anecdote où, alors qu’elle avait commandé 50.000 chemisiers en soie, et n’en avait vendu que 5.000, elle avait dû imaginer, challengée par Gérard Mulliez, comment les vendre (baisse des prix, promotions, ventes flash, etc). C’est dans ces moments où l’on doit réfléchir à comment corriger la situation que la créativité se met en action, et que l’on apprend plein de choses.

Pour sensibiliser son Comex à cet esprit de l’erreur qui apprend, elle leur a offert des bêtises de Cambrai, ce bonbon célèbre inventé grâce à une erreur du commis du confiseur qui aurait mal dosé le sucre et la menthe, et aurait insufflé de l'air dans la pâte par inadvertance.

Un des participants à la conférence, directeur informatique, a quand même posé la question : mais si on fait des erreurs et qu’on plante le logiciel des caisses, c’est quand même pas idéal ; et c’est quoi cette histoire de « droit » à l’erreur, est-ce un droit ?

Cathy Collart Geiger a pu ainsi préciser que le droit à l’erreur n’est pas celui de planter les caisses dans le travail quotidien, mais celui d’oser et de faire preuve d’audace dans les propositions, pour tester, et mettre en place des indicateurs de mesure qui permettront de savoir, selon les résultats, si on continue ou si on arrête. Et puis l'audace, oser, c'est aussi un processus collectif qui est accompagné et soutenu par le chef et par tous. C’est comme cela qu’elle a testé la livraison express avec Deliveroo. Elle a lancé le test sous le regard sceptique de certains collaborateurs et directeurs. Tous les indicateurs après le test (satisfaction clients, délai de livraison, conservation de la température du produit) étaient au vert, de quoi faire craquer les réticents, et généraliser l’expérience.

Un dirigeant qui nous apprend à oser, à faire des bêtises et des erreurs, et qui en plus nous offre des bonbons pour nous y en encourager, voilà ce qu’on ne voit pas tous les jours.

Vive les bêtises des audacieux !

(crédit photo : Serge Loyauté Peduzzi)


Culture d'invincible

ChampcultiveIl y a des questions que l’on n’ose poser qu’à un consultant. Une que j’entends souvent, et encore cette semaine, c’est « Comment faire changer les comportements et la culture de l’entreprise » ?

Pour certains, la réponse est évidente : on ne change pas la culture d’une entreprise, on doit faire avec et, au contraire, s’en servir comme levier pour imaginer, construire, et exécuter les plans de changement.

Pour d’autres, même évidence : Mais bien sûr qu’il faut pouvoir changer la culture. Passer d’une culture de confort et de bureaucratie, pour faire éclore et fleurir l’innovation, l’audace, la prise de risque, et générer la compétitivité et la performance. Et certains dirigeants, arrivant dans une entreprise qu’ils trouvent trop endormie et trop lente, en font leur spécialité. Encore aujourd’hui , un quotidien titrait, à propos d’une dirigeante d’un grand Groupe public, qu’elle modernise l’entreprise « au pas de charge », indiquant ainsi qu’elle bouscule.  Cela fait bien sûr l’admiration de la communauté des dirigeants et des médias, et grimacer les syndicats, du moins certains.

La discussion n’est pas près de s’arrêter, et la littérature abondante sur le sujet permet de nourrir les arguments des uns et des autres.

En fait, toutes les entreprises ont une culture. La question, c’est de savoir d’où elle vient. Nombreux sont ceux qui croient que la culture est quelque chose qui vient tout seul, qui se construit un peu par hasard au gré du développement de l’entreprise et de ses collaborateurs. D’autres considèrent au contraire qu’il est possible de façonner une culture de l’innovation et de l’exécution, celle qui encourage et permet de développer l’audace, la prise de risques, l’excellence.

Dave Gray, auteur de « The connected company », dont j’ai déjà parlé ICI, et Alex Osterwalder, oui celui qui a popularisé son « Business Model Generation », ont mis au point un outil, qui permet peut-être de mettre tout le monde d’accord : la « carte de culture ». Car avant de tout changer, la première étape est de comprendre de quelle culture on part. Et pour cela, Dave Gray utilise une métaphore qui compare la culture à un jardin, avec trois composantes : les résultats, les comportements et les catalyseurs et les blocages.

Les résultats de la culture (outcome), ce sont les fruits et les fleurs, tout ce que vous voulez que votre jardin produise, et que vous voulez récolter, comme fruit de votre travail.

Les comportements, ce sont le cœur de votre culture, toutes ces actions positives et négatives de tous les jours, qui vont produire les bonnes et les moins bonnes récoltes.

Les catalyseurs et les blocages, ce sont tous les éléments qui permettent à votre jardin de fleurir ou non. Quelques-uns sont sous votre contrôle ( mettre suffisamment d’eau et de fertilisants). Vous devez aussi faire attention aux sols et aux graines que vous utilisez. D’autres éléments ne sont pas sous votre contrôle, comme la météo, et tout ce que l’on peut faire, est de préparer le jardin pour limiter les dégâts possibles, ou maximiser les impacts positifs, par exemple l’exposition au soleil.

Ce sont les trois composantes qui permettent de décrire la culture de l’entreprise, d’abord la culture existante, puis la situation future souhaitable.

Pour remplir cette carte, Dave Gray nous recommande de commencer par les comportements, en étant le plus précis possible. Il ne s’agit pas de simplement dire « Nous n’innovons pas assez », mais d’aller chercher des exemples spécifiques de faits et de preuves, et non des opinions. Exemple : « Les séminaires et ateliers que nous avons conduits l’année dernière pour trouver de nouvelles idées de croissance, mais personne n’a pris le temps d’explorer et de mettre en œuvre ces idées après les ateliers ».

Ensuite, on remplit la case « outcome » : on liste ici tous les résultats, les positifs et les négatifs, qui sont induits par les comportements que l’on a indiqués dans la case « comportements ». Cela peut amener à découvrir des résultats que l’on n’a pas reliés à des comportements particuliers, et donc à compléter la case « comportements ».

Enfin, on remplit la case « catalyseurs et blocages », celle qui nous demande de chercher d’où viennent ces comportements et ces résultats, plus ou moins satisfaisants, de notre culture. Quelles sont les causes profondes des comportements que nous avons listés ? Quels sont les blocages que nous possédons qui empêchent certains comportements d’émerger, les bons comme les mauvais. C’est là que l’on va ausculter nos processus, nos systèmes de motivation des collaborateurs, les rituels qui existent (réunions, séminaires), mais aussi les compétences, celles qui existent et celles qui manquent.

A partir de là, pour imaginer les changements à mettre en œuvre pour faire évoluer la culture, c’est précisément sur ces catalyseurs et blocages que les actions vont porter.

Dave Gray en propose trois majeurs sur lesquels il nous conseille de réfléchir pour booster la culture de l’innovation de l’entreprise :

  • Le support des leaders: Certains leaders et managers, les bons catalyseurs, sont particulièrement habiles pour comprendre comment fonctionne l’innovation, et investir de leur temps personnel dans l’innovation, et pas seulement dans le fonctionnement opérationnel au jour le jour de l’entreprise ou de leur unité. Ce sont ceux-là qui donnent le souffle pour guider les projets innovants de l’entreprise, et ils prennent le temps de revoir régulièrement le portefeuille de ces idées et projets, afin de toujours explorer de nouvelles opportunités de croissance.
  • Le design de l’organisation: Le bon catalyseur est le système d’organisation où l’innovation est encouragée, où les collaborateurs sont autorisés à prendre des risques. Inversement, l’organisation qui a le nez collé sur l’amélioration de la performance du modèle existant, où l’échec ou la non-performance sont interdits et sanctionnés, va forcément être facteur de blocage de l’innovation et générer des comportements d’ultra-prudence, où personne n’ose quoi que ce soit, par peur.
  • La pratique de l’innovation: Les bonnes pratiques de l’innovation, ce sont celles qui reposent toujours sur l’expérimentation, la mesure des résultats, et l’apprentissage pour savoir corriger et apprendre des erreurs. Cela suppose des équipes en charge de l’innovation bien structurées. A l’inverse, les facteurs de blocage sont ceux des entreprises qui se fient à l’opinion, plus ou moins bien argumentée, des dirigeants et des chefs, qui orientent les idées et les projets avec leur seule intuition personnelle, même si ça peut marcher parfois, mais jusqu’à quand.

Alex Osterwalder a publié, en coopération avec des professeurs et auteurs, un nouveau guide pour nous permettre de devenir une « entreprise invincible », celle qui se réinvente en permanence, avant de de devenir obsolète, qui ne cesse d’explorer le futur pour le devancer, tout en maintenant l’excellence dans l’exploitation du présent. Et la capacité à avoir et à garder une culture de l’innovation, mais aussi de l’exécution, est bien sûr clé pour avoir cette tunique d’invincibilité, comme dans les jeux vidéo.

A l’heure où les dirigeants se posent les bonnes questions pour orienter leur stratégie, et ressentent le besoin de disposer de la culture qui rendra possible les transformations, au « pas de charge » ou non, qu’ils veulent mener, voilà une lecture de fin d’année qui tombe à pic.


L'art des poubelles ?

PollockOn connait ces histoires d’entrepreneurs qui parviennent à s’imposer dans un marché qui semblait dominé pour l’éternité par les leaders historiques. On parle en ce moment de Tesla, qui est valorisé 1000 milliards de dollars, à la suite de l’annonce d’un achat de 100.000 véhicules électriques par Hertz. Au troisième trimestre 2021, seuls Microsoft, Apple, Amazon et Google dépassent ce seuil, faisant de Tesla, entré en bourse il y a seulement onze ans, le cinquième au classement mondial. Son chiffre d’affaires au troisième trimestre est passé à 13,8 milliards, soit une hausse de 57%, et la voiture Tesla Modèle 3 est devenue la voiture électrique la plus vendue en Europe. Dans le même temps, les revenus des General Motors, Stellantis, Honda ou Nissan sont en berne. 

Parfois, il faut tourner le regard vers un autre domaine pour comprendre les ressorts de ce qui se passe, par exemple le domaine de l’art.

Car, rappelons-nous, pendant des siècles, la capitale internationale de l’art était Paris. Et ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale que New York va lui en ravir le titre.

Une histoire d’entrepreneurs.

Annie Cohen-Solal, ancien conseiller culturel aux Etats-Unis, suit pas à pas cette histoire dans son ouvrage, « Un jour, ils auront des peintres – L’avènement des peintres américains Paris 1867 – New York 1948 » (2000). Ça se lit comme un roman. Une excellente source pour analyser comment New-York va détrôner Paris sur cette période entre deux siècles.

Pour comprendre, on part de loin, dans l’histoire originelle des Etats-Unis. C’est Tocqueville (dans « De la démocratie en Amérique » - 1835) qui souligne : «La religion que professaient les premiers émigrants, et qu’ils ont légués à leurs descendants, simple dans son culte, austère et presque sauvage dans ses principes, ennemis des signes extérieurs et de la pompe des cérémonies, est généralement peu favorable aux beaux-arts ».

Le développement de l’art aux Etats-Unis et en France est complètement différent : En France, le monde des arts plastiques du XIXème siècle est marqué par la présence imposante de l’Etat. Alors qu’aux Etats-Unis, il n’y a pas, culturellement, d’art officiel. Le développement de l’art est marqué par la domination des fortunes privées et des mécènes. Les prescripteurs du goût y sont les barons de la finance, les rois du sucre, les princes de l’acier et des chemins de fer, tous ceux qui vont créer la révolution industrielle de l’Amérique. Ce sont les entrepreneurs.

En France, le monde des arts plastiques est à l’inverse profondément centralisateur, et gouverné par des institutions officielles, comme l’Institut de France, fondé sous la Convention. Les quarante académiciens des Beaux-Arts y sont élus à vie et possèdent un pouvoir considérable. Ainsi Ingres, qui restera membre de l’Institut pendant plus de quarante-deux ans, s’acharnera à repousser son ennemi Delacroix avec une grande cruauté. L’Ecole des Beaux-Arts, la plus ancienne école d’art française, est remaniée par Napoléon en 1819 afin que son enseignement, inspiré des pratiques de la fin du XVIIIème siècle, se concentre sur la préparation du Grand Prix de Rome. L’heureux élu de ce Prix avait accès à la l’Académie de France à Rome, la cité sainte du classicisme, où il séjournera pendant quatre ans. Le recrutement des professeurs s’effectue par cooptation auprès des académiciens. Bref, un milieu fermé, peu ouvert aux fécondations extérieures, aux nouveautés et aux ruptures.

Le mot clé, à Paris, c’est le mot « Salon » : c’est l’exposition publique d’ouvrages d’artistes vivants. On y attend les chefs-d’œuvre produits dans l’année écoulée par les vedettes , les artistes contemporains. C’est cette manifestation qui donne la mesure de la création artistique officielle, et est honorée par la visite de la plus haute autorité de l’Etat, le roi, puis l’Empereur, puis plus tard le président de la République.

Ce sont les entrepreneurs, les marchands d’art, les découvreurs de nouveaux talents, qui vont venir bousculer ce monde stable. Grâce à eux, qui circulent entre les Etats-Unis et la France, un nouveau circuit commercial et privé va progressivement se substituer en France à la commande publique, et mettre fin à la régulation du marché de l’art de type corporatiste et à la cooptation entre pairs. C’est un nouvel ordre qui apparaît à la fin du XIXème siècle, celui de la régulation privée. Le système de l’Académie fonctionnait par la célébration classique du chef-d’œuvre individuel. Désormais, le marché va s’intéresser à un artiste pour l’ensemble de sa production, pour son œuvre tout entier. La valeur marchande des tableaux de cet artiste devient le garant de sa valeur esthétique.

En clair, c’est à la fin du XIXème siècle que l’on considèrera que le contrôle absolu et universel de l’Etat français sur les artistes et sur le monde des arts plastiques est en train de s’effondrer.

C’est dans ce contexte que les artistes américains vont trouver leur voie. Ainsi l’américain James Abbott McNeill Whistler, dont les rejets officiels vont faire sa reconnaissance auprès des contestataires que l’on pourrait dire d’avant-garde. Il écrira dans le catalogue d’une exposition privée, fièrement, « Refusé par l’Académie ». Alors que les portraitistes officiellement reconnus représentaient les femmes en tenue de ville, apprêtées, portant chignon et robes à crinoline, Whistler montre dans son tableau « la fille blanche » (1862) une jeune fille étonnée, aux longs cheveux défaits, dans une longue robe blanche de baptiste fluide, un lys à la main, dans une scène grandeur nature qui est à contre-courant de tous les usages. Ce tableau fait scandale, et c’est son refus en 1863 par la Royal Academy de Londres, puis par le Salon français, qui va lui valoir sa célébrité. Filleblanche

Ce n’est pas un cas unique. Du second Empire à la fin du XIXème siècle, le nombre de peintres américains à Paris va passer de 150 à plusieurs milliers. Ce sont les « Tesla » de l’art moderne. Leur ascension est très rapide. Dès l’Exposition Universelle de 1889, où ils obtiennent 75 médailles, les critiques français, étonnés de cette progression, commencent à parler d’une « école américaine ».

C’est aussi le moment où les peintres français impressionnistes sont très appréciés outre-Atlantique. Au moment où des empires industriels se constituent, ce sont ces milliardaires enrichis dans le pétrole ou l’acier, comme Andrew Carnegie, John Pierpont-Morgan, Henry Frick, qui vont se constituer des collections privées et, pour accroître le prestige de leur ville, financer la construction de musées. C’est au moment où les Américains ouvrent leurs bras d’entrepreneurs aux nouveaux peintres que les musées d’Etat français leur tournent le dos. C’est ainsi que dès la fin du XIXème siècle, les deux-tiers des toiles françaises les plus novatrices (école de Barbizon, impressionnistes) auront traversé l’Atlantique.

En France, certains tentent de résister à ces peintres américains, classique tentative d’endiguer les disrupteurs. Ainsi, certains élèves français de l’Ecole des Beaux-Arts, jaloux des récompenses obtenues par les étrangers, vont demander un contrôle de leurs inscriptions, comme l’écrit l’un d’eux : « Faute à une insuffisance de place, il serait juste de limiter les places accordées aux Anglais et aux Américains, dont les ateliers regorgent. L’affluence des étrangers est arrivée au point que, dans certains ateliers de peinture, les Américains et les Anglais se trouvent en majorité ». Ils demandent que le nombre des étrangers admis soit limité et que les prix ne soient plus attribués aux étrangers. Ah, le rejet des étrangers, qui viennent empêcher les français, c’est une histoire qui ne date pas d’hier, finalement.

D’autres vont se consoler en soulignant que tous ces étrangers ont été formés dans les écoles françaises, et que leurs récompenses sont un peu aussi celles de la France.

Ces peintres américains formés à Paris, on les appellera les « expatriés » vont ensuite revenir dans leur pays natal, comme des fils prodigues. C’est une nouvelle étape, et aussi une épreuve, la réinsertion dans leur pays n’étant pas toujours facile. Ils y essuieront les critiques locales de ceux qui considèreront que ce style acquis en France ne correspond pas à la culture américaine de cette fin du XIXème siècle. Décidément, entreprendre et innover crée aussi des oppositions des traditionnalistes.

Mais les goûts évoluent, et certains critiques vont commencer à louer cet « art américain ». Lors d’une exposition organisée par la Society of American Artists (SAA), créée par un groupe de jeunes peintres rentrés d’Europe, un critique va s’exclamer, comme une prophétie : « C’est une révolution. Ici, dans cette modeste salle, l’art américain rompt avec son passé et démontre avec sérieux qu’il est prêt à parvenir à l’excellence ». Eh oui, comme toujours, face à l’innovation, il y a d’abord les « early adopters ». Pas facile dans un pays où les artistes locaux sont dédaignés au profit de la peinture européenne qui attire les plus riches acheteurs. Comme le dira l’artiste Julian Weir, il va falloir du temps pour « fertiliser le pays » pour en faire une grande nation artistique, en y créant notamment des écoles.

C’est donc ainsi que des peintres américains, notamment ceux influencés par Monet et leur séjour à Giverny, vont permettre cette mutation vers l’impressionnisme et le développement d’un nouvel art américain. Alexander Harrison, et son tableau de nu en plein air « En Arcadie »(1886), que l’on peut voir au musée d’Orsay aujourd’hui, en est un représentant. Enarcadie

Incroyable de voir que, alors que les impressionnistes se développent aux Etats-Unis, ces nouveaux peintres n’arrivent pas à se faire accepter en France. C’est le phénomène d’une innovation que n’arrivent pas à voir ni à anticiper les plus conservateurs. Les courbes entre les Etats-Unis et la France sont en train de se croiser. Ce n’est que le début.

C’est l’époque de la création des musées américains.

C’est en 1870 que des personnalités américaines issues des milieux d’affaires et artistiques ont l’idée de créer un musée pour apporter l’art aux citoyens américains. C’est le Metropolitan Museum qui ouvre en février 1872, avec entre autres la collection personnelle de John Taylor Johnston, dirigeant de la compagnie ferroviaire Central Railroad of New Jersey. Mais c’est aussi l’apparition des musées et collections privés à travers le pays. Ces musées américains sont complètement différents du modèle européen. Ce sont des institutions nées de la volonté et de la fortune d’hommes privés et gérées par un conseil d’administration, comme une entreprise commerciale privée à but non lucratif. De quoi former le goût des citoyens.

C’est ainsi qu’un art américain marqué de l’empreinte locale va se développer et cesser d’exister comme une imitation de l’Europe jugée trop plate par certains.

Une étape importante est franchie à New York au début du XXème siècle. New York est alors la plus grande métropole du monde, et des millions d’immigrants y viennent s’installer. Dopée par cette immigration exceptionnelle et un afflux de capitaux, la ville devient un extraordinaire aimant économique et culturel. Une nouvelle vie d’artistes s’y met en place, notamment autour du peintre Robert Henri qui enseigne à la New York School of Art de 1892 à 1909, où l’un des élèves sera Edward Hopper, et qui va être le chef de file en croisade contre les instances académiques. Ces artistes vont y peindre la vie du peuple et des quartiers ouvriers de New York. On ne représente plus la vie du beau monde, mais celle des immigrants et du plus grand nombre. On y voit la ville des accidents, des travaux de voierie, des incendies, des bas-fonds, des excavations, des métros aériens et des gratte-ciel, mais aussi les espaces publics, les rings de boxe et les boîtes de nuit. Les critiques nommeront Robert Henri et les peintres qui le suivent « l’art des poubelles ». L’art américain devient l’antithèse de l’art français.

Ce sont les femmes mécènes qui interviennent alors pour l’apothéose de l’histoire de cet art américain.

A la fin des années 1920, le grand collectionneur d'art national se nomme Gertrude Vanderbilt-Whitney. Sa collection ayant été refusée par le Met, elle crée son propre musée, le Whitney, exclusivement dédié à l’art américain.

En 1928, trois autres femmes millionnaires et féministes ( Abby Rockefeller, Lilly Bliss et Mary Quinn Sullivan) se mettent d'accord pour créer un Museum of Modern Art (Moma) qui abritera leurs propres collections. Il ouvrira en 1929, et deviendra très vite le musée le plus moderne du monde. Un moment très symbolique est celui où le Moma achète Les Demoiselles d'Avignon, de Picasso. Le couturier Jacques Doucet avait acquis la toile en France, en 1924. Quand il a voulu l'offrir à la France, le Louvre n'en a pas voulu. C'est l'Amérique qui l'a récupérée. Demoisellesavignon

La guerre amène à New York des artistes exilés, qui exercent leur influence. Une cinquième mécène, Peggy Guggenheim, entre avec eux en jeu.1948 est considérée comme l’année décisive de la victoire des Etats-Unis. C’est l’année où Peggy Guggenheim présente à la Biennale de Venise plusieurs œuvres de Jackson Pollock, peintre qui s’est fait un point d’honneur à ne jamais traverser l’océan. Loin de la peinture de chevalet, ses drippings, qui s'inspirent de la technique des Indiens Navajo, sont en rupture avec la tradition européenne. Les critiques parleront bientôt de Pollock comme du «plus grand peintre du monde». Les Etats-Unis ont leur premier maître. Le rapport de force avec Paris s’est inversé. Cela ne fera que croître.

A ceux qui croient que l’art, le management, et le leadership cela n’a rien à voir : On peut aussi apprendre de ces rebelles, de ces entrepreneurs et artistes, et de cet « art des poubelles » qui feront de l’Amérique le leader de l’art contemporain en dépassant un Paris endormi sur sa gloire d’hier qui n’a pas vu surgir ces nouvelles vagues assez tôt.

L'histoire de la naissance de cet art américain nous apprend à repérer ces rebelles des poubelles qui viennent bousculer l'ordre établi, cassant les codes et les habitudes, remplaçant les robes à crinoline par des robes de baptiste blanches, ainsi que ces libéraux qui osent plus vite que les institutions étatiques centralisées pour créer les tendances.

La liberté a toujours de l'avance.

Même si l'histoire n'est jamais finie, et l'art contemporain connaîtra d'autres épisodes. Aujourd'hui ce sont les NFT, le digital, la Blockchain qui participent à la compétition contemporaine.

Quand l’art nous donne des leçons…

Reste à aller contempler les « Demoiselles d’Avignon » refusée par Le Louvre au Moma pour s’en rappeler. 


La dictature du bonheur

Bonheur2C’est une évidence : avoir une équipe motivée, des collaborateurs « engagés », c’est une bonne chose pour la performance de l’entreprise et de toute organisation. On en rêve tous.

Et pourtant, paradoxalement, les études diverses, dont celles de Gallup qui publie un baromètre depuis 25 ans, montrent que les employés sont précisément de plus en plus « désengagés ».

L’enquête Gallup est réalisée auprès de 30 millions de collaborateurs dans 200 pays.

Selon la dernière enquête de 2020, avec une moyenne européenne autour de 11%, seuls 7% de français se disent engagés au travail, alors qu’ils étaient 11% il y a dix ans à vivre avec bonheur et implication leur expérience en entreprise. La France partage donc en 2021 l’avant dernier rang du classement avant l’Italie. A titre de comparaison, 34% des salariés aux Etats-Unis se disent engagés. Mieux qu'en Europe.

Dans les entreprises, les enquêtes internes orchestrées par des organismes comme « Great Place to Work » ou « Choose My Company », permettent de se créer des baromètres personnalisés, en interrogeant anonymement les collaborateurs. Le classement permet d’identifier les entreprises où les collaborateurs sont les plus heureux. Et on a envie de comprendre ce qu’ont pu faire ces entreprises pour répandre le bonheur parmi leurs collaborateurs, pour les copier.

Et c’est ainsi que les entreprises et leurs dirigeants rivalisent d’idées pour redresser la situation de « désengagement ». Ils ont souvent l’impression d’en faire un maximum : des salles de repos sympas, des baby-foot, des bonbons et fraises Tagada en libre-service, des séminaires où l’on rigole bien, mais aussi l’anticipation des primes de fin d’année tout au long de l’année, idem pour les promotions, etc. Cela parle de plaisir et d’argent.

Ces démarches peuvent se transformer, si l’on n’y prend garde, en une forme de « dictature du bonheur » : avec la conviction que l’on fait tout pour rendre heureux les employés, l’entreprise et ses dirigeants ne comprennent pas pourquoi ces mêmes employés auraient encore à se plaindre et à râler. Cette déferlante de gestes soi-disant faits pour le bonheur, comme des offrandes, doit désamorcer tout acte de contestation. C’est ainsi que si les employés sont désengagés, c’est leur faute, c’est qu’ils n’ont pas compris, ni su apprécier tous les avantages que leur procurent l’entreprise et leurs employeurs. Ceux qui oseraient encore se déclarer désengagés ou insatisfaits en deviennent suspects, comme des personnes dangereuses susceptibles de contaminer leurs collègues. Alors que l’entreprise fait tout pour ton bonheur, tu dois te conformer à cette pensée dominante du bonheur.

On pourrait parler de conflits de visions et de perceptions. Alors, on cherche un nouveau truc, des formations, des évènements, des fêtes, des apéros, et pas que « Zoom », ou alors de nouvelles promotions, de nouvelles primes, du cash. L’argent achète tout, non ? Même le bonheur.

Pourtant, ce qui fait chuter l’engagement dans les équipes et parmi les collaborateurs, on sait ce que c’est. Là encore, les enquêtes et études l’ont bien disséqué : la pauvreté du leadership, en premier, et aussi les processus bureaucratiques trop lents, l’incapacité à influencer les décisions de l’entreprise (les chefs ne nous écoutent pas), les inégalités, et l’atmosphère générale qui nous déprime. Evidemment, c’est plus compliqué à traiter qu’avec des paquets de bonbons. Et c’est vrai que les premiers désengagés vont porter un coup à la motivation des autres employés, voire à celle des chefs et sous-chefs.

Alors les idées ne manquent pas pour proposer de créer sa « machine à bonheur ». Et l'on va alors jouer sur un autre créneau, plus smart pour communiquer : "la responsabilité". 

Cette semaine, c’était, dans Le Figaro, le dirigeant d’une entreprise de Conseil, Marc Sabatier, qui répondait aux questions de Marc Landré. Il est le cofondateur du cabinet, né par acquisition et fusion de deux structures existantes, et qui compte aujourd’hui 450 employés. Le « credo » de l’entreprise dont il semble être fier c’est « consulting for good ». Car, c’est lui qui le dit, la spécificité de l’entreprise c’est d’être « business et people » : « Notre force, c’est d’avoir une approche intégrée qui prend en compte l’humain au même niveau que l’organisation et le développement du business ». Cela ressemble à ce que l’on appelle la « novlangue », un mot inventé par Orwell dans « 1984 ». C’est la langue officielle d’Océania, qui correspond à un langage dont le but est l’anéantissement de la pensée. C’est devenu une expression pour repérer la « novlangue managériale ».

Le dirigeant explique quand même ce que, concrètement, il a mis en place dans son entreprise, ou plutôt ce qu’il n’a pas mis en place : « Il n’y pas de comité de direction, pas de budget, pas d’objectif de chiffre d’affaires à attendre ». Et pour prendre les décisions, alors : « Pour les décisions courantes, chacun a la main, en responsabilité ». Dans cette entreprise sans hiérarchie ni organigramme, c’est la responsabilité et la confiance qui créent l’engagement, et, toujours selon ce dirigeant, « le plaisir et la fierté » de travailler pour l’entreprise. Le journaliste pose quand même la bonne question : « Il y a bien un chef qui tranche ? ». Mais le dirigeant répond qu’il ne « tranche » pas, il « anime ». Car la fonction de « manager » est « éclatée entre plusieurs personnes en fonction des sujets », et pour l’organisation, « la vie en interne est gérée par 34 règles du jeu et chacun peut exercer jusqu’à trois rôles sur les quatre existants : leader de communauté d’expertise, à laquelle chacun est libre d’adhérer ; facilitateur de développement chez les clients ; référent RH, et consultant".

Cela ressemble au fonctionnement de l’holacratie, qui aide à repenser une forme de management distribué entre plusieurs rôles, même si le dirigeant ne cite pas le concept.

Il le reconnaît lui-même, le secret de son entreprise et la fidélisation des collaborateurs repose beaucoup sur ce qu’il appelle, dans sa langue, « la responsabilité entrepreneuriale des collaborateurs ».

Autres biscuits dans sa « machine à bonheur », il soutient une cause (une association pour aider les jeunes en difficulté) et il ouvre le capital aux collaborateurs.

Avec une telle machine, même histoire, qui oserait dire qu’il n’a pas tout pour être heureux dans cette entreprise ?

Oui, qui ?

Et puis, si ça ne suffit pas, il reste la chanson et la danse que le dirigeant peut adopter aussi et se faire gratter l’épaule droite (de quoi redevenir tous Mowgli) :


Créer du collectif

CollectifElle a été nommée à ce poste, membre du Directoire, depuis presque un an. Elle regroupe sous sa responsabilité, dans un poste reconfiguré, des entités regroupées, qui n’étaient pas rassemblées ainsi auparavant. Elle change deux des responsables de son Comex (les précédents partant en retraite). Sa mission, c’est de « renforcer la performance ». Elle a l’air d’aimer ça.

Elle me raconte ses projets, elle est « débordée ». Son ambition c’est de « créer du collectif » avec sa nouvelle équipe de Direction et le « premier cercle » des managers.

Je m’interroge. Qu’est-ce que ça veut dire « créer du collectif » ? On pourrait penser que cela consiste à aller chercher les trucs et astuces, genre séminaire, « team building », toute une panoplie, qui créeront ce collectif magique.

On peut aussi revenir aux sources. Parler de « collectif », c’est sûrement être convaincu, question de valeurs, que la force de l’humain est de pouvoir soulever des montagnes (ou « renforcer la performance ») en s’alliant avec ses semblables, dans une forme d’entraide, pour faire ensemble ce que l’on ne pourrait pas faire seul, ou en compétition avec les autres. Les membres du « collectif » ont un but commun, mais néanmoins, chacun est à sa place dans l’organisation avec ses méthodes et modes d’action propres.

Parler de collectif, c’est évoquer la peur que mon équipe n’arrive pas à travailler ensemble avec fluidité. Et parler de la peur, on le sait bien, c’est parler de confiance.

La littérature, philosophique ou livres de management ou de développement personnel, ne manque pas sur ce sujet de confiance. A chacun sa recette, ses formules toutes faites applicables à tout le monde. C’est le sujet du livre assassin de Julia de Funès, dont j’avais parlé ICI.

La confiance, c’est aussi le sujet du livre de Laurent Combalbert et Marwan Mery, « Les 5 leviers de la confiance ».

L’ouvrage est original par ses auteurs. Laurent Combalbert est un ancien du RAID, et Marwan Mery a exercé ses talents de dénicheur des tricheurs dans les casinos, en mode « Lie to me », en observant les signes du visage pour détecter les menteurs et les tricheurs.

A eux-deux ils ont créé l’ADN, Agence des Négociateurs, qui forme et accompagne des décideurs pour mieux négocier. Leurs clients sont surtout des patrons et des entreprises, pour briser une grève, négocier au mieux les salaires, ou emporter des appels d’offres ou des contrats avec clients et fournisseurs. C’est pourquoi leur livre sur la confiance, nourri de leurs expériences, contient de nombreux exemples de filatures de gangsters, ou de prises d’otages. A nous de transposer ça dans notre monde, moins dangereux quand même, de l’entreprise et de ses petites histoires de confiance entre collègues. Mais qui peut le plus, peut le moins. Le livre a d’ailleurs comme sous-titre « Aidez vos collaborateurs à se dépasser ! ». Oui, c’est un livre pour les chefs, ceux qui en veulent pour leurs collaborateurs. Encore et toujours la performance.

Ils évoquent cinq leviers car, pour eux, la confiance se décline en cinq sujets. Pour créer la confiance, on pourrait dire pour « créer le collectif » à ma Directrice, ils proposent même un ordre de mise en œuvre, étape par étape. Mais pour créer la vraie confiance et atteindre l’excellence il faut bien sûr cocher les cinq cases.

Etape 1 : la confiance dans la mission

Ah oui, on l’oublierait presque, mais croire en la mission, en avoir une, et faire en sorte que les équipes et les collaborateurs aient conscience de la mission globale à laquelle ils participent, et surtout, y croient, c’est le début de la confiance. Une « Raison d’être », en ce moment, tout le monde en veut une. Ça phosphore dans les services de communication. Il ne faut pas en rester à « renforcer la performance ». Il est préférable d’aller s’adresser aux émotions, de toucher l’intime. C’est le sens de cette citation de Saint-Exupéry que j’ai souvent utilisée, et que je conseillerai bien à ma directrice : « Si tu veux construire un bateau, ne rassembles pas les hommes et les femmes pour leur expliquer chaque détail, pour leur dire où trouver chaque chose. Si tu veux construire un bateau, fais naître dans le cœur des hommes le désir de la mer ». A discuter et à formaliser pour en faire une mission claire, simple et réaliste. Mais formaliser la mission, c’est plus précis que la « raison d’être ». Les auteurs, habitués aux libérations d’otages et aux attaques terroristes, nous disent qu’il faut viser grand. Ils parlent en connaisseurs : « D’expérience, on constate que les équipes qui doivent affronter des enjeux forts en environnement complexe sont plus motivées et plus efficientes que les autres ».

La mission est trouvée, les enjeux forts et les émotions à la clef ?

On passe à l’étape 2 alors.

Etape 2 : la confiance hiérarchique

Quel meilleur gage de confiance que de croire dans celle ou celui qui vous guide ? Et que de problèmes quand, surtout quand l’ambition fixée est forte, quand on doute de la capacité du ou des chefs.

Il y a, pour un chef , ou pour les collaborateurs, les mauvaises méthodes, que pourtant certains utilisent :

  • La peur : faire avancer ses collaborateurs sous la crainte d’une sanction relève plus du dressage que du management. Pas trop la recette pour la confiance.
  • La ruse : pour être tranquilles les collaborateurs font mine de suivre le leader, mais en réalité avancent à reculons, sans envie ni engagement. Cela finit par se voir. Pas trop une relation de confiance non plus.

 Pour créer la relation de confiance avec le chef, les auteurs recommandent au chef l’empathie, celle du leader qui perçoit l’émotion et montre à son interlocuteur qu’il en accuse réception.

Vous êtes reconnu comme un bon chef crédible et sincère, empathique.

Prêt pour l’étape 3. Eh oui, ce n’est pas fini.

Etape 3 : La confiance dans l’histoire

«  Comment savoir où l’on va si on ne sait pas d’où l’on vient ? » disent les auteurs. Cela rappelle cette citation de Churchill : « Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur ».

Connaître son histoire, c’est être capable de valoriser les succès et de d’apprendre des erreurs passées. C’est porter un regard lucide sur les capacités et les points faibles de l’entreprise. Ce qui renforce la confiance collective, ce sont aussi ce que les auteurs appellent les « valeurs fondatrices » : Ensemble hiérarchisé de principes et de comportements considérés comme nécessaires à l’existence de l’entreprise, les valeurs fondatrices sont l’ADN du groupe, qui constituent sa conscience collective ». On parlera aussi de culture d’entreprise, qui est un ensemble de comportements et d’attitudes qui structurent le fonctionnement du groupe.

L’histoire, ce sont aussi les rituels et les traditions, les évènements réguliers, les rencontres habituelles. Ce sont les séminaires de rentrée, mais aussi les pots du vendredi soir. Avec le Covid, certains ont disparus ; il va être temps d’y revenir.

Etape 4 : La confiance en soi

Il est évident que la confiance collective de l’équipe ou de l’entreprise dépend aussi de la confiance en soi de chacun de ses membres.

Les auteurs proposent un indicateur pour la mesurer (même s’il n’est pas très facile à calculer ; c’est plutôt un indicateur intuitif) : le quotient d’insécurité de l’entreprise.

Le quotient d’insécurité est la multiplication de notre niveau de sécurité intérieure par notre capacité à accepter l’incertitude.

Cela concerne l’appétence à l’incertitude et la sensibilisation à la complexité. Si on aime ce qui est carré, être sûr de tout bien contrôler avant d’agir, alors notre quotient d’insécurité est faible et, dès que quelque chose tourne mal ou n’est pas prévu, c’est la panique. Pas trop l’ambiance de confiance.

Pour développer ce quotient, les expériences, les debriefings des situations, l’entraînement à agir et décider dans l’incertain, sont de bons facteurs de développement.

Etape 5 : la confiance d’équipe

On comprend bien que si les associés prennent leurs collègues pour des imbéciles ou des incapables, si les collaborateurs se « tirent dans les pattes » pour gagner la course et se montrer meilleurs que les autres, la confiance de l’équipe sera nulle.

Certaines règles du jeu, notamment dans les systèmes de rémunération et de bonus, facilitent la conscience collective et la solidarité, d’autres moins. Il ne suffit pas d’avoir les règles, encore faut-il qu’elles soient vraiment appliquées de manière juste et équitable.

De quoi y revenir et les vérifier régulièrement.

Mais parler de confiance d’équipe, c’est aussi se méfier du risque d’avoir trop confiance, de se croire invulnérables (on est les meilleurs !). Au moindre coup dur, c’est la sidération et l’incapacité à agir ensemble. Risque aussi, quand ça va mal, de systématiquement s’en prendre aux autres, à la conjoncture, à « pas de chance », sans se remettre en cause.

Pas si simple, la confiance d’équipe. Cela peut nécessiter de régulièrement montrer à chacun l’intérêt à travailler en équipe, car l’esprit d’équipe ne se décrète pas tout seul.

On comprend que « créer du collectif », si on le fonde sur les cinq leviers de la confiance, ce n’est pas seulement « renforcer la performance », mais une forte ambition qui nous porte sur la durée, comme ce que Laurent Combalbert et Marwan Mery appellent « une envie d’excellence »

Renforcer la performance, c’est aussi une affaire de désir, un désir authentique. 


Rédemption

MontagneLa rédemption, dans le langage religieux, qui vient du latin Redemptio (« rachat ») c’est le salut apporté par Jésus-Christ qui par sa vie, sa mort et sa résurrection, libère l’humanité pécheresse. C’est un concept théologique que l’on retrouve aussi dans le judaïsme et l’islam. Mais c’est aussi l’action de se racheter au sens moral. C’est le signe d’un changement de vision sur la vie.

Je viens de lire l’histoire d’une rédemption justement.

C’est celle d’un dirigeant d’entreprises, mais aussi d’un être humain.

Dans ce livre, il raconte la transformation de la dernière entreprise qu’il a dirigé pendant plus de six ans, mais aussi sa propre transformation, celle de sa conception du management et du leadership, et de la vie, tout simplement. Une transformation de toute une vie, qui se mûrit d’étape en étape, grâce à des rencontres. Et c’est passionnant comme la vie.

Ce livre, son livre, c’est « The heart of business – Leadership principles for the next era of capitalism ». Lui, c’est Hubert Joly, dirigeant de Best Buy de 2012 à 2019, mais aussi auteur, maintenant professeur à Harvard, et pour moi un camarade de classe préparatoire au lycée Louis-le-Grand et sur le campus d’HEC (nous nous sommes connus sur les bancs de la classe il y a longtemps, mais je le redécouvre grâce à ce livre), car comme il le dit dans le livre, et comme il l’avait écrit dans un journal local de Minneapolis, siège de Best Buy, peu après sa nomination au poste,  « je ne suis pas le CEO de Best Buy », indiquant ainsi qu’il n’était pas réductible à sa fonction. On comprend combien c’est vrai à la lecture du livre.

En voici ma lecture subjective.

C’est l’auteur David Brooks, cité par Hubert, qui considère que notre vie est souvent construite comme deux montagnes : au début de notre carrière, et même avant, nous cherchons la réussite scolaire, professionnelle et financière, ainsi que le bonheur personnel et matériel. C’est la première montagne. Et puis à un moment, arrivé au sommet, ou presque, de cette première montagne, c’est le moment de se sentir insatisfait. Commence alors pour certains (mais d’autres ne s’y lancent jamais, et continuent à croire à la première montagne, poursuivant les mêmes objectifs de réussite de l’Ego), l’ascension de la deuxième montagne. C’est la montagne où l’on recherche le sens, où l’on s’engage pour de nouvelles causes, plus intimes, plus intérieures, comme la famille, la vocation, la philosophie, la foi, l’engagement pour la communauté et les autres. A chacun sa montagne, dont on n’atteint sûrement jamais le sommet.

Avec beaucoup d’humilité, Hubert nous raconte sa « vie d’avant », celle où il était persuadé qu’il avait réponse à tout, considérant alors que les autres étaient des obstacles à la résolution correcte des problèmes. Ce qui l’amenait, chaque fois qu’une équipe ou des collaborateurs lui présentaient des propositions ou un business plan, lorsqu’il était dirigeant chez Carlson Wagon Lit Travel, à s’assurer de leur dire comment faire encore mieux. C’est cette irrépressible tendance que connaissent tous les bons élèves,  à toujours vouloir dire aux autres ce qu’il faut faire, sans les écouter vraiment. Avec le recul, Hubert imagine que ses collaborateurs ont dû être souvent démoralisés par de telles pratiques.

Il cite un séminaire où le DRH de l’entreprise, avec un sens de l’humour audacieux, avait montré un organigramme de l’entreprise où toutes les cases étaient occupées par le nom d’Hubert Joly.

L’expérience du passage à la deuxième montagne, d’une nouvelle vision du management, on le comprend à la lecture des confessions d’Hubert, c’est l’expérience de tels moments gênants dans un séminaire d’entreprise, mais aussi l’expérience de rencontres, et particulièrement de rencontres avec des personnes inspirantes, souvent plus âgées, qui marquent les étapes de la vie.

Il cite plusieurs fois, et abondamment, Jean-Marie Descarpentries, CEO chez Bull, qu’il a rencontré en 1993, lorsqu’il était consultant, et qui lui avait dit que « l’objectif de l’entreprise n’est pas de faire de l’argent ! ». C’était lors d’un dîner organisé avec le nouveau CEO, dîner où Hubert avait mis son « chapeau de vendeur » pour tenter de lui pitcher et de lui vendre comment traiter les priorités de son entreprise, telles que les consultants les comprenaient. Pour quelqu’un formé à croire que ce qui fait la réussite de l’entreprise c’est d’augmenter la « Shareholder Value », il y avait de quoi en faire tomber sa fourchette. Ce que voulait dire Jean-Marie Descarpentries, ce n’est pas que le cash ne soit pas important, mais qu’il ne venait pas en premier dans les impératifs de l’entreprise. Pour lui les impératifs de l’entreprise sont, dans cet ordre, les collaborateurs, puis le Business (c’est-à-dire les clients), puis la finance (le cash-flow). Le cash-flow est le résultat des deux premiers. Et les meilleures entreprises sont celles qui satisfont les trois. Et le premier objectif, toujours selon le maître Jean-Marie Descarpentries, est le développement et l’accomplissement de ses employés, ainsi que l’attention accordée aux personnes autour d’eux.

Autre leçon lors d’une rencontre, chez Honeywell Bull, en 1986, avec le Directeur de la maintenance. Alors qu’Hubert lui fait remarquer que, pour agir sur la performance du service client, il lui semblait important, en bon jeune consultant content de lui,  de décomposer l’analyse au niveau le plus fin des districts et non de s’en tenir aux chiffres globaux, ce Directeur  lui parle de « la théorie de la jument », dont Hubert ignore tout. Cette théorie raconte l’histoire d’une jument avec une pierre coincée dans son sabot. Le vétérinaire est appelé et doit intervenir en soulevant le sabot pour en extraire la pierre à l’aide d’un crochet. Mais si le vétérinaire tient le sabot, la jument a besoin d’un soutien pour pouvoir se relever, et va donc mettre de plus en plus de poids sur le vétérinaire, qui ne peut pas supporter tout le poids de la jument et risque d’être écrasé. La solution est que le vétérinaire lâche prise, pour obliger la jument à se relever d’elle-même. La leçon est que si le manager essaye de résoudre lui-même les problèmes de son équipe, celle-ci va de plus en plus s’appuyer sur lui. Cela sera bénéfique à court terme, mais, in fine, l’écrasera. Voilà pourquoi le directeur de la maintenance préfère laisser le directeur régional traiter lui-même les problèmes des districts, plutôt que de s’en mêler lui-même. C’est cette leçon qui parie sur l’autonomie des collaborateurs et non sur leur dépendance que retiendra Hubert lorsqu’il construira le programme de transformation de Best Buy. Cela consiste aussi à favoriser la prise de décision au plus bas dans la hiérarchie.

Les rencontres, ce sont aussi celles avec des personnes inspirantes comme Frère Samuel, qui révèle à Hubert que « la recherche de perfection peut être maléfique ». Car la recherche de la perfection, croire que l’on peut résoudre tous les problèmes au mieux tout seul est le meilleur moyen de s’isoler, de se couper des feedbacks des autres, de se fermer aux relations d’entr’aide et de solidarité humaines. C’est cette révélation qui lui fournira l’autorisation d’avouer et de dire « je ne sais pas. J’ai besoin d’aide », même en étant le CEO. Pas si facile.

Et puis, autres rencontres, celle avec les coachs. Ce livre est un plaidoyer pour travailler avec des coachs. Pas si évident non plus. Le préjugé initial est de considérer que ceux qui ont besoin d’un coach sont les personnes malades, pas les dirigeants qui réussissent. Il faut juste, pour le dépasser, avoir envie d’être meilleur, comme avec un coach de ski ou de tennis. Et même les meilleurs joueurs de tennis et skieurs ont un coach.

C’est ainsi que c’est avec un coach qu’Hubert investit pour créer une vraie dynamique d’équipe avec son Comex. Car avoir des collaborateurs de qualité ne signifie pas forcément qu’on a une équipe de qualité. Quand le coach demande à chaque membre du Comex quelle était leur équipe primaire, chacun parle de son équipe fonctionnelle, mais jamais du Comex. Cette équipe Comex semble ne pas exister. Le Comex n’est qu’une collection de joueurs indépendants. Dans les réunions de ce Comex, personne n’osait contredire les autres, chacun se contentant, pour ménager ses collègues et ne pas les heurter, de rester silencieux, même s’il n’était pas vraiment d’accord avec ce qui était dit. C’est ainsi que les membres de l’équipe vont apprendre à donner et recevoir des feedbacks, pour améliorer le fonctionnement.

Le Comex de Best Buy va ainsi se réunir au moins un jour entier par trimestre avec le coach pour devenir une équipe plus efficace. Hubert le dit lui-même : « si l’on m’avait dit, 20 ou 10 ans plus tôt, que j’investirais mon temps pour améliorer les relations au travail, j’aurais secoué ma tête avec incrédulité. Sérieux ? Passer un ou deux jours entiers pour parler de nous, de nos émotions et sentiments, et comment sont les relations entre nous ? La version antérieure de moi-même n’aurait pas compris l’intérêt de passer une semaine par an pour être une équipe efficace plutôt que de consacrer ce temps à examiner les feuilles Excel et les statistiques de ventes ».

Le livre est l’occasion pour Hubert de nous livrer ses convictions, fruits de ses expériences et des principes qu’il a mis en œuvre lors de son passage à Best Buy. Le cœur du message est ce qu’il appelle « libérer la magie humaine ». Il en détaille les Pourquoi et Comment pas à pas, chapitre après chapitre. Il y plaide pour un nouveau leadership, un « purposeful leadership ».

Il y croit tellement qu’il veut transmettre cette conviction aux prochaines générations. Il en fait son enseignement à Harvard, et a fait un don généreux à l’école HEC pour créer une chaire dédiée à l’enseignement de ce « purposeful leadership ».

Convaincu que les générations de demain grandiront grâce aux technologies ( la raison d’être de Best Buy qu’il a contribué à forger est d’ailleurs « enrich our customers’lives through technology »), il a créé avec Best Buy des centres pour permettre à des adolescents défavorisés de s’initier aux technologies, les « Best Buy Teen centers ». Tous les droits d’auteur de son livre seront donnés à l’association qui gère ces centres. Acheter le livre est ainsi aussi, en plus d’y goûter une leçon de management, le moyen de faire une bonne action pour les générations futures (du moins celles des Etats-Unis).

Merci, camarade (comme on dit entre HECs).


Où jouons-nous ?

Go_gameC’est quand le niveau de la mer baisse, comme disait Warren Buffet, que l’on voit ceux qui se baignent nus. Il faisait référence, notamment, à ceux qui, dans la crise, tacticiens de l’instant, n’ont pas de ligne directrice, de cap, ou de sens, et risquent ainsi, sans gouvernail, d’être balayés par les retournements de conjoncture.

C’est un peu ce que l’on ressent à la lecture de l’article de deux professeurs d’Harvard, Ashish Nanda et Das Narayandas, dans le dernier numéro de la Harvard Business Review ( Mars-Avril 2021).

Ils se concentrent sur le secteur de ce que l’on appelle les « services professionnels », c’est-à-dire les consultants de toutes sortes, mais aussi les avocats, les architectes, tous ceux qui vendent des services intellectuels aux entreprises. Mais l’on pourrait sûrement extrapoler à d’autres professions.

Le risque qu’ils mettent en évidence, c’est celui de se positionner sur des segments de marché qui ne correspondent pas au profil des collaborateurs et à leurs compétences dans l’entreprise de services professionnels, et donc de ne pas pouvoir y être performant ou leader. Comme une erreur de casting, ou de stratégie.

Pour cela les auteurs ont découpé ce qu’ils appellent le spectre des services professionnels (les « practices ») en quatre catégories ; Ceci peut constituer un outil intéressant pour stress tester nos organisations, équipes et stratégies. C’est aussi un outil pour construire une stratégie et aligner les capacités et les talents sur celle-ci. Car même si on peut imaginer de tenter de couvrir et de servir plusieurs catégories, les auteurs déduisent de leurs analyses que les entreprises les plus performantes sont celles qui se sont concentrées sur peu de segments, pour y être leaders.

Ces quatre catégories correspondent à des besoins clients différents, et donc à des configurations d’organisations et de talents différentes pour ceux qui veulent y participer. Et l’on peut retrouver dans ces catégories des entreprises et équipes que nous connaissons.

Elles ont chacune un petit nom sympa.

Les voici :

  • Commodité (commodity)
  • Procédure
  • Cheveux gris (Gray hair)
  • Science spatiale ( Rocket science).

Chacune de ces catégories peut être source de rentabilité ; il faut juste que chacune ait l’organisation et les profils adaptés, et surtout ne pas les mélanger, ni vouloir faire un peu de tout avec les mêmes (c’est là le plus grave danger). Il s’agit donc de bien aligner les profils et les compétences pour être performant.

Une practice « Commodité » est celle qui délivre à ses clients des services simples, répondant à des problèmes courants, qu’elle sait produire à des coûts compétitifs. C’est le prix qui est un critère déterminant, et les services Achats des clients savent comparer et peser les offres pour ces services.

A titre d’exemple, c’est sur ce créneau que se positionnent les grands Groupes indiens d’Outsourcing, comme Infosys ou TCS. Mais d’autres practices choisissent cette catégorie aussi, ou s’y trouvent malgré elles cataloguées.

Pour exécuter correctement ces services, les practices de cette catégorie ont besoin de collaborateurs stables et dépendants, qui produiront de manière régulière et irréprochable les missions au meilleur coût, et donc avec la productivité adéquate. Pas besoin qu’ils aient un haut niveau de formation, l’essentiel de la formation nécessaire sera appris « sur le terrain » en apprenant à exécuter les missions selon les standards requis. Ce qui motive et permet de retenir les jeunes recrues dans ce type de practice, c’est la sécurité du job, les récompenses pour avoir bien produit les missions, et pour les longues heures qu’ils y passent.

Ce qui est stratégique pour ces practices c’est de délivrer un service au niveau des standards attendus par les clients, avec l’offre la plus compétitive et de qualité.

En fait, dans un business de services professionnels, à défaut d’innovations et de renouvellement, tous les services (et par déduction tous les consultants) tendent à devenir progressivement des commodités, les standards et offres tendant à être copiés par de plus en plus de professionnels, qui sont les premiers à faire se développer ces marchés de commodités. Pour s’y maintenir de manière rentable il est important d’y avoir les standards les plus à jour et surtout les coûts et prix au niveau attendu, au risque, sinon, de s’en faire sortir par les compétiteurs les plus performants, qui seront vite repérés et choisis par les services Achats des clients.

Une practice « Procédure » est celle qui offre une approche systématique à des problèmes larges et compliqués qui requièrent la plus grande attention à de multiples considérations. Il s’agit donc d’assembler les bonnes compétences et de disposer de méthodologies éprouvées et reconnues. Il ne s’agit pas d’être à la pointe du progrès ou de l’originalité mais de faire le job de manière sérieuse, en mettant le client en confiance, notamment par la liste des références prouvant qu’on l’a déjà fait ailleurs, et de nombreuses fois.

C’est le terrain de jeu des entreprises comme Accenture Technology Consulting et d’autres.

Une telle practice va rechercher des collaborateurs « qui en veulent », qui ont envie de réussir des missions difficiles qui demandent beaucoup de travail. Ils ne rechignent pas à la tâche, et sont toujours prêts pour travailler de longues heures, à tout moment, pour réussir ces missions. Ce qu’ils aiment, c’est travailler beaucoup, réussir les challenges, comme ils l’ont prouvé dans leur réussite scolaire et les concours des grandes écoles. Ce qui est valorisé, c’est la ténacité et la persévérance.

Ce qui motive et permet de retenir les jeunes recrues dans ce genre de practice, c’est le système de « Pay for performance », au mérite, avec les bonus et les promotions pour les meilleurs, la formation qu’ils y reçoivent, et toutes les expertises multiples qu’ils acquièrent sur les projets complexes, qu’ils pourront valoriser dans d’autres organisations.

Ce qui est stratégique pour ces practices, de manière à être le plus performant possible, c’est de codifier et capitaliser les expériences et la gestion de projet pour pouvoir les transposer d’une équipe à l’autre et d’un projet à l’autre. C’est comme cela que les méthodologies deviennent robustes et au meilleur niveau de qualité. Surtout pas d’improvisation.

Une practice « Cheveux gris » est celle qui délivre un conseil expérimenté nourri par l’expérience, par exemple en mettant en avant avoir déjà travaillé pour d’autres entreprises sur le même secteur d’activités, ou sur des problématiques similaires.

C’est le créneau de firmes comme McKinsey.

Une telle practice va chercher à disposer de collaborateurs conseillers dont le jugement et l’expérience reflètent la sagesse. Pour voir de tels talents, elle ne va pas recruter dans d’autres firmes (risque d’importer un mode de pensée non conforme à sa culture), mais plutôt recruter des jeunes susceptibles de devenir rapidement des intelligences de type « cheveux gris ». C’est pour cela qu’elle va recruter les top des classements des meilleures écoles, capables d’absorber et d’analyser le maximum d’informations, et d’apprendre rapidement le bon jugement au contact des seniors Partners et des clients, qu’il pourra déployer dans d’autres missions pour le même secteur.

Ce qui est stratégique pour être leader dans ce type de practice, c’est tout le système de « knowledge management » qui permet de mettre en relation tous les experts du secteur de la firme, en échangeant les insights et outils, et en les améliorant constamment.

Une practice « science spatiale » est celle qui adresse des sujets nécessitant une expertise approfondie et une capacité de créativité pour résoudre les problèmes. Ce sont celles qui inventent et sont toujours à la pointe du progrès, proposant des approches disruptives et nouvelles, sans arrêt.

A ses débuts, c’est le créneau que proposait le BCG pour se différencier de McKinsey, avant de le rejoindre pour assurer sa croissance.

C’est aujourd’hui le créneau des petits cabinets innovants, car la taille n’est pas un critère décisif pour ce type de practice.

Les collaborateurs que recherche ce type de practice sont des collaborateurs brillants, créatifs, toujours à même de délivrer des solutions innovantes. Elles ne recrutent pas sur des critères de bons élèves avec des diplômes, mais recherchent plutôt des profils originaux, des « pointes fines ».

Ce qui est stratégique pour ces practices, c’est d’être constamment à l’état de l’art dans leurs expertises. Et donc de disposer du bon système de veille pour capter cet état de l’art, y participer, et le déployer.

Ce qui est intéressant dans l’analyse que propose ces auteurs, c’est que ce ne sont pas les practices qui décident de leur positionnement, mais les clients. D’où les méprises de tous ceux qui se croient dans le marché des « cheveux gris » ou des « sciences spatiales », et qui se lamentent d’être challengés sur les prix par les services Achats ; c’est en fait le signe que le client ne les voient pas du tout là où ils croient être mais dans la catégorie des « procédures » ou même des « commodités ».

Il y a aussi le cas de ceux qui ont correctement constitué leur équipe du créneau "cheveux gris" mais qui tentent de la vendre à un client qui, lui, veut acheter des "procédures" ou des "commodités" : échec assuré. Car il ne suffit pas d'avoir le bon positionnement, il faut aussi s'adresser aux bons clients. 

C'est ce problème de la practice qui s’entoure de profils de type « cheveux gris » et innovants, alors que ses clients attendent des routines et des missions standard de type « procédure ». Résultat : démotivation des collaborateurs, et impact sur la qualité requise pour ces missions de routine nécessitant d’appliquer des standards reconnus.

Autre danger, celui de garder les mêmes profils pour toutes les practices, avec le risque, là encore, de faire tout mal.

Et enfin, si la practice est prise dans ce genre de pièges, le risque est de glisser doucement, mais sûrement, vers un modèle de « commodités », à un niveau moyen, loin des standards des leaders.

Car l’expérience montre aussi que les firmes qui sont devenues des commodités aux yeux de leurs clients auront les plus grandes difficultés à remonter la pente pour revenir aux niveaux Premium auxquelles elles aspirent.

C’est pourquoi l’outil d’analyse proposé par Ashish Nanda et Das Narayandas est sûrement un bon antidote, un guide de survie,  pour éviter ce genre de pièges, choisir, conforter et développer le bon positionnement et le bon casting.

Cela explique aussi comment faire pour accroître et maintenir notre performance.

C’est aussi un moyen de nous rappeler que les positions ne sont jamais acquises, et que l’innovation reste un moteur fort de la croissance et du jeu concurrentiel.

Une belle leçon, qui vaut bien sûr au-delà des entreprises de services professionnels.

Nous sommes tous concernés dans nos pratiques personnelles professionnelles.


Pom-pom girl

PompomManfred Kets de Vries est un professeur et auteur célèbre pour ses recherches sur le pouvoir et le management, en s’appuyant sur la psychanalyse. Il a aujourd’hui 78 ans, mais est toujours très lu et écouté des dirigeants et consultants. Il était interviewé dans Le Figaro du 20 mars par Bertille Bayart.

C’est l’occasion d’y lire une leçon pour les consultants et mentors, mais aussi pour les collaborateurs trop zélés, et pour les dirigeants eux-mêmes, car, comme il le confesse, en se référant aux dirigeants, « Rien n’est plus difficile que d’obtenir un bon conseil ». Alors que ce sont justement les dirigeants qui en ont le plus besoin car « Plus on monte dans la hiérarchie, plus on est entouré de personnes qui mentent. Un patron vit dans une « chambre d’ écho ». Il lui faut écouter très attentivement pour repérer le mensonge, et surtout repérer ce qui n’a pas été dit ».

Mais il prévient aussi contre les consultants trop intéressés qui se rendent trop dépendants de celui qui les consulte, et qui « lui disent ce qu’il a envie d’entendre » et donc ne font que l'inciter à persévérer dans la même direction. Il leur donne même un joli petit nom, en les appelant des « pom-pom girls ».

Il n’est pas facile, en effet, d’être ce « fou du roi » des patrons, qui sait garder son sens critique, mais bienveillant, plutôt que leur pom-pom girl. Ni d'être ce patron qui accepte et sait écouter les conseils et critiques, plutôt que de rechercher et de n'écouter que ce qu'il a envie d'entendre. Et les courtisans seront toujours nombreux pour satisfaire et entretenir ce penchant. Cela demande donc du courage et de la lucidité d'identifier ce que mon ami Olivier Zara appelle les " filtres hiérarchiques qui empêchent de faire remonter les mauvaises nouvelles". Il nous conseille d'ailleurs de suivre le principe de bonne intelligence collective, " Le chef parle toujours en dernier", dans son dernier livre, qui peut être un début d'antidote (car Olivier Zara n'est pas une pom-pom girl). 

Le tout est donc de choisir le bon costume et la bonne posture, et aussi le bon partenaire pour analyser et comprendre les situations, et ainsi résoudre les problèmes et mettre en œuvre les bonnes solutions.