Traverser la vie à l'instar d'un fantôme

ReveCastilloC’est Las Cases, auteur du « Mémorial de Sainte Hélène », qui rapporte cette citation de Napoléon Bonaparte : « Quel roman que ma vie ! ».

Mais si la vie est un roman, certaines vies sont la matière première de romans, et même d’une carrière littéraire.

C’est le cas de l’auteur Michel del Castillo, né Michel Janicot del Castillo.

C’est à partir de sa propre vie qu’il construit son œuvre littéraire, comme une obsession continue. Et il y a de quoi.

Né en 1933, à Madrid, il va connaître la guerre d’Espagne, guerre civile, qui fera s’exiler sa mère, journaliste républicaine, en 1939 suite à la victoire des armées franquistes. Il sera alors interné avec elle au camp de Rieucros, puis, abandonné par cette mère, seul dans un camp de concentration en Allemagne. De 1945, à la victoire des Alliés, jusqu’en 1949, il se retrouve dans un centre de redressement pour mineurs à Barcelone. Et il ne retrouvera qu’en 1953, en franchissant clandestinement la frontière, sa patrie et sa famille paternelle en France. Il y reprend des études de lettres et psychologie, et publie son premier roman, il a 24 ans, en 1957, « Tanguy », qui relate justement cette enfance que l’on peut qualifier de mouvementée. C’est un succès, qui sera traduit en 25 langues.

Je ne l’avais jamais lu, et l’ai découvert lors de mes lectures de cet été, avec d'autres livres de l'auteur. 

C’est à partir de ce livre que Michel del Castillo sera écrivain, son seul métier. Il est l’auteur de plus d’une vingtaine de romans, ainsi que d’essais. Il a aujourd’hui 90 ans, et ne publie plus rien depuis quelques années. 

Mais cette carrière et cette œuvre sont comme celles d’un entrepreneur (entrepreneur de soi) qui construit sa vision et son destin, à partir de son histoire personnelle, y compris ses difficultés, pour réaliser une ambition.

Cette histoire d’enfance, pour Michel del Castillo, ainsi que celle de sa mère et de son père, vont être le sujet de plusieurs de ses livres. Même si l’autobiographie est présente dans ces livres, il aura à cœur de préciser qu’il s’agit bien de romans (donc d’une œuvre de création, littéraire). Dans la préface de la réédition de « Tanguy », en 1994, dans une version « revue et corrigée », il précise d’ailleurs que la littérature « constitue, on l’a compris, ma seule biographie et mon unique vérité ».

« Tanguy » est ainsi le récit, à la troisième personne, avec ce prénom de fiction, Tanguy, de ces années d’enfance de camp en camp et centre de redressement, puis ce séjour dans un collège de jésuites, ensuite ouvrier dans une usine de ciment près de Barcelone, et enfin les retrouvailles avec son père à Paris. Retrouvailles avec le père, puis avec la mère, en 1955, dans les dernières pages de ce roman : « En avril 1955, la veille de la Fête des Mères, Tanguy retrouva la sienne. Ils se revirent après treize ans de séparation…Ce fut triste. Chacun d’eux avait poursuivi sa longue route. Lorsqu’ils se rencontrèrent, ni l’un ni l’autre n’étaient plus les mêmes. La guerre, qui n’avait pas changé certains êtres, les avait changés, eux… ».

Avec ce roman, « Tanguy », l’auteur explique dans cette préface en quoi le roman et la vie se parlent : « Le roman précédait la vie. Il l’ordonnait, fournissait un cadre, constituait un modèle où je pouvais glisser, non une biographie, mais des expériences et des souvenirs. Je ne romançais pas ma vie, je biographisais le roman. »

Le succès du livre a traversé les générations depuis plus de cinquante ans : « C’est bien ainsi que les jeunes, depuis quarante ans, lisent ce livre avec, dans leur tête, les images que la télévision leur envoie, du Cambodge au Rwanda, de la Bosnie à l’Ethiopie. Toujours et partout, ils reconnaissent le même enfant supplicié, si démuni et si fort. Les jeunes lecteurs de « Tanguy » mettent une voix sur l’énigme de ces regards « étonnés de douleur ». ».

On pourrait continuer en parlant de l’Ukraine aujourd’hui certainement.

C’est donc un livre qui marque à travers le temps, comme le constate justement l’auteur : « Grâce notamment aux enseignants, « Tanguy » n’a pas cessé, depuis sa parution, de toucher de nouvelles générations de lecteurs. Avec émotion, je constate qu’il reste pareillement présent dans la mémoire de ceux qui l’ont lu à l’époque de sa parution, avec une intensité et une ferveur dont ils se disent eux-mêmes surpris ».

37 ans après « Tanguy », Michel del Castillo, à 61 ans, revient sur l’histoire et sa mère ; c’est en 1994, l’année où il publie aussi cette version « revue et corrigée » de « Tanguy ». C’est le livre « Rue des archives » qui, selon l’auteur, « en éclaire les aspects cachés ». Le narrateur s’appelle maintenant Xavier, mais c’est le même : « De Tanguy à Xavier, il y a plus que l’épaisseur d’une vie, il y a toute l’amertume d’un désenchantement, qui doit moins à l’âge qu’à la progressive découverte de l’horreur. Si je gardais, à vingt ans, quelques illusions, le sexagénaire qui a écrit « Rue des archives » n’en conserve, lui, plus aucune. La boucle est bouclée. L’aveu étouffé de « Tanguy » fait la musique désenchantée de « Rue des archives ». ».

 Dans ce roman, le narrateur chemine avec l’enfant qu’il a été, et qui ne le quitte pas. Cette conversion de nom est expliquée : « C’est à ce moment-là, en le regardant penché vers nous, l’œil attentif, que je décidai de l’émanciper et de lui donner un nom. Il s’appellerait Xavier, comme ses deux grands-pères, paternel et maternel. Je sus que ce prénom lui plaisait. Nous étions réconciliés, nos brouilles ne durent jamais ».

 Belle image pour nous rappeler que notre enfant ne nous quitte jamais, du moins pour ceux qui gardent l’âme d’artiste.

Et c’est avec ce Xavier que le roman évoque des souvenirs d’enfance et avec sa mère, personnage mystérieux, dont l’auteur dira plus tard, à propos d’un autre livre, que « si elle fut ma mère, elle est devenue, de livre en livre, un objet esthétique ».

Le récit revient sur la vie de cette mère, à l’occasion du retour à Paris de l’auteur pour ses obsèques.

On apprend un peu plus de cette femme, prénommée Candida (c’est son vrai prénom), qui aura souvent menti, qui a eu plusieurs amants, et quatre enfants, dont l’auteur, qu’elle a tous abandonnés. Et l’on y lit la passion de l’auteur pour elle, devenue ce personnage de roman.

«L’écrivain se serait-il passionné pour elle si Candida n’avait été que sa mère ? L’avait-elle jamais été ? Il n’avait connu qu’une jeune femme aux abois, qui fuyait dans ses chimères une réalité qu’elle ne maîtrisait plus. De chambre d’hôtel en garni, toujours entre deux identités aléatoires, Candida n’était qu’une silhouette floue, un fantôme. Comme ses paroles mentaient autant que son apparence, brune ou blonde, et que son nom et son identité, je n’avais jamais eu une personne réelle en face de moi ».

Et le jeu de la vie et du roman se déroule au travers de l’écriture, comme une énigme ininterrompue.

«En un sens, Candida avait toujours été pour moi la plus énigmatique des femmes. Nous n’avions vécu que neuf ans ensemble, dont il aurait fallu retrancher le temps des séparations et des absences, la perplexité des premières années où la mémoire flotte, indécise et brumeuse. Que restait-il, au bout du compte ?

Candida était une nostalgie et c’est cette nostalgie que je poursuivais de livre en livre ».

Nous ne sommes jamais dans une biographie, mais dans ce roman qui reprend des images et des souvenirs, ceux dont on veut bien se rappeler. L’auteur donne une des clés de son projet littéraire dans la remarque qu’il met dans les propos d’un des personnages du livre :

«La biographie n’existe pas. Il s’agit d’un récit toujours à reprendre, d’une suite inachevée de tentatives pour totaliser les expériences d’une vie. Là, réside la force du roman, qui totalise, mais dans l’ambiguïté, coule les souvenirs et les impressions, les fabulations même, dans un récit organique qui les transcende et les sublime. Comme dans la vie, les contradictions et les énigmes subsistent ».

Ce récit toujours à reprendre, Michel del Castillo va le reprendre sept ans plus tard, presque depuis le début, en publiant ce qu’il appellera une trilogie, dont il n’y aura que deux volumes : « Les étoiles froides » en 2001 (il aura alors 68 ans), et « Les portes de sang » en 2003.

Ces deux romans reprennent le récit de la vie de Clara del Monte, héroïne d’une enquête par une étudiante qui reprend la documentation recueillie par sa tante avant sa mort, avec des témoignages de Xavier, ce double de l’auteur, et des personnes qui ont côtoyé Clara del Monte. Car Clara del Monte, c’est encore le portrait de sa mère (c'est sa photo qui figure en couverture des "portes du sang").

Le roman des souvenirs n’en sera pas fini. En 2010, à 77 ans, Michel del Castillo va conter, à la troisième personne, le roman de Xavier, devenu un grand pianiste professionnel, qui a maintenant 70 ans, et qui repense à son enfance et à sa « Mamita » (c’est le titre du roman). Un mélange de fiction et de souvenirs que l’on a déjà lus, mais avec un point de vue différent, dans ses précédents ouvrages.

Le récit est différent, dans un contexte de voyage à New-York et Boston, mais l’écriture et les obsessions de l’auteur ont le même parfum, surtout quand il évoque Mamita et sa complexité :

«Et si la complexité de Mamita se réduisait à quelques traits simples ? Elle était méchante, hargneuse, vindicative, d’un égoïsme forcené ; elle faisait preuve d’une impudente lascivité ; elle trichait et mentait, trahissait sans scrupules ni remords. Les subtilités, les ergotages la concernant se heurtaient à l’évidence de cette perversité. Il n’y avait rien d’autre à comprendre que les faits, d’ une irréfutable brutalité. Toutes les tentatives qu’il avait faites, depuis l’adolescence, pour tenter d’expliquer, n’étaient en réalité qu’autant d’esquives".

Existait-il des causes ? Sûrement, mais on ne pouvait pas davantage les démontrer qu’on ne s’explique, dans la vie pratique, le pourquoi de cette chose glauque, inerte en apparence, semblable à une pierre, dont on sait qu’elle va bouger, se dresser, injecter la mort ».  

Lire Michel del Castillo, c’est lire une vie, ou la mémoire d’une vie, comme un affreux malaise, où il n’y a rien à comprendre, un roman perpétuel biographisé.

Une vie comme une suite de rêves éveillés.

Toujours dans « Mamita » :

«Il croyait parfois entendre un appel lointain, comme un gémissement. Était-ce l’enfant de son rêve ? ».

« Quand donc, à quel moment, s’était-il senti réel ? Il lui semblait parfois avoir traversé la vie à l’instar d’un fantôme, sans autre consistance que celle de ses rêves ».

 


Egalité : Toute une histoire

EgalitebbbLes mots ont une histoire, pouvant passer du positif au négatif, et inversement.

Prenez le mot Egalité.

Inspirée des principes de la déclaration des droits de l’homme de 1789, choisie en 1848 sous la IIème République, c’est la devise de la République française qui orne les bâtiments publics : Liberté, Egalité, Fraternité.

Mais qu’est devenue cette égalité au fil des siècles et des années ? C’est l’objet du livre de l’historien Pierre Rosanvallon, « La société des égaux » (2011), où il constate que, aujourd’hui, « on voue aux gémonies les inégalités de fait, alors que l’on reconnaît implicitement comme légitimes les ressorts de l’inégalité qui les constituent ». L’idée d’égalité, tant célébrée après 1789, est devenue avec le temps, pour l’auteur, « une divinité lointaine, dont le culte routinier n’alimente plus aucune foi vivante. Elle ne se manifeste plus que comme incantation négative à « réduire les inégalités » mais sans plus dessiner l’image positive d’un monde désirable ».

Que s’est-il passé ?

C’est une histoire de successions de ruptures que nous raconte Pierre Rosanvallon. Et cette histoire est aussi liée aux évolutions du capitalisme et des entreprises.

Tout avait bien commencé : l’égalité, c’est la fin des privilèges, abolis un 4 août 1789. Et l’égalité est décrite simplement par un auteur de l’époque, Rabaut Saint-Etienne, comme une égalité de liberté : « On pose pour principe dans la formation d’une société que tous les hommes qui y entrent sont égaux. On ne veut pas dire par là qu’ils sont égaux de taille, de talents, d’industrie, de richesses, ce qui serait absurde ; mais qu’ils sont égaux en liberté ».L’objet est de construire un « monde de semblables ».

Ce qui fait l’égalité, c’est la qualité du lien social entre les individus. Les différences de situation ou de richesses sont ainsi, dans cette vision, secondaires. Comme le dira Sieyès, « Les inégalités de propriété et d’industrie sont comme des inégalités d’âge, de sexe, de taille, etc. Elles ne dénaturent point l’égalité du civisme ».

Mais une rupture profonde va se produire avec la révolution industrielle et l’avènement du capitalisme au XIXème siècle, qui va profondément transformer le mode de production et voir naître les manufactures. Les enquêtes sur la condition ouvrière et les « prolétaires » dans la France de 1830 et 1840 vont mettre l’accent sur ce qui sépare ceux-ci de la « classe » des capitalistes. Fini le projet de construire un monde de semblables. Mais la monarchie de Juillet (cette période de 1830 à 1848 où certains ont vu une « parenthèse libérale ») va trouver une justification à ce que l’on appellera les « inégalités naturelles » qui se différencient des « inégalités factices » (les privilèges) et se justifient par des différences de capacités physiques, intellectuelles et morales, censées constituer une loi de l’espèce humaine. Charles Dunoyer, un des auteurs de la période (« De la liberté du travail » - 1845), considère même que l’égalité des conditions n’est pas « désirable » : « Dans une économie de croissance et d’innovation, les supériorités sont la source de tout ce qui se fait de grand et d’utile. Réduisez tout à l’égalité, et vous aurez tout réduit à l’inaction ». Et pour en conclure que « Le développement de l’industrie serait tout uniment impossible, si les hommes étaient tous également heureux ». C’est durant cette période que va grandir la contradiction entre la liberté et l’égalité. Car l’égalité, c’est un monde dominé par le conformisme et la médiocrité populaire. Et ainsi vont se développer au cours du XIXème siècle et au-delà des « sciences de l’inégalité », prétendant démontrer le fondement physiologique des inégalités. Et c’est à partir de là que se développent à la fin du XIXème siècle et au XXème siècle les tests de mesure de l’intelligence. C’est un psychologue français, Alfred Binet, qui met au point les tests pour calculer un niveau « d’âge mental » que l’on compare à l’âge biologique, pour en faire un quotient : le Q.I était né. Et avec lui la passion des « tests » qui sont encore très populaires aujourd’hui, à voir la folie des parents d’élèves pour repérer les « HPI » dans leur progéniture, les ventes de livres sur le sujet et les audiences de la série « HPI » sur TF1 (près de 10 millions de spectateurs).

Avec cette évolution, l’égalité va se concevoir comme la possibilité (théorique) pour tous d’accéder à l’élite, et non pas comme un indice de progression moyenne des conditions sociales. L’attention prioritaire va au contraire se porter sur le sommet de la pyramide. Et c’est là, selon les analyses de Pierre Rosanvallon, que vont trouver leurs raisons d’être les « Grandes Ecoles », qui permettront aux plus modestes de se présenter à leurs concours d’entrée. L’Ecole polytechnique en est la meilleure illustration. En 1848, le ministre de l’Instruction publique, Hyppolyte Carnot, va suggérer, afin d’étendre le recrutement de cette Ecole sur tout le peuple, de familiariser dès l’enfance tous les enfants des écoles élémentaires aux matières et aux sujets propres à son concours d’entrée, les collèges devant assurer ensuite une préparation directe et gratuite à ces épreuves. Vive les mathématiques et le système scolaire « distillateur social » !

Avec la fin du XIXème et le début du XXème siècle, va s’ouvrir une nouvelle période que Pierre Rosanvallon appelle « le siècle de la redistribution » qui va en quelques décennies réduire les inégalités de façon spectaculaire, grâce à la mise en place de l’impôt progressif, de mécanismes assurantiels pour protéger les individus contre les risques de l’existence, et l’instauration de procédures de représentation et de régulation collective du travail conduisant à une amélioration de la condition salariée.

Cette rupture a des origines politiques, l’idée ayant germée que l’essor du capitalisme, et la constitution d’une « classe de parias » qu’il engendrait, pouvait risque de mener au chaos social, comme une sorte de « Saint-Barthélemy sociale » révolutionnaire. Et donc qu’il fallait apporter des réformes pour s’en protéger.

Mais elle est aussi liée à une révolution intellectuelle et morale qui voit se développer ce que

Pierre Rosanvallon appelle « une désindividualisation du monde » et l’avènement d’un « capitalisme de l’organisation ».

Il s’agit d’une évolution sociologique des sociétés, qui pénètrera aussi le monde des entreprises, considérant que la société est un organisme vivant où les hommes sont interdépendants entre eux, et non des individus souverains et autosuffisants. Et que c’est la qualité de ces relations d’interdépendance qui fait que chacun dépend aussi de l’intelligence et de la moralité des autres. Cela va changer profondément les notions de droit, de devoir, de mérite et de responsabilité.

On parlera de « dette sociale » qu’aurait tout homme vis-à-vis de la société. Cela fera abandonner les conceptions antérieures de la responsabilité individuelle pour définir la société comme un système d’interactions et d’interdépendance. C’est aussi à ce moment que l’on va considérer l’entreprise comme une organisation. John Kenneth Galbraith, auteur du « Nouvel Etat industriel » dans les années 60, considèrera que « Le système industriel moderne, n’est plus essentiellement celui de l’économie de marché. Il est planifié en partie par les grandes entreprises et en partie par l’Etat moderne. Il doit être planifié, car la technologie et l’organisation modernes ne peuvent se développer favorablement que dans un cadre de stabilité, condition que le marché ne peut satisfaire ». Il explique également que l’entreprise est une « technostructure » gouvernée par un noyau de managers spécialisés et des experts en tous genres qui en font une organisation indépendante. Le pouvoir n’est plus dans les mains d’individus mais il est collectif dans cette technostructure : « Dans la grande entreprise moderne, le pouvoir est passé, de façon inévitable et irrévocable, de l’individu au groupe : car le groupe est seul à posséder les informations nécessaires à la décision ». Ainsi était nés la science des organisations, et le conseil en organisation qui va avec (Le Boston Consulting Group – BCG – est créé en 1963).

Ainsi assiste-t-on à cette « désindividualisation du pouvoir », le pouvoir étant transféré aux organisations. Le succès de l’entreprise dépend alors de la qualité de l’organisation et des procédures de gestion. En contrepartie, le PDG de l’entreprise est devenu un simple rouage de l’organisation et les dirigeants et salariés sont les serviteurs de cette organisation, interchangeables. On peut faire des choses extraordinaires dans l’entreprise bien organisée, avec des hommes ordinaires. L’efficacité productive d’un tel système entraînait, toujours selon Galbraith, mécaniquement une réduction des inégalités et l’amélioration du sort de chacun, indexé sur des résultats collectifs. Les dirigeants sont, bien sûr, mieux rémunérés, mais dans le cadre d’une hiérarchie fonctionnelle des compétences. Qui se souvient que c’est Peter Drucker, autre gourou du management, qui estimait, à cette époque, que la hiérarchie salariale devait se limiter à un écart de 1 à 20.

Mais ce « capitalisme de l’organisation » ne va pas durer, et nous assistons depuis les années 80 et surtout 90 à une nouvelle rupture avec l’avènement d’un « capitalisme de la singularité ».

L’histoire de la « dette sociale » a un peu disparue, L’Etat étant suspecté de trop taxer et d’être inefficace ; L’Etat-providence est devenu suspect également d’entretenir une situation où les citoyens improductifs vivent aux dépens des citoyens productifs. Haro sur l’assistanat. En outre, la justice sociale a laissé la place à une nouvelle préoccupation qui est la dimension écologique. Le souci des générations futures est devenu un impératif moral plus vital que la justice sociale, et cette figure des générations futures a remplacé le prolétaire comme sujet de la sollicitude publique.

Ce virage concerne aussi l’entreprise. Finie la vision de la production ouvrière de masse. On va maintenant valoriser les capacités individuelles de création, et les qualités de réactivité supplantent le sens de la discipline. Et le développement d’une économie de services va donner justement de l’importance à la qualité de la relation avec le consommateur.

Finie aussi la glorification de la planification. On va maintenant parler de flexibilité, et de l’adaptation permanente de l’organisation. Et le fonctionnement des organisations est devenu indissociable d’une certaine autonomie des travailleurs. On ne parle plus de qualifications, mais de compétences. Le travailleur compétent est celui qui sait prendre les bonnes décisions face à l’imprévu. Ce n’est plus sa force de travail qui caractérise le travailleur, mais sa valeur d’usage, c’est-à-dire sa singularité. Nous sommes dans un nouvel âge des inégalités et de la désolidarisation sociale.

Mais, paradoxalement, ce nouvel âge est aussi celui de l’attention accrue aux discriminations et aux différences.

En fait ceci correspond à une nouvelle forme d’individualisme, « l’individualisme de singularité » : c’est précisément en sortant d’une catégorie de classe (les noirs, les femmes, etc) et en devenant soi-même que cet individualisme s’exprime. Chacun aspire a être important aux yeux d’autrui, à être considéré comme une star, un expert, ou un artiste, et voir ses idées et ses jugements pris en compte, reconnus comme ayant une valeur.

On parle encore d’inégalité, mais c’est l’inégalité liée au sentiment de ne pas être traité comme un être humain, d’être rejeté hors du cercle, considéré comme « moins que rien ». L’idée d’égalité a changé : il s’agit d’être regardé comme quelconque, assimilé aux autres, et ne pas être assigné à une spécificité excluante. C’est aussi la volonté « d’être quelqu’un ».

A l’âge du capitalisme de singularité, ce qui va concilier le fait des différences et l’égalité, c’est notamment la notion de mérite. C’est l’égalité des chances et la reconnaissance du mérite qui font tenir le système. L’égalité est devenue synonyme de concurrence généralisée. Dans cette nouvelle société, c’est dans la confrontation au risque que l’on devient soi-même. Elle est devenue un idéal synonyme d’indépendance et d’émancipation. Dans cette société de concurrence généralisée, c’est le consommateur qui est sacralisé, et qui devient la mesure et la vérité de l’intérêt général. C’est maintenant l’exaltation de la concurrence qui correspond à la destruction des privilèges. La destruction des monopoles a remplacé la question de la réduction des inégalités.

Être égaux, dans ce cadre, signifie maintenant rentrer dans le jeu, participer à la compétition. Et que les meilleurs gagnent.

Cette idéologie de la concurrence généralisée est-elle de nature à refonder positivement un ordre acceptable du monde ? On comprend à le lire que Pierre Rosanvallon en doute. Comme souvent dans ce genre d'ouvrage, les propositions n'ont pas le même niveau que la qualité du diagnostic. Mais elles posent les bonnes questions.

L’ouvrage est paru en 2011. La situation en 2023 a plutôt amplifié les mouvements identifiés par l’auteur. Les écarts de rémunérations et les rémunérations des dirigeants ont continué à s’amplifier, la revendication des différences et du droit à être une star a pris des proportions nouvelles avec les wokisme.

Toute la question du comment être semblables et singuliers, égaux et différents, égaux sous certains rapports et inégaux dans d’autres, reste la question d’aujourd’hui. Et cette question est aussi celle de l’avenir des démocraties. On va parler d’égalité plurielle, mais le sujet de l’égalité, comme renforcement de la cohésion des membres qui composent les démocraties, et la réappropriation du politique par ces membres, reste à traiter encore aujourd’hui.

C’est nous maintenant qui allons écrire la suite de l’histoire si bien contée par Pierre Rosanvallon dans cette « société des égaux » qui a du mal à le rester.

D’autant que la singularité a pris une nouvelle dimension aujourd’hui avec la compétition entre l’Homme et les machines, et l’irruption de Chat GPT dans nos vies…


Je marche, suivez-moi

Chef3Il est d’usage de rajouter des « isme » aux noms des hommes politiques pour en faire des courants ou des mouvements. Plus de cinquante ans après la mort du Général de Gaulle, certains se réclament encore du « gaullisme ».

Pendant une période de l’histoire, le « bonapartisme » (qui caractérisait à l’origine une famille de pensée politique s’inspirant des actions de l’empereur Napoléon Ier, puis de Napoléon III) a eu ses heures de gloire, et encore aujourd’hui le terme désigne souvent les dirigeants autoritaires, volontaires et ambitieux, et un régime à l’exécutif fort. Le terme peut même s’appliquer pour des dirigeants d’entreprise, souvent à leur détriment, comme on a pu le dire de Carlos Ghosn, en parlant de césarisme.

Mais c’est quoi le bonapartisme ?

Pierre Milza, biographe de Mussolini, est aussi l’auteur d’une biographie de Napoléon III, et, à ce titre, ne peut s’empêcher de comparer les deux régimes, et d’y trouver «que sur certains points, les convergences sont fortes ».

Car Louis-Napoléon, futur Empereur Napoléon III, neveu de l’Empereur Napoléon Ier, et fils de la fille de Joséphine de Beauharnais, a eu tout le temps dans sa jeunesse de réfléchir à ce qu’il nommera dans un ouvrage qu’il fait publier en 1839 (lors de sa trentième année), «Des idées napoléoniennes », avec une citation de son oncle en épigraphe : « Le vieux système est à bout, le nouveau n’est point assis ».Système qu’il développera dans un autre ouvrage, en 1844, écrit depuis le fort de Ham où il est détenu, « L’extinction du paupérisme ».

Pierre Milza en relève les convergences : « Autorité, étatisme, méfiance à l’égard des classes dirigeantes libérales et de l’idéologie du « laissez-faire », intérêt marqué (au moins au niveau des intentions) pour les classes populaires, militarisation du cops social, etc., autant de principes que l’on retrouvera, un siècle plus tard, dans le fascisme ».

Plutôt que de parler du « Peuple », comme on l’entend aujourd’hui, Louis-Napoléon parle des « masses ». Il écrit : « Aujourd’hui, le régime des castes est fini : on ne peut gouverner qu’avec les masses ; il faut donc les organiser pour qu’elles puissent formuler leurs volontés et les discipliner pour qu’elles puissent être dirigées et éclairées sur leurs propres intérêts ».

Le système que privilégie Louis-Napoléon, et qu’il mettra en œuvre une fois Empereur, est bien décrit dans « Des idées napoléoniennes », et constitue un manifeste en faveur d’un régime plébiscitaire et populiste, où le soutien du «peuple » permet au chef d’engager les actions et réformes de sa propre volonté :

« L’idée napoléonienne consiste à reconstituer la société française bouleversée par cinquante ans de révolution, à réconcilier l’ordre et la liberté, les droits du peuple et les principes d’autorité.

Elle trouve un élément de force et de stabilité dans la démocratie, parce qu’elle la discipline.

Elle trouve un élément de force dans la liberté, parce qu’elle en prépare sagement le règne en établissant des bases larges avant de bâtir l’édifice.

Elle ne suit ni la marche incertaine d’un parti, ni les passions de la foule ; elle commande par la raison, elle conduit parce qu’elle marche la première.

Elle ne procède pas par exclusion, mais par réconciliation ; elle réunit la nation au lieu de la diviser. Elle donne à chacun l’emploi qui lui est dû, la place qu’il mérite selon sa capacité et ses œuvres».

Même s’il promeut la liberté, ce bonapartisme est éloigné des idées libérales, considérant que l’évolution naturelle des sociétés ne peut s’accomplir de manière harmonieuse que si elle est organisée et encadrée par une forme de pouvoir qui en assure le plein épanouissement. En gros, c’est le chef qui est le guide : « Dans un gouvernement dont la base est démocratique, le chef seul a la puissance gouvernementale ; la force morale ne dérive que de lui, tout aussi remonte directement jusqu’à lui, soit haine, soit amour. Dans une telle société, la centralisation doit être plus forte que dans toute autre ».

Louis-Napoléon résumera lui-même sa vision, lors d’une réception à l’Elysée en novembre 1851, que rapporte Pierre Milza : « Je ne ferai pas comme les gouvernements qui m’ont précédé, et je ne dirai pas : Marchez, je vous suis, mais je vous dirai : Je marche, suivez-moi ». Il était lui aussi déjà « en marche ».

On appellera aussi ce type de régime, et de mode de gouvernance, le césarisme (c’est ainsi que l’on qualifiera aussi Carlos Ghosn à la suite de ses déboires).

C’est pourquoi les députés du corps législatif ont une place singulière dans ce régime. Les députés sont élus au suffrage universel, mais ils ne sauraient constituer une expression concurrente de la volonté du peuple qui a fait du chef de l’Etat, par le vote plébiscitaire, le représentant exclusif de la souveraineté nationale. Pour permettre cela, le régime a prévu un système de candidature dit « officielle », avec des candidats officiels, désignés par le pouvoir, faisant ainsi des élections législatives une forme d’appréciation du régime plutôt que le choix d’une addition de députés. D’ailleurs les membres du corps législatif ne constituent pas une « Assemblée nationale » de « représentants de la volonté du pays », mais un « corps » de « députés » pour « aider le chef de l’Etat". Ils n’ont pas l’initiative des lois, ni le droit d’interpeller le gouvernement ou de poser des questions aux ministres, et ne siègent que trois mois par an. Leur seul pouvoir est finalement de rejeter les propositions de loi et les prévisions budgétaires.

Les candidats « officiels » sont ceux désignés par le pouvoir exécutif pour assurer la stabilité du régime par une fidélité pleine et entière à l’Empereur. Ils bénéficient d’un soutien et de la mobilisation de tout l’appareil gouvernemental. Ils sont choisis sur deux types de critères : le premier est un critère social, celui d’être un « homme indépendant » (pas de femmes, bien sûr), qui s’est illustré dans la vie sociale et économique ; Il doit aussi être « un homme populaire », reconnu sur son territoire pour avoir fait « un noble usage de son bien » ou construit sa fortune sur le travail, l’industrie, l’agriculture. Le deuxième critère est politique : l’absence de passé politique ou d’attache avec les régimes précédents (donc pas de ralliés de la dernière heure). C’est ce principe qui fera que lors des élections législatives de 1852, 62% des députés n’auront jamais exercé une fonction politique à un niveau national.

Un autre organe important est le Conseil d’Etat, composé de hauts magistrats tous nommés par l’Empereur et révocables par lui, qui sont là à titre de consultants. En fait, ce Conseil d’Etat se révèlera plutôt effrayé par les réformes proposées par l’Empereur, et s’opposeront à plusieurs, sans que l’Empereur ne procède, durant tout son règne, à aucune révocation de conseiller. C’est ainsi qu’ils s’opposeront à plusieurs réformes « sociales » proposées par le gouvernement.

Il y a aussi un Sénat, composé de membres de droit, comme des militaires ou ecclésiastiques de haut rang, et des membres nommés par l’Empereur, tous nommés à vie. Ils interviennent pour se prononcer sur la constitutionnalité des textes votés.

Concernant le gouvernement, les ministères, comme on les entend aujourd’hui, n’existent pas. Les ministres sont des commis nommés par l'Empereur, individuellement responsables devant lui et révocables par lui. Il n’y a donc pas non plus de « Conseil des ministres », mais des réunions d’information où l’Empereur fait part de ses décisions et recueille leurs avis.

Avec un tel système bien verrouillé, on peut dire que toutes les avancées du second Empire seront l’œuvre de Napoléon III (même si des corrections plus libérales et démocratiques seront apportées au régime à partir de 1860), mais l’histoire retiendra aussi que cela ne s’est pas très bien terminé, avec le désastre de la guerre et la défaite de Sedan. Les historiens ne manqueront toutefois pas de souligner aussi le regain de prospérité apporté par sa politique économique notamment : l’industrialisation rapide de la France, le développement du chemin de fer, des messageries maritimes, des houillères, la multiplication des organes de crédit. Sans oublier la politique d’urbanisme qui a transformé les grandes villes de province en capitales régionales, et recréé un Paris, avec Haussmann, moderne et hygiénisé.

Au point, peut-être, pour certains, encore aujourd’hui, de rêver de cette forme de pouvoir absolu, en invoquant le « peuple » et en l’appelant en permanence à confier les clés et les choix à un chef visionnaire prêt à faire leur bonheur malgré eux.

L’Histoire est un bon moyen de garder notre vigilance, car, même si elle ne se répète pas, elle permet aussi de tirer les leçons.


Fatalité impériale

IvanTERRIBLEQuand on parle des entreprises et des entrepreneurs, on désigne par un Empire le réseau des multiples filiales et entreprises d’un chef, souvent le créateur de ce réseau, qui se trouve à la tête d’un patrimoine qui fait parler. C’est ainsi que pour parler de LVMH et son PDG Bernard Arnault, on va dire « l’empire du luxe de Bernard Arnault ». On dira aussi "homme d'affaires redoutable".  Mais on va aussi citer les grands empereurs des affaires comme Howard Hugues, ou Henry Ford. Le cinéma a aussi rendu célèbre, grâce à Orson Welles, l’empire Xanadu du milliardaire Charles Foster Kane, dans le film Citizen Kane. A ce niveau on ne parle plus seulement de « l’homme d’affaires », mais d’un personnage qui intervient dans la vie de la cité, tisse un réseau avec les grands de ce monde par-delà les frontières et les nations, et nourrit les fantasmes des partisans de la démondialisation, dont il représente le cœur de cible.

Mais, bien sûr, l’empire, du latin Imperium, c’est d’abord un territoire ou un ensemble de territoires sous la domination d’un même chef, appelé Empereur. L’empire, cela sous-entend qu’il y a eu des conquêtes, les territoires ayant été intégrés par des victoires militaires successives, l’ensemble restant sous la domination de l’Etat originel. L’Empire, avec la majuscule désignera le régime politique monarchique, alors que l’empire, avec la minuscule, désignera la domination territoriale.

Que ce soit pour les affaires ou les régimes politiques, les empires recèlent en eux une malédiction liée à leur instabilité : alors que l’on considèrera qu’une nation offre une unité de religion, de langue, de mœurs et de souvenirs, on dira une culture, l’Empire est par nature un ensemble construit, sans souvenir historique commun, à part, pour chacun des peuples qui le composent, d’avoir été assujettis ensemble. La malédiction, c’est le risque de sécession de certains de ces peuples, de conflits entre eux, d’invasions nouvelles.

L’Histoire est pleine d’épopées de ce genre, qui ont conduit à l’extinction d’empires qui paraissaient immortels. Pour préserver l’Empire, il est nécessaire de constamment affirmer la puissance de l’Empereur, de pratiquer les expéditions punitives nécessaires pour faire un exemple sur les sujets qui seraient tentés d’être indociles. L’Empire sera aussi considéré par ses voisins, et même une partie de ses populations, comme une menace ou un ennemi.  C’est ainsi que certains Empires ne durent que quelques années, comme celui d’Alexandre ou de Napoléon, alors que d’autres survivent plus d’un siècle comme les Empires incas ou aztèques, et même près de mille ans pour l’empire byzantin, ou, record du monde, deux mille deux cents ans pour l’Empire chinois.

Ce temps long n’existe pas dans les mêmes proportions pour les entreprises. Mais on y retrouve les mêmes histoires, les bonnes et les moins bonnes, et les sagas familiales, comme la famille Mulliez (Auchan et son empire d’entreprises), ou Arnault avec LVMH. Et ces entrepreneurs qui étendent leur domination par rachats successifs sont les Empereurs des temps modernes.

Là où la malédiction est la plus actuelle, c’est bien sûr en Russie. C’est le titre du dossier du Figaro Histoire de juin 2022, « Russie, la malédiction de l’Empire ».

Car, ainsi que le décrit ce dossier, la Russie n’est pas une nation, mais un empire.

Toute l’histoire de la Russie est celle d’une expansion du territoire.

Son origine vient d’une légende, dont on a beaucoup reparlé récemment, forcément, celle du « Récit des temps passés », qui conte l’épopée d’un prince varègue, Riourik, héros viking, qui, venu du Nord, fonda à Novgorod, en 862, le premier Etat slave, et en devient le Prince de Novgorod. Vingt ans plus tard, Oleg, un parent de Riourik, descendit le Dniepr avec ses troupes et prit Kiev, qu’il proclama « la mère des villes russes ». Difficile à dire si ce Riourik a jamais existé, mais ce petit territoire, la Rus’ de Kiev, va s’agrandir pour devenir, au XIe siècle, sous les règnes de Vladimir Ier et Iaroslav le Sage, le territoire d’Europe le plus étendu. Malheureusement, les problèmes de succession, le morcellement en principautés indépendantes, et les invasions mongoles vont amener cette Rus’ de Kiev à disparaître en 1240. C’est pourtant là-dessus que se fonde le discours politique du Kremlin aujourd’hui pour dire que cette ville de Kiev serait le « berceau national de la Russie ».

Mais l’expansion de l’Empire va continuer. Hélène Carrère d’Encausse en relate toutes les étapes dans ce dossier très bien exposé du Figaro Histoire, à commencer par Ivan IV, dit le Terrible, qui devient « grand-prince de toute la Rus’ » à la mort de son père Vassili III, en 1533, et est considéré comme le fondateur de l’Etat russe. Il se fait couronner tsar, selon le rite byzantin, en 1547, et va conquérir les khanats tatars de Kazan et d’Astrakhan, faisant devenir l’Empire des tsars multiethnique et multiconfessionnel.

Hélène Carrère d’Encausse montre bien ce dédoublement de la Russie à partir de cette époque : « D’un côté une Russie centrale aux institutions et aux règles rigides, où la société est fixée dans ses divisions. De l’autre, l’empire naissant dû à une expansion qui ne connaît pas de moments d’arrêt. Les cosaques sont en première ligne et le prix en est la liberté totale qu’ils revendiquent. Dès la fin du siècle, le monde cosaque s’organise ainsi en groupes indépendants, sous la conduite d’un ataman (hetman) ».

C’est le paradoxe de cette Russie : « Plus la frontière s’éloigne de la Russie centrale, plus celle-ci suscite d’oppositions et paraît devoir être protégée. L’Empire assure la protection d’une Russie encore faible, mais il la rend simultanément redoutable à ses voisins, Suède, Pologne, Empire ottoman, qui s’inquiètent de sa progression, ce qui lui impose de développer la puissance et les moyens de l’Etat ».

L’expansion ne s’arrête pas, et c’est Alexandre II, le tsar libérateur (empereur de 1855 à 1881, date de son assassinat) qui va pousser l’empire jusqu’en Asie, qui fera de la Russie au XIXe siècle un empire eurasiatique.

Si bien qu'au début du XXème siècle, la Russie sera devenue un empire comparable à ceux de l'Angleterre, de la France ou des Pays-Bas. Mais avec une différence : l'empire de la Russie est un continuum géographique, qui fait que la Russie EST un empire et se confond avec son territoire. C'est d'ailleurs la raison, selon Carrère d'Encausse, de la vente de l'Alaska par Alexandre II aux Etats-Unis, le détroit de Béring, qui séparait l'empire de l'Alaska, en faisant un élément de moindre intérêt pour la Russie.

C’est Alexandre Soljenitsyne, qui écrira, comme le rapporte Hélène Carrère d’Encausse, que ce pays, « le plus étendu territorialement au monde, n’a été qu’un assemblage hétéroclite de peuples et de cultures, un espace immense, inutile et incontrôlable. La Russie réelle, le noyau russe, n’a jamais pu l’assimiler. L’empire a perdu la Russie, brisé son identité et sa culture et lui a ôté la possibilité de se moderniser ».

Cette pratique de l’autocratie expansionniste, elle est bien reprise par Vladimir Poutine aujourd’hui, avec son « opération spéciale » en Ukraine. C’est Michel de Jaeghere, dans l’éditorial de ce dossier, qui en donne une interprétation personnelle : « On fait pourtant fausse route, il me semble, en attribuant cette décision à sa psychologie, à sa démesure, à sa folie. Elle paraît bien plutôt relever de la fatalité impériale dans laquelle l’histoire a inscrit, depuis quatre siècles, son pays. Sa volonté désespérée de maintenir l’Ukraine dans son orbite, fût-ce au prix de sa destruction, de l’isolement diplomatique et de la ruine de la Russie, obéit à une logique dont il n’était pas le maître, et qui le condamnait en quelque sorte à agir. Vladimir Poutine n’a trouvé à la déstabilisation de l’empire russe d’autre réponse qu’une guerre que, passé l’illusion d’une victoire éclair, il ne peut plus gagner que dans les ruines. Telle est la malédiction de l’empire : il peut tenir les peuples sujets dans un carcan de fer, mais il condamne à ne jamais trouver de repos celui qui exerce sur eux son hégémonie ».

Y a-t-il une telle fatalité impériale et une malédiction de l’empire qui menacent aussi les stratégies d’expansion des entrepreneurs, avides de territoires nouveaux, sans jamais pouvoir s’arrêter ? Comme condamnés à être des Ivan le Terrible ou Poutine des affaires ?

A chacun de construire l’histoire.


Histoire ou géographie : les regrets d'Achille

AchilleLe Figaro a organisé récemment un débat, ou plutôt un dialogue, entre Régis Debray et Sylvain Tesson. A cette occasion est évoquée une opposition entre l’histoire et la géographie.

De quoi s’agit-il ?

Régis Debray, c’est l’histoire, c’est-à-dire, comme il le dit lui-même, cette volonté d’exercer une influence sur le mouvement du monde. C’est le propre de l’homo historicus, « celui qui attend toujours quelque chose, mais quelque chose qui le plus souvent fait faux bond ».

Et puis il y a l’homo spectator, « qui, lui n’attend rien et qui regarde. Il fait des relevés, des croquis, il laisse tomber les généralités et les majuscules, il se réconcilie avec les minuscules ».

Oui, la géographie, c’est Sylvain Tesson, l’auteur de « la panthère des neiges », Prix Renaudot 2019.  

Comme il le dit dans ce dialogue, l’option historique, c’est la volonté de peser sur le temps, de fuir le temps en laissant quelque chose, « construire une cathédrale, cultiver son champ de blé, faire des enfants, remplir une bibliothèque de ses propres livres, laisser une statue à son effigie, produire un corpus, des lois, une politique, ou conduire la révolution des institutions ». Lui, Sylvain Tesson, a choisi une autre solution : « c’est l’usage du monde. C’est choisir non pas de s’inscrire dans le Temps (puisque de toute façon rien ne survivra), mais de capter les chatoiements, les bonheurs de la vie. De rafler, de moissonner ce qu’on peut. D’accumuler des sensations et des souvenirs plutôt que des lauriers, des expériences plutôt que des récompenses ».

Dans cette opposition entre l’histoire et la géographie, on identifie ( encore une expression de Sylvain Tesson) « ceux qui ont vécu leur vie, et ceux qui ne vivent que leurs idées ». Et toute la question est : « Est-ce qu’on veut changer le monde ou le contempler ? ». C’est la question du 9ème chant de L’Odyssée. Comme le rappelle Sylvain Tesson, « Quand Ulysse descend aux enfers et rencontre Achille, il lui dit « tu dois être heureux, tu es le plus glorieux des Grecs. Tu es passé à la postérité ». Achille lui répond « non, j’aurais préféré être le berger qui jouit de la lumière du matin, au seuil de la cabane ».

La vérité d’Achille, c’est que la postérité ne sert à rien ; « il aurait mieux fait de jouir du réel que d’essayer de rester dans les mémoires ».

C’est pourquoi Sylvain Tesson préfère « ceux qui savent user d’une clé à molette » à « ceux ne savent user que d’une clé USB ».

Peut-être peut-on trouver une forme hybride un peu histoire, et un peu géographie. Mais l’on peut retrouver cette distinction aussi dans les comportements de nos managers et dirigeants de nos entreprises.

Ceux qui ont de grandes idées, une ambition, un « mission statement », comme on disait dans les années 90, maintenant on parle de « purpose », ou de « raison d’être ». Et puis ceux qui restent toujours au plus près du réel, de la vraie vie et de cette clé à molette. On comprend, à lire le dialogue entre Régis Debray et Sylvain Tesson, les excès des deux attitudes, et on aimerait bien les concilier, selon les circonstances.

Le visionnaire risque toujours, dans sa recherche de l’absolu, de se casser les dents sur les choses. C’est en se frottant au réel, on appellera ça le « design thinking » peut-être dans les milieux managériaux, que l’on peut puiser de quoi nourrir nos ambitions de révolution, ou de transformation.

Mais c’est aussi un message pour les entrepreneurs, car pour eux, s’intéresser à la géographie, c’est aller au-delà d’une conception des clients par catégories anonymes, mais au contraire, de rechercher la compréhension des clients individu par individu. C’est faire comme Sylvain Tesson qui, lui, ne croit pas qu’il y ait « les pauvres », « le peuple », « les riches », « les bons », « les méchants », « les slaves », « les sociaux-démocrates », et qui avoue : « je ne crois strictement qu’aux individus ».

Alors, histoire ou géographie ? Veut-on être ce plus glorieux des Grecs, ou ce berger qui jouit de la lumière, comme le regrette Achille.

A chacun son Odyssée.


Ça brûle

Livres-brulesC’est un épisode de l’histoire, et même l’Histoire, que l’on commémore pour ses 150 ans, avec des controverses pour savoir si l’on doit fêter ou oublier cet évènement.

Il s’agit bien sûr de La Commune.

Rappelons les faits, pour ceux qui auraient oublié, ou ceux qui n’en auraient même pas entendu parler (il y en a), malgré l’abondante littérature.

1870, c’est la défaite de la France face à la Prusse. Napoléon III capitule le 2 septembre et est fait prisonnier des Prussiens. Le 4 septembre, une foule de Parisiens envahit le Palais Bourbon (le bâtiment abritant l’Assemblée Nationale)  en criant « La déchéance ! Vive la République ! ». Et c’est Léon Gambetta qui proclame au balcon de l’Hôtel de Ville la République. Un gouvernement de Défense nationale est constitué « pour sauver la patrie en danger ».

Le 28 janvier 1871, un armistice est signé, et la France s’engage à élire une Assemblée pour ratifier la paix. C’est alors que de nombreux Parisiens se sentent « trahis » par les « ruraux ». En février 1871, les élections à l’Assemblée nationale donnent la majorité aux monarchistes, et c’est Adolphe Thiers qui nommé chef du pouvoir exécutif. Les manifestations hostiles au gouvernement vont alors se développer à Paris. Cela marque le début d’un conflit entre les « versaillais » de Thiers et les « insurgés ». Le Comité central créé à Paris organise des élections municipales en mars 1871, où sur 230.000 votants, 190.000 voix vont aux candidats de la Commune, celle-ci étant proclamée depuis le balcon de l’Hôtel de Ville en mars le 28 mars 1871. Ce sera une forme de démocratie directe, en opposition à une formule de représentation représentative.

Vont s’enchaîner les combats de rue, jusqu’à ce que l’on a appelé la « semaine sanglante », du 22 au 28 mai 1871, ce jour où l’insurrection est écrasée et ses membres exécutés en masse. Le nombre de victimes est controversé, entre 6.000 et 30.000.

Et c’est pendant cette semaine que les insurgés vont entreprendre d’incendier Paris, et de faire abattre la colonne Vendôme. Nicolas Chaudin relate ces évènements tristes dans son ouvrage « Le brasier – Le Louvre incendié par la Commune » avec tous les détails.

Parmi les bâtiments du Louvre faisant l’objet de ces incendies et de la violence aveugle figure la Bibliothèque impériale. Ce bâtiment faisant partie de l’ensemble du Louvre contient un fond d’études initialement constitué à l’usage du Conseil d’Etat, en 1798, et successivement enrichi par les souverains successifs. Dès Napoléon Ier, l’habitude a été prise d’y déposer les présents bibliophiliques faits par les chefs d’Etat étrangers. Des dépôts de legs sont venus ajouter de la poésie, de l’histoire, de la géographie, de l’histoire naturelle, ainsi qu’une collection de reliures armoriées de la Renaissance et du Grand Siècle. En tout près de 100.000 volumes, par exemple le manuscrit de « La Botanique » de Jean-Jacques Rousseau, ou cinq planches aquarelle des « Oiseaux d’Amérique » d’Audubon, ou les dessins de Claude Perrault pour le château de Versailles. On accède à cette bibliothèque par ce qui est appelé « l’escalier du Ministre » que Nicolas Chaudin décrit comme « un morceau de bravoure conforme à l’idée un peu bavarde qu’on se fait alors de la Majesté ». C’est cet escalier qui subsiste aujourd’hui. Le reste a disparu.

Comment cela est-il possible ?

Nicolas Chaudin évoque un célèbre poème de Victor Hugo, dans le recueil « L’année terrible » écrit en 1872, juste après ces évènements. Le poème s’appelle « A qui la faute ? » et aide à réfléchir à la réponse :

– Tu viens d’incendier la Bibliothèque ?
– Oui. J’ai mis le feu là.
– Mais c’est un crime inouï !
Crime commis par toi contre toi-même, infâme !
Mais tu viens de tuer le rayon de ton âme !
C’est ton propre flambeau que tu viens de souffler !
Ce que ta rage impie et folle ose brûler,
C’est ton bien, ton trésor, ta dot, ton héritage !
Le livre, hostile au maître, est à ton avantage.
Le livre a toujours pris fait et cause pour toi.
Une bibliothèque est un acte de foi
Des générations ténébreuses encore
Qui rendent dans la nuit témoignage à l’aurore.
Quoi ! dans ce vénérable amas des vérités,
Dans ces chefs-d’œuvre pleins de foudre et de clartés,
Dans ce tombeau des temps devenu répertoire,
Dans les siècles, dans l’homme antique, dans l’histoire,
Dans le passé, leçon qu’épelle l’avenir,
Dans ce qui commença pour ne jamais finir,
Dans les poètes ! quoi, dans ce gouffre des bibles,
Dans le divin monceau des Eschyles terribles,
Des Homères, des Jobs, debout sur l’horizon,
Dans Molière, Voltaire et Kant, dans la raison,
Tu jettes, misérable, une torche enflammée !
De tout l’esprit humain tu fais de la fumée !
As-tu donc oublié que ton libérateur,
C’est le livre ? Le livre est là sur la hauteur ;
Il luit ; parce qu’il brille et qu’il les illumine,
Il détruit l’échafaud, la guerre, la famine
Il parle, plus d’esclave et plus de paria.
Ouvre un livre. Platon, Milton, Beccaria.
Lis ces prophètes, Dante, ou Shakespeare, ou Corneille
L’âme immense qu’ils ont en eux, en toi s’éveille ;
Ébloui, tu te sens le même homme qu’eux tous ;
Tu deviens en lisant grave, pensif et doux ;
Tu sens dans ton esprit tous ces grands hommes croître,
Ils t’enseignent ainsi que l’aube éclaire un cloître
À mesure qu’il plonge en ton cœur plus avant,
Leur chaud rayon t’apaise et te fait plus vivant ;
Ton âme interrogée est prête à leur répondre ;
Tu te reconnais bon, puis meilleur ; tu sens fondre,
Comme la neige au feu, ton orgueil, tes fureurs,
Le mal, les préjugés, les rois, les empereurs !
Car la science en l’homme arrive la première.
Puis vient la liberté. Toute cette lumière,
C’est à toi, comprends donc, et c’est toi qui l’éteins !
Les buts rêvés par toi sont par le livre atteints.
Le livre en ta pensée entre, il défait en elle
Les liens que l’erreur à la vérité mêle,
Car toute conscience est un nœud gordien.
Il est ton médecin, ton guide, ton gardien.
Ta haine, il la guérit ; ta démence, il te l’ôte.
Voilà ce que tu perds, hélas, et par ta faute !
Le livre est ta richesse à toi ! c’est le savoir,
Le droit, la vérité, la vertu, le devoir,
Le progrès, la raison dissipant tout délire.
Et tu détruis cela, toi !

– Je ne sais pas lire.

Dans cette France de la fin du XIXème siècle où de nombreux français sont illettrés ou analphabètes, Victor Hugo porte indirectement l’accusation vers l’Etat qui organise une sorte de mise à l’écart sociale et culturelle de toute une partie de la population qui n’a justement pas accès à ces livres qu’il aime tant. Et aussi valoriser le pouvoir des livres. En fait ce que les incendiaires du Louvre visaient, c'était Le Louvre dans son ensemble et ce qu'il symbolisait (le pouvoir de la Monarchie). La bibliothèque elle-même était plutôt ce qu'on appellerait aujourd'hui un effet collatéral.

On pourrait comparer ces évènements à ceux de l’épisode des gilets jaunes, qui eux aussi, avaient parfois soif d’incendies. Mais cette fois c’est le Fouquet ’s qui en est l’objet. Le Fouquet’s et la bibliothèque des Tuileries peuvent-ils se comparer ? C’est la même valeur symbolique, Et la même utilisation par les médias pour discréditer les « insurgés », ces ploucs incultes. Mais peut-on imaginer que Victor Hugo écrirait aujourd’hui :

– Tu viens d’incendier le Fouquet ‘s ?
– Oui. J’ai mis le feu là.
– Mais c’est un crime inouï !
Crime commis par toi contre toi-même, infâme !

Pas sûr que cela aurait le même effet. Chaque époque a les symboles qu’elle mérite.

Mais ce pouvoir de l’Education et des livres, cela reste un sujet pour aujourd’hui. Car pour « lire » il ne suffit pas de déchiffrer les mots et les phrases (pratiquement tout le monde sait le faire aujourd’hui, ou presque, quoique). Mais c’est aussi comprendre, assimiler, savoir interpréter et en tirer leçons et réflexions. Et là, on perd du monde, même parmi les collaborateurs de nos entreprises, ou nos étudiants. Mais quand on n’a pas le plaisir de faire l'effort et de comprendre, en sortant de sa zone de confort, ce sont les fake news, et les idéologies qui prennent le dessus, ou les banalités toutes faites propagées par les réseaux sociaux.

Pourtant, la lecture est aussi un facteur de performance individuelle, et même pour nos entreprises.

Ce matin Tom Peters consacrait sa « Weekly Quote » à la lecture justement.

«  Out-READ the Competition !!! Take notes ! Summarize ! Share with others what you read ! »

On peut encore méditer. Aurait-on ainsi évité l’incendie du Louvre ?

On peut se prendre pour Tom Peters ou Victor Hugo pour essayer d’y croire.

Vivent les livres et surtout la lecture !


La gouvernance ou le morne désespoir

MuraillechineInitialement, c’est un terme utilisé pour désigner la manière dont un gouvernement exerce son autorité et gère les ressources d’un pays. Et puis le concept a été étendu à la gestion des entreprises.

Ce concept, c’est celui de gouvernance.

Car la vision d’un droit de propriété exclusif des actionnaires sur l’entreprise n’est plus de mise aujourd’hui. On va plutôt parler d’un équilibre des pouvoirs entre toutes les parties prenantes, les actionnaires, mais aussi les collaborateurs, les clients, les fournisseurs, les banques. Et la notion de « bien commun » est associé à la « raison d’être » de l’entreprise.

Alors, la bonne gouvernance, c’est quoi ?

Les auteurs et praticiens distinguent quatre principes fondamentaux :

  • La transparence, donnant le droit à chaque acteur, chaque partie prenante, de disposer d’informations fiables et complètes, y compris le public et les investisseurs sur la gouvernance qui a été mise en place,
  • Le processus décisionnel, permettant un processus de prise de décision effectif et répartissant les pouvoirs entre les différents acteurs,
  • La mise en place d’un système d’évaluation de la performance,
  • Un système d’évaluation de la gouvernance mise en place.

Toute la difficulté est de passer de la théorie à la pratique.

Le Club Gouvernance de l’association des diplômés HEC a justement recueilli plus de 100 témoignages de diplômés HEC, de tous horizons, dirigeants, administrateurs, PME, ETI et grands groupes, sur ce sujet de la gouvernance d’entreprises dans un ouvrage (2020) qui se veut référent pour comprendre l’univers des conseils d’administration et cette « science de la prise de décision collégiale dans les organisations ».

L’ouvrage, rédigé par des administrateurs, représentants des actionnaires, ou indépendants, mais aussi des dirigeants, est bien sûr à la gloire de la gouvernance et des administrateurs. A lire certains, ils sont vraiment des gens formidables, hyper utiles ; à croire que sans eux les dirigeants et les managers des entreprises ne feraient que des conneries.

Mais cette litanie de témoignages est aussi une bonne source pour se faire une idée plus nuancée de ce métier d’administrateur, et l’on comprend qu’il s’est beaucoup professionnalisé.

Car la réputation historique des administrateurs et des conseils d’administration, c’est celle d’une forme d’endogamie entre des copains, des proches conseillers, des pairs, qui se retrouvent tous dans les mêmes conseils d’administration, avec des réunions sympas et de bonnes bouffes à la fin, au point de susciter des interrogations sur leur travail effectif, très bien payé pour quelques réunions par an d’une chambre d’enregistrement.

Tout cela a changé, à en croire les nombreux témoignages de cet ouvrage. Certains, ou plutôt certaines, avancent même que cette professionnalisation est la conséquence de l’entrée des femmes dans les conseils d’administration, depuis la loi Copé – Zimmermann promulguée en 2011, et complétée en 2012 er 2014, qui impose depuis 2017 un quota de 40% d’administrateurs de chaque sexe dans les conseils d’administration des sociétés de plus de 500 salariés, seuil abaissé à 250 à partir de 2020.

Mercedes Erra, Présidente de BETC Groupe, apporte son témoignage sur ces femmes administratrices qui « ont appris à prendre la parole, à exprimer leur désaccord au moment opportun ». Pas si simple alors que « les hommes avaient des décennies d’avance et même une culture d’avance ».

C’est ainsi que les femmes se sont formées à leur rôle d’administratrice, et que des instituts des administrateurs et des formations ad hoc ont émergés. Comme le remarque avec insolence Mercedes Erra, « Croyez-vous que qu’auparavant les hommes aient massivement ressenti le besoin de se former pour devenir administrateur ? ».

Autre facteur de professionnalisation, le code de gouvernance de l’AFEP-MEDEF qui, même s’il n’est pas juridiquement imposé, est devenu une référence pour les conseils d’administration des entreprises ( « comply or explain »). Ce code établit notamment que la première mission du conseil d’administration est la détermination des orientations stratégiques. L’administrateur se doit de promouvoir la création de valeur à long terme de l’entreprise, en prenant en compte les enjeux sociaux et environnementaux.

Tout le paradoxe, qui est relevé par plusieurs témoignages de l’ouvrage, est que, bien que nommé en assemblée générale par les actionnaires, l’administrateur doit veiller à bien plus que les intérêts immédiats de ces actionnaires ; à la création de valeur durable de l’entreprise, au respect de sa Raison d’être, aux attentes de toutes les parties prenantes et de la société au sens large. Il a mission de réconcilier les horizons de court et de long terme, d’arrêter des stratégies dans un environnement incertain, de modérer des intérêts souvent contradictoires, d’anticiper les conséquences de nouveaux risques systémiques.

Mais son libre arbitre a aussi des limites. Ainsi les décisions sur les rémunérations ont été confiées par le législateur à l’assemblée générale, et non à l’administrateur.

Pas facile de trouver dans cet ouvrage l’expression du moindre doute sur ce concept de gouvernance. Tout a l’air parfait.

Quelques remarques cependant. Celles de Alain Weil, fondateur de BFM TV et PDG de SFR, qui exprime, en référence à son expérience personnelle, que « le conseil d’administration ne doit pas être un frein à l’agilité ». Il observe que « Lorsque le propriétaire de l’entreprise, son principal actionnaire, est aussi le principal dirigeant, c’est de facto lui qui détermine la stratégie, et le conseil d’administration ne doit pas être un obstacle à la mise en œuvre de cette stratégie. Dans un tel cas le rôle du conseil n’et pas de fixer la stratégie mais il a plutôt un rôle de contrôle, notamment pour assurer le respect des droits des minoritaires et des bonnes règles de gestion en général ».

Et pour enfoncer le clou : « Un bon administrateur est quelqu’un qui n’est pas tatillon pour de mauvaises raisons. J’ai connu des entreprises freinées par leur conseil d’administration, des dirigeants qui s’autocensurent…De ce point de vue, il faut résister à la tentation de faire entrer au conseil d’administration des grands noms de son secteur. Lorsque j’ai lancé BFM TV en 2005, si j’avais eu à mon conseil de grands professionnels de la télévision peut-être n’aurais-je pas pu faire le choix de la TNT ». On comprend la critique des « professionnels » qui ancrent les modèles mentaux dans l’ancien monde.

Car ces administrateurs, en général, sont plutôt des gens âgés qui ont forgé leur expérience dans le monde d’hier, avant les révolutions technologiques que nous connaissons aujourd’hui. Pascal Cagni, ex directeur général et Vice-président de Apple Europe, raconte son expérience au conseil d’administration d’une multinationale européenne, dans une décennie charnière « où les géants transnationaux du numérique et les digital natives, c’est-à-dire les nouveaux acteurs 100% numériques, ont développé des nouveaux modèles économiques tirant partie de l’explosion du e-commerce ou des places de marché. Les dirigeants successifs que j’ai pu accompagner étaient tous attachés à la transformation numérique dans leurs discours mais ont souvent eu quelques difficultés à l’intégrer dans leurs actes, étant confrontés à des changements de modèles économiques massifs rendant par exemple obsolètes certaines compétences ». Et, en effet, « ils ont tous regretté un certain manque d’attention à la transformation numérique qui pénétrait l’ensemble des fonctions d’entreprise et ne justifiait pas simplement le recrutement d’un chief digital officer ».

Pour aller chercher une vision critique de fond, on pourra aller chercher dans les travaux d’Alain Supiot, professeur émérite du collège de France, qui dénonce dans ses ouvrages et ses conférences, notamment ses leçons visibles en vidéo sur le site du collège de France, ce qu’il appelle « la gouvernance par les nombres ». Son analyse, qui remonte loin dans l’histoire, et qui s’intéresse d’abord au gouvernement des Etats, mais pas seulement, vise à montrer cette emprise du gouvernement par les nombres qui s’est propagé dans toute la société. Dans ce mode de gouvernance, il y a ceux qui pensent les objectifs, grâce aux calculs et aux nombres, et ceux qui vont devoir les atteindre, et que l’on contrôlera par un phénomène de rétroaction, pour fixer de nouveaux objectifs et ainsi de suite. Pour Alain Supiot, c’est ce qui aboutit à la substitution de la carte au territoire. En prenant de plus en plus appui sur des signaux chiffrés, on perd pied face à la réalité des territoires, au point de dissocier la représentation quantifiée que l’on a des choses de la réalité du terrain que l’on ne voit plus.

Sans parler de la perte de lien avec les hommes qui font l’entreprise. Alain Supiot est un fervent partisan (titre d’un autre de ses ouvrages) de l’esprit de Philadelphie, en référence à cette « déclaration de Philadelphie » de 1944, à l’origine de la création de l’OIT (Organisation Internationale du Travail) qui stipule dans son article 1 « le travail n’est pas une marchandise » et qui donne pour but aux « différentes nations du monde » que « les travailleurs  soient employés à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer de mieux au bien-être commun ».

Il cite aussi une nouvelle de Kafka, « la muraille de Chine » pour prolonger son analyse.

En effet, dans sa nouvelle « La muraille de Chine » (1931), Kafka fournit une explication à la question : Pourquoi la construction de la muraille de Chine s’est-elle faite par fragments et non pas de façon linéaire ? Selon Kafka, c’est que seule cette construction fragmentaire pouvait permettre de donner un sens à la vie de ceux qui, à la différence des journaliers n’ayant en vue que leur salaires, étaient animés par le goût du travail bien fait et l’ambition de voir un jour leur œuvre achevée. Sinon, pour citer Kafka, « le morne désespoir de ce labeur sans trêve, dont la plus longue vie ne pouvait espérer voir le terme, les eût rendus impropres au travail ». C’est ce « morne désespoir » qui menacerait tous ceux dont le travail n’a pas d’autres raisons que financières.

Voilà une bonne façon de porter un regard critique sur nos pratiques de gouvernance pour vérifier qu’elles ne conduisent pas trop à ce « morne désespoir » que même les concepteurs de la muraille de Chine avaient su éviter, peut-être.


Indiana Jones est devenu un algorithme

IndianajonesIl est étourdissant d’imaginer tous les vestiges matériels de l’existence humaine depuis ses plus lointaines origines qui sont ensevelis dans notre planète, et tous ceux qui ne sont toujours pas découverts. Chaque jour, de nouvelles découvertes surgissent et nous ressuscitent l’histoire de ces individus disparus depuis longtemps et qui ont laissé quelque chose d’eux-mêmes pour nous.  C’est le travail de l’archéologie, qui est une science assez récente et n’est devenue réellement scientifique qu’ à partir du XIXème siècle, et même du XXème. En France c’est une loi de 1941, validée en 1945, qui a créé les services des Monuments Historiques. C’est en 1964 que sera créé le service de la recherche archéologique et des antiquités, qui deviendra le « Bureau des fouilles » (1966), puis la sous-direction de l’archéologie de la Direction du Patrimoine (1982), puis la sous-direction de l’archéologie du Ministère de la Culture (2010). L’archéologie est bien encapsulée dans les services, sous-directions et Directions des Ministères et de la machine d’Etat.

Mais à l’origine, les ancêtres des archéologues modernes, c’étaient les pilleurs de tombes, nombreux parmi les colonisateurs européens qui aimaient remplir les vitrines de leurs cabinets de travail de statues et de bijoux anciens subtilisés. Puis l’archéologie est devenue une discipline de plus en plus scientifique. Et depuis une décennie environ, on constate un mouvement des Etats visant à rapatrier les objets étrangers mal acquis dans leurs pays d’origine, comme récemment (le 9 novembre) l’acte de transfert de propriété de 26 œuvres restituées par la France au Bénin.

Le dernier numéro de l’édition française de « National Geographic » consacre un dossier spécial à cette « épopée de l’archéologie – 100 grandes découvertes qui éclairent l’histoire du monde ». De quoi parcourir toute l’histoire de l’humanité à travers ces vestiges.

Parmi ces découvertes, la plus ancienne correspond à des empreintes de pieds découvertes en Tanzanie, en 1978, à Laetoli, dans des cendres volcaniques, datées de 3,7 millions d’années. Ces empreintes seraient la preuve de la marche debout de ceux qui les ont laissées, même s’il y a des discussions pour savoir si ce sont celles d’ancêtres humains, ou celles de grands singes qui étaient capables de se déplacer en bipédie, sans certitude sur la distance ni sur le délai.

Celle aussi de ces deux randonneurs dans les Alpes, à la frontière entre l’Italie et l’Autriche, en 1991, qui découvrent un corps momifié dépassant de la glace, et qui correspond à un être humain âgé de 5300 ans. On l’appellera « Ötzi », du nom de la vallée de l’Ötzal, proche du lieu de sa mort. C’est le plus ancien être humain intact jamais découvert à ce jour. On a même pu reconstituer ce à quoi il devait ressembler, et identifier qu’il avait mangé du bouquetin, accompagné de petit épeautre et d’un peu de fougères avant de mourir.

Et aujourd’hui, grâce aux progrès scientifiques, et aux techniques avancées, on peut en apprendre encore plus. Ce qui avait auparavant peu de valeurs, comme des graines brûlées, des excréments, des résidus au fond d’un pot, nous révèle aujourd’hui des secrets sur ce que les hommes mangeaient, avec qui ils faisaient commerce, et où ils ont vécu.

La mer n’est plus non plus impénétrable, et les plongeurs, à l’aide de nouveaux outils technologiques, ont accès à des épaves de navires marchands datant de temps anciens, ou à celle du Titanic qui n’a pas encore révélé toutes ses richesses, et peuvent aussi explorer les fresques des grottes comme la grotte Cosquer, qui, aujourd’hui, avec le réchauffement climatique et la montée des eaux en Méditerranée, commencent à être menacées, et font l’objet de nouvelles recherches pour y effectuer des cartographies au laser 3D, permettant de cartographier la cavité de la grotte avec une résolution de 0,1 mm.

Et puis l’Intelligence Artificielle vient aussi révolutionner le travail de nos archéologues d’aujourd’hui et permet de découvrir de nouveaux scoops sur notre histoire.

Des chercheurs de l’Université de Groningen ont ainsi, en avril 2021, révélé que les manuscrits de la Mer Morte ont été écrits par deux scribes différents, grâce aux algorithmes de l’intelligence artificielle qui ont analysé les manuscrits et identifié de minuscules variations de traits d’encre.

C’est aussi l’intelligence artificielle qui permet aujourd’hui de reconstituer les cranes et squelettes issus de fouilles, grâce à l’apprentissage profond et ce que l’on appelle les réseaux de neurones à convolution (CNN) pour l’analyse des images.

Des chercheurs israéliens se sont aussi servis d’algorithmes de traitement automatique du langage (NLP – Natural Langage Processing) pour restaurer des écrits babyloniens sur des tablettes d’argile en identifiant les mots manquants sur les parties endommagées.

L’intelligence artificielle va-t-elle remplacer Indiana Jones ? Ou Indiana Jones devenir un archéologue augmenté ?

Allons- nous tous être augmentés comme lui dans nos entreprises ?

L'archéologie nous ouvre peut-être la voie.


Artiste du pouvoir

ViolonEn ce moment, on a presque l’impression qu’il est ressuscité, vous n’avez pas remarqué ? Oui, c’est de Napoléon dont je parle. Les émissions, les livres, les discours, les polémiques, et bientôt une exposition à la grande halle de la villette, difficile d’y échapper. Qui ignore encore qu’il est mort le 5 mai 1821 à Sainte-Hélène ? On retiendra même l’heure, c’est l’heure exacte qu’a choisi Emmanuel Macron pour déposer une gerbe sur sa tombe aux Invalides ce mercredi 5 mai, à 17H49. C’est l’heure où a été arrêtée la pendule de l’Empereur et que l’on peut voir au musée de l’Armée à Paris (quand il sera réouvert).

En 1921, pour le centenaire, c’est le maréchal Foch qui avait prononcé le discours au même endroit ( «  Napoléon ! Si le prestige de ce nom a conquis l’admiration du monde, il est non moins certain que son éclat grandit, à mesure que le recul du temps permet de mesurer l’ampleur de la tâche accomplie »). Cent ans après, l’éclat en a pris un coup, avec notamment la polémique sur le rétablissement de l’esclavage, mais Emmanuel Macron n’en a pas moins terminé son discours par : « Sans doute l’œuvre totale de Napoléon tout en clair-obscur, n’a-t-elle pas livrée encore tous ses secrets. Mais incontestablement, elle continue de nous forger. Le soleil d’Austerlitz brille encore ».

Alors, entre l’éclat du nom et le soleil d’Austerlitz qui brille, chacun retient quelque chose de Napoléon.

Le directeur du musée des Beaux-Arts d’Ajaccio, Philipe Costamagna, qui prépare l’ouverture du premier musée Napoléon de France, à Ajaccio, en 2024, vient de publier à l’occasion « Les goûts de Napoléon ». Tout y passe ; ses goûts de nez et de bouche, les livres, les femmes, mais aussi le goût du pouvoir.

Ah, le goût du pouvoir, il n’a pas disparu avec Napoléon. Il continue dans les allées de la République, mais aussi dans les Comex et couloirs de nos entreprises.

Alors, quelle est la conception napoléonienne du pouvoir.

On connaît cette citation célèbre, rapportée par un témoin de l’époque (Roederer, comte de l’Empire, dans ses Mémoires), et reprise par Philippe Costamagna : « J’aime le pouvoir, moi ; mais c’est en artiste que je l’aime... Je l’aime comme un musicien aime son violon. Je l’aime pour en tirer des sons, des accords et de l’harmonie ; Je l’aime en artiste ».

C’est une conception chevaleresque du pouvoir qui fonde l’Empire. Ce qui fait tenir la société et le pouvoir, pour Napoléon, c’est l’honneur, concept un peu flou qui permet d'y mettre tout ce que l'on veut (on n'avait pas encore inventé la "raison d'être"). Le pouvoir de l’empereur repose sur un serment fait au peuple français de le servir et de le couvrir de gloire. Et cela vaut pour tout le pays : « Une nation ne doit jamais rien faire contre l’honneur ». Il instaure ainsi une nouvelle religion de l’honneur, créée avec la Légion du même nom dont il est le créateur (car s’il a le goût du pouvoir, il a aussi le goût de l’apparat, et il portera le collier de grand maître de la Légion d’honneur à toutes les cérémonies officielles ; comme le feront aussi les Présidents de la République lors de leur investiture ensuite, et encore aujourd’hui – sauf que depuis le changement de protocole institué par Valéry Giscard d’Estaing, le collier n’est plus porté, mais présenté sur un coussin de velours rouge).

Napoléon aimait le pouvoir plutôt en absolu, auquel il trouve un foncement intellectuel sans complexes : « J’ai commandé non par amour du pouvoir, mais parce que je sentais que j’étais plus instruit, plus clairvoyant, que je valais mieux que tous les autres ». Un génie politique autoproclamé.

Il considère d’ailleurs que le pouvoir doit être concentré entre le plus petit nombre de décideurs possibles. Ecouter, avoir des débats contradictoires, mais in fine décider seul, c’est encore ainsi qu’on considère qu’il convient de décider pour être efficace, y compris dans nos organisations et entreprises. La décision à plusieurs est toujours suspecte de non-décision et de compromis.

Et Napoléon apprécie ces débats contradictoires qu’il organise au conseil d’Etat, qui n’a qu’un rôle consultatif, mais où Napoléon peut siéger parfois huit heures d’affilée. Cette institution créée par lui de trois cents places, ouverte à tous les citoyens dans une salle spéciale des Tuileries, est ce qui lui permet d’avoir un contact direct avec le peuple, qu’il encourage à être franc et incisif. Le but est de pouvoir faire accoucher à l’Empereur ses meilleures idées, et permet à des jeunes ambitieux de se faire remarquer par Napoléon. Ne dirait-on pas que Napoléon invente l’intelligence collective.

S’il est tellement affamé de pouvoir, qu’il appelle cette « maîtresse », c’est aussi parce qu’il a « trop fait pour la conquérir », et qu’il en est comme amoureux, et entend donc s’y consacrer corps et âme. Le pouvoir et le travail sont liés chez Napoléon, au point d’en faire un mode de vie. Les histoires et témoignages sont nombreux sur son rythme de travail acharné, pour rendre les plus productives possibles ses journées. Pas question de laisser la politique à l’administration. Napoléon veut tout vérifier, signer et viser lui-même. Comme fait remarquer avec malice Philippe Costamagna, « Quand il dit « je ne connais pas chez moi la limite du travail », on peut aussi entendre « la limite du pouvoir » tant il aime à décider de tout ».

Et comme il ne peut jamais rester trop longtemps éloigné de ce « travail », Napoléon a conçu son mode de vie spécialement pour s’y consacrer à chaque moment : Il y a des écritoires dans toutes les pièces, pour pouvoir rédiger des ordres et des directives dès que l’idée lui en vient. Ses berlines sont aussi spécialement équipées pour en faire de petits bureaux mobiles, et il a à son service des secrétaires zélés et infatigables toujours prêts à prendre au vol sous sa dictée les lettres et décrets. Voilà une version manuelle et humaine de nos applications et outils modernes pour nous aider dans nos réflexions et décisions sur nos smartphones et nos ordinateurs. Et cela n’exclue pas les moments de décontraction, pendant lesquels l’Empereur se met à chanter, ou à faire la sieste sur des méridiennes prévues à cet effet. Tout est prévu (tiens, on n’a pas toujours ces méridiennes pour faire des siestes dans nos bureaux aujourd’hui). Philippe Costamagna consacre un chapitre au mobilier de Napoléon, et à ce style Empire, et rappelle que le confort étant un élément constitutif du goût napoléonien, Napoléon demande toujours une méridienne (ou dormeuse) dans ses cabinets pour pouvoir s’y allonger régulièrement.

Mais le pouvoir selon Napoléon, ce sont aussi les dérives que l’on constate sur la fin. Philippe Costamagna ne manque pas de remarquer que l’Empereur va devenir de plus en plus autoritaire, au point de ne plus tolérer ces débats contradictoires au conseil d’Etat, qu’il va remplacer par « la certitude absolue de son génie et de son pouvoir ». Et les débats au conseil d’Etat vont devenir de longs monologues où l’Empereur cherche à imposer son avis plutôt qu’à s’enrichir des objections. Il en arrive même, après 1809, souligne l’auteur, à ne plus y venir, ou, quand il y vient rarement, à arriver en retard et à partir en avance.

Ne reconnaît-on pas là, encore, ce travers des dirigeants qui n'arrivent plus à écouter, qui monologuent en croyant persuader, et qui s’isolent de leur entourage, par excès de confiance ou d’orgueil. C’est un travers qui a traversé les siècles. 

Ce parcours des caractéristiques et de la conception du pouvoir par Napoléon, dans leurs bons et mauvais côtés,  est un bon point de vue pour « nous forger » et nous challenger dans nos propres conceptions et pratiques.

A chacun de trouver ces sons, accords et harmonies pour être cet artiste du pouvoir.

Et aimer son violon. Car on comprend que c'est l'artiste qui donne le bon son de l'instrument. Et non l'inverse.


Un jardin qui ne sert à rien

JardinchartreuxA l'emplacement de l'actuel jardin du Luxembourg, s'élevait à Paris, de 1257 à la Révolution, la chartreuse de Paris. Le domaine s'appelait le domaine de Vauvert, où un château avait été bâti avant l'an Mille, qui, délabré, servait de refuge à une sorte de cour des miracles, où se déroulaient, selon les rumeurs, sabbats de sorcières apparitions de revenants, d'où l'expression qui est restée de "diable Vauvert". Puis les chartreux s'y installèrent.

Je lis tout ça dans le livre récit de François Sureau, " L'or du temps" qui nous promène pendant 800 pages dans un voyage en France, le long de la Seine, avec pas mal de détours et digressions pleins d'anecdotes. 

Selon leur règle, le chartreux vit seul dans une petite maison, et chaque maison donne sur un grand cloître par un couloir. Au rez de chaussée, un atelier et un jardin. Ce jardin est invisible aux regards. C'est une vie solitaire, dont le public ne sait rien, et n'a pas accès au domaine. 

Cette chartreuse de Paris garda ainsi pendant cinq siècles la sympathie des parisiens. Les chartreux étaient devenus très populaires par "leur bienfaisance et leurs vertus". Elle est un rappel à Paris de la Grande Chartreuse, située dans la montagne au-delà de Voiron, et qui, elle, par contre, a connu incendies, avalanches, et le pillage par le baron des Adrets qui y brûla ses livres au temps des guerres de Religion. 

Ce qui caractérise le jardin du chartreux, c'est qu'il est cultivé par le chartreux pour son compte, sans considération pour le rendement qu'il procure, mais pour son seul délassement. Il est l'occasion d'entrevoir, dans une fleur, un arbuste, "quelque chose de la puissance créatrice de Dieu"

C'est donc un jardin non pas utilitaire, mais contemplatif.

En clair, comme l'indique François Sureau, " le jardin des chartreux ne sert donc à rien". Il aide à penser. 

C'est le lieu d'un repos, d'une méditation et d'un combat.

Cette chartreuse de Vauvert a disparue aujourd'hui, mais on peut peut-être encore se laisser inspirer par ces lieux, personnels, à chacun le sien, qui "ne servent à rien" et destinés à notre seule contemplation, rien que pour soi, et comme un secret. 

A chacun son jardin. Pour nous aider à penser. Dans une contemplation inspirante.