D Day

DDAYLes idées ne manquent pas, ni les apprentis entrepreneurs, pour inventer les services et produits Techs qui devraient résoudre des problèmes et même changer le monde, le monde des plateformes. Mais, on le sait, les investisseurs aussi, certains vont marcher, et d’autres vont disparaître à peine nés, faute de clients en nombre suffisant, alors même que techniquement le produit ou le service était peut-être top.

L’histoire commence souvent bien. Le produit est développé et amélioré. On décroche les premiers clients, ceux qu’on appelle les « early adopters ». Ils adorent le produit. Ce sont les mêmes qui achètent toujours ce qu’il y a de nouveau, ils aiment essayer et être en avance sur les autres.

Le problème avec ces clients, c’est qu’ils ne sont pas nombreux. La masse, ce sont plutôt les clients qui n’achètent que s’ils sont convaincus que le produit, le service, ou l’entreprise qui le propose, tient la route, et pour ça, ils regardent combien vous en avez déjà vendu. Si le nombre n’est pas suffisant, ils ne veulent pas prendre le risque et préfèrent attendre. «  Revenez me voir quand vous serez bien implanté sur le marché ».

Oui, mais le problème, c’est qu’avec ma poignée de « early adopters » sur mon carnet de commandes, je n’intéresse pas cette majorité et ils ne veulent pas de moi. Et donc je n’arrive justement pas à m’implanter sur le marché. Je suis devant un « chasm ».

C’est ce dilemme que Goeffrey A.Moore a détecté et pour lequel il a développé un modèle pour s’en sortir dans son ouvrage célèbre « Crossing the chasm ». C’est dans cet ouvrage, qui date des années 90, qu’il donne les clés pour réussir à traverser ce « chasm » et passer des « early adopters » à la majorité des clients, il les appelle les « pragmatiques », qui feront notre succès. Il reste complètement d’actualité et j’en recommande la lecture à tous les entrepreneurs et consultants qui se trouvent confrontés à ce dilemme.

Et pour comprendre son modèle, il utilise une analogie qui résume toute la démarche. Cette analogie c’est celle du « D-Day », le jour du débarquement, le 6 juin 1944.

Quelle est cette analogie ?

On peut décrire la situation comme un but à long terme qui est de prendre le contrôle d’un marché de masse (L’Europe par les armées d’Eisenhower), qui est actuellement dominé par un autre compétiteur (les armées de l’Axe et de Hitler). L’objectif est de rassembler une armée d’invasion (les Alliés). Notre but immédiat, pour entrer sur ce marché, est de partir d’une base « early market » (l’Angleterre) et d’attaquer un segment stratégique (les plages de Normandie). Entre notre base et notre point d’attaque il y a un «chasm » (la Manche). Nous allons traverser ce « chasm » aussi vite que nous le pourrons, avec une force d’invasion concentrée directement et exclusivement sur le point d’attaque (D-Day). Une fois que nous avons conquis et forcé l’adversaire en dehors de ce point d’attaque (sécurisé la tête de pont), alors nous pourrons nous déplacer pour conquérir de nouveaux segments de marché (les régions de France), jusqu’à ce que nous dominions tout le marché (la libération de l’Europe).

Pour traverser le « chasm », Geoffrey A. Moore nous conseille de suivre exactement la même stratégie.

Tout le secret de la réussite c’est bien sûr de bien choisir le point d’attaque, le segment de clients qui sera notre tête de pont, nos plages de Normandie. Et non de tenter de vendre notre service ou produit à tout le monde et n’importe qui, c’est-à-dire à tous les pragmatiques qui vous rejetteront.

C’est donc en se concentrant sur une niche ciblée, et en mettant tous les moyens dont il dispose (c’est-à-dire une surabondance de moyens au regard de la taille de la niche) que l’entrepreneur va pouvoir faire la traversée. Et il sera ainsi armé, une fois la traversée faite, pour se déployer sur les autres marchés.

Car, avec des moyens réduits, pour gagner un marché, il faut viser et se concentrer sur un segment le plus réduit possible (tout en étant quand même une base solide suffisante pour la suite).

Alors, comment choisir le bon point d’attaque ?

En premier lieu, il ne s’agit pas de chercher un marché mais un client. Ça change tout. Les marchés sont toujours une notion impersonnelle ou abstraite. Alors qu’identifier un client, un vrai, rend l’exercice plus probant.

Les techniques à utiliser pour le trouver, ce client et ses semblables, tournent autour des mêmes questions :

  • Qui est-il ? Quel est le client utilisateur ? Quel est le client qui achète ? Quel est le client technicien qui conseille l’acheteur ?
  • Un jour dans la vie du client, avant d’acheter le produit…
  • Un jour dans la vie du client, une fois acheté le produit…

Et pour encore préciser ce point d’attaque, on se pose aussi quelques questions comme :

  • Quelle est la vraie raison qui le fera acheter ? 
  • De quels autres produits ou services a-t-il besoin, en plus du nôtre, pour avoir satisfaction complète ? C'est ce qui permet de créer le réseau de partenaires pour proposer le "produit complet".
  • Où pourrait-il trouver une autre solution pour résoudre son problème ? Et comment traiter cette compétition ? 

C'est en testant ainsi les clients, les groupes de clients, les segments, que peut être identifié le scénario le plus en ligne avec notre produit ou service, et donc le meilleur point d'attaque. Pour cela, interroger et observer nos amis, nos associés, des clients, des partenaires. Oui, c'est ce que l'on appelle aujourd'hui le "design thinking" , du moins en esprit(même si Geoffrey A. Moore n'employait pas ce mot).

Le secret, c'est d'être le plus "focus" possible.

Le point d’attaque est trouvé ?

Alors, prêt pour le débarquement, et lire et relire Geoffrey A. Moore.

C’est le jour le plus long.


Ensemble, Plus, Plus : un modèle disruptif venu de l'Est ?

PinduoduoAvant, quand on parlait d’innovations, de disruptions, de nouveaux produits, on pensait à l’Amérique. On les appelle les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Ils dominent le business des plateformes et du e-commerce…en Occident.

Mais aujourd’hui, il y a aussi les Chinois ; les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). Eux dominent les mêmes marchés, mais en Chine.

Au point de les imaginer imbattables.

Et pourtant, une société qui n’en fait pas partie, créée en 2015, est venue battre Alibaba en nombre d’acheteurs actifs en 2020 : 788,4 millions contre 779 millions pour Alibaba. Cependant, sur le volume de ventes, elle est encore loin d’Alibaba.

Mais ce n’est pas seulement le nombre d’acheteurs actifs qui fait la différence mais aussi un autre modèle économique, et des innovations disruptives.

Le cours de Bourse de cette société était de 33 dollars il y a un an ; il était aujourd’hui à 145 dollars ( et a même atteint les 200 dollars en février).

On dit qu’elle va révolutionner le e-commerce, et briser le mythe de la forteresse imprenable des GAFA et des BATX.

Et pourtant, nombreux sont ceux qui n’en n’ont jamais entendu parlé. Les experts en digital en sont encore à parler des modèles Amazon et Alibaba. Ils vont peut-être devoir s’y intéresser.

Alors, quelle est cette société ?

C’est Pinduoduo, qui veut dire en chinois « Ensemble. Plus (d’économies), Plus (de plaisir) ».

Et son histoire, bien que sur seulement cinq années, depuis 2015, se lit déjà comme un conte de fées. Et aussi comme une belle leçon de stratégie et d’entreprenariat.

Tout y est. Le créateur entrepreneur fils d'ouvriers, les idées géniales et le succès exponentiel, le bien apporté à la société, et notamment aux pauvres agriculteurs exploités par les méchants intermédiaires de la Distribution. 

On peut la trouver ICI et ICI, et dans un article de The Economist de cette semaine.

On commence par le portrait de son créateur, Colin Huang (qui a annoncé aujourd’hui qu’il quittait le conseil d’administration de la société qu’il a créée, pour redevenir entrepreneur de nouvelles aventures). Il est né à Hangzhou (la ville d'Alibaba), de parents ouvriers en usine. Après avoir étudié l’informatique en Chine, il a ensuite étudié aux Etats-Unis, et travaillé pour Google, avant de se mettre à son compte pour « faire de l’argent », et « pour être un peu plus cool ».En 2006, à l'occasion d'un concours, il participe à un dîner avec Warren Buffett, dont il dira qu'il lui a changé sa vision du monde et ses valeurs pour créer ses entreprises (simplicité, suivre le courant, et redistribuer la richesse, comme Warren Buffett envisage de donner 99% de sa fortune après sa mort).

C'est en 2015 qu’il crée Pinhaohuo, dont le business model est construit sur la vente de fruits (comme Amazon, qui avait démarré avec les livres, on commence par un produit dans le bas du marché) : Il s’agit d’acheter à des fermiers des fruits en gros, et de les vendre sur la plateforme directement aux consommateurs, en supprimant tout intermédiaire, et donc en diminuant les prix. Idée intéressante car, en 2015, seulement 3% des fruits étaient vendus en ligne. Mais c’est en 2016 que l’idée de génie arrive, à l’occasion de la fusion de Pinhaohuo avec Pinduoduo, une autre compagnie fondée par Colin Huang, plateforme de commerce en forme de jeu. La société gardera le nom de Pinduoduo.

L’idée de génie, c’est de mettre du jeu (du gaming) dans le commerce : Il s’agit pour les consommateurs de se grouper avec d’autres parmi leurs relations pour acheter en plus grand volume ensemble et ainsi faire baisser le prix. Le modèle consiste à bénéficier de réductions atteignant 90%( !) en invitant des « amis » à acheter ensemble les produits. C’est une forme de shopping fondé sur le flux et la sérendipité d’achat. L’acquisition de données très personnelles sur les clients se fait avec des jeux, des concours et tout un tas d’animations promotionnelles. L’idée aussi est de produire à la demande, en fonction des réservations des clients qui se sont groupés pour acheter ensemble une grande quantité. Le tout a été construit directement pour l’usage sur le mobile (pas d’accès via l’ordinateur), et donc extrêmement bien adapté pour ce canal.

Autre idée intéressante, c’est la confiance sociale : les avis clients sont intégrés au process et visibles dans l’interface, et le contrôle qualité est très strict. Si un produit contrefait est détecté, cela vaut au marchand d’être blacklisté et de payer des pénalités. Pinduoduo s’engage aussi à répondre en 48 heures à un client mécontent et à résoudre son problème.

Autre distinction nouvelle, c’est l’utilisation de la messagerie instantanée, afin de multiplier les moments de consommation en les liant à des moments sociaux, lors de la consultation des SMS ou de ses réseaux sociaux. Ainsi, le consommateur est un butineur. Au lieu d’aller sur le site de commerce avec une idée d’achat précis en tête, là il va pouvoir, dès qu’il consulte son téléphone pour des messages, recevoir des informations sur des produits et recevoir des recommandations de ses amis. Dans ce modèle, l’IA tient bien sûr une grande place. Et utilise aussi les communautés des réseaux WeChat (le Facebook chinois).

Le modèle s’est donc construit d’abord sur les produits agricoles, en voulant permettre aux agriculteurs de vivre grâce aux prix, et en éliminant les intermédiaires, et aussi en supprimant le concept de marques (qui est générateur de coûts de marketing). Tout cela sur des produits du quotidien que les consommateurs achètent en groupe (fruits et légumes de base). La cible privilégiée, ce sont les classes moyennes des « petites » villes chinoises (« petit » en Chine, c’est plus d’un million d’habitants quand même), en forte augmentation. Et tout ce système de d’achat fondé sur le jeu et le social fait fureur en Chine. C’est un peu comme si j’allai me promener dans un centre commercial avec des amis, et y vivre une expérience de découvertes ensemble.

Ce qui pousse aussi l’expansion de Pinduoduo, c’est ce système du C2M (Consumer-to-manufacturer), du fabricant au consommateur. Il se développe sur d’autres produits et a aussi bénéficié de la période de Covid. En effet, de grandes marques européennes et américaines ont créé des usines en Chine, pour l’export vers l’Europe et les Etats-Unis, mais ont aussi trouvé, grâce à la plateforme Pinduoduo, le moyen de placer les produits en marque blanche en Chine, et de récupérer ainsi des données et des insights des consommateurs grâce aux ventes réalisées. Voyant, à cause de la crise Covid (et aussi de la politique américaine contre les importations de Chine), les contrats d’exportation freinés, ce canal de distribution local constitue un bon moyen de se reporter sur la demande locale, et, grâce aux data de Pinduoduo, d’affiner le positionnement et d’améliorer l’offre produit.

Ainsi, un grand producteur d’ustensiles de cuisine, qui collabore avec des marques connues en Europe, comme Le Creuset, a trouvé grâce à Pinduoduo un marché en marque blanche et a doublé ses ventes en Chine, où la demande d’articles de cuisine a bondi, notamment parce qu’un plus grand nombre de personnes mangent à la maison. Le système est vertueux, car il permet de connaître quel type de produit les consommateurs regroupés veulent acheter, et de pratiquement les fabriquer à la demande, sans stocks.

On imagine bien la suite de l’histoire : engranger de plus en plus de données sur les consommateurs et les communautés, et ainsi trouver le moyen de les transformer en revenus pour aider de nouveaux fabricants à bénéficier de la plateforme Pinduoduo et vendre de nouveaux produits. Ainsi, Pinduoduo s’attaque maintenant au tourisme, les voyages, les chambres d’hôtel, les trains, les voyages domestiques. Ils annoncent aussi des initiatives dans l’Immobilier, pour permettre de vendre des appartements en bloc à plusieurs acheteurs, là encore avec un système de jeu, où les potentiels acheteurs déposent un jeton modique, et concourent pour acheter ensemble un lot de maisons.

Cette histoire est un bon cas de transformation continue d’un marché et de développement d’un concept exponentiel : il permet à la fois de satisfaire le consommateur avec des prix bas, et d’exciter son appétit de gaming, tout en offrant aux agriculteurs et manufacturiers un « Business-in-the-box » rentable. Cinq ans pour dépasser alibaba en nombre d'acheteurs, qui l'eût cru? 

Mais, forcément, cette stratégie de conquête de marchés rapide a aussi une contrepartie : des pertes énormes, et tous les revenus réinvestis en marketing. Pour l’année 2020, les pertes sont de 920 millions d’euros (alors que Alibaba en 2020, c’est presque 20 milliards de dollars de résultat net), et 7,5 milliards d’euros ont déjà été levés en dette et capital depuis 2018. Les actionnaires ne doivent pas trop compter sur les distributions de dividendes. Et Pinduoduo se vante de ne pas avoir de CFO; certains y voient déjà source de magouille dans les comptes. 

Et puis, même en Chine, la règlementation peut aussi se durcir, et empêcher de jouer n’importe comment avec les données personnelles, et aussi lever de nouvelles taxes, ce qui peut faire craindre que les profits soient plus difficiles à trouver dans le e-commerce de demain.

Mais pour le moment, pas de quoi verser de larmes pour Pinduoduo. Ce nouveau modèle peut-il au contraire inspirer de nouveaux entrepreneurs dans le monde ?

Dans les bureaux de Pinduoduo, au 23ème étage de la Tour Greenland à Shanghai, une inscription figure sur toutes les portes en verre  : "Confiance en soi".

C'est peut-être le secret.

Ensemble, plus, plus ? 


Réveil d'encroûtés

EncroûtéAvec la crise, les confinements, les fermetures de restaurants et des salles de spectacle, le télétravail, il y en a, on en connaît tous, qui ont eu bien du mal à continuer à travailler normalement. 

Pour ceux qui voient le verre à moitié plein, c’est aussi une période propice à l’innovation, quand on en a encore l’énergie. Et pour ceux qui sont concernés, c’est l’opportunité de « pivoter », c’est-à-dire, comme dans les start-up, de faire autre chose de différent avec les mêmes moyens, ou d’autres. 

Par exemple, Agathe Ranc, dans L’Obs de cette semaine, nous parle d’un métier qui a bien eu le « spleen », les « managers du bonheur ». Oui, vous savez, les fameux CHO (Chief Happiness Officer) qui s’occupent du bonheur des salariés dans les entreprises. Ils sont super nombreux à avoir ce titre (j’ai cherché sur Linkedin : j’en ai trouvé 15.000 ! Diantre, le bonheur n’ a pas de limites). Leur job, c’était d’organiser des tournois de baby-foot et des apéritifs, bref de mettre de l’ambiance dans l’entreprise, pour en faire ces fameuses « Great Place to Work », tellement « Great Place » qu’on ne veut plus la quitter, tellement elle est « trop bien ».

Oui, mais voilà, avec le Covid et le télétravail, il a fallu trouver de nouveaux trucs, avec les Zoom et les Teams pour ces « GO des open spaces ». Mais, comme le dit l’une de ces CHO témoignant dans l’article de L’Obs, ce n’est pas facile, car « il est compliqué de mobiliser des gens en dehors des heures de boulot, parce qu’après une journée devant les écrans, on vomit tous nos ordinateurs et nos téléphones ». Alors, les « Apéros Zoom », bof, non ? Au point de ne plus trop savoir dire de quoi le « chief happiness officer » doit s’occuper.

Mais voilà qu’on a trouvé un nouveau job, même Zuckerberg a fait passé une annonce pour en trouver un pour Facebook, et ce merveilleux job, c’est CRO, mais oui : Chief Remote Officer ; celui qui va avoir comme principale tâche de gérer le télétravail. Voilà une reconversion qui devrait se développer. Au point que déjà les cabinets de management de transition comme EIM en font déjà la promotion pour recruter et placer en entreprise ces fameux « chief remote officer », car ils en sont sûrs, « la demande ne saurait tarder à bondir ».

Pour se prendre une dose d’optimisme et de réinvention de l’entreprise quand tout semblait désespéré, il fallait lire aussi l’article excellent de Marie Charrel, Béatrice Madeline et Aline Leclerc dans le Monde de ce week-end (daté des 7-8 mars) : « Réinventer son entreprise pour surmonter la crise ». Tous les exemples cités sont des TPE ou des PME qui ne voulaient pas se résigner à attendre la reprise en survivant avec les aides de l’Etat. Et l’on y trouve des histoires et des idées qui montrent le génie humain.

Et aussi de quoi donner des idées à d’autres concernés par les mêmes baisses d’activité.

Exemple : votre activité est à l’arrêt, vous disposez d’un grand hangar d’entrepôt :

Philippe Mella est dirigeant dans l’évènementiel, avec son entreprise Lomatec, spécialisée dans la location de matériel pour cocktails et réceptions. Aïe ! Au lieu de pleurer dans son entrepôt de 4.700 m2 rempli de couverts, tables, plateaux en inox et en argenterie, qui attendent la reprise, il en a fait une plate-forme logistique, et a aussi préparé une nouvelle entreprise, « Ecosystème événementiel 93 », agence événementielle écoresponsable qui regroupera des acteurs du département lorsque l’activité redémarrera.

Autre exemple frappant cité, celui de Matthieu Neirinck qui a créé une marque de chaussures en 2015, « Pied de biche » et ouvert trois boutiques, toutes fermées durant le premier confinement. Zut ! 

On fait quoi ? Avec le problème des stocks de chaussures en magasin qui coûtent cher.

Il a lancé en mai 2020 une opération de précommande en ligne : 1000 personnes ont acheté par avance une paire, dont il a lancé la production ensuite, ce qui a permis de produire uniquement la quantité vendue, de limiter les coûts de stock et de réduire le prix de vente. Il prévoit de lancer quatre nouvelles préventes du même genre bientôt, douze l’année suivante, et pourquoi pas d’en faire son modèle à 100% si ça marche bien. Les boutiques existeront toujours, mais surtout pour venir y tester les chaussures à commander.

L’article du Monde donne plusieurs autres exemples d’idées du même genre, où le business pivote vers le « on line », mais pas seulement, ou change de modèle.

Le témoignage de Philippe Mella est aussi une bonne leçon d’entrepreneur : « Avant, j’étais encroûté dans mon métier de loueur de matériel depuis trente-trois ans. Avec ces projets je viens au bureau avec le sourire, je sais que le travail finit par payer. Cette crise va nous permettre de rebondir autrement. Elle nous a obligés à mener une réflexion que, sans cela, nous n’aurions jamais eue ».

Un bon message d’optimisme pour tous les encroûtés, non ? Même sans la crise. 


Du monde connexionniste au capitalisme responsable

Connexion-internet-proS’il y a un concept qui a changé le capitalisme, c’est bien le mot « réseau ». Cela date des années 90. Dans le langage populaire, le réseau c’était plutôt pour parler d’organisations de caractères occultes : le réseau des résistants pendant la deuxième guerre mondiale, mais aussi des organisations à la connotation le plus souvent négative (réseaux de trafiquants). Dans cette utilisation du concept de « réseau », les membres sont en général accusés ou soupçonnés de rechercher, à travers ce mode d’association, des avantages et des profits souvent illicites, grâce à des passe-droits (les francs-maçons) ou même franchement illégaux (la mafia). Aujourd’hui encore, on parle de réseau pour obtenir un stage ou un job, ou un client.

Mais dans l’entreprise, le réseau est devenu la façon d’imaginer l’organisation à l’inverse d’une vision hiérarchique et rigide, ou l’empilement des chefs et des contrôles bloque la prise de décision rapide, et la souplesse. Et dans cette idée de réseau, on trouve la nouvelle forme d’organisation de nos entreprises : l’organisation en projets. Il ne s’agit plus de construire des pyramides d’autorité hiérarchique, mais de faire naître des groupes de projets, en fonction des besoins.

Au point que l’on a pu parlé d’un modèle de « cité par projets ». C’est ainsi que Luc Boltanski et Eve Chiapello, dans leur ouvrage « Le nouvel esprit du capitalisme », voient dans cette « cité par projets » la caractéristique majeure de ce nouvel esprit du capitalisme.

Et c’est vrai que le « projet » est devenu la manière d’exister dans le monde professionnel, voire privé. Si tu n’as pas de projet, tu n’es rien. Ta grandeur personnelle, celle qui va permettre d’être sollicité, et utile, c’est de passer de projet en projet. Et si vous êtes consultant, votre job, c’est de chasser les projets de vos clients, pour en devenir les mentors, aussi de faire émerger les projets ensemble, et de toujours en proposer de nouveaux.

Le bon dirigeant est celui qui a su mettre en place un « management en réseau », avec des projets qui fleurissent en permanence. Il n’est plus le chef hiérarchique, il est devenu « intégrateur », « facilitateur », « donneur de souffle », « impulseur de vie et de sens ». Luc Boltanski et Eve Chiapello ont traité une soixantaine de « livres de management » des années 90 pour en extraire ces formules qui reviennent d’un livre et l’autre et sont des marqueurs de ce nouvel esprit du capitalisme. Il correspond à un monde où celui qui est toujours en projet est celui qui dispose d’un capital social de relations et d’informations, qui en font un « pilleur d’idées » qui balaie le monde et son environnement avec son intuition. A l’inverse, celui qui manque de ce capital ouvert, ou qui ne l’entretient pas, va se rapetisser petit à petit au point d’être réduit à répéter tout le temps la même chose et à se limiter à l’exécution à l’identique de ce qu’il sait faire, en esclave des projets des autres, qui feront de lui un auxiliaire de leur création et de leur projet.

  Pour réussir dans ce nouveau monde « connexionniste », selon l’expression des auteurs, le facteur gagnant est plus dans le comportement et les compétences que dans le statut lui-même. C’est ce qui va contribuer à effacer la distinction de la vie privée et de la vie professionnelle. Les qualités de la personne se confondent alors avec les propriétés de sa force de travail. On va confondre aussi le temps de la vie privée et le temps de la vie professionnelle, par exemple entre des dîners entre amis et des repas d’affaires, entre les liens affectifs et les relations utiles pour raisons professionnelles (le « réseau »).

Autre changement, celui du rapport au capital et à l’argent. Dans le capitalisme du XIXème siècle et du début du XXème siècle, ce qui constituait la voie d’accès principale au monde du capital et l’instrument de la promotion sociale, c’était l’épargne et la possession. Dans le monde en réseau et en projets, le sens de l’épargne existe toujours, mais il concerne moins l’argent, mais plutôt le temps. Epargner, dans ce nouveau monde, c’est être avare de son temps, être judicieux dans la façon dont on l’affecte : à quels projets, pour passer du temps avec qui. C’est réserver du temps pour entretenir les connexions les plus profitables, les plus improbables et lointaines, plutôt que de le gaspiller en rencontrant toujours les mêmes personnes proches, qui vont procurer un agrément affectif ou ludique, mais ne vont pas nous faire vraiment grandir.

Et puis, bien diriger son temps, c’est aussi bien doser le temps consacré à l’accès et à la collecte d’informations, en recherchant l’information pour les bons projets, et non se disperser sans priorités.

C’est aussi une nouvelle forme d’épargne où il vaut mieux louer, et changer de possession en fonction des projets, plutôt que de privilégier la propriété, comme le développera Jérémy Rifkin par la suite également, et donnera des idées aux créateurs d’AirBnb ou de BlaBlaCar.

Depuis cet ouvrage de Luc Boltanski et Eve Chiapello, qui date de 1999, les vingt années suivantes ont confirmé cette tendance, et redonné une forme de légitimité au capitalisme.

Et voilà qu’aujourd’hui une nouvelle mutation est en cours avec le développement d’arguments pour faire du capitalisme un « capitalisme responsable ». C’est notamment l’objet d’un rapport de septembre 2020 de l’Institut Montaigne, par un groupe de travail coprésidé par Jean-Dominique Sénard, Président de l’Alliance Renault-Nissan, et Yves Perrier, directeur général du Groupe Amundi.

Il appelle à un capitalisme qui se préoccupe de l’environnement et du changement climatique, qui est garant de la solidarité des parties prenantes autour des mêmes valeurs, et qui génère une prospérité résiliente et durable. C’est aussi un capitalisme de la « raison d’être ».

Dans un monde connecté, une « cité par projets », ce nouveau « projet » va-t-il emporter l’adhésion vers ce « capitalisme responsable » ?

C’est sûrement aussi une question individuelle pour chacun et pour nos dirigeants, capables, ou non, d’emporter les mouvements collectifs qui rendront possibles ces mutations.


La bonne copine

GOODOn connaît les discours, les appels au secours, les alertes, sur la dévastation généralisée des écosystèmes, l'épuisement des ressources naturelles, le réchauffement climatique.

Au point pour certains de remettre en cause la course à la croissance at au progrès. La sortie de Camille Etienne, militante écologiste de 22 ans et porte-parole du mouvement "On est prêts", lors de l'Université du Medef (rebaptisée Renaissance des Entrepreneurs de France) fin août 2020, qui a osé affirmer qu'il faudrait  "oser réinventer tout ça; peut-être travailler moins, avec un peu plus de sens", a fait le tour des réseaux sociaux, et fait glousser les patrons présents à l'hippodrome de Longchamps pour y assister.

Bien sûr, pour d'autres, comme Emmanuel Macron, revenir en arrière, ce serait revenir à la lampe à huile et au modèle Amish, contre la 5G. Dans Le Monde du 25 septembre, une tribune est signée par quatre anciens conseillers politiques et juristes du numérique, se présentant astucieusement comme "amish du numérique" pour poser la question également :

" Alors que certains considèrent que toute innovation technologique est bonne par essence, nous nous demandons : est-ce que cette innovation va nous aider à mieux vivre ensemble ou bien est-ce qu'elle risque de nous désunir ? ". 

Un autre récit émerge depuis quelques années, et se répand aujourd'hui dans le monde des entreprises, qui se veut radicalement plus rassurant : Il annonce que, grâce justement à des progrès technologiques fulgurants, l'espèce humaine pourra bientôt connaître l'abondance, vivre longtemps et en bonne santé (la mort de la mort), et même conquérir l'espace pour s'y installer. ce futur heureux est celui désigné par le terme de "transhumanisme"

Un chapitre du livre de recueil d'articles "Collapsus", de Laurent Testot et Laurent Aillet, rédigé par Gabriel Dorthe, universitaire suisse auteur d'une thèse sur le sujet que l'on peut trouver en intégralité ICI, vient nous rappeler que ce terme de "transhumanisme" a été employé dans les années 50 par le biologiste Julian Huxley, frère du romancier Aldous Huxley (oui, l'auteur du "Meilleur des mondes" que l'on relit beaucoup en ce moment), qui anticipait le développement des biotechnologies qui permettrait à l'humanité de prendre en charge sa propre évolution. L'ouvrage a pour titre singulier " New bottles for new wine". Il faudra ensuite plusieurs décennies pour imposer la forme en "-isme" du concept. C'est en 1998 qu'est fondée la "World Tranhumanist Association" (WTA), par deux philosophes, le Suédois Nick Bostrom et l'Anglais David Pearce, rebaptisée en 2002 "Humanity+". Des associations du même type se créent alors à travers le monde, dont celle française, fondée en 2010, l'Association française transhumaniste Technoprog ( AFT). 

Une charte "Déclaration transhumaniste" a même été rédigée en 1998 par la WTA, remaniée plusieurs fois, la dernière en 2012, que l'on trouvera ICI

Cette déclaration pose dans son article 1 que " L'humanité sera profondément affectée par la science et la technologie dans l'avenir. Nous envisageons la possibilité d'élargir le potentiel humain en surmontant le vieillissement, les lacunes cognitives, la souffrance involontaire, et notre isolement sur la planète Terre". 

 Elle en appelle ensuite à délibérer, en tant que citoyens, sur l'administration des conséquences des progrès envisagés, et à choisir les éléments à promouvoir. 

Cela n'empêche pas, encore un peu aujourd'hui, certains critiques de présenter ces "transhumanistes" comme de doux dingues, ou, pire, des milliardaires aux idées fumeuses qui voudraient servir leurs intérêts d'investisseurs. Un hebdomadaire s'en prenait cette semaine à des investisseurs comme Xavier Niel qui investit dans des nouvelles formes d'alimentation sans viande, avec des steaks conçus en laboratoires ("L'agriculture cellulaire") ou dans l'entreprise MotifIngredients, avec Jeff Bezos et Bill Gates, qui a pour objectif de fabriquer des alternatives de laboratoires à la viande, aux œufs ou au lait, les soupçonnant de soutenir les antispécistes et le référendum sur les animaux pour nous détourner plus vite de l'agriculture traditionnelle.

Le débat n'est pas fini, et est nourri cette semaine par un dossier du Monde de ce week-end (daté de Dimanche 27/09), "L'entreprise va-t-elle sauver le monde ?", présenté par Nicolas Santolaria, et dont j'ai repris l'image d'illustration pour ce post. Il évoque ces entreprises qui se désignent comme "Good" : Ce sont ces entreprises dont "le projet, les produits et les services s'inscrivent dans des objectifs d'accroissement du bien commun, en retenant quatre thématiques : la réduction de l'émission des gaz à effet de serre, l'éducation, la réduction des inégalités er la santé" (selon la définition d'un rapport de PwC sur le sujet). On est un cran en-dessous des visions transhumanistes, mais le projet relève du même genre d'optimisme. Ce "Good" désigne bien, comme le souligne avec un peu d'ironie Nicolas Santolaria, " une approche proactive, presque chevaleresque, du bien commun, soudain devenu le cœur incandescent du capitalisme." Cela a pris de l'ampleur avec ce mouvement d'entrepreneurs "Tech for Good France". 

Bon, le dossier donne aussi la parole aux sceptiques, comme le sociologue Marc Audétat, coauteur de l'ouvrage " Sciences et technologies émergentes : pourquoi tant de promesses ?" : " C'est marrant, ce terme, "la tech". C'est comme si on assimilait la technologie à une bonne copine, qui vous amène des solutions. On a beaucoup eu, ces dernières années, le sentiment d'une innovation sans progrès. L'intelligence artificielle, la disruption façon Uber, les GAFA ont fini par être perçus de façon très pessimiste, prédatrice et négative. Regardez la série "Black Mirror" : la technologie y incarne le méchant. Le "Good" est donc une réponse à ce climat délétère. En mariant la marchandise et le bien, cette nouvelle mythologie suscite des émotions positives qui permettent aux entreprises de s'insérer sur des marchés porteurs. C'est aussi une réponse à l'impuissance que l'on ressent tous, un discours éthique qui ne mange pas de pain et auquel les gens pourront adhérer facilement."

Alors, cette bonne copine va-t-elle sauver le monde, nous libérer et élargir notre potentiel humain, au point de surmonter le vieillissement, les lacunes cognitives et la souffrance ? 

Question de foi, ou de confiance.


Identité confinée

ConfinePeut-on vivre de manière flexible, en s'attaquant à des objectifs de court terme, des missions avec des deadlines ? 

Est-ce que cette façon d'être nous rend adaptables et au mieux pour saisir les opportunités?

Ou bien risque-t-on de sombrer et être "confiné sur soi" ?

A l,heure du déconfinement, comment ne pas succomber à ce confinement sur soi?

C'est le sujet de ma chronique de mai sur "envie d'entreprendre".

C'est ICI.

Osons y aller...


Troisième ligne créative

TeletravailOn, ou plutôt, il, les appelle la troisième ligne. La première, ce sont les soignants, la deuxième, les chefs de rayons, les caissières, les manutentionnaires. La troisième ligne, ce sont les autres, qui restent chez eux tranquilles en télétravail, les chômeurs partiels, les retraités ; leur acte d’héroïsme à eux, c’est de rester chez eux. C’est comme ça qu’on partage la société en ce moment ; d’un côté les métiers indispensables, pas tous très bien payés, applaudis sur les balcons, et de l’autre les télétravailleurs, souvent bien payés, dont l’activité est supposée moins intense. On pourrait les prendre pour les planqués contre les fantassins des deux premières lignes.

Alors certains vont aller rejoindre la deuxième ligne pour se sentir plus utiles : Chez Carrefour, le DRH a proposé à tous ceux qui sont disponibles de donner du temps pour aider à la mise en rayon ou tenir une caisse, et s’ils ont une expérience de directeur de magasin, de reprendre du service. En quelques jours 320 collaborateurs se sont portés volontaires.

Et les autres alors ?

La presse et les sondages sont là pour nous donner les témoignages , en plus de nos expériences personnelles avec nos collaborateurs et nos clients.

Selon un sondage Ifop, pour BNP Paribas Real Estate, rapporté par Le Figaro du 18 avril, le télétravail est plutôt apprécié par ceux qui le pratiquent, la moitié des interviewés « souhaitent davantage de télétravail après la crise ». Au total, 72% des français assurent « bien vivre » le confinement chez eux.

Autre sondage étonnant, celui de Deskeo, opérateur de bureaux flexibles en France, rapporté ICI : 62% des français veulent plus de télétravail après le confinement. Mais, néanmoins, comme le rapporte Audrey Richard, présidente de l’Association nationale des DRH(ANDRH), « Hier comme demain, le télétravail cinq jours par semaine, sans sortir de chez soi, n’est pas une option ».

Certains, par ailleurs, espèrent, en revanche, pouvoir goûter le plus longtemps possible aux plaisirs de cette vie suspendue.   C’est à ceux-là que Guillemette Faure consacre un article plutôt amusant dans Le Monde magazine du 18 avril.  Elle pense à tous ceux à qui « leur vie d’avant, celle avec une chemise repassée et des chaussures cirées, ne manque pas plus que ça : pourquoi faudrait-il retourner en réunions, retrouver des collègues qu’on n’aime pas et renouer avec un quotidien dans lequel on ne faisait que croiser ses enfants le soir en rentrant ? ». Ces « fans cachés du confinement », ce sont ceux qui « cette année, dès le changement d’heure, ont pris le temps de re-régler la pendule du four » et qui « tutoient désormais des voisins dont ils ne connaissaient pas même l’existence en février (ils les prenaient pour des locataires Airbnb) ». Bon, bien sûr ces fans ne vivent pas dans 20 mètres carrés, et ont pour principale question existentielle : « Est-ce qu’il faudra recommencer à faire la bise à ceux qu’on n’aime pas ? ».

Alors si le télétravail de la troisième ligne devient un plaisir qu’on redemande, il va sûrement se trouver des entrepreneurs et des entreprises pour inventer et nous proposer des services et accessoires spéciaux pour ce type de travail. On pense bien sûr à tous les outils numériques comme Slack, Zoom ou Teams, bien sûr.

Mais la créativité ne s’arrête pas là ; Cette panoplie de « Zoom suit » proposée ici est vraiment une super idée, non ?  :

 

La troisième ligne sera créative ou ne sera pas.


Pourquoi mangeons-nous ?

PopcornNous n'achetons pas une voiture pour pouvoir acheter plus d'essence; nous ne mangeons pas pour devenir plus gras. Et pourtant tous ceux qui se donnent pour objectif la seule croissance font un peu la même chose, y compris les start-upers qui recherchent uniquement la meilleure valorisation.

Car ce qui fait une entreprise, une aventure entrepreneuriale, dans un monde de jeu infini, c'est ce que Simon Sinek appelle "la juste cause" dans son dernier livre, " The infinite game".

Mais c''est quoi une juste cause ?

C'est le sujet de ma chronique de ce mois dans "Envie d'entreprendre".

C'est ICI. 

Voilà une juste cause pour aller y voir.

Bonne lecture 


La preuve par dix

DixLe changement d'année, et le début d'une nouvelle décennie, c'est l'occasion pour certains de faire le bilan des dix années passées, et de se projeter dans les dix années à venir. On va faire les "Ambitions 2030" dans les entreprises visionnaires.

Mais on peut aussi considérer que nous sommes dans un état permanent d'incertitude qui nous oblige à apprendre à vivre et à manager différemment.

Ginevra Bompiani, écrivaine et éditrice italienne, porte son regard dans Le Monde du 29 décembre pour rappeler combien les phénomènes exceptionnels se sont multipliés au cours des dix dernières années. 

2010, c'est le tremblement de terre en Haïti, avec plus de 200.000 morts; et d'autres tremblements de terre, et tsunamis se sont multipliés (dont en 2018 en Indonésie avec plus de 2000 morts). L'auteure cite aussi les tornades et les cyclones. Autres phénomènes d'exception connus au cours de ces dix ans : les attaques terroristes, et ce pilote allemand, en 2015, qui lance son avion contre une montagne  et se tue avec 150 passagers. Autre phénomène d'exception qui touche directement l'Italie, le pays de l'auteure, les afflux de migrants qui, cherchant à rejoindre l'Italie, font naufrage (tel ce bateau au large de Lampedusa en 2013, sur lequel plus de 300 personnes trouvent la mort dans un incendie). Pour compléter le tableau, on se souviendra aussi des exterminations permanentes, comme celle des Rohingas ou des kurdes, et des effets des guerres en Afrique et au Moyen-Orient. 

Nous ne pouvons pas prévoir tous ces phénomènes, mais nous nous persuadons que nous en connaîtrons encore dans les dix ans à venir, et peut-être même de plus en plus. Comme si nous apprenions à vivre dans "un état d'exception", comme un état d'urgence permanent. Et qui conduit à vivre, selon les mots de Ginevra Bompiani, dans un "état d'âme d'exception", qui a une influence sur notre humeur, qui devient " apeurée, méfiante, crédule, rageuse, angoissée, mal assurée. Nous avons peur de tout, nous nous méfions de tout, nous nous laissons duper à propos de tout". D'où le besoin fort, adressé aux politiques partout dans le monde : l'exigence de sécurité. Alors que, bien sûr, personne n'est capable de garantir la sécurité, pas même, rappelle l'auteure, "la mère qui berce son enfant". En complément de ce besoin de sécurité, un autre besoin fort : le changement. Mais une forme particulière de changement, qui correspond, " comme pour ces voyageurs sur un pont branlant, à la volonté de ne plus être sur le pont branlant sans avoir à le traverser". C'est un changement qui n'est pas tourné vers le futur, mais vers le passé, pour recommencer à être bercé et protégé des étrangers menaçants ou des dommages du temps. Pas facile, dans ces conditions, d'accueillir le changement, le vrai, celui qui attend à la porte de notre monde, avec bienveillance.

Un autre phénomène de peur, caractéristique de notre décennie, est mis en évidence par Olivier Babeau, Président du Think Tank "Sapiens", dans un article du Figaro du 30 décembre. C'est cette préoccupation environnementale qui prend aujourd'hui la forme d'un souci constant de minimiser "l'empreinte" de l'humain. Alors que dans l'Histoire, l'homme, depuis l'Antiquité, a cherché à marquer de son empreinte le monde, en bâtissant des cathédrales et des pyramides, aujourd'hui c'est l'inverse qu'il est bon de louer. Le nouveau culte est celui de la nature, culte que Olivier Babeau qualifie de naïf, car, comme il le fait remarquer, " il ignore que tant de choses dans notre environnement ont déjà été façonnées par des milliers d'années d'efforts humains: les paysages, les fruits (qui n'existaient pas à l'état naturel sous leur forme actuelle), les animaux (les chiens sont des loups sélectionnés)...Le culte de Mère nature veut aussi ignorer tout ce que notre bien-être actuel doit à des milliers d'années d'effort pour contrecarrer la nature et s'abstraire de ses nécessités". 

S'il est vrai que notre Terre a été complètement façonnée et transformée par l'homme (Laurent Testot, dans son livre "cataclysmes", en fait un impressionnant récit sur trois millions d'années), aujourd'hui, le nouveau grand projet, dénoncé par Olivier Babeau, c'est de faire disparaître la marque de l'homme sur la nature. comme il note avec un peu d'ironie, " "L'homme serait une sorte de virus sur terre, et toute trace humaine une forme une forme de dépravation de la nature. Même les traces de pas sur la neige d'une montagne sont ainsi vécues comme une forme d'agression". 

Conclusion naturelle de cette attitude, l'homme du XXIème siècle ne souhaiterait plus alors être conquérant de rien. Au point que "Un bon citoyen, à la limite, est un citoyen mort qui n'encombre plus l'atmosphère avec sa respiration". 

Cela peut nous poser question sur l'avenir de notre civilisation : " que peut-il advenir d'une civilisation qui ne voit aucun objectif  plus digne que de s'abolir ? Quelle force peut-il rester à une société qui rêve de s'éteindre en silence ? ". Cette attitude est plutôt celle de l'Occident, alors que d'autres pays, plus à l'Est, "décidés à marquer la terre de leur sceau se feront un plaisir de nous aider à réaliser notre souhait". 

Bon, pour tromper ces prédictions funestes, ne pas sombrer dans la peur de traverser le pont branlant, tournés vers le passé, ni dans le rêve de s'éteindre en silence, dont nous préviennent ces auteurs, il va nous falloir développer et propager un esprit d'entrepreneur, de rêve de possible, de confiance en l'homme et en son avenir, afin de faire émerger en 2020 et dans la décennie à venir, des projets ambitieux et des réalisations optimistes.

A chacun de tirer les bonnes cartes pour faire la preuve par dix.

A nous de jouer.

Bonne année 2020, et bonne décennie. 


Les « problem solvers » sont-ils devenus ringards ?

ProblemsolverPour beaucoup, manager, cela consiste à résoudre des problèmes. 

Résoudre les problèmes, ça veut dire quoi ? Cela consiste à se placer dans une logique de cause à effet : Il y un problème, je vais trouver ton problème B, et, avec toute ma connaissance du métier, des autres entreprises qui ont connu ce que je pense être le même problème, ma connaissance de l’organisation, et des meilleures pratiques, je sais que c’est A qui entraîne B. Et si je trouve la cause de A, alors je vais corriger B, et mon problème avec B est résolu. Du moins c'est comme ça que l'on pourrait comprendre simplement le concept. 

Ce modèle, où il suffit de trouver les causes des problèmes en les découpant  en sous-problèmes, et les sous-problèmes en sous-sous problèmes, pour les résoudre, est-ce toujours adapté à notre monde d’aujourd’hui ?

Il est mis à mal, en tout cas,  dans le dernier livre de Philippe Silberzahn et Béatrice Jousset, «  Stratégie modèle mental ». Et cela fait réfléchir.

Les auteurs y dénoncent ce qu’ils appellent les « modèles mentaux » qui nous aveuglent, et prônent leur remplacement par les modèles mentaux adéquats, ceux des entrepreneurs.

Parmi les modèles mentaux qui nous font faire des bêtises, il y a précisément celui qui nous fait croire que le monde est fait de problèmes qu’il faut résoudre en en traitant les causes.

Cette approche, que les auteurs qualifient de « directe ou réductionniste » (A entraîne B), est celle qui convient à un monde stable dont les paramètres sont connus : C’est le monde où les objectifs sont clairs, les moyens identifiés, et où l’environnement est stable pendant le déroulement des opérations de résolution des problèmes, et où l’on va ainsi atteindre logiquement un niveau de performance élevé visé.

C’est d’ailleurs comme cela que se déroulent les programmes classiques de transformation : la transformation est abordée comme un problème à résoudre, pour lequel il devrait exister forcément une solution. Le rôle de la Direction Générale, et de ses consultants, est alors de déterminer cette solution et de résoudre le problème, et donc d’indiquer ensuite aux collaborateurs ce qu’ils doivent faire pour que la solution fonctionne.

Mais cela marche de moins en moins bien, on le constate bien, et les auteurs nous le rappellent, dans un environnement de plus en plus incertain. On ne sait pas très bien à quoi ressemblera le monde qui émerge, ni ce que nous permettront les nouvelles technologies (que les managers et Comex ne maîtrisent pas toujours très bien). On n’arrive pas toujours, dans cet environnement, à distinguer l’important de l’accessoire. On n’arrive plus à régler directement les problèmes car il est impossible de remonter la ligne de causalité. « La cause de B n’est pas juste A, mais aussi D, E et peut-être F, et parfois G. H joue également un rôle, mais nous ne le savons pas. Et cela évolue dans le temps. Le temps que nous le déterminions, il sera trop tard ».

En plus, du fait de l’évolution et de l’incertitude, nous sommes confrontés à des situations radicalement nouvelles, et donc le souvenir des résolutions des problèmes du passé ne nous aide pas forcément. Il s’agit maintenant d’imaginer des solutions nouvelles à des situations elles aussi nouvelles.

Bon, alors, si le manager ne résout plus les problèmes tout seul, il va faire quoi ?

Philippe Silberzahn et Béatrice Jousset apportent leur réponse : il nous faut revoir notre modèle mental. Il ne s’agit plus, quand un problème se pose, de se précipiter pour en chercher la cause pour le résoudre. Car cela ne fonctionne plus dans un monde où les problèmes sont trop complexes et évoluent avec le temps. C’est bien la logique même qui est à revoir.

La réponse que proposent les auteurs, et le modèle mental qu’ils nous proposent d’adopter, c’est : Créer le contexte.

Cela consiste à créer un environnement favorable pour permettre de faire émerger les solutions imaginées collectivement dans des situations d’incertitude.

Les questions sont alors différentes. On arrête de se casser la tête à chercher LA solution du problème, et on se demande :

  • Comment puis-je permettre à ces individus d’être performants ?
  • Qu’est-ce qui, dans ce contexte, pose problème ?
  • Comment créer le contexte propice à la performance ?

Pour cela, il faut accepter que « les modèles mentaux collectifs prédominent sur les personnalités individuelles ».

Avec ce modèle, on s’interroge d’abord sur la compréhension du contexte qui engendre la non-performance, et c’est sur ce contexte que l’on agit.

Pour s’en sortir, il nous faut alors nous débarrasser des logiques qui lient les « causes » et les « effets », avec tout l’attirail des objectifs, des budgets et des fiches de poste. Et passer à ce que les auteurs appellent « se penser au monde », se méfier des pièges de l’expertise et de l’objectivité des « problem solvers ».

C’est Hartmut Rosa qui explique que la relation au monde est la combinaison d’une attitude à la réalité et de l’expérience de la réalité. L’attitude à la réalité, c’est la façon dont nous la voyons avec nos croyances et nos valeurs. L’expérience de la réalité, c’est la façon dont nous agissons dans la réalité, et dont nous la changeons. Quand la « corde » qui nous relie à la réalité se met à vibrer, Rosa appelle cela la « résonance ». Nous adhérons à la réalité lorsque nous sommes pleinement dans le monde. Si la « corde » ne vibre pas, nous sommes alors dans l’aliénation. L’aliénation, c’est ce qui se passe lorsque nous agissons d’une manière qui ne correspond pas à ce que nous considérons être une vie bonne.

Ce à quoi nous encouragent les auteurs c’est précisément ce passage du modèle « Objectif / Idéal » vers le modèle « Relation au monde » pour nous mettre en résonance avec la réalité du nouveau monde.

Maintenant, on pourra quand même argumenter qu'on aura encore besoin des problem solvers, et de savoir résoudre les problèmes, pour aller aussi chercher, à tous les niveaux, les enjeux des problèmes rencontrés. IL y a de l'espoir pour les "problem solvers". Les consultants le savent bien, qui le pratiquent avec talent. L'éclairage de Philippe Silberzahn et Béatrice Jousset, en nous sensibilisant à la création du bon contexte par les dirigeants, sans lequel les solutions imaginées ne marchent pas, nous aide aussi à ne pas être victimes  aveugles de nos expertises, en les utilisant de manière trop simpliste. Voilà une salutaire alerte. 

Et un bon conseil pour aborder la transformation des entreprises avec de nouveaux modèles mentaux. C'est toujours utile, non?