Internet des sens ou victoire de l’avachissement ?
02 avril 2023
Après avoir été enfermés à cause du Covid, en 2020 et 2021, est-ce que l’on se remet à bouger et à voyager, ou bien préférons-nous rester chez soi ?
Et comment cela va-t-il évoluer dans les années à venir ?
Voilà une bonne question de prospective pour les entreprises de transports, de voyages et de tourisme. Et pour interroger nos comportements et envies.
Le Directeur de SNCF Voyageurs, Christophe Fanichet, indiquait au Figaro que « le 8 mars, jour de l’ouverture des ventes pour l’été, nous avons établi un record avec un million de billets vendus ».
Pour les vacances de février, c’était 11 millions de billets vendus, soit plus qu’en 2019, avant la crise sanitaire. Et globalement en 2022, la fréquentation a augmenté de 5% par rapport à 2019. Ce qui augmente le plus, dans les TGV, ce sont les voyages pour raison privée, qui compensent la baisse des voyages professionnels (le télétravail est passé par là).
Côté trafic aérien, même constat : Air France espère retrouver cet été son trafic de 2019.
Concernant le tourisme, Atout France indiquait dans sa note de conjoncture de février 2023 que les recettes du tourisme international vers la France en 2022 étaient de 58 milliards d’euros, soit un niveau supérieur à celui de 2019.
Mais tout cela va peut-être changer avec le développement de ce que l’on appelle déjà « The Internet of Senses (IoS) », popularisé par les enquêtes et recherches de la firme suédoise Ericsson.
Grâce aux technologies d’Intelligence Artificielle, de réalité virtuelle, et à la 5G, nous pourrions, d’ici 2030, avoir la possibilité d’ajouter les sens du toucher et de l’olfactif dans les expériences virtuelles. On envisage aussi de permettre de ressentir les poids et la vitesse d’objets digitaux.
On imagine bien les révolutions que cela apporterait dans les expériences d’achat en ligne (pouvoir toucher, sentir et goûter les produits), ainsi que pour le tourisme (pourquoi se déplacer si on peut vivre la même expérience avec un casque connecté ?).
Il y a même déjà un « Institut de l’Internet des sens »
Des expériences existent aussi pour combiner le physique et le virtuel pour améliorer l’expérience du touriste, et faire revivre l’histoire (« History Tourism »). Ainsi l’office du tourisme de Singapour prépare une expérience dans un fort de la 2ème guerre mondiale pour faire revivre en virtuel la défense de ce fort par les troupes britanniques.
Les technologies de réalité virtuelle sont aussi utilisées pour améliorer la visite des villes.
L’Ukraine a ainsi entrepris de digitaliser ses monuments et lieux historiques de Kiev pour garder son patrimoine et sauver son histoire avant que les Russes ne la détruisent complètement. On peut voir les lieux et objets en ligne ou vie des QR codes.
Les start-up font aussi partie du jeu pour faire émerger cet internet des sens.
Ainsi la société grenobloise Aryballe développe depuis 2018 un nez artificiel permettant de capter et analyser les odeurs.
Mais ces promesses ne convainquent pas tout le monde. Pascal Bruckner vient de publier un livre qui condamne ce « sacre des pantoufles » qu’il assimile à un « renoncement du monde ». Avec ces outils digitaux, on serait condamnés à rester chez soi, sortir dehors dans le vrai monde étant assimilé à un danger. C’est comme si on avait pris l’habitude d’être enfermés à cause du Covid, et qu’on en redemandait encore après. Pascal Bruckner n’est pas très sensible à la « féérie digitale » et y voit plutôt la « victoire de l’avachissement », avec une question : Qu’apprenons-nous avec la réalité virtuelle ? La réponse : « à rester assis ou allongés. Nous y prenons des leçons de siège. Il faut des corps rassis pour une société elle-même rassie qui vise à faire tenir les gens tranquilles, chez eux, pour mieux les livrer aux hold-up des cerveaux. L’écran, quel qu’il soit, est vraiment la tisane des yeux ; il n’interdit ni ne commande rien mais rend inutile tout ce qui n’est pas lui, il nous divertit de tout, y compris de lui-même ».
« Aujourd’hui, se ramasser chez soi, c’est aussi se déployer à la façon d’un radar qui reçoit les émissions du monde entier, les deux mains pianotant sur le clavier, la télécommande, le smartphone ». C’est ce que l’auteur appelle la « vita virtualis » : « Bien au chaud dans la Caverne, loin des intempéries, on regarde ce qui vient du lointain non comme la lumière des Idées mais comme les ténèbres de l’aléa ».
Et cet enfermement volontaire devient le mode de vie normal : « Même une activité aussi simple que d’aller au cinéma est devenue problématique : Pourquoi sortir de chez soi, s’enfermer dans une salle obscure avec des inconnus, voir un film, peut-être médiocre, alors que j’ai un choix illimité de spectacles sur mon écran (en France, la fréquentation des théâtres et cinémas a déjà chuté de presque 40% en 2022) ? ».
On comprendrait alors que ce besoin de loisirs par écran fasse sortir pour manifester contre l’allongement du temps de travail et la réforme des retraites même les plus jeunes.
Pascal Bruckner affiche son pessimisme sur notre temps : « Nous sommes entrés depuis la fin du XXème siècle dans un temps stérile et trop de camps rêvent de soumettre l’humanité à un impératif de régression ».
Et tout concoure à nous faire peur de sortir et de bouger, le changement climatique, les épidémies, le terrorisme, les guerres.
« Comment s’étonner que les jeunes générations soient hantées par des cauchemars, ne croient plus à l’avenir et courent se jeter dans le terrier, tête la première, en attendant la fin du monde ? Le besoin de sécurité absolue peut étouffer jusqu’au goût des autres. La fin du monde, c’est d’abord la fin du monde extérieur, c’est le manque d’attirance pour la vie commune. ».
Le livre se termine quand même par une note d’espoir en espérant que le clan des « partisans de la résistance » (les jeunes générations montantes, et les moins jeunes, qui veulent encore forger l’avenir et y contribuer activement), et le clan des « apôtres de la capitulation », ceux pour qui « le chez-soi est un empire qui annexe tout le dehors et l’avale sans ménagement ».
Alors, quoi choisir : l’internet des sens ou la victoire de l’avachissement ? Capituler dans son canapé ou agir et innover ?
La quatrième révolution industrielle a besoin de nous.