Âge exponentiel

ExponentialJ’avais déjà évoqué ICI, à propos de l’ouvrage de Salim Ismail, " Exponential organizations" (une mise à jour est prévue cette année) ces entreprises qui ont une croissance exponentielle, et ce qui les caractérise.

Ce terme « exponentiel » est repris par Azeem Azhar, rédacteur de la newsletter « Exponential view », dans son livre « Exponential – How accelerating technology is leaving us behind and what to do about it », publié en 2021. Voilà une lecture appropriée pour éclairer 2022 et au-delà.

Car la thèse de l’auteur est que nous vivons un écart (« gap ») entre le monde des technologies (oui, exponentielles) et le monde « normal » auquel nous avons été habitué, celui de nos institutions, de nos humanités, des entreprises d’hier et d’aujourd’hui. Et que ce « gap » s’accroît, et a des conséquences sur nos modes de vies, le travail, et la géopolitique. Il appelle cela « l’âge exponentiel », et cela va au-delà des technologies. Nous y sommes.

Ce  »gap » pose deux problèmes majeurs.

Le premier est cette croyance ancrée que les technologies sont indépendantes de l’humanité, c’est-à-dire qu’elles seraient une force qui s’est créée d’elle-même, mais n’auraient pas de lien avec les structures de pouvoir des humains qui les ont créées. Dans cette vision, les technologies sont neutres, et ce sont les utilisateurs de ces technologies qui décident d’en faire du bien ou du mal. Elles sont des outils neutres. Azeem Azhar pense exactement l’inverse : les technologies ne sont pas neutres car elles sont créées par des hommes qui dirigent leurs inventions en fonction de leurs préférences et idéologies, et donc elles recréent un système de pouvoirs qui existe dans la société. C’est ainsi que nos smartphones ont un design adapté à la main d’un homme, moins à celle d’une femme (avec une hauteur moyenne de 14 cm le smartphone correspond bien à la moyenne des mains d’homme, mais est un peu trop grand pour les mains de femme, en moyenne plus petites, sans parler du problème de la taille des poches, obligeant les femmes à porter les téléphones dans leur sac à mains), et que de nombreux médicaments sont moins efficaces sur les personnes noires ou asiatiques. Et donc la technologie, et les technologies exponentielles, ne sont pas neutres et interagissent directement avec nos organisations sociales, politiques, économiques.

Le deuxième problème posé par les technologies est, selon l’auteur, plus insidieux. De nombreuses personnes qui ne sont pas dans le monde des technologies font assez peu d’efforts pour le comprendre. Et les deux cultures ont tendance à s’éloigner : la culture technologique se développe dans de multiples directions, alors que l’autre, celle des humanités et des sciences sociales, qui est celle des politiques et commentateurs, n’arrive plus à suivre ce qui se passe. En l’absence de dialogue entre les deux, il est difficile d’imaginer les bonnes solutions.

Face à ce « gap », les entreprises les plus technologiques sont devenues de plus en plus grandes, laissant derrière elles les entreprises plus traditionnelles. Les marchés sont devenus des « winner-takes-all », où les entreprises que Azeem Azhar appelle les entreprises « superstar » dominent, creusant l’écart avec les autres.

Comment cela s’est-il produit ? C’est l’objet de ce livre de Azeem Azhar, qui en recherche les causes et en liste les conséquences.

Il met en évidence les trois origines de ce développement exponentiel des superstars.  

Ce qui a permis l’essor de ces superstars c’est en priorité ce que l’on appelle « l’effet réseau », qui permet à tout nouveau membre du réseau d’augmenter la valeur du réseau lui-même. C’est ce qui fait le succès de Facebook, PayPal, Microsoft ou Google. La plupart des gens qui utilisent un réseau social utilisent Facebook parce que c’est là où tout le monde est. Même histoire avec la croissance de Microsoft. L’entreprise a dominé le marché des système d’exploitation pour ordinateurs personnels depuis les débuts de l’informatique. Dès l’an 2000, Microsoft détenait 90% du marché des ordinateurs personnels, et n’est jamais descendu depuis en-dessous de 75%. C’est ce pouvoir de l’effet réseau qui fait la réussite de Microsoft. En devenant leader, Microsoft est devenu le choix dominant des développeurs, et donc des utilisateurs qui pouvaient trouver plus de choix de software et de hardware. C’est cet effet qui rend plus difficile l’entrée des compétiteurs sur le marché. Autre conséquence de l’effet réseau, une fois que tout le monde utilise Windows, et échange des documents sur Excel et Word, il devient plus pratique à chacun de les utiliser aussi. Ainsi l’effet réseau commence avec le système d’exploitation, puis se transmet au traitement de textes et aux tableurs.

Avec cet effet réseau, on comprend qu’une fois qu’un leader s’est imposé, il devient quasi impossible de le déloger pour les compétiteurs, d’où cette expression de « winners-takes-all », car les clients eux-mêmes ont tout intérêt à rejoindre le plus grand réseau, car c’est dans celui-ci qu’ils tireront le plus de valeur.

Cet effet réseau ne date pas d’hier, mais un deuxième phénomène est venu l’accélérer avec internet : le développement des plateformes. Grâce au web, la possibilité de connexion entre acheteurs et vendeurs n’a jamais été aussi facile. Et là encore, les grandes entreprises exponentielles raflent la mise. Quelques chiffres pour mesurer l’ampleur du phénomène : eBay attire chaque année 185 millions d’acheteurs actifs, Alibaba 779 millions, Tik Tok 50 millions aux Etats-Unis (été 2020). Et à chaque fois l’offre est surabondante. Et ce modèle se déploie dans le monde entier.

Mais une troisième force, en plus de l’effet réseau et des plateformes, permet aux entreprises exponentielles d’être incontournables : c’est leur capacité à tirer de la valeur de ce que l’on appelle les « actifs intangibles ». C’est le moteur de recherche de Google, les données du réseau de Facebook, le design et l’identité de marque d’Apple, qui en font la plus grande valeur. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : En 2019, tel que cité par Azeem Azhar, l’actif net comptable des cinq plus grosses entreprises de l’âge exponentiel – Apple, Google, Microsoft, Amazon, Tencent – représentait 172 milliards de dollars, alors que leur valorisation boursière était de 3,5 trillions (mille milliards) de dollars. En clair la valeur comptable ne représente que 6% de la valeur estimée par le marché, le reste étant ces fameux « actifs intangibles ».Et l’avantage, c’est que si le premier actif intangible créé peut coûter cher en développement, ensuite il peut être copié à l’infini sans coûts importants supplémentaires. C’est cette « économie de l’intangible » qui permet aux stars de l’âge exponentiel de dominer. Et cela continue. On vient de voir la capitalisation d’Apple passer les 3000 milliards, faisant d’Apple le premier groupe à atteindre une telle valeur, qui dépasse la richesse produite chaque année par le Royaume-Uni (environ 2.700 milliards de dollars). Aujourd’hui 55% du Nasdaq 100, qui est l’indice des 100 plus grandes valeurs technologiques américaines, est occupé par six valeurs « Gafam » ( Google, Apple, Facebook, Tesla, Amazon et Microsoft). Tesla a rejoint en 2020 le club des entreprises valant plus de 1000 milliards de dollars, valant à lui seul plus que les 10 premiers constructeurs automobiles de la planète, et se payant plus de 200 fois ses bénéfices (car il est maintenant bénéficiaire, ayant vendu en 2021 près d’un million de voitures électriques, deux fois plus qu’en 2020).

L’actif intangible qui booste le plus fort est bien sûr l’intelligence artificielle : c’est l’exploitation de la masse de données par les algorithmes qui démultiplie la valeur. C’est elle qui vous permet de vous voir proposer le produit, le film, la lecture, qui vous correspondent parfaitement, merci Amazon, Netflix et autres.

Tout cela n’est pas anodin ; l’émergence de ces superstars de l’âge exponentiel, avec l’effet réseau, les plateformes et les actifs intangibles, est venu bouleverser l’ensemble de l’économie mondiale.

Au siècle dernier, nous avions appris la théorie des rendements décroissants, nous convainquant que plus une entreprise grossissait, plus son taux de rentabilité diminuait. D’où la méfiance vis-à-vis des conglomérats trop gros, auxquels le marché demandait d’être découpés en morceaux autonomes, et y appliquaient ce qu’on appelait une « décote de conglomérat ». Ces superstar, que certains appellent aussi des « néo-conglomérats » ont fait mentir cette théorie, et n’ont pas cette décote par les marchés. Au moment où des entreprises « traditionnelles » General Electric, Toshiba ou J&J annoncent leur démantèlement, les superstar se développent verticalement en procédant à des acquisitions pour se renforcer. Amazon vient par exemple de monter au capital de Rivian, le constructeur de camions électriques qui s’est introduit en bourse en novembre. A la différences de leurs prédécesseurs, ces entreprises technologiques utilisent la même plateforme pour développer leurs activités. Ainsi tous les produits d’Apple partagent la même plateforme de développement. C’est cette démarche qui permet aussi à Amazon de fusionner les données utilisateurs de tous les produits, puis de les vendre ou de s’en servir pour faire de la publicité.

Les grandes entreprises d’hier misaient sur les économies d’échelle liées à l’offre (plus on produit, moins chaque produit coûte cher à fabriquer). Les entreprises plateformes modernes profitent des économies d’échelle liées à la demande, grâce justement à l’effet réseau ( tout nouvel utilisateur est plus intéressant que le précédent). Fondé en 1892, General Electric est restée la plus grosse entreprise mondiale cotée jusqu’en 2005. On peut imaginer que les entreprises plateformes vont faire encore mieux, et poursuivre ce que l’on constate : plus elles grossissent plus elles sont rentables. Ces entreprises ont aussi pour caractéristiques d’investir massivement en Recherche & Développement (avec des budgets bien supérieurs à ceux des Etats), se permettant ainsi de rentrer dans des marchés nouveaux à partir de zéro. C’est comme ça qu’Alphabet s’attaque au marché de la fusion nucléaire, mais aussi des voitures autonomes, ou la cyber sécurité.

Alors, si l’on admet que ces entreprises superstars vont continuer à occuper des positions dominantes, et bousculer l’économie mondiale, est-ce un problème ? Les législateurs et les Etats ont déjà commencé à répondre oui, pour éviter les abus de position dominante qui, en général, ne sont pas bons pour les consommateurs. Mais on ne semble pas en être là de façon évidente. Google et Amazon s’approchent d’une position de monopoles, mais les consommateurs, à première vue, ne semblent pas en pâtir. Ils bénéficient de produits et services toujours meilleurs et moins chers. Le problème est plutôt du côté des potentiels concurrents qui voudraient accéder au marché et s’en trouveraient empêchés. Autre problème : les taxes et impôts auxquels échappent ces entreprises, car la caractéristique des actifs intangibles est qu’ils peuvent facilement passer d’une frontière à l’autre pour optimiser les taxes.

Les propositions et idées ne manquent pas. Jean-Marc Daniel évoque dans Le Figaro de jeudi 6/01 une réduction de la durée des brevets, pour réduire la « rente innovation ». Mais il pense aussi que « le capitalisme va digérer cette nouvelle donne ».

On a aussi les propositions au niveau européen qui sont sur la table, comme la taxation des Gafam ou les règlements DMA (Digital Markets Act) et DSA (Digital Services Act), qui visent à réformer les règles de l’espace numérique et de la concurrence contre ces grands monopoles de la Tech (l’idée est de permettre un accès équitable aux plateformes). C’est pas gagné car les positions ne sont pas encore bien alignées, et déjà les propositions sont critiquées par les juristes. Tout cela en veillant à ne pas étouffer l’émergence de nouveaux acteurs de la Tech en Europe, qui a quand même pris pas mal de retard. Un bon sujet pour la Présidence de l’UE qui est tenue par la France depuis le 1er janvier, pour six mois.

En attendant les superstars de l’âge exponentiel continuent leur croissance.

Une chose sûre : elles nous condamnent à mettre au feu une partie de nos livres de management du XXème siècle, pour nous appeler à réinventer le nouveau monde exponentiel.

De quoi susciter la peur pour certains, l’audace pour d’autres.

A chacun de choisir et d’agir.


Changements d’habitudes pendant la Covid : des gagnants et des perdants

PerdantsgagnantsPendant la COVID les ventes continuent, et même explosent pour certains.


Prenez les ordinateurs : avec la pandémie et le télétravail qui se prolongent, une étude rapportée par Le Figaro, indique que sur les trois premiers mois de l’année 2021, les ventes d’ordinateurs ont bondi de 55%. Il s’en est vendu dans le monde 82,7 millions. Les gros gagnants sont bien sûr les ordinateurs portables dont les ventes ont augmenté de 79% sur un an. Et celui qui en a profité le plus, c’est Apple, avec 6,6 millions de Mac vendus.


Mais il n’y a pas que les ordinateurs. Un autre produit a trouvé son marché pendant la pandémie : Le carton ondulé. Selon un article du Wall Street Journal, traduit en français par L’Opinion, les Américains ont consommé plus de carton ondulé que jamais en 2020. Le carton ondulé, c’est celui des cartons d’expédition. Avec le e-commerce qui a flambé, les cartons ont été plus consommés. Et, alors qu’avant, pour expédier des produits dans un magasin, par exemple 25 enceintes Bluetooth, il fallait un carton géant, avec les envois à des particuliers par Amazon, ce sont autant de boîtes individuelles qui sont utilisées, et il faut plus de carton. Les fabricants ont suivi la tendance. L’article indique que l’entreprise International Paper Co a annoncé en décembre qu’il abandonnait son activité papier pour se concentrer sur le carton-caisse, dont il est le plus gros producteur en Amérique du Nord. De même, le fabricant de cellulose Domtar Corp a annoncé la conversion d’une usine de papier à Kingsport, dans le Tennessee, en la deuxième plus grande usine de carton-caisse du pays, alors que jusqu’à présent, cette entreprise n’avait jamais produit de carton-caisse. Avec cette annonce, le cours de l’action Domtar Corp a bondi de 27% en une journée, et est encore en forte hausse sur le premier trimestre 2021.

Et puis, pendant la Covid, avec les sites de ventes en ligne, les anciens et tous ceux qui se sont créés, les fournisseurs de paiements en ligne ont aussi trouvé de quoi en profiter. Par exemple, Stripe, dont les clients ont connu des ventes exceptionnelles : son chiffre d’affaires en 2020 a augmenté de près de 70%, pour atteindre 7,4 milliards de dollars. L’entreprise n’a été créée qu’en 2010, par deux frères irlandais, Patrick et John Collison. Elle n’a cessé de trouver de nouveaux clients en 2020, dans des secteurs qui décollaient comme la télémédecine par exemple. Mais aussi « You Probably Need a Haircut », site où des coiffeurs au chômage proposent des tutoriels en ligne pour se couper soi-même les cheveux.

Pendant la pandémie, si nos achats en ligne ont augmenté, en revanche, une autre habitude a connu une décroissance : l’écoute de la radio. Eh oui, la radio, on l’écoutait surtout hors domicile, en voiture notamment (la moitié de l’écoute, selon une étude des audiences de Médiamétrie rapportée par un article des Echos du 16/04). Et avec le télétravail et le couvre-feu, on est sortis un peu moins. C’est ainsi qu’entre janvier et mars, les radios en France ont perdu 2,1 millions d’auditeurs par jour.
Le pire, c’est l’audience des matinales, qui a perdu 1,5 millions d’auditeurs sur un an. Un expert de Publicis Média, interrogé par Les Echos, y voit aussi une raison supplémentaire : « Peut-être un ras-le-bol de l’information autour du Covid ? ».

On n'a pas fini de compter les gagnants et les perdants; et ça risque de continuer après, si les nouvelles habitudes perdurent, même après la crise.

A suivre. 


Taper sur mon clavier fait-il fondre quelque glace lointaine ?

Bebe-ordiAlors que certains attendent de retrouver « les jours heureux » et de repartir « comme avant » après la crise, d’autres y voient plutôt une sorte de répétition générale de ce qui va nous attendre pour la suite. En pire.

Ah oui ?

Qui est cet oiseau de mauvaise augure ?

C’est Bruno Latour, qui est présenté comme un des philosophes les plus influents au monde. Il voit dans le confinement que nous connaissons, en France et dans le monde entier, un révélateur du « monde d’après », car cette pandémie est « encastrée dans la crise plus ancienne, plus longue, plus définitive, de la situation écologique » (entretien au Monde du 13/02/2021).  

Et c’est l’objet de son dernier livre, qui se lit comme une sorte de conte philosophique, « Où suis-je ? ».

Ce petit livre nous fait prendre conscience que nous vivons comme confinés sur terre, dans ce que Bruno Latour appelle la « zone critique » (environ deux à trois kilomètres au-dessus, dans l’espace, et deux à trois kilomètres en-dessous dans la profondeur de la terre) que nous avons adapté à nous et aussi abîmé. Pour lui, « nous ressentons cette horrible impression de limite, de confinement, d’obligation, comme si nos habitudes de liberté, de mouvement, d’émancipation, de respiration à pleins poumons étaient littéralement obstrués ». Une façon de ressentir que nous dépendons du climat et d’une certaine température du système Terre, dont nous sommes tous devenus responsables. Ils sont de plus en plus nombreux ceux qui prennent conscience de leurs interdépendances avec le vivant et sont devenus moins innocents. Comme le dit Bruno Latour, « Maintenant, je sens que je dois avec effort tirer dans mon dos une longue traînée de CO2, qui m’interdit de m’envoler en prenant un billet d’avion, et qui embarrasse désormais tous mes mouvements, au point que j’ose à peine taper sur mon clavier de peur de faire fondre quelque glace lointaine ». Et le malaise ne fait que s’accroître : « Cette tasse de thé ruine un sol des tropiques ; ce tee-shirt renvoie dans la misère un enfant du Bangladesh ; du steak saignant que je me réjouissais de manger émane des bouffées de méthane qui accélèrent encore la crise climatique ». Au point de douter de redevenir jamais comme avant, comme un « humain à l’ancienne ». On ne reviendra pas en arrière : confinés hier, confinés demain. D’où ce titre, « Où suis-je ? » : ailleurs, dans un autre temps, quelqu’un d’autre, membre d’un autre peuple.

Car, pour le moment, toujours dans la réflexion de Bruno Latour, nous ne vivons pas tous sur la même planète.

Il y a ceux qui vivent sur la planète Globalisation, qui pensent qu’ils vont continuer à se moderniser « à l’ancienne », quelle que soit la disparition de la terre sur laquelle ils vivent. Alors qu’au XXème siècle, la globalisation était notre horizon commun, elle est devenue aujourd’hui « une version provinciale du planétaire ».

Il y aussi la planète Exit : c’est la planète de ceux qui préparent notre fuite vers une autre planète, comme Mars, ou virtuelle. Ceux qui y habitent, les transhumanistes, ont bien compris les limites de la terre, et inventent des bunkers modernes, comme Elon Musk. Ils ne seront pas nombreux à y accéder, et plutôt ultrariches. Les autres seront les left behind, les « surnuméraires ».

Il y a aussi la planète Sécurité. C’est celle des laissés pour compte qui se regroupent dans des nations solidement confinées. Ils espèrent être ainsi protégés. Dans ce monde-là, les « Humains » n’existent pas mais sont remplacés par des « Polonais », « Hindous », « Russes », « Etats-Uniens blancs », « Français de souche », à chacun son idéal, en repoussant les autres hors des frontières.

Et puis, il y a une quatrième planète, habitée par des peuples très nombreux, des extra-modernes, qui résistent de leur mieux. C’est la planète appelée Contemporaine par Bruno Latour.

En outre, le nouveau « paysage climatique » est devenu le nouveau paysage politique. Car cette insertion de sujets planétaires fait éclater les catégories du monde d’hier, comme les Etats-Nations, les frontières et la souveraineté. Maintenant, nous allons assister au conflits entre deux nouvelles classes « géosociales » que Bruno Latour appelle les « extracteurs » et les « ravaudeurs ». Les extracteurs, ce sont ceux qui poursuivent le développement de l’économie extractiviste dans un déni du réchauffement climatique. Ils vivent comme des citoyens de plein exercice, protégés par des droits, sans se préoccuper de la même façon du deuxième monde, le monde « dont je vis ». Les ravaudeurs, eux, sont ceux qui cherchent à recréer un tissage des territoires par le ravaudage. Ils raccommodent, rapiècent, reprisent, et retissent un monde abîmé.

C’est pourquoi, au-delà de ce conflit, il s’agit pour Bruno Latour  «non plus d’aller de l’avant dans l’infini, mais d’apprendre à reculer, à déboiter dans le fini ». Et paradoxalement, l’auteur croit en la technologie, considérant que « c’est par la technique que l’on capte le mieux cette puissance inventive de Gaïa (la Terre-mère) ».

C’est à un mouvement d’émancipation et à ce pas de côté que nous appelle l’auteur.

A nous de jouer et de choisir notre planète et nos combats.


Ensemble, Plus, Plus : un modèle disruptif venu de l'Est ?

PinduoduoAvant, quand on parlait d’innovations, de disruptions, de nouveaux produits, on pensait à l’Amérique. On les appelle les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Ils dominent le business des plateformes et du e-commerce…en Occident.

Mais aujourd’hui, il y a aussi les Chinois ; les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). Eux dominent les mêmes marchés, mais en Chine.

Au point de les imaginer imbattables.

Et pourtant, une société qui n’en fait pas partie, créée en 2015, est venue battre Alibaba en nombre d’acheteurs actifs en 2020 : 788,4 millions contre 779 millions pour Alibaba. Cependant, sur le volume de ventes, elle est encore loin d’Alibaba.

Mais ce n’est pas seulement le nombre d’acheteurs actifs qui fait la différence mais aussi un autre modèle économique, et des innovations disruptives.

Le cours de Bourse de cette société était de 33 dollars il y a un an ; il était aujourd’hui à 145 dollars ( et a même atteint les 200 dollars en février).

On dit qu’elle va révolutionner le e-commerce, et briser le mythe de la forteresse imprenable des GAFA et des BATX.

Et pourtant, nombreux sont ceux qui n’en n’ont jamais entendu parlé. Les experts en digital en sont encore à parler des modèles Amazon et Alibaba. Ils vont peut-être devoir s’y intéresser.

Alors, quelle est cette société ?

C’est Pinduoduo, qui veut dire en chinois « Ensemble. Plus (d’économies), Plus (de plaisir) ».

Et son histoire, bien que sur seulement cinq années, depuis 2015, se lit déjà comme un conte de fées. Et aussi comme une belle leçon de stratégie et d’entreprenariat.

Tout y est. Le créateur entrepreneur fils d'ouvriers, les idées géniales et le succès exponentiel, le bien apporté à la société, et notamment aux pauvres agriculteurs exploités par les méchants intermédiaires de la Distribution. 

On peut la trouver ICI et ICI, et dans un article de The Economist de cette semaine.

On commence par le portrait de son créateur, Colin Huang (qui a annoncé aujourd’hui qu’il quittait le conseil d’administration de la société qu’il a créée, pour redevenir entrepreneur de nouvelles aventures). Il est né à Hangzhou (la ville d'Alibaba), de parents ouvriers en usine. Après avoir étudié l’informatique en Chine, il a ensuite étudié aux Etats-Unis, et travaillé pour Google, avant de se mettre à son compte pour « faire de l’argent », et « pour être un peu plus cool ».En 2006, à l'occasion d'un concours, il participe à un dîner avec Warren Buffett, dont il dira qu'il lui a changé sa vision du monde et ses valeurs pour créer ses entreprises (simplicité, suivre le courant, et redistribuer la richesse, comme Warren Buffett envisage de donner 99% de sa fortune après sa mort).

C'est en 2015 qu’il crée Pinhaohuo, dont le business model est construit sur la vente de fruits (comme Amazon, qui avait démarré avec les livres, on commence par un produit dans le bas du marché) : Il s’agit d’acheter à des fermiers des fruits en gros, et de les vendre sur la plateforme directement aux consommateurs, en supprimant tout intermédiaire, et donc en diminuant les prix. Idée intéressante car, en 2015, seulement 3% des fruits étaient vendus en ligne. Mais c’est en 2016 que l’idée de génie arrive, à l’occasion de la fusion de Pinhaohuo avec Pinduoduo, une autre compagnie fondée par Colin Huang, plateforme de commerce en forme de jeu. La société gardera le nom de Pinduoduo.

L’idée de génie, c’est de mettre du jeu (du gaming) dans le commerce : Il s’agit pour les consommateurs de se grouper avec d’autres parmi leurs relations pour acheter en plus grand volume ensemble et ainsi faire baisser le prix. Le modèle consiste à bénéficier de réductions atteignant 90%( !) en invitant des « amis » à acheter ensemble les produits. C’est une forme de shopping fondé sur le flux et la sérendipité d’achat. L’acquisition de données très personnelles sur les clients se fait avec des jeux, des concours et tout un tas d’animations promotionnelles. L’idée aussi est de produire à la demande, en fonction des réservations des clients qui se sont groupés pour acheter ensemble une grande quantité. Le tout a été construit directement pour l’usage sur le mobile (pas d’accès via l’ordinateur), et donc extrêmement bien adapté pour ce canal.

Autre idée intéressante, c’est la confiance sociale : les avis clients sont intégrés au process et visibles dans l’interface, et le contrôle qualité est très strict. Si un produit contrefait est détecté, cela vaut au marchand d’être blacklisté et de payer des pénalités. Pinduoduo s’engage aussi à répondre en 48 heures à un client mécontent et à résoudre son problème.

Autre distinction nouvelle, c’est l’utilisation de la messagerie instantanée, afin de multiplier les moments de consommation en les liant à des moments sociaux, lors de la consultation des SMS ou de ses réseaux sociaux. Ainsi, le consommateur est un butineur. Au lieu d’aller sur le site de commerce avec une idée d’achat précis en tête, là il va pouvoir, dès qu’il consulte son téléphone pour des messages, recevoir des informations sur des produits et recevoir des recommandations de ses amis. Dans ce modèle, l’IA tient bien sûr une grande place. Et utilise aussi les communautés des réseaux WeChat (le Facebook chinois).

Le modèle s’est donc construit d’abord sur les produits agricoles, en voulant permettre aux agriculteurs de vivre grâce aux prix, et en éliminant les intermédiaires, et aussi en supprimant le concept de marques (qui est générateur de coûts de marketing). Tout cela sur des produits du quotidien que les consommateurs achètent en groupe (fruits et légumes de base). La cible privilégiée, ce sont les classes moyennes des « petites » villes chinoises (« petit » en Chine, c’est plus d’un million d’habitants quand même), en forte augmentation. Et tout ce système de d’achat fondé sur le jeu et le social fait fureur en Chine. C’est un peu comme si j’allai me promener dans un centre commercial avec des amis, et y vivre une expérience de découvertes ensemble.

Ce qui pousse aussi l’expansion de Pinduoduo, c’est ce système du C2M (Consumer-to-manufacturer), du fabricant au consommateur. Il se développe sur d’autres produits et a aussi bénéficié de la période de Covid. En effet, de grandes marques européennes et américaines ont créé des usines en Chine, pour l’export vers l’Europe et les Etats-Unis, mais ont aussi trouvé, grâce à la plateforme Pinduoduo, le moyen de placer les produits en marque blanche en Chine, et de récupérer ainsi des données et des insights des consommateurs grâce aux ventes réalisées. Voyant, à cause de la crise Covid (et aussi de la politique américaine contre les importations de Chine), les contrats d’exportation freinés, ce canal de distribution local constitue un bon moyen de se reporter sur la demande locale, et, grâce aux data de Pinduoduo, d’affiner le positionnement et d’améliorer l’offre produit.

Ainsi, un grand producteur d’ustensiles de cuisine, qui collabore avec des marques connues en Europe, comme Le Creuset, a trouvé grâce à Pinduoduo un marché en marque blanche et a doublé ses ventes en Chine, où la demande d’articles de cuisine a bondi, notamment parce qu’un plus grand nombre de personnes mangent à la maison. Le système est vertueux, car il permet de connaître quel type de produit les consommateurs regroupés veulent acheter, et de pratiquement les fabriquer à la demande, sans stocks.

On imagine bien la suite de l’histoire : engranger de plus en plus de données sur les consommateurs et les communautés, et ainsi trouver le moyen de les transformer en revenus pour aider de nouveaux fabricants à bénéficier de la plateforme Pinduoduo et vendre de nouveaux produits. Ainsi, Pinduoduo s’attaque maintenant au tourisme, les voyages, les chambres d’hôtel, les trains, les voyages domestiques. Ils annoncent aussi des initiatives dans l’Immobilier, pour permettre de vendre des appartements en bloc à plusieurs acheteurs, là encore avec un système de jeu, où les potentiels acheteurs déposent un jeton modique, et concourent pour acheter ensemble un lot de maisons.

Cette histoire est un bon cas de transformation continue d’un marché et de développement d’un concept exponentiel : il permet à la fois de satisfaire le consommateur avec des prix bas, et d’exciter son appétit de gaming, tout en offrant aux agriculteurs et manufacturiers un « Business-in-the-box » rentable. Cinq ans pour dépasser alibaba en nombre d'acheteurs, qui l'eût cru? 

Mais, forcément, cette stratégie de conquête de marchés rapide a aussi une contrepartie : des pertes énormes, et tous les revenus réinvestis en marketing. Pour l’année 2020, les pertes sont de 920 millions d’euros (alors que Alibaba en 2020, c’est presque 20 milliards de dollars de résultat net), et 7,5 milliards d’euros ont déjà été levés en dette et capital depuis 2018. Les actionnaires ne doivent pas trop compter sur les distributions de dividendes. Et Pinduoduo se vante de ne pas avoir de CFO; certains y voient déjà source de magouille dans les comptes. 

Et puis, même en Chine, la règlementation peut aussi se durcir, et empêcher de jouer n’importe comment avec les données personnelles, et aussi lever de nouvelles taxes, ce qui peut faire craindre que les profits soient plus difficiles à trouver dans le e-commerce de demain.

Mais pour le moment, pas de quoi verser de larmes pour Pinduoduo. Ce nouveau modèle peut-il au contraire inspirer de nouveaux entrepreneurs dans le monde ?

Dans les bureaux de Pinduoduo, au 23ème étage de la Tour Greenland à Shanghai, une inscription figure sur toutes les portes en verre  : "Confiance en soi".

C'est peut-être le secret.

Ensemble, plus, plus ? 


Du monde connexionniste au capitalisme responsable

Connexion-internet-proS’il y a un concept qui a changé le capitalisme, c’est bien le mot « réseau ». Cela date des années 90. Dans le langage populaire, le réseau c’était plutôt pour parler d’organisations de caractères occultes : le réseau des résistants pendant la deuxième guerre mondiale, mais aussi des organisations à la connotation le plus souvent négative (réseaux de trafiquants). Dans cette utilisation du concept de « réseau », les membres sont en général accusés ou soupçonnés de rechercher, à travers ce mode d’association, des avantages et des profits souvent illicites, grâce à des passe-droits (les francs-maçons) ou même franchement illégaux (la mafia). Aujourd’hui encore, on parle de réseau pour obtenir un stage ou un job, ou un client.

Mais dans l’entreprise, le réseau est devenu la façon d’imaginer l’organisation à l’inverse d’une vision hiérarchique et rigide, ou l’empilement des chefs et des contrôles bloque la prise de décision rapide, et la souplesse. Et dans cette idée de réseau, on trouve la nouvelle forme d’organisation de nos entreprises : l’organisation en projets. Il ne s’agit plus de construire des pyramides d’autorité hiérarchique, mais de faire naître des groupes de projets, en fonction des besoins.

Au point que l’on a pu parlé d’un modèle de « cité par projets ». C’est ainsi que Luc Boltanski et Eve Chiapello, dans leur ouvrage « Le nouvel esprit du capitalisme », voient dans cette « cité par projets » la caractéristique majeure de ce nouvel esprit du capitalisme.

Et c’est vrai que le « projet » est devenu la manière d’exister dans le monde professionnel, voire privé. Si tu n’as pas de projet, tu n’es rien. Ta grandeur personnelle, celle qui va permettre d’être sollicité, et utile, c’est de passer de projet en projet. Et si vous êtes consultant, votre job, c’est de chasser les projets de vos clients, pour en devenir les mentors, aussi de faire émerger les projets ensemble, et de toujours en proposer de nouveaux.

Le bon dirigeant est celui qui a su mettre en place un « management en réseau », avec des projets qui fleurissent en permanence. Il n’est plus le chef hiérarchique, il est devenu « intégrateur », « facilitateur », « donneur de souffle », « impulseur de vie et de sens ». Luc Boltanski et Eve Chiapello ont traité une soixantaine de « livres de management » des années 90 pour en extraire ces formules qui reviennent d’un livre et l’autre et sont des marqueurs de ce nouvel esprit du capitalisme. Il correspond à un monde où celui qui est toujours en projet est celui qui dispose d’un capital social de relations et d’informations, qui en font un « pilleur d’idées » qui balaie le monde et son environnement avec son intuition. A l’inverse, celui qui manque de ce capital ouvert, ou qui ne l’entretient pas, va se rapetisser petit à petit au point d’être réduit à répéter tout le temps la même chose et à se limiter à l’exécution à l’identique de ce qu’il sait faire, en esclave des projets des autres, qui feront de lui un auxiliaire de leur création et de leur projet.

  Pour réussir dans ce nouveau monde « connexionniste », selon l’expression des auteurs, le facteur gagnant est plus dans le comportement et les compétences que dans le statut lui-même. C’est ce qui va contribuer à effacer la distinction de la vie privée et de la vie professionnelle. Les qualités de la personne se confondent alors avec les propriétés de sa force de travail. On va confondre aussi le temps de la vie privée et le temps de la vie professionnelle, par exemple entre des dîners entre amis et des repas d’affaires, entre les liens affectifs et les relations utiles pour raisons professionnelles (le « réseau »).

Autre changement, celui du rapport au capital et à l’argent. Dans le capitalisme du XIXème siècle et du début du XXème siècle, ce qui constituait la voie d’accès principale au monde du capital et l’instrument de la promotion sociale, c’était l’épargne et la possession. Dans le monde en réseau et en projets, le sens de l’épargne existe toujours, mais il concerne moins l’argent, mais plutôt le temps. Epargner, dans ce nouveau monde, c’est être avare de son temps, être judicieux dans la façon dont on l’affecte : à quels projets, pour passer du temps avec qui. C’est réserver du temps pour entretenir les connexions les plus profitables, les plus improbables et lointaines, plutôt que de le gaspiller en rencontrant toujours les mêmes personnes proches, qui vont procurer un agrément affectif ou ludique, mais ne vont pas nous faire vraiment grandir.

Et puis, bien diriger son temps, c’est aussi bien doser le temps consacré à l’accès et à la collecte d’informations, en recherchant l’information pour les bons projets, et non se disperser sans priorités.

C’est aussi une nouvelle forme d’épargne où il vaut mieux louer, et changer de possession en fonction des projets, plutôt que de privilégier la propriété, comme le développera Jérémy Rifkin par la suite également, et donnera des idées aux créateurs d’AirBnb ou de BlaBlaCar.

Depuis cet ouvrage de Luc Boltanski et Eve Chiapello, qui date de 1999, les vingt années suivantes ont confirmé cette tendance, et redonné une forme de légitimité au capitalisme.

Et voilà qu’aujourd’hui une nouvelle mutation est en cours avec le développement d’arguments pour faire du capitalisme un « capitalisme responsable ». C’est notamment l’objet d’un rapport de septembre 2020 de l’Institut Montaigne, par un groupe de travail coprésidé par Jean-Dominique Sénard, Président de l’Alliance Renault-Nissan, et Yves Perrier, directeur général du Groupe Amundi.

Il appelle à un capitalisme qui se préoccupe de l’environnement et du changement climatique, qui est garant de la solidarité des parties prenantes autour des mêmes valeurs, et qui génère une prospérité résiliente et durable. C’est aussi un capitalisme de la « raison d’être ».

Dans un monde connecté, une « cité par projets », ce nouveau « projet » va-t-il emporter l’adhésion vers ce « capitalisme responsable » ?

C’est sûrement aussi une question individuelle pour chacun et pour nos dirigeants, capables, ou non, d’emporter les mouvements collectifs qui rendront possibles ces mutations.


La preuve par dix

DixLe changement d'année, et le début d'une nouvelle décennie, c'est l'occasion pour certains de faire le bilan des dix années passées, et de se projeter dans les dix années à venir. On va faire les "Ambitions 2030" dans les entreprises visionnaires.

Mais on peut aussi considérer que nous sommes dans un état permanent d'incertitude qui nous oblige à apprendre à vivre et à manager différemment.

Ginevra Bompiani, écrivaine et éditrice italienne, porte son regard dans Le Monde du 29 décembre pour rappeler combien les phénomènes exceptionnels se sont multipliés au cours des dix dernières années. 

2010, c'est le tremblement de terre en Haïti, avec plus de 200.000 morts; et d'autres tremblements de terre, et tsunamis se sont multipliés (dont en 2018 en Indonésie avec plus de 2000 morts). L'auteure cite aussi les tornades et les cyclones. Autres phénomènes d'exception connus au cours de ces dix ans : les attaques terroristes, et ce pilote allemand, en 2015, qui lance son avion contre une montagne  et se tue avec 150 passagers. Autre phénomène d'exception qui touche directement l'Italie, le pays de l'auteure, les afflux de migrants qui, cherchant à rejoindre l'Italie, font naufrage (tel ce bateau au large de Lampedusa en 2013, sur lequel plus de 300 personnes trouvent la mort dans un incendie). Pour compléter le tableau, on se souviendra aussi des exterminations permanentes, comme celle des Rohingas ou des kurdes, et des effets des guerres en Afrique et au Moyen-Orient. 

Nous ne pouvons pas prévoir tous ces phénomènes, mais nous nous persuadons que nous en connaîtrons encore dans les dix ans à venir, et peut-être même de plus en plus. Comme si nous apprenions à vivre dans "un état d'exception", comme un état d'urgence permanent. Et qui conduit à vivre, selon les mots de Ginevra Bompiani, dans un "état d'âme d'exception", qui a une influence sur notre humeur, qui devient " apeurée, méfiante, crédule, rageuse, angoissée, mal assurée. Nous avons peur de tout, nous nous méfions de tout, nous nous laissons duper à propos de tout". D'où le besoin fort, adressé aux politiques partout dans le monde : l'exigence de sécurité. Alors que, bien sûr, personne n'est capable de garantir la sécurité, pas même, rappelle l'auteure, "la mère qui berce son enfant". En complément de ce besoin de sécurité, un autre besoin fort : le changement. Mais une forme particulière de changement, qui correspond, " comme pour ces voyageurs sur un pont branlant, à la volonté de ne plus être sur le pont branlant sans avoir à le traverser". C'est un changement qui n'est pas tourné vers le futur, mais vers le passé, pour recommencer à être bercé et protégé des étrangers menaçants ou des dommages du temps. Pas facile, dans ces conditions, d'accueillir le changement, le vrai, celui qui attend à la porte de notre monde, avec bienveillance.

Un autre phénomène de peur, caractéristique de notre décennie, est mis en évidence par Olivier Babeau, Président du Think Tank "Sapiens", dans un article du Figaro du 30 décembre. C'est cette préoccupation environnementale qui prend aujourd'hui la forme d'un souci constant de minimiser "l'empreinte" de l'humain. Alors que dans l'Histoire, l'homme, depuis l'Antiquité, a cherché à marquer de son empreinte le monde, en bâtissant des cathédrales et des pyramides, aujourd'hui c'est l'inverse qu'il est bon de louer. Le nouveau culte est celui de la nature, culte que Olivier Babeau qualifie de naïf, car, comme il le fait remarquer, " il ignore que tant de choses dans notre environnement ont déjà été façonnées par des milliers d'années d'efforts humains: les paysages, les fruits (qui n'existaient pas à l'état naturel sous leur forme actuelle), les animaux (les chiens sont des loups sélectionnés)...Le culte de Mère nature veut aussi ignorer tout ce que notre bien-être actuel doit à des milliers d'années d'effort pour contrecarrer la nature et s'abstraire de ses nécessités". 

S'il est vrai que notre Terre a été complètement façonnée et transformée par l'homme (Laurent Testot, dans son livre "cataclysmes", en fait un impressionnant récit sur trois millions d'années), aujourd'hui, le nouveau grand projet, dénoncé par Olivier Babeau, c'est de faire disparaître la marque de l'homme sur la nature. comme il note avec un peu d'ironie, " "L'homme serait une sorte de virus sur terre, et toute trace humaine une forme une forme de dépravation de la nature. Même les traces de pas sur la neige d'une montagne sont ainsi vécues comme une forme d'agression". 

Conclusion naturelle de cette attitude, l'homme du XXIème siècle ne souhaiterait plus alors être conquérant de rien. Au point que "Un bon citoyen, à la limite, est un citoyen mort qui n'encombre plus l'atmosphère avec sa respiration". 

Cela peut nous poser question sur l'avenir de notre civilisation : " que peut-il advenir d'une civilisation qui ne voit aucun objectif  plus digne que de s'abolir ? Quelle force peut-il rester à une société qui rêve de s'éteindre en silence ? ". Cette attitude est plutôt celle de l'Occident, alors que d'autres pays, plus à l'Est, "décidés à marquer la terre de leur sceau se feront un plaisir de nous aider à réaliser notre souhait". 

Bon, pour tromper ces prédictions funestes, ne pas sombrer dans la peur de traverser le pont branlant, tournés vers le passé, ni dans le rêve de s'éteindre en silence, dont nous préviennent ces auteurs, il va nous falloir développer et propager un esprit d'entrepreneur, de rêve de possible, de confiance en l'homme et en son avenir, afin de faire émerger en 2020 et dans la décennie à venir, des projets ambitieux et des réalisations optimistes.

A chacun de tirer les bonnes cartes pour faire la preuve par dix.

A nous de jouer.

Bonne année 2020, et bonne décennie. 


La fin du travail ou de l'imagination ?

RemouleurQuand on parle de technologies, d’automatisation, pour certains, cela fait naître une angoisse : celle de la fin du travail. Si les machines et les robots font tout à notre place, que va-t-on devenir ? Des chômeurs inutiles ?

Cette peur ne date pas d’aujourd’hui, comme le rappelle Nicolas Bouzou, dans le livre co-écrit avec Luc Ferry, « Sagesse et folie du monde qui vient ». C’est Vespasien qui défendit que l’on utilise des grues pour reconstruire Rome détruite par Néron, par peur que cela ne fasse disparaître les emplois, c’est Elisabeth 1er, en 1489, qui refusa un brevet à l’inventeur de la machine à tricoter des bas, c’est le maire de Palo Alto qui écrivit au Président Hoover, en 1930, pour lui demander de freiner la technologie, « ce Frankenstein qui détruit les emplois ».

On connaît aussi l’épisode célèbre de la révolte des canuts de Lyon, en 1831, ces ouvriers tisserands qui détruisent les machines à tisser, attendu que de leur point de vue elles ne font que détruire leurs emplois.

Alors que l’automatisation est en soi un progrès, et libère les êtres humains de tâches pénibles, c'est pour tous ceux la l’ennemi même, et le signe du chômage.

Pour d’autres, cette perspective de la fin du travail génère une autre question : Mais qu’allons-nous faire de tout ce temps libre ? C’est le propos de la « lettre à nos petits enfants » écrite en 1930 par Keynes, transcription d’une conférence prononcée en pleine crise de 1929. Cette lettre est écrite dans le contexte d’une réflexion sur le sens de la vie, et Keynes se demande quel sera ce sens lorsque, bientôt, la nécessité de travailler aura pratiquement disparu. Le temps de travail sera alors fortement réduit, et le temps de loisirs aura augmenté en proportion.

Des passages sont cités dans le livre de Ferry et Bouzou.

« Pour la première fois depuis sa création, l’homme sera confronté à son problème permanent : que faire de sa liberté arrachée à l’urgence économique ? Comment occuper les loisirs que la science et l’intérêt combinés lui auront gagnés pour mener une vie judicieuse, agréable et bonne. (…) Trop longtemps on nous a formés pour l’effort, contre le plaisir. Pour l’individu ordinaire, celui qui n’a aucun talent particulier, notamment s’il n’est plus enraciné dans un terroir, dans la coutume et les conventions bien-aimées d’une société traditionnelle, s’occuper est un redoutable problème. (…) Pendant des lustres, le vieil Adam sera si fort en nous que nous aurons tous besoin de travailler un peu pour nous sentir bien. (…). Mais au-delà nous veillerons à étaler notre beurre sur le pain, c’est-à-dire à partager le plus largement possible le peu d’emplois qu’il restera. La journée de trois heures, la semaine de quinze heures pourraient régler le problème pour longtemps ».

Cette histoire de fin du travail, pourtant, rien ne la démontre, même aujourd’hui à l’ère des robots et de l’intelligence artificielle.

On voit bien les métiers qui disparaissent, mais on oublie aussi de compter tous les emplois qui se créent. Oui, les canuts perdent leur job avec la machine à tisser, mais on va créer des jobs pour d’autres artisans qui vont construire les machines, et les ouvriers qui les feront fonctionner. Mais il est vrai que ces emplois ne seront pas pour canuts, mais pour d’autres.

Quand on évoque le chômage pour incriminer les nouvelles technologies, on oublie que sept pays d’Europe voisins du nôtre, et notamment les plus innovants et les mieux dotés en nouvelles technologies, se trouvent pratiquement au plein-emploi.

Car si l’innovation supprime effectivement des emplois, elle ne cesse aussi d’en créer, et c’est ce qui rend les entrepreneurs optimistes.

Nicolas Bouzou, en économiste, rappelle que depuis des siècles, la technologie a développé l’emploi dans les secteurs qui se sont modernisés. Les gains de productivité que permet l’innovation technologique augmentent les rémunérations et donc la demande. La productivité augmentant avec la qualité de la technologie utilisée, on trouve ainsi les emplois les mieux payés dans les entreprises qui investissent le plus dans ces technologies. Et les salaires et profits des secteurs à haute valeur ajoutée génèrent des demandes nouvelles de produits et services, et génèrent de nouvelles demandes de produits et services, et créent de nouveaux emplois. On appelle ce mécanisme la « théorie du déversement », qui énonce que la hausse des salaires due aux progrès technologiques se « déverse » dans l’économie, générant de nouveaux emplois. C’est comme cela que Alfred Sauvy, économiste et démographe de l’après-guerre, explique la conjonction après la guerre de la diminution de l’emploi agricole et du plein-emploi. Les hausses de revenus des agriculteurs leur ont permis d’accéder à des biens de consommation, ce qui a entraîné des créations d’emplois dans la distribution.

Oui, mais, pour certains économistes, on pourrait maintenant assister à une croissance sans emplois, avec la montée en puissance d’entreprises comme Uber ou Airbnb, qui dégagent des profits importants sans créer de travail salarié en proportion. Mais c’est sans compter, là encore, sur les autres métiers et emplois créés par ailleurs autour de ces technologies.

Cette idée que l’innovation va détruire les emplois sans compenser les destructions par des emplois nouveaux est en fait constamment infirmée par l’histoire. Luc Ferry s’amuse à nous rappeler tous ces métiers qui ont disparus au XIXème et au début du XXème siècle, et dont tout le monde se fiche de leur disparition, n’étant même plus capables de dire en quoi ils consistaient : que faisaient les affineurs ? les archiers ? les agneliers ? les rémouleurs ? les allumeurs de réverbères ? les poinçonneurs des Lilas ? les aumussiers (fabricants de manteaux de fourrure dotés d’un capuchon) ? les fenassiers (qui plaçaient le foin dans les mangeoires d’une écurie) ? les brésilleurs (qui teignaient les habits en rouge brésil) ?

Mais qui pleure la disparition de ces métiers aujourd’hui ?

Inversement, qui aurait pu prévoir, en 1830, des métiers comme fabricant de GPS, programmeur, électricien, mécanicien auto, pilote d’avion, conducteur de TGV, chauffeur de taxi, conducteur de métro ?

Conclusion : Rien ne prouve que cette histoire de fin du travail ne soit autre chose qu’un singulier manque d’imagination.

Et c’est cette imagination, contrairement à  la vision de Keynes, qui pousse à créer et inventer pour faire surgir les nouveaux métiers.

A nous d’imaginer !

Et pour les métiers disparus, il reste la chanson.

 


Cornucopiens contre malthusiens

AlguesOn nous a dit que l'on était foutus. La Terre va disparaître, la population, trop nombreuse sur Terre, va tout détériorer. Les ressources vont manquer. La crise climatique a commencé. Tous les médias nous en parlent. Malthus, avait raison. 

On ne trouvera plus à manger. 

Vite, la décroissance !

Et puis, contre les malthusiens, il y a ceux qui croient à la l'abondance, au génie humain, et que les innovations technologiques et les capacités créatives des humains vont leur permettre de subvenir éternellement à leurs besoins matériels, et même mieux.

Cela vient du latin cornu copiae.

Ce sont les cornucopiens. Et les adeptes de la singularité technologique. 

C'est le sujet de ma chronique dans "Envie d'Entreprendre" de ce mois-ci.

C'est ICI. 

De quoi nourrir 9 milliards de terriens. 


Comment connaître les vrais humains ?

Humain123Les vrais humains ne sont pas cet "homo economicus" que la science économique nous a décrit. Cet être qui raisonne rationnellement, qui n'a pas de passion, un genre de M. Spock. 

Non, aujourd'hui pour comprendre les vrais humains, on a compris qu'il va falloir ajouter à la théorie économique un peu, ou beaucoup, de sociologie, de psychologie, d'ethnologie. Et parvenir à faire collaborer tout ça en même temps. 

Des prix Nobel comme Daniel Kahneman (prix Nobel d'économie 2002), Robert Shiller (prix Nobel 2013) et Richard Thaler (prix Nobel 2017) ont forgé cette "économie comportementale" qui veut mélanger toutes ces sciences sociales.

Mais comment ça marche?

C'est ma chronique de ce mois-ci sur "Envie d'entreprendre".

C'est ICI

Soyons vrais humains ! 


Le secret de la conquête

IgnorancePour certains, le savoir, c'est l'accumulation de tout ce qu'on a appris, c'est l'expérience et l'expertise. Avec ça, on a des certitudes, on sait.

Pourtant ce qui fait le progrès, ce qui fait les conquêtes et l'exploration, c'est précisément autre chose.

Ah bon, c'est quoi?

C'est ce qui a permis au monde depuis 500 ans de vivre une révolution du savoir, une révolution scientifique.

C'est la découverte de quelque chose que les anciens ne connaissaient pas. 

C'est la découverte que les religions, les sages, ne savent pas tout.

Vous ignorez de quoi il s'agit? 

C'est le sujet de ma chronique de ce mois sur "Envie d'entreprendre", c'est ICI.

Bonne exploration.

Cela parle aussi de "Sapiens" et de Yuval Noah Harari. Raison de plus d'y aller voir...