Univers Meta

MetaverseIl paraît que le terme a été pour la première fois utilisé dans ce roman de science-fiction, on dirait même SF cyberpunk, « Le samouraï virtuel » (« Snow Crash »), de Neal Stephenson, qui date, déjà, de 1992, une éternité.

1992, c’est le début de l’internet, il n’ y a encore que très peu de téléphones mobiles, les SMS viennent d’apparaître, et on ne parle pas trop de réalité virtuelle. Et ce romancier Neal Stephenson imagine le monde du futur, et invente le mot « Metaverse ». C’est un monde virtuel où l’on pénètre avec des lunettes ou via des écrans pour y vivre une réalité alternative, chaque utilisateur étant personnifié par son avatar. Avec le Metaverse, on vit une double vie.

Eh bien, ce Metaverse, nous y sommes en vrai.

Le Metaverse, certains l'écrivent Metavers, c’est un monde fictif virtuel, créé par les nouvelles technologies, qui permet à l’utilisateur de vivre l’expérience de ce monde en réalité virtuelle.

On a déjà connu « Second Life » il y a une dizaine d’années, et ça n’a pas trop marché. Aujourd’hui, c’est différent car les technologies ont beaucoup évolué, et surtout les acteurs et moyens financiers n’ont plus rien à voir. On parle de milliards investis aujourd’hui pour la création de ces metaverse. Et une nouvelle donne s’en mêle, les cryptomonnaies et les NFT, qui permettent d'effectuer des transactions et transferts de propriété dans ce monde virtuel. De quoi s’y perdre.

Mais on aurait tort de croire que ces metaverse sont réservés aux adeptes du e-gaming. Un vrai business est en train de se créer, et dépasse ces communautés de joueurs.

Les premiers qui sentent le bon business, ce sont les marques de luxe, qui ont bien compris que dans ces mondes virtuels, comme dans le monde physique, le placement de produits répondra à ce désir des consommateurs d’exprimer leur personnalité par les produits qu’ils achèteront. Parmi elles, Gucci (Groupe Kering) avait déjà créé des tenues pour des jeux vidéos comme Les Sims ou Pokémon Go. Cette année, dans un partenariat avec Roblox ( jeu vidéo multi-joueurs en ligne), il proposait des accessoires pour les joueurs de 1,20 à 9 dollars. Un sac numérique « Dionysos avec abeille » s’est acheté en mai dernier à un prix ( 4.115 $) supérieur à son prix dans la vie réelle ( 3.400 $). Les échanges sur les places de marché metaverse ne se font pas en dollars mais en cryptomonnaies ( les Robux sur le jeu Roblox, avec la limite que ces Robux ne sont valables que dans le jeu Roblox et le sac que vous avez acheté n’est utilisable que dans le jeu Roblox). Les prix bougent vite. Ce fameux sac à 4.115 $ peut maintenant être trouvé pour 800 $.

Les grandes manœuvres ne font que commencer. On apprenait lundi 6 décembre que la société de l’entrepreneur lyonnais Jean-Charles Capelli, musicien pop-rock amateur qui intervient dans l’immobilier, avait racheté le studio anglais Dubit. C’est un studio spécialiste de création de jeux sur la plateforme Roblox justement. Son idée est d’être le premier artiste lancé dans Roblox, afin de bénéficier du potentiel de fréquentation du metaverse. Car Roblox, c’est 200 millions de joueurs uniques par mois. L’objectif de Dubit, qui a aussi intégré la société Metaventures, c’est d’accompagner les entreprises, de tous secteurs, dans l’exploitation du potentiel marketing et communication des metaverse.

Mais, attention, il ne s’agit pas, comme dans l’ancien monde, d’envoyer des bannières de publicité qui feraient fuir les utilisateurs, mais de trouver de nouvelles idées : des compétitions e-sports avec prize money, des évènements live interactifs musique et mode. Il s’agit aussi d’organiser des jeux comme la Metavers Gaming League, prévue pour Noël, et des Miles ( massive interactive live events), rassemblant plusieurs millions de joueurs sur une à deux semaines, avec fashionweek multi marques, des jeux, des concerts, pour le lancement d’un nouveau produit. Cela semble prometteur, la société Metaventures déclarant aux Echos avoir déjà signé des dizaines de contrats de 500.000 à 3 millions d’euros pour 2022, avec des opérateurs téléphoniques, des marques de vêtements, des maisons de disques, des groupes audiovisuels. 

Le monde de la communication va connaître sa mutation.

Le système se sophistique encore avec l’apparition des NFT (jeton non fongible – Non Fongible Token) : Ce sont des objets virtuels dont l’authenticité et la traçabilité sont garantis par une blockchain. Un NFT garantit ainsi la propriété exclusive d’un actif numérique (une œuvre d’art ou un objet dans un jeu vidéo, comme un t-shirt, une épée, ou un arbre). Ces NFT peuvent être acquis et échangés sur les plateformes metaverse à partir de tokens de blockchain.

En adoptant les principes de décentralisation de la blockchain, les metaverse vont aussi permettre à tous types de créateurs ( graphistes, game designers, scénaristes) de développer leurs activités et de tirer des revenus, en échappant à l'intermédiation des maisons d'édition. Il y a de l'Uberisation dans l'air.

Bien sûr, c’est la vidéo de marc Zuckerberg à destination des investisseurs, annonçant que Facebook allait se renommer Meta, et que 10 milliards de dollars allaient être consacrés au développement du metaverse en 2021 et 2022, qui a attiré l’attention sur cette nouvelle étape de l’internet. Comme le dit Zuckerberg on passe du monde où on regardait internet au monde où l’on va se trouver dans internet. Cet investissement de Facebook, pardon, Meta, correspond à la création de 10.000 emplois, en Europe, pour développer ce metaverse. Il sera en concurrence avec tous les metaverse déjà développés ou à venir, mais l’ambition de Meta est d’en devenir le leader, et de prendre de l’avance sur tout le monde, en développant la réalité augmentée et la réalité virtuelle, ainsi que des lunettes et autres accessoires (gants, etc.) pour qu’on se croie dans le metaverse comme dans la vraie vie, avec notre avatar qui nous ressemble (ou à qui nous donnerons tous les traits dont nous avons envie).

Et la course a déjà bien commencé. Début décembre, en une semaine, plus de 100 millions de dollars ont été dépensés pour acheter des terrains, boutiques et logements virtuels sur des plateformes metaverse (The Sandbox, Decentraland, CryptoVoxels et Somnium Space). L’île de la Barbade a même annoncé son intention d’établir une ambassade dans le metaverse.

Tout cela peut paraître complètement farfelu à certains, mais il vaut la peine de creuser un peu plus pour comprendre le phénomène.

Ces mondes virtuels vont forcément créer des lieux de consommation, et ceux qui les fréquenteront passeront autant de temps en moins dans le monde réel. D’où ce déplacement de valeur qui reportera certains achats du monde réel vers le monde virtuel, avec évidemment des aller-retours : en ayant vu la boutique Nike dans le metaverse et ses présentations, on aura encore plus envie de fréquenter la vraie boutique en ville, ou sur le site marchand (qui sera sûrement aussi dans le metaverse d’ailleurs). C’est un changement des business models et un déplacement de valeur dans l’économie de marché qui se profile.

Et puis, ce n’est pas seulement dans les jeux et les galeries marchandes virtuelles que se déploieront ces technologies. On imagine bien, et Marc Zuckerberg l’évoque dans sa vidéo, ce que cela va aussi transformer dans le monde du travail et des entreprises. Nos Zoom et Teams party vont rapidement paraître bien ringardes, sans parler de nos sessions de brainstorming assis par terre avec nos post-it. Car on comprend bien que l’écart s’est creusé et va continuer à se creuser entre la richesse des univers des jeux vidéo et la pauvreté des outils de réunion à distance professionnels. Avec le metaverse et ses technologies il ne s’agit pas de faire des reproductions en 3D de la vie de bureau normale, avec des « post-it » digitaux (on a déjà des outils qui font ça), mais d’imaginer de nouveaux processus et méthodes d’interactions. Ces technologies metaverse vont nous permettre de gamifier nos processus d’idéation et de management de projets. Une réunion dans le metaverse nous permettra de choisir son avatar en fonction de notre rôle dans le projet, et de prendre de la hauteur en s’envolant au-dessus des cartes de processus ou des arbres des causes. Des technologies sont déjà matures pour nous permettre de reconstituer le sens du toucher dans un univers 3D, de quoi imaginer de nouveaux usages et notamment la formation de gestes techniques manuels.

Les technologies de réalité augmentée, avec des hologrammes affichés dans les espaces physiques, voilà encore de quoi activer nos imaginations pour une nouvelle conception du travail hybride. Le recrutement de nos collaborateurs peut aussi être imaginé autrement, en projetant les candidats dans des exercices et tests de gamification. On pense aussi à l’organisation de réunions de travail ou de brainstorming, en format court, à l’initiative des salariés et des groupes de projets. Le mentoring, le coaching vont peut-être aussi s’y mettre, en inventant, là encore ,de nouvelles approches. Les séminaires de comex et d’équipes vont pouvoir innover eux aussi. Tout va être dans le « Test and Learn ».

Il est temps que se révèlent les Metaverse-Consultants et les Metaverse-Coachs.

Et d’installer dans les entreprises le Directeur du Metaverse, ou le CMO (Chief Metaverse Officer), comme l’appellent déjà certains observateurs visionnaires.

La quatrième révolution industrielle n’est pas finie.


Qui gouverne et transforme la ville ?

VillenumeriqueC’était hier, c’était il y a longtemps… Question de perspective et de mesure du temps : C’est en 2007 qu’Apple lance son smartphone, et cet appareil va changer beaucoup de choses dans nos vies. Cet appareil va permettre de connecter en permanence les individus à internet, et donc permettre d’accéder à des services et à des informations en déplacement.

2008, c’est l’année à partir de laquelle on a estimé que plus de la moitié de la population mondiale vit dans des villes.

Et ces années sont donc un tournant dans la façon dont on va gérer et transformer les villes.

Et deux positions cohabitent dans la façon d’apprécier l’impact du numérique sur nos vies dans la ville : pour certains c’est un vecteur de progrès majeur, qui nous permet de résoudre des problèmes, de rendre le monde plus efficient, de proposer de nouveaux services. Alors que pour d’autres, c’est un risque pour la société, qui renforce la précarisation des individus, la surveillance généralisée, la marchandisation des services, la bureaucratisation des gouvernements.

Des auteurs, sociologues et chercheurs en sciences sociales, sous la direction d’Antoine Courmont et Patrick Le Galès, dans leur livre « Gouverner la ville numérique », en proposent une mise en perspective utile.

Leur conviction, c’est que les données sont au cœur de la transformation des villes. L’utilisation de données pour la gestion et la construction d’outils et d’instruments de pilotage ne date pas d’hier, ni de 2007-2008, mais on constate qu’il y a eu un changement de dimension avec ce qu’on appelle les « Big data ». Avec ce phénomène de multiplication des données en très grand nombre, celles-ci deviennent une ressource économique. Elles fournissent des traces enregistrant nos pratiques individuelles et circulent au sein et entre les organisations. Antoine Courmont et Patrick Le Galès y voient ce qu’ils appellent une transformation des relations entre les acteurs de la gouvernance urbaine.

Ce qu’ils appellent la gouvernance, c’est « un processus de coordination d’acteurs, de groupes sociaux, d’institutions, pour atteindre des buts discutés et définis collectivement, et donc agréger des acteurs, donner une direction à la société et exercer une forme de contrainte ».

En posant le sujet de la gouvernance comme un jeu d’acteurs multiples, les auteurs s’écartent donc d’une vision traditionnelle de l’action publique, qui donnait un rôle prééminent aux gouvernants et aux élites dans l’organisation et le pilotage de la société, dans une approche que l’on pourrait dire « top – down ». Dans leur approche, les élus et la régulation politique ne sont qu’un facteur parmi d’autres, au point de se voir reprocher de sembler minimiser le rôle primordial de ceux qu’on appelle les « politiques « .

Car ce qu’elles mettent en évidence, c’est le fait que d’innombrables actions des individus produisent aussi des transformations des villes, formelles ou informelles, qui échappent au gouvernement et aux élus.

On pense bien sûr aux développement des plateformes comme Airbnb, Uber ou Waze, qui influencent directement les pratiques urbaines, en dehors de toute régulation politique. Waze va diriger les déplacements de chaque individu, contrairement à une régulation centralisée qui réorganise la circulation de manière collective en ouvrant ou fermant les voies de circulation pour tous. Au point de créer des conflits et mésaventures, comme celle restée célèbre en 2017, en Californie : Alors que la région est frappée par des incendies dramatiques, les routes qui restent sécurisées se trouvent encombrées, alors que les routes en zones dangereuses sont vides et interdites à la circulation ; Mais l’algorithme de Waze va justement proposer aux automobilistes des itinéraires qui vont les mener sur ces routes dangereuses, à proximité directe des incendies, car l’algorithme calcule le parcours à partir des données du trafic pour optimiser la durée du trajet en temps réel, sans intégrer, dans ce cas précis, des préoccupations relevant de la sécurité.

Les moteurs de recherche et les réseaux sociaux ont aussi leur influence, en modifiant la mise en scène de la vie urbaine et les interactions sociales. Ils permettent de créer des communautés virtuelles qui organisent la vie nocturne urbaine. On l’a vu encore récemment en France avec les regroupements de foules importantes pour faire la fête dans des lieux parisiens extérieurs publics, après le déconfinement, en prenant de cours les policiers.

Dans l’espace urbain, le numérique peut aussi être facteur de cloisonnement des interactions, de polarisation accrue, de dépendance. Les interactions dépendant aussi des questions de sécurité, on a vu de nombreux investissements numériques dans les villes sur ces questions de sécurité. On parle moins de « smart city », qui n’a pas toujours convaincu, mais de « safe city ». Ce sont les acteurs privés du numérique qui apportent les solutions, et notamment les firmes chinoises comme ZTE et Huawei, qui intègrent les caméras de surveillance, la reconnaissance faciale, analyses de données en temps réel, caméras embarquées dans des drones de surveillance, solutions intégrées au sein de plateformes et algorithmes de profilage. Les technologies permettent maintenant de mettre en place des systèmes de « gestion urbaine prédictive », qui dirige le déploiement des patrouilles de police dans le temps et l’espace en fonction du repérage anticipé des « points chauds ». Là encore, ce sont des entreprises privées qui ont mis au point les solutions et offrent leurs services, avec un marketing sophistiqué, aux gouvernements et collectivités.

L’entreprise célèbre pour avoir commercialisé la solution à la police de Los Angeles est Predpol. Mais la police de Los Angeles a arrêté ce programme en avril 2020, officiellement pour des raisons de contraintes budgétaires liées au Covid, mais aussi parce qu’elle avait subi des critiques d’activistes reprochant au programme et aux algorithmes des biais qui stigmatisaient les communautés noires et latino-américaines. Par contre, la ville de Séoul a mis en œuvre une solution similaire, toujours opérationnelle. En France, ces solutions ne sont pas encore utilisées, mais des expérimentations sont à l’étude.

Ainsi, pour des usages de régulation des flux, la RATP a obtenu l’autorisation de la CNIL pour expérimenter un système de mesure de l’affluence sur les quais de la ligne 14 de la station Gare de Lyon à l’aide de caméras dopées à l’intelligence artificielle, avec l’objectif de fluidifier la fréquentation de la ligne. L’idée est de partager un taux de saturation pour informer les voyageurs sur des écrans à disposition, et proposer des solutions alternatives.

Avec le développement du numérique urbain, le discours globalisateur et centralisateur cède du pouvoir à un réseau d’acteurs associatifs et des habitants qui créent ensemble des biens communs, élaborent de nouvelles solutions, délibèrent, refont du politique en dehors des institutions. Le mouvement de l’économie sociale et solidaire se renforce par les réseaux sociaux et les initiatives solidaires locales. Il appelle à des systèmes ouverts, décentralisés, gratuits, horizontaux, et à des initiatives citoyennes et démocratiques.

Comme le disent les auteurs, les technologies numériques peuvent faire penser à « Big Brother is watching you », mais elles permettent aussi aux citoyens de s’organiser sans les autorités « officielles ».

De quoi débattre sur comment gouverner et transformer, aujourd’hui et demain, les villes de plus en plus numériques. 


Ensemble, Plus, Plus : un modèle disruptif venu de l'Est ?

PinduoduoAvant, quand on parlait d’innovations, de disruptions, de nouveaux produits, on pensait à l’Amérique. On les appelle les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Ils dominent le business des plateformes et du e-commerce…en Occident.

Mais aujourd’hui, il y a aussi les Chinois ; les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). Eux dominent les mêmes marchés, mais en Chine.

Au point de les imaginer imbattables.

Et pourtant, une société qui n’en fait pas partie, créée en 2015, est venue battre Alibaba en nombre d’acheteurs actifs en 2020 : 788,4 millions contre 779 millions pour Alibaba. Cependant, sur le volume de ventes, elle est encore loin d’Alibaba.

Mais ce n’est pas seulement le nombre d’acheteurs actifs qui fait la différence mais aussi un autre modèle économique, et des innovations disruptives.

Le cours de Bourse de cette société était de 33 dollars il y a un an ; il était aujourd’hui à 145 dollars ( et a même atteint les 200 dollars en février).

On dit qu’elle va révolutionner le e-commerce, et briser le mythe de la forteresse imprenable des GAFA et des BATX.

Et pourtant, nombreux sont ceux qui n’en n’ont jamais entendu parlé. Les experts en digital en sont encore à parler des modèles Amazon et Alibaba. Ils vont peut-être devoir s’y intéresser.

Alors, quelle est cette société ?

C’est Pinduoduo, qui veut dire en chinois « Ensemble. Plus (d’économies), Plus (de plaisir) ».

Et son histoire, bien que sur seulement cinq années, depuis 2015, se lit déjà comme un conte de fées. Et aussi comme une belle leçon de stratégie et d’entreprenariat.

Tout y est. Le créateur entrepreneur fils d'ouvriers, les idées géniales et le succès exponentiel, le bien apporté à la société, et notamment aux pauvres agriculteurs exploités par les méchants intermédiaires de la Distribution. 

On peut la trouver ICI et ICI, et dans un article de The Economist de cette semaine.

On commence par le portrait de son créateur, Colin Huang (qui a annoncé aujourd’hui qu’il quittait le conseil d’administration de la société qu’il a créée, pour redevenir entrepreneur de nouvelles aventures). Il est né à Hangzhou (la ville d'Alibaba), de parents ouvriers en usine. Après avoir étudié l’informatique en Chine, il a ensuite étudié aux Etats-Unis, et travaillé pour Google, avant de se mettre à son compte pour « faire de l’argent », et « pour être un peu plus cool ».En 2006, à l'occasion d'un concours, il participe à un dîner avec Warren Buffett, dont il dira qu'il lui a changé sa vision du monde et ses valeurs pour créer ses entreprises (simplicité, suivre le courant, et redistribuer la richesse, comme Warren Buffett envisage de donner 99% de sa fortune après sa mort).

C'est en 2015 qu’il crée Pinhaohuo, dont le business model est construit sur la vente de fruits (comme Amazon, qui avait démarré avec les livres, on commence par un produit dans le bas du marché) : Il s’agit d’acheter à des fermiers des fruits en gros, et de les vendre sur la plateforme directement aux consommateurs, en supprimant tout intermédiaire, et donc en diminuant les prix. Idée intéressante car, en 2015, seulement 3% des fruits étaient vendus en ligne. Mais c’est en 2016 que l’idée de génie arrive, à l’occasion de la fusion de Pinhaohuo avec Pinduoduo, une autre compagnie fondée par Colin Huang, plateforme de commerce en forme de jeu. La société gardera le nom de Pinduoduo.

L’idée de génie, c’est de mettre du jeu (du gaming) dans le commerce : Il s’agit pour les consommateurs de se grouper avec d’autres parmi leurs relations pour acheter en plus grand volume ensemble et ainsi faire baisser le prix. Le modèle consiste à bénéficier de réductions atteignant 90%( !) en invitant des « amis » à acheter ensemble les produits. C’est une forme de shopping fondé sur le flux et la sérendipité d’achat. L’acquisition de données très personnelles sur les clients se fait avec des jeux, des concours et tout un tas d’animations promotionnelles. L’idée aussi est de produire à la demande, en fonction des réservations des clients qui se sont groupés pour acheter ensemble une grande quantité. Le tout a été construit directement pour l’usage sur le mobile (pas d’accès via l’ordinateur), et donc extrêmement bien adapté pour ce canal.

Autre idée intéressante, c’est la confiance sociale : les avis clients sont intégrés au process et visibles dans l’interface, et le contrôle qualité est très strict. Si un produit contrefait est détecté, cela vaut au marchand d’être blacklisté et de payer des pénalités. Pinduoduo s’engage aussi à répondre en 48 heures à un client mécontent et à résoudre son problème.

Autre distinction nouvelle, c’est l’utilisation de la messagerie instantanée, afin de multiplier les moments de consommation en les liant à des moments sociaux, lors de la consultation des SMS ou de ses réseaux sociaux. Ainsi, le consommateur est un butineur. Au lieu d’aller sur le site de commerce avec une idée d’achat précis en tête, là il va pouvoir, dès qu’il consulte son téléphone pour des messages, recevoir des informations sur des produits et recevoir des recommandations de ses amis. Dans ce modèle, l’IA tient bien sûr une grande place. Et utilise aussi les communautés des réseaux WeChat (le Facebook chinois).

Le modèle s’est donc construit d’abord sur les produits agricoles, en voulant permettre aux agriculteurs de vivre grâce aux prix, et en éliminant les intermédiaires, et aussi en supprimant le concept de marques (qui est générateur de coûts de marketing). Tout cela sur des produits du quotidien que les consommateurs achètent en groupe (fruits et légumes de base). La cible privilégiée, ce sont les classes moyennes des « petites » villes chinoises (« petit » en Chine, c’est plus d’un million d’habitants quand même), en forte augmentation. Et tout ce système de d’achat fondé sur le jeu et le social fait fureur en Chine. C’est un peu comme si j’allai me promener dans un centre commercial avec des amis, et y vivre une expérience de découvertes ensemble.

Ce qui pousse aussi l’expansion de Pinduoduo, c’est ce système du C2M (Consumer-to-manufacturer), du fabricant au consommateur. Il se développe sur d’autres produits et a aussi bénéficié de la période de Covid. En effet, de grandes marques européennes et américaines ont créé des usines en Chine, pour l’export vers l’Europe et les Etats-Unis, mais ont aussi trouvé, grâce à la plateforme Pinduoduo, le moyen de placer les produits en marque blanche en Chine, et de récupérer ainsi des données et des insights des consommateurs grâce aux ventes réalisées. Voyant, à cause de la crise Covid (et aussi de la politique américaine contre les importations de Chine), les contrats d’exportation freinés, ce canal de distribution local constitue un bon moyen de se reporter sur la demande locale, et, grâce aux data de Pinduoduo, d’affiner le positionnement et d’améliorer l’offre produit.

Ainsi, un grand producteur d’ustensiles de cuisine, qui collabore avec des marques connues en Europe, comme Le Creuset, a trouvé grâce à Pinduoduo un marché en marque blanche et a doublé ses ventes en Chine, où la demande d’articles de cuisine a bondi, notamment parce qu’un plus grand nombre de personnes mangent à la maison. Le système est vertueux, car il permet de connaître quel type de produit les consommateurs regroupés veulent acheter, et de pratiquement les fabriquer à la demande, sans stocks.

On imagine bien la suite de l’histoire : engranger de plus en plus de données sur les consommateurs et les communautés, et ainsi trouver le moyen de les transformer en revenus pour aider de nouveaux fabricants à bénéficier de la plateforme Pinduoduo et vendre de nouveaux produits. Ainsi, Pinduoduo s’attaque maintenant au tourisme, les voyages, les chambres d’hôtel, les trains, les voyages domestiques. Ils annoncent aussi des initiatives dans l’Immobilier, pour permettre de vendre des appartements en bloc à plusieurs acheteurs, là encore avec un système de jeu, où les potentiels acheteurs déposent un jeton modique, et concourent pour acheter ensemble un lot de maisons.

Cette histoire est un bon cas de transformation continue d’un marché et de développement d’un concept exponentiel : il permet à la fois de satisfaire le consommateur avec des prix bas, et d’exciter son appétit de gaming, tout en offrant aux agriculteurs et manufacturiers un « Business-in-the-box » rentable. Cinq ans pour dépasser alibaba en nombre d'acheteurs, qui l'eût cru? 

Mais, forcément, cette stratégie de conquête de marchés rapide a aussi une contrepartie : des pertes énormes, et tous les revenus réinvestis en marketing. Pour l’année 2020, les pertes sont de 920 millions d’euros (alors que Alibaba en 2020, c’est presque 20 milliards de dollars de résultat net), et 7,5 milliards d’euros ont déjà été levés en dette et capital depuis 2018. Les actionnaires ne doivent pas trop compter sur les distributions de dividendes. Et Pinduoduo se vante de ne pas avoir de CFO; certains y voient déjà source de magouille dans les comptes. 

Et puis, même en Chine, la règlementation peut aussi se durcir, et empêcher de jouer n’importe comment avec les données personnelles, et aussi lever de nouvelles taxes, ce qui peut faire craindre que les profits soient plus difficiles à trouver dans le e-commerce de demain.

Mais pour le moment, pas de quoi verser de larmes pour Pinduoduo. Ce nouveau modèle peut-il au contraire inspirer de nouveaux entrepreneurs dans le monde ?

Dans les bureaux de Pinduoduo, au 23ème étage de la Tour Greenland à Shanghai, une inscription figure sur toutes les portes en verre  : "Confiance en soi".

C'est peut-être le secret.

Ensemble, plus, plus ? 


Technologies et social augmenté : de la communauté virtuelle au sacre de l’amateur

SocialIl est évident aujourd’hui que ce qu’on appelle les « réseaux sociaux », « le web social », les « communautés virtuelles » sont devenus des marqueurs forts du développement des technologies de l’information, et de toutes les promesses qu’elles nous proposent, celles d’une forme de social techniquement « augmenté », cette possibilité d’être exposé et d’échanger, directement ou non, à davantage d’idées et de gens différents.

La promesse, c’est celle de pouvoir refonder une continuité sociale « à distance », et en cette période de confinement et d’isolation physique forcée elle est particulièrement à l’œuvre.

En fait cette promesse de refonder l’être ensemble ne date pas d’internet, mais vient de plus loin.

Dans le recueil d’articles dirigé par Marc Audétat, dont j’ai déjà parlé ICI, « Sciences et technologies émergentes : Pourquoi tant de promesses ? » (2015), le sociologue Olivier Glassey aborde justement, avec un regard critique, le sujet de ces promesses des technologies de l’information.

Il nous rappelle cette technologie qui « abolit l’isolement des familles séparées », « avec lesquelles nous concluons des contrats, nous fournissons des preuves…, produisons des discours », et qui « est si parfaitement devenue un organe du corps social ». C’était en 1910, en évoquant le processus de « téléphonisation ».

Alors, si cette promesse de refonder l’être ensemble ne s’enferme pas dans un déterminisme technologique, à quoi correspond-t-elle ?

Cette notion de « communauté », avant d’être virtuelle, fait référence à une forme naturelle de sociabilité dans la société, celle que l’on imagine existante dans un monde ancien, où les relations de voisinage étaient faciles, par opposition aux isolements et individualismes des temps modernes. Ainsi, les « communautés virtuelles » permettraient-elles de revenir à cette promesse d’un passé recomposé. Une interrogation subsiste, avec deux approches : Ces technologies sont-elles plutôt du côté des coupables (la technologie qui nous isole derrière l’écran) ou, au contraire, des sauveteurs ( promesse d’un social revigoré) ?

Le lien numérique est-il vraiment valide comme lien social ? On connaît l’histoire de celui qui se lamentait en se disant « J’ai 2.500 amis sur Facebook, mais je mange tout seul à la cantine ».

C’est pourtant cet inusable argument du lien social, du développement des processus participatifs et démocratiques dans les territoires, qui justifie aussi les investissements d’infrastructures, hier la fibre, et maintenant la 5G. Et les arguments sont nombreux.

Thomas L. Friedman, dans son opus « Merci d’être en retard – Survivre dans le monde de demain » (2017), plaidoyer pour la mondialisation bien conduite, évoque un comptage effectué par Facebook pour la seule journée du 24 février 2016, dans une initiative appelée « Un monde d’amis ». Cela a consisté à compter le nombre de nouveaux liens entre ennemis de toujours. Dans cette seule journée, Facebook a enregistré 2 031 779 relations entre l’Inde et le Pakistan, 154 260 entre Israël et Autorité palestinienne et 137 182 entre l’Ukraine et la Russie. Bien sûr, cela ne dit pas combien d’amitiés durables en sortiront, ni si elles contribueront à la résolution de ces vieux conflits, mais cela reste un témoignage d’un nombre immense de contacts entre étrangers et ennemis. Ce phénomène accélère de manière évidente toutes les formes de relations humaines et les contacts entre étrangers, permettant à chacun, partout sur la planète, d’être plus que jamais susceptible d’être exposé, directement ou non, à davantage d’idées et de gens différents.

Ces technologies apportent ainsi la faculté de rapprocher des inconnus partageant les mêmes intérêts ou de réactiver d’anciennes amitiés assoupies pour recréer un groupe. Ça, c’est le bon côté. Car il y a aussi ceux qui vont rechercher activement des groupes de néonazis ou de djihadistes suicidaires, les réseaux constituant alors une aubaine pour les extrémistes qui vont ainsi recruter par leur entremise des jeunes étrangers impressionnables. C’est, comme le dit Thomas L. Friedman, « dérangeant », mais il y voit quand même « plus d’atouts que d’inconvénients », considérant que la facilité avec laquelle on peut utiliser les flux et les réseaux permet aussi de combattre le mal et de promouvoir le bien.

On comprend bien que l’histoire de ces « communautés virtuelles » ne consiste plus seulement à encourager la revitalisation d’un social augmenté, jamais vraiment constaté de manière évidente, mais plutôt à faire monter en puissance une autre figure, celle de la « communauté d’intérêt », qui est une forme moins contraignante que la mutualisation.

Et à partir de là, ce que l’on va appeler le « Web 2.0 », au tournant des années 2000, va faire de la communauté virtuelle, non plus la redécouverte d’une forme nostalgique de sociabilité, mais la revendication de son utilité pour ses usagers et ses promoteurs. On est passé dans le monde du business. La communauté virtuelle est devenue un dispositif de communication banal, un outil d’influence.

Olivier Glassey montre bien comment la fluidification des contenus dans ces outils, où chacun peut ajouter des contributions, même sans être expert, va engendrer rapidement un apport massif de contenus mis en circulation et générés par les utilisateurs. Il écrit ça en 2015. On y est. L’ « Être ensemble » est devenu le « partager ensemble », voire le « faire ensemble ». Ce qui sort de cette mutation, c’est la mise en avant de collaborations horizontales, avec des organisations réticulaires, rendues justement possibles par ces nouveaux moyens de communication. Le social se fonde alors sur l’agrégation des contributions des individus qui s’associent librement pour atteindre une masse critique, leur permettant de réaliser collectivement des objectifs considérés comme inatteignables par des moyens traditionnels. Tout le monde devient créateur et contributeur. C’est, selon l’expression du sociologue Patrice Flichy, auteur d’un ouvrage sur le sujet, « le sacre de l’amateur », ce touche-à-tout brillant, qui investit, grâce au web participatif, tous les aspects de la culture contemporaine. Cet amateur réinvente alors une nouvelle forme de citoyenneté dans laquelle il s’affranchit des codes classiques institutionnels, s’émancipe du rapport traditionnel à un élu politique ou au gouvernement, s’autonomise dans la recherche d’information, et manifeste ouvertement ses opinions personnelles sur la Toile. Les débats actuels sur la Covid illustrent bien ce phénomène.

 Le monde de la connaissance lui aussi peut se trouver bouleversé par ce que Patrice Flichy appelle la « science de plein air » où le savoir-faire des amateurs peut s’enrichir de l’académisme des scientifiques pour créer de nouveaux modèles d’innovation (il pense au modèle des logiciels libres).

La « communauté » a été remplacée par la « foule ». Alors qu’au XIXème siècle la foule est synonyme de déraison, de panique, de régression, et de manipulation (voir « la psychologie des foules » de Gustave Lebon (1895)), on va maintenant parler, grâce au Web 2.0 d’intelligence collective et de « sagesse des foules ». La foule est l’agrégation d’une multitude et est devenue rationnelle, collaborative, et motivée par la promotion du bien commun. La menace pour l’ordre social du XIXème siècle est remplacée par promesse de collaboration vertueuse.

La foule est la cheville ouvrière d’une nouvelle économie où elle fournit les idées, l’expertise, la main d’œuvre (crowdsourcing), et même les fonds (crowdfunding). Ce Web 2.0, c’est aussi l’annonce d’un renversement des formes hiérarchiques dans le monde économique et politique, dans nos entreprises. On a mis en place une nouvelle promesse, qui ne concerne plus le futur mais l’immédiat : être connecté, c’est la promesse de ne rien manquer, d’être présent au monde et d’être capable de profiter des opportunités qu’il offre. Inversement, ne pas être connecté c’est renoncer à la participation en temps réel au flux des échanges, et devenir ce que l’on appelle maintenant une « victime de la fracture numérique ».

Et on en revient au social. Avec toutes ces connexions, et ces flux, c’est la masse de données laissées comme des traces qui devient un gisement à exploiter. Et l’exploitation de ces données va permettre au social de « suinter des données », grâce à l’émergence de corrélation invisibles, apportant la promesse de bienfaits pour la société : détection avancée des maladies et épidémies, lutte contre le terrorisme, formation des opinions publiques. C’est la magie du big data, à condition que ça marche.

Vu par les sociologues, le big data est un processus de recyclage, qui produit une rétroaction entre les informations produites par société et l’optimisation des actions et stratégies des acteurs sociaux. Le social est devenu le carburant qui nourrit le système de promesses du big data ; avec les humains au service des machines, on est arrivé dans Matrix.

On voit bien comment les technologies nous auront fait passer d’une promesse d’un social de la reconquête de la proximité, avec les communautés virtuelles, à un social collaboratif constitué de la foule des contributeurs individuels, pour ensuite passer à un social matérialisé par les données fournies par l’univers du big data. Et finalement, toutes ces promesses coexistent, et l’on comprend combien nos représentations du social sont en permanence transformées par la succession des promesses de la technologie.

Il reste une place pour se poser la question de savoir si c’est la technologie qui va guider le social et notre humanité, ou si l’homme reste le maître des technologies.

Un débat qui n’est pas près de s’arrêter; Peut-être à résoudre par l’intelligence des foules ?


L'économie des vainqueurs

VainqueurLes nouvelles technologies, il suffit de les évoquer pour en imaginer toutes les libertés qu’elles nous permettent : avec internet, j’accède au monde entier, je peux tout savoir, et c’est un moyen d’échange sans limites. Les Echos de ce vendredi 22 novembre mentionnent que la FEVAD (Fédération de l’e-commerce et de la vente à distance) prévoit que les ventes de Noël sur la Toile devraient dépasser les 20 milliards d’euros, amenant ainsi le chiffre d’affaires du secteur de l’e-commerce pour 2019 à 100 milliards d’euros en France (dont 40% achetés sur mobile), soit une multiplication par quatre en dix ans. Comme tout ce qui concerne ce monde de la Tech, les chiffres progressent de manière exponentielle.

Oui, mais voilà, ceux qui en profitent sont l’élite des « happy few ». Amazon est le premier avec 30 millions de visiteurs uniques par mois sur le troisième trimestre 2019 (20 millions pour Cdiscount, 15 millions pour Booking.com), signe d’une très forte concentration. Et les autres sont largués.

Au point que l’on peut se demander si ces nouvelles technologies ne créent pas structurellement une économie radicalement inégalitaire, où les vainqueurs emportent tout, pour les entreprises, mais aussi les personnes et les Etats.

C’est la thèse de Philippe Delmas dans son livre « Un pouvoir implacable et doux – La Tech où l’efficacité pour seule valeur ».

Quelques chiffres rapportés par Philippe Delmas pour comprendre cette « économie des vainqueurs » : En 2018, Apple et Google contrôlent 97% des logiciels de téléphonie mobile, contre 5% en 2005. En 2016, Amazon a capté les deux tiers de la croissance du e-commerce aux Etats Unis. 75% du marché mondial du streaming musical et les deux tiers des ventes d’applis en ligne appartiennent à Apple. Et ça continue avec la publicité, forcément : En 2018, Google et Facebook ont capté la moitié des recettes publicitaires mondiales sur le Net et 60% aux Etats Unis où la publicité digitale représente maintenant la moitié du marché publicitaire total.

Alors bien sûr ça rapporte : En 2018, la marge nette (Bénéfice net / Chiffres d’affaires) des leaders de la Tech (Philippe Delmas aime bien parler comme ça de « La Tech ») dans l’industrie comme dans les services est de l’ordre de 25%. Dans les industries traditionnelles seul Ferrari atteint ce chiffre. Cela crée une formidable accumulation de capital, qui permettrait à Apple d’acheter en cash la société Total (ce n’est néanmoins pas dans ses intentions, ce cash étant plutôt consacré à des acquisitions de sociétés ciblées par leurs compétences complémentaires). C’est comme ça qu’entre 2007 et 2017, Facebook, Microsoft et Google ont chacune réalisé une acquisition par mois. Et ces acquisitions ont l’air de se faire à des prix anormalement élevés. Facebook a acheté WhatsApp pour 19 milliards de dollars en 2014, cette année où WhatsApp avait réalisé au premier trimestre un chiffre d’affaires de 16 millions et une perte de 235 millions. Si on paye ainsi 300 fois le chiffre d’affaires une société déficitaire, c’est que la logique est ailleurs. Le véritable actif c’est bien sûr le nombre d’utilisateurs. Il y en avait 470 millions pour WhatsApp lorsque Facebook les a achetés. Cela fait 48 dollars par client, ce qui n’est pas si fou si on anticipe une croissance exponentielle du business. Ce chiffre de 40 à 50 dollars par client est devenu une référence.

Le problème, c’est que derrière ces leaders vainqueurs dont les gains de productivité se poursuivent, il y a tous les autres, dont l’efficacité stagne ou baisse. Pendant que les vainqueurs gagnent, les autres meurent, car les gains de productivité des leaders se diffusent de moins en moins dans le tissu économique des autres entreprises du secteur.

Mais cet écart qui se creuse se constate aussi à l’intérieur des entreprises. Car les évolutions technologiques poussent aussi à créer des écarts de salaires en augmentation. Le besoin de qualification est le signe d’une course contre la machine. Au fur et à mesure que les machines peuvent réaliser les tâches élémentaires, la prime à la qualification ne cesse d’augmenter. En 1985, dans l’OCDE, l’écart de rémunération entre les 10% les mieux payés et les 10% les moins payés était de 7 en moyenne. Trente ans après il est de 10. Et aux Etats-Unis, sur trente-cinq ans (1980-2014), la moitié inférieure des salaires n’a connu aucune augmentation du pouvoir d’achat. Pendant ces trente-cinq ans, les deux-tiers de l’augmentation du revenu national sont allés aux 10% les mieux payés. L’évolution technologique, « La Tech », est pour Philippe Delmas la cause de la polarisation des revenus et de ce privilège des vainqueurs.

Car dans ce monde, la protection de la propriété intellectuelle devient un élément très important. Comme le cycle de développement des logiciels est de plus en plus court, les chances d’apparition d’un concurrent sont plus réduites, et la propriété intellectuelle des premiers impose d’être très innovants pour émerger avec une nouvelle innovation. La vigilance des leaders à l’égard de cette propriété est forte, y compris vis-à-vis des sociétés qu’ils rachètent (et au rythme d’une acquisition par mois la confiscation de la richesse intellectuelle accumulée est énorme).

Le phénomène est identique pour les talents humains. En offrant des salaires que personne d’autre ne peut égaler les leaders de la Tech concentrent encore la puissance intellectuelle.

On l’a compris, nous vivons aujourd’hui une contradiction entre une économie innovante, qui se développe de manière exponentielle, et une économie concurrentielle qui est tuée par l’économie innovante.

Trouverons-nous de quoi nous sortir de cette spirale ?

Philippe Delmas imagine des pistes en repensant les règles de la propriété intellectuelle, par exemple en la limitant dans le temps, permettant ainsi à d’autres compétiteurs d’émerger, et en mettant plus à contribution les revenus du capital dans la protection sociale de ceux qui ne seront pas salariés des leaders de la Tech, et ne pourront plus tirer leur protection sociale des seuls emplois, la part des salaires dans le PIB étant vouée à stagner, et à diminuer.

Il est temps, si l’on lit bien l’auteur, de considérer que les nouvelles technologies et le nouveau monde de l’économie numérique nous obligent à repenser notre « pacte » économique et social, et à inventer les nouvelles règles qui nous permettront de vivre dans ce nouveau monde de manière moins inégalitaire.

Voilà un bon défi pour nos politiques, et nos propositions de citoyens.

A nous de jouer.


Vertigo

VertigoC’est une évidence : Avec le numérique, les échanges sont facilités. On peut être connectés à tout moment et à tous sans même jamais être en présence de personne.

On peut voir ça comme un avantage, qui permet la coopération à distance et les échanges de données. Et aussi une transformation dans nos façons de manager à distance.

Mais ces possibilités de coopération numérique, qui peut se substituer aux échanges en pleine présence des personnes, remet aussi en question nos façons de manager et de collaborer au sein de nos entreprises et en société.

C’est l’objet d’un des chapitres du livre de Valérie Julien Grésin et Yves Michaud, « Mutation numérique et responsabilité humaine des dirigeants », dont j’ai déjà parlé ICI.

La question, c’est : Est-ce que le numérique enrichit ou appauvrit la collaboration ?

Valérie Julien Grésin rappelle déjà la différence entre collaboration et coopération : collaborer vient de cum laborare, « travailler ensemble », alors que coopérer vient de cum operare, « agir ensemble ».

Cela permet de distinguer la situation où nous sommes comme des instruments les uns envers les autres (collaborer) et celle où nous coconstruisons quelque chose qui en appelle au meilleur des habiletés de chacun (coopérer).

Avec le numérique, c’est vrai, le management s’est transformé.

Il y a un côté magique : Pour informer tout le monde, j’envoie un mail, l’information circule de haut en bas, et en transversal, à toute vitesse. Et surtout, ça marche 24/24. Une nouvelle idée, un objectif ou une réunion à rappeler ? J’envoie le mail, même le dimanche à 22H00, et comme ça tout le monde est vraiment bien prêt pour la réunion du lundi matin.

Et, comme tous les employés emportent leur téléphone, et parfois leur ordinateur, en vacances, on reste connectés. Rien de tel pour préparer le retour que de garder le contact pendant les vacances ; on peut envoyer les mails, je sais qu’ils les consultent tous les jours, comme moi d’ailleurs.

Pour changer l’organisation et refaire l’organigramme, j’ai Powerpoint, c’est fantastique : je recase tous les collaborateurs dans les bonnes cases à toute vitesse. Et Hop, c’est bon, j’envoie ma note d’organisation. Et comme ça tout le monde est informé.

Le danger dans tout ça, et Valérie Julien Grésin le souligne bien, c’est que cela nous fait perdre progressivement l’habitude et la capacité de nous confronter au réel. Car ce réel, c’est-à-dire des personnes réelles physiquement en face de nous, c’est la limite à notre pouvoir. Rien de plus complexe que d’affronter les autres en réel, avec les conflits, les oppositions. Alors qu’avec le numérique, on s’habitue à diffuser ses humeurs sur la Toile, sans retour réel. C’est là le risque du numérique pour ceux qui imaginent pouvoir faire progresser les choses en restant derrière leurs écrans à traiter les informations. Comme un consultant qui réduit son activité à rédiger des réponses à des appels d’offres sans jamais se déplacer pour rencontrer et se confronter à de vraies personnes, des clients en chair et en os.

C’est pourquoi le numérique, c’est aussi ce qui développe ce sentiment de surpuissance, l’impression qu’il nous permet tout, y compris d’envoyer des mails 24/24 à tout le monde. C’est la possibilité de satisfaire tous nos désirs instantanément.

La numérisation et internet apportent des possibilités extraordinaires de faire trente-six mille choses qu’on n’imaginait pas faire il y a trente ans. Mais c’est aussi un facteur vertigineux d’exacerbation de l’hubris, en raison de l’immédiateté absolue des satisfactions imaginaires possibles.

Ce qui caractérise l’ère du numérique, c’est aussi l’accélération. Laure Belot y consacre un article très instructif dans Le Monde du 26 juin, exemples édifiants à l’appui.

Selon un sondage, 82% des français se disent plus impatients qu’auparavant. On veut que les applications sur nos ordinateurs et smartphones s’ouvrent le plus rapidement possible. On peut tester son site avec Thinkwithgoogle.com, rubrique « Test my site”, en indiquant son site. Si ça répond en 2 secondes, il est « lent ». Pour être « rapide », il faut être à 0,1 seconde. Le temps d’un battement de cil.

C’est pareil au cinéma : la longueur moyenne d’un plan est passée de 12 secondes en 1930 à 2,5 secondes en 2010.

Et la musique : le rythme moyen des tubes américains s’est intensifié de 8% entre 1986 et 2015, passant de 94 à 101 battements par minute. L’étude des Top 10 américain a montré aussi que la voix arrive maintenant 5 secondes après le début d’un morceau, contre 23 secondes en 1986. Pareil pour la durée des morceaux : la musique pop est maintenant sur un format de 2 minutes 30, alors qu’il y a encore quatre ans on éditait des morceaux de 3 minutes 30 pour la radio.

Mais ce n’est pas tout. Cela concerne aussi notre nez : Aujourd’hui un consommateur potentiel doit être accroché par un parfum en moins d’une demi-minute, dans le magasin, autrement il s’en détourne, alors que dans les années 80, il prenait 5 à 10 minutes pour se décider dans le magasin. Résultat : il faut travailler sur l’excitation olfactive et l’impact des senteurs sucrées, qui donnent envie beaucoup plus vite. C’est pourquoi les plus grands succès mondiaux ont des notes de tête très travaillées.

Et tout le monde s’y met. Sur les messageries type WhatsApp, Messenger ou WeChat, il s’échange 41,6 millions de messages en 60 secondes en 2019, soit 10% de plus qu’en 2017.

Les conséquences sont prévisibles : dans cet environnement où les individus obtiennent beaucoup d’informations très rapidement, mais s’en désintéressent de plus en plus vite, ils sont saturés plus tôt. Et aussi, poussés par l’activité, adultes, adolescents, mais aussi les enfants, dorment de moins en moins dans les pays développés. Et 35% des américains possédant un smartphone le regardent moins de 5 minutes après leur réveil.

Cela va développer une tendance à l’impatience, et ce sentiment chez l’enfant que pour exister, il faut s’exciter. Et forcément, toutes ces stimulations font que notre attention se divise.

Alors, comment s’en sortir ?

Pour Carmen Leccardi, sociologue citée dans l’article du Monde, «  nous allons devoir bâtir de nouveaux équilibres entre temps humain, qui anthropologiquement est lié aux rythmes naturels, temps social, technologique, et financier. La difficulté sera de continuer à avoir du temps pour soi, pour s’asseoir, regarder le ciel, se promener, lire un livre ».

Et dans nos entreprises ?

Odile Collignon, Directeur de MSH International, interrogée dans le livre de Valérie Julien Grésin, remarque que «  ce qui fait la différence entre les leaders d’aujourd’hui c’est la capacité d’avoir une vision globale et de garder la vue générale du puzzle. S’il n’y a pas cette prise de recul, pour assurer la cohérence globale, la seule expertise ne peut pas permettre de faire avancer globalement l’entreprise. Il faut des experts, mais les entreprises ne peuvent performer dans l’environnement actuel en fonctionnant en silos ».

Or le numérique pousse à l’accélération de cette information fragmentée, qui change tout le temps.

Le temps de lire, de regarder, voilà un bon conseil pour ne pas être pris dans le vertige du numérique, et préserver, ou développer, une vision globale de plus en plus utile.


Numérique et éthique : peut-on les réconcilier ?

EthiqueLe numérique, ça fait peur à certains, la peur de ne pas pouvoir suivre, la crainte de perdre des emplois.

Mais cela est aussi porteur de progrès : dans des domaines comme celui de la santé ou de la construction, par exemple, le numérique c’est l’espoir d’être mieux diagnostiqué, et plus tôt, et mieux soigné ; et pour les villes c’est le développement des « Smart Cities » pour réduire l’empreinte écologique.

Car ainsi le numérique, c’est le pouvoir de repousser les limites de la nécessité, et d’œuvre dans le monde pour y mieux vivre.

Mais cela pose aussi directement la question aux dirigeants d’entreprises et aux élites : Dans quel but allons-nous développer les technologies du numérique et leurs usages ? Avec quelles conséquences ? Comment fixer la limite à ce désir de pouvoir de toute puissance ? C’est poser en fait la question du sens de notre action, du sens de nos engagements, et du sens de nos vies. Et donc aussi de la responsabilité humaine des dirigeants à l’ère du numérique. Quelle est donc la limite du pouvoir potentiellement absolu du numérique et celle de ses finalités ? (parmi les possibilités de ce pouvoir absolu figure en bonne place cette ambition de Mark Zuckerberg de vouloir « éradiquer la mort »).  

Ce sont précisément les questions qu’abordent Valérie Julien Grésin, docteur en philosophie et consultante, et Yves Michaud, professeur de philosophie, dans leur ouvrage «  Mutation numérique et responsabilité humaine des dirigeants ». Cela change des poncifs habituels que l’on lit sur la révolution digitale, ou autre, et permet de suivre leur regard de philosophes sur la mutation de notre monde, et des questions que cela pose pour les leaders d’aujourd’hui et ceux de demain. On comprend que les changements vont être plus importants que certains le pensent.

Sur la question de la responsabilité des entreprises et des dirigeants, on constate aujourd’hui une conviction forte que le succès de l’entreprise, c’est-à-dire son développement profitable et sa pérennité, dépend aussi de sa capacité à donner du sens à l’action. C’est ce qu’on appelle sa « raison d’être ». Alors que le numérique et les nouvelles technologies permettent à l’entreprise d’accroître ses pouvoirs en termes de réactivité, de vitesse de production, mais aussi de surveillance et de contrôle, de quoi va-t-elle répondre en tant que responsable des conséquences de ses activités ?

Cette notion de responsabilité peut être considérée de manière limitée en termes d’imputation : qui est le coupable ? Elle va aussi se référer à une conception de la responsabilité par le respect de la règle : il y a une norma ou une règle à respecter (par exemple sur la sécurité), ma responsabilité en tant que dirigeant est de veiller à ce que tout le monde la respecte (porter un casque, des chaussures de sécurité). Cette conception de la responsabilité n’engage pas vraiment la conscience individuelle. C’est finalement une forme de bonne conscience, pour ceux qui respectent les règles, de faire ce qu’il est convenu de faire.

Mais on peut avoir une conception plus exigeante de la responsabilité, qui a rapport à notre vie intérieure, qui m’oblige selon ma conscience parce que c’est ma pensée propre. C’est comme ça que je vais enfreindre une règle de sécurité pour sauver une vie, par exemple, car la responsabilité présuppose que l’homme concret vaut mieux que la règle.

Et justement, avec le numérique, nous pouvons encore mieux connaître les conséquences de nos actions, et donc nous poser la question éthique avec encore plus d’acuité : « Est-ce que j’agis bien ? ».

Paradoxalement, vu ainsi, le numérique offrirait la possibilité de renforcer le pouvoir de l’éthique.

La mutation numérique, comme l’appelle les auteurs, accélère les chaines de causalité et l’identification de leurs effets. Cela est perçu par le dirigeant, par l’entreprise, mais aussi par tous : Le numérique permet l’accès à une information très large et très rapide. Et ainsi la pression sociétale exercée à l’intérieur, et à l’extérieur, de l’entreprise est plus forte. Tout se voit et se sait plus vite. C’est ce qui fait se développer un phénomène de contre-pouvoir, qui oblige, dans les processus de décision et de choix, d’intégrer le mieux possible les impacts internes et externes. C’est pourquoi on ne pourra pas faire n’importe quoi avec le numérique et les nouvelles technologies dans nos entreprises sans avoir un questionnement éthique plus aigu au sein même de l’entreprise. C’est ainsi que pour résister à une absorption massive de données dans l’aide à la décision, on pourra ajouter cette dimension de questionnement éthique et de stimulation de l’intelligence collective, garantie que c’est bien l’humain qui a le dernier mot.

Cela nous oblige à élever notre niveau de sensibilité aux signaux faibles, aux inflexions, pour résister à une trop forte virtualisation du monde numérisé. Ce que nous allons devoir renforcer, c’est notre sens des réalités. Dans la gouvernance des entreprises, tous ceux qui sont des vrais humains, qui ont la pratique du discernement, qui sont en lien avec le travail réel, deviennent des rouages indispensables. Ils permettront à l’entreprise de créer une valeur spécifique « préférable » pour ses parties prenantes (car, selon la formule du champion du discernement, Saint Ignace de Loyola, choisir ce n’est pas renoncer, mais préférer).

Voilà le paradoxe du monde numérique, qui est à la portée des dirigeants et entreprises qui ne veulent pas s’y laisser engloutir : c’est que le monde numérique est une chance pour l’éthique et la responsabilité sociétale, faisant de l’entreprise un « lieu et puissance de construction au service d’un monde meilleur et commun ».

A nous de jouer !


Les histoires d’amour qui finissent...en algorithmes, en général

ReligieuseMieux connaître les clients, mieux les gérer, mieux les convaincre, c’est une vieille histoire. On appelle ça le Marketing, ou la Relation Client.

Celui qui s’y connaissait, qui excellait dans cet art, c’était historiquement le vendeur, le bon vendeur qui connait les besoins du client avant que celui-ci les exprime, grâce à son sens psychologique, son sens du commerce, et à son baratin convaincant. Et ce bon vendeur gardait bien secret tous les petits trucs du client, les petits détails personnels qui montrent qu’on le connait bien et qu’on se rappelle de lui. Cela marche encore avec la pâtissière et le boucher du quartier. Cela ressemble à une histoire d’amour. Pour les autres on est passé à autre chose : c’est l’ordinateur qui fait le boulot. Et là, ça change.

Dans les années 80, une éternité, ce fut la grande époque des bases clients, des statistiques, de la segmentation des clients. Et les années 90, tous les consultants un peu anciens s’en souviennent, furent les années des systèmes CRM. Les Rolls Royce de la relation clients s’appelaient Vantive, ou Siebel, deux entreprises qui ont totalement disparues aujourd’hui. Avec ces systèmes, la masse des clients devenaient un sujet d’analyses inépuisable et créait de nouveaux métiers comme celui de gestionnaire de la base clients, ou de data miner. Et pour mieux gérer tout ça, les cabinets de consultants multipliaient les missions de « Relation clients », devenu « capital client » pour faire encore plus riche, et installer tous ces outils merveilleux.

Et tout a de nouveau changé dans les années 2000 avec un nouvel ami, internet, et ses cousins favoris, les réseaux sociaux. Là, on n’est carrément plus dans la gentille pâtissière qui connait les péchés mignons des clients, et leurs penchants pour les religieuses au chocolat. On passe à une forme plus agressive, le mot est faible. Les analystes, se sentant des âmes de prévisionnistes, vont alors se ruer sur des données inédites : le nombre de clics, le surf d’un site à l’autre, le nombre de pages consultées, l’achat en ligne, les cookies, l’adresse email, et les images, vidéos, et textes postés sur les réseaux sociaux. Et voilà de nouveaux métiers, outils  et expertises qui apparaissent alors : l’emailing dans nos boîtes mail, le « retargeting » pour suivre et solliciter un prospect que l’on va traquer sur tous les sites qu’il va consulter (à force de voir l’aspirateur sans sac partout, il va peut-être finir par l’acheter, le bougre), mais aussi le « Web Analytics », pour suivre la performance d’une opération digitale, le « Real Time Bidding », pour proposer en temps réel les publicités adaptées à chaque internaute par un système de vente aux enchères. Avec les smartphones et l’internet mobile, la coupe est pleine, avec plein de données supplémentaires pour les experts du e-marketing (bienvenu au club !).

Doucement, mais sûrement, nous voilà entrés dans une nouvelle phase, on est en plein dedans : les mégadonnées (le Big Data pour les fanas des mots en anglais). Car il faut maintenant réfléchir à la meilleure manière de recueillir, stocker et analyser ces masses de données hétérogènes et non structurées, avec des images, des vidéos et des textes. D’où les nouveaux dispositifs de Big Data qui se sont développés, les orfèvres étant bien sûr Google et Facebook. L’excellence, c’est d’être capable de traiter les plus gros volumes possibles, mais aussi très vite. D’où les architectures complexes pour stocker les données sur le Cloud. Et le fin du fin est alors l’introduction d’algorithmes et d’Intelligence Artificielle, pour faire faire à la machine toutes les prévisions et traquer encore mieux, sans intervention humaine (ce n’est plus de l’amour, c’est de la rage). On appelle ça le marketing de l’attractivité. C’est le cas des services de vidéos par abonnement, où l’algorithme détermine les titres à proposer pour lesquels l’abonné sera le plus appétant. Et ce marketing de l’attractivité va aussi permettre de proposer des offres personnalisées à chacun. De quoi donner un gros coup de vieux aux CRM d’hier. Tout est à revoir. Les propositions vont se faire en push (tu as aimé le film A, tu devrais aimer le film B), mais aussi en pull, en réagissant à une action du client sur le site internet. Caractéristique de la tendance : la baisse du prix, et la disparition de pas mal de métiers et experts du marketing d’hier. L’Intelligence Artificielle a fait naître l’ultra-personnalisation de la relation client.

Les rois de la publicité s’en sont déjà aperçus et bougent à toute vitesse dans ce que Le Monde appelait hier « le troisième âge de la publicité » : Publicis a annoncé cette semaine l’acquisition du spécialiste américain de l’analyse des données de comportement des consommateurs, Epsilon, pour 4 milliards de dollars. Le XXème siècle était celui des réclames, des affiches, des spots radios et télés, avec des agences de plus en plus grosses et puissantes, concevant des campagnes mondiales ; Publicis en était un des rois. Cela a failli continuer pour lui avec l’acquisition envisagée de son principal concurrent américain, Omnicom, en 2013. Heureusement que ça a raté, car tout s’est retourné depuis, et c’est avec Epsilon que le meilleur mariage se fait (encore une histoire d’amour). Il ne s’agit plus de faire de la publicité sur le web, mais de changer complètement de modèle. On ne vend plus la même voiture à la masse, mais chaque voiture à un individu. Les Google et Facebook parlent directement aux clients en fonction de leurs comportements, et les champions de l’algorithme, comme Accenture, fournissent les traitements en amont. Publicis va avoir à trouver sa place dans ce nouveau jeu.

Et pour remplacer le petit sourire de ma pâtissière qui connaît mes péchés mignons, maintenant on a « Bibi ».

Vous ne connaissez pas « Bibi » ?

C’est le nouveau programme de fidélité de Franprix, dont parlait Les Echos lundi. On y accède par l’application smartphone de l’enseigne. « Bibi » connaît tout de nos goûts et de nos envies grâce à l’historique de nos achats mais aussi des données que nous laissons sur le web avec les cookies. Avec tout ça, Franprix envoie à chacun des offres personnalisées et des « pop up » qui s’affichent dans l’application. Si vous regardez des poussettes, Bibi vous envoie des produits pour bébé. Et si  vous n’êtes pas intéressé, l’Intelligence Artificielle va vite corriger, et Bibi ne recommencera plus. Avec Bibi, la fidélisation va loin : le simple fait d’aller dans un magasin ou un site donne droit à des points de fidélité, même si vous n’achetez rien. Il nous propose aussi des réductions et des offres ailleurs que dans les magasins Franprix, comme des places de cinéma par exemple. Franprix a même prévu d’utiliser bientôt Bibi comme moyen de paiement.

Oui, même la fidélité n’est plus ce qu’elle était. Les Echos citaient, dans le même numéro de Lundi, la création par Casino de RelevanC : cette filiale agglomère les données des 4,5 millions de porteurs de cartes de toutes les entités du Groupe ( Casino, Monoprix, Franprix, Cdiscount, Sarenza, etc.), et vend les analyses aux industriels. Elle propose ainsi un dispositif promotionnel clé en mains aux marques. La start up UntieNots, créée en 2016 par deux analystes, organise, elle, des « challenges fidélité » : ses algorithmes analysent les achats du porteur de carte, et, selon ses habitudes et goûts, va lui proposer des « deals » liés à une marque ou une gamme de produits. Le client choisit parmi ces « deals » ce qui l’intéresse. Si en un mois ou deux il achète des produits de série proposée, son compte est crédité d’un nombre d’euros en proportion. Les enseignes déterminent elles-mêmes la taille de l’enveloppe de remises, et mettent les marques à contribution. C’est le « troisième âge des politiques de fidélité », comme le titre Philippe Bertrand dans Les Echos.

Avec le troisième âge des Data, de la publicité, et de la fidélité, les histoires d’amour de ma pâtissière ont fini en algorithmes.

A moins de retourner rue du Croissant ...

 


Stratégie digitale : c'est aussi une guerre

GuerredigitalreLes discours et les actions dans nos entreprises concernant le "digital", c'est en train de changer, vous ne trouvez pas?

On a vu une première phase, chez les plus pionniers, puis chez les autres, où il s'est agi de tester des initiatives diverses en retravaillant les sites internet de e-commerce, en allant se faire connaître sur les réseaux sociaux, en nommant des "community managers".

Maintenant, on en arrive à une nouvelle question : mais tout ça, ça nous rapporte quoi? Quel est le retour sur investissements? Ne faudrait-il pas mettre un peu d'ordre dans ce foisonnement d'initiatives, entre les applications qui marchent et les autres, entre les conversations utiles et les messages inutiles. Alors, on va appeler ça "une stratégie digitale". Mais en quoi cela consiste-t-il ?

Pour certains cela va consister à se faire un plan d'actions et de projets pour vendre plus sur internet et fidéliser le client tout le long du parcours, en allant le chercher le plus en amont possible : si je suis un parc de loisirs je vais chercher tous ceux qui sont en train de commencer à avoir envie d'aller dans un parc de loisirs. Il a peut-être tapé "parc de loisirs" sur Facebook ou Google, et ces deux "partenaires" Google et Facebook sont prêts, contre rémunération conséquente, à m'aider à les trouver, peu importe le coût, pourvu qu'on ait l'ivresse. Même démarche pour continuer à traquer ce visiteur après sa visite, ou non, en allant le chercher sur les mêmes réseaux pour lui parler encore et encore. 

Mais le truc, c'est que tous les concurrents font la même chose, et que dans cette histoire, ce sont les GAFA et les plateformes qui gagnent et viennent préempter toute la distribution à la place des entreprises installées, ces grands groupes, et les autres. Si je peux acheter mes billets d'avions sur Google , ou une chambre d'hôtel, sans quitter Google, j'ai un peu oublié la marque de la compagnie et celle de l'hôtel. Cette capture de la distribution, avec le consentement des marques qui payent pour ça, est en plein développement. Et on peut imaginer que ça ne s'arrêtera pas aux hôtels et aux compagnies aériennes. Nombreuses entreprises sont concernées. 

Il ne suffit pas de comparer son site e-commerce à celui des concurrents, il faut aussi faire son choix entre les plateformes existantes, décider ou non de faire sa propre plateforme, et avec qui, ou son site dédié, et pour quels segments de clients (le BtoB, ce n'est pas le BtoC, ni le BtoBtoC). 

C'est pourquoi les "stratégies digitales" qui se contentent de rechercher les meilleures applications et plateformes de distribution, ne vont pas suffire. Car le mot qu'il faut retrouver, ce n'est pas "digitale" (tout est digital aujourd'hui), mais le mot "stratégie".

Et la stratégie, c'est aussi la guerre. C'est prendre la mesure du paysage et de l'écosystème qui entoure l'entreprise, et notamment sa distribution. Il ne suffit plus de surveiller les concurrents de son industrie, mais de repérer les signaux faibles et l'émergence des nouveaux acteurs de l'écosystème, comme j'en ai déjà parlé ICI. 

 Guerre de mouvement, car dans le monde du digital, l'expérience semble prouver que c'est le premier qui entre qui gagne. C'est celui qui se lance qui sera en train de mettre en place la version 3.0 ou 4.0 de son offre sur le web, pendant que les concurrents en seront à essayer d'être le "Me Too" sur la version 1.0.Les premiers qui bougent sont aussi ceux qui vont bénéficier de l'avantage du bouche-à-oreille et de la réputation. Ce phénomène, c'est celui de Tesla qui a pris de l'avance sur les véhicules électriques, et que les constructeurs automobiles, avec leur recherche sur les véhicules électriques quelques années après, n'ont pas dépassé. 

Guerre aussi de positions et d'écosystèmes, qui vient mettre à bas nos certitudes sur la stratégie : On a appris dans les cours de stratégie de  nos écoles qu'il n'était pas possible d'être à la fois moins cher, meilleur en qualité, et offrir une large gamme. Et bien, avec le digital c'est possible : un compétiteur peut offrir une large gamme de produits, les livrer vite, et à prix le moins cher. Et les frontières entre industries s'effondrent. On ne compte plus les plateformes cross-services et multi-produits, qui viennent tout changer. Les leaders sont les compétiteurs qui se positionnent en acteurs leaders de ces écosystèmes. Dans cette guerre être très offensif, plutôt que défensif, dans cette stratégie des plateformes est un atout gagnant.

Encore faut-il savoir comment être offensif, et identifier en avance les stratégies, les enjeux, les mouvements, des acteurs et des concurrents. 

C'est ensuite une guerre de moyens : où mettre le maximum d'investissements, pour justement être ce "winner-takes-all" là où on a choisit d'être leader. Et comment se doter d'une agilité interne qui nous permettra de nous adapter le plus vite possible face aux mouvements, ruses, et stratagèmes, des nouveaux acteurs et des concurrents installés. Ces investissements, il s'agit de savoir où les concentrer pour en obtenir le meilleur ROI. Au début, phase "Test and Learn" de l'agilité, on va éparpiller pour tester; Mais faire de l'éparpillement et de la recopie des initiatives des autres serait le meilleur moyen d'échouer. Ces tests vont précisément permettre de choisir là où on va "mettre le paquet".

C'est pourquoi ces questions stratégiques commencent aussi par une bonne simulation du jeu de guerre qui se joue. Et pour poser les bonnes questions. Et comme le dit Sun Tzu, à relire pour se lancer dans cette guerre, la meilleure stratégie est de vaincre sans combattre.

La première question, comme toujours, c'est : Pourquoi ? Quelle est la stratégie visée? Je veux devenir le leader et y parvenir très vite en créant la plus forte valeur pour le client (et quel est le client visé? Car là aussi il faut parfois choisir).

Pour répondre à ces questions, on va avoir besoin d'imaginer loin les scénarios prospectifs, et de garder en tête le plateau de jeu où se déploient les stratégies visibles, et les stratégies cachées, des acteurs.

C'est pourquoi, pour réussir cette stratégie digitale, les plans d'actions et les plans stratégiques annuels risquent de manquer la cible. L'exercice va gagner à se transformer en conversations stratégiques permanentes. Il ne s'agit plus de faire plancher une petite équipe avec un (bon si possible) consultant en stratégie (même en stratégie digitale), mais d'être réactif en créant des espaces de conversations stratégiques dans toute l'entreprise. Les exercices de "Scenario Planning" et de "Wargames" vont nourrir les réflexions et faire émerger les disruptions, la différenciation, la vraie.

Enfin, acquérir ces compétences, ce n'est pas qu'une affaire de méthodes et d'outils. Il y a aussi un état d'esprit, une envie de futur, de la curiosité, de la veille, à entretenir parmi les collaborateurs. Cela vaut aussi pour les consultants si ils veulent participer en apportant de la valeur.

Alors, au-delà de comparer les sites internet des concurrents, et de négocier avec google et Facebook pour harponner les clients, on va pouvoir vraiment parler de stratégie digitale. Et surtout aider à l'exécuter.

Il y sûrement des volontaires qui en ont envie. 

Il ne leur reste plus qu'à se rencontrer pour s'y mettre, en partageant la même ambition.

 


Je suis une plateforme

Plateforme2Un mot de cette année, ce sera notamment le mot "plateforme". Je l'entend partout.

Les start-up qui veulent monter  des plateformes, les sites "places de marché" pour mettre en relation des vendeurs et des acheteurs de n'importe quoi. Au pont que ça s'applique maintenant aux individus eux-mêmes : je suis ma propre plateforme, je me monétise en créant un lien entre ceux qui m'écoutent et ceux que j'écoute, et avec ça je "monétise". Les consultants sont des plateformes, mais aussi les étudiants, riches de leurs études, qui cherchent le meilleur job pour "valoriser leur plateforme". La plateforme crée un effet de réseau; plus je connais de personnes, plus mon réseau s'agrandit, plus ma plateforme prend de la valeur. On s'intéresse à mes idées, on les achète, parce que je les ai collectées grâce à ma plateforme très étendue. 

Cette histoire de plateforme intéresse aussi les communicants. L'approche de la consommation traditionnelle par les publicitaires consistait à interrompre les lignes éditoriales par des messages publicitaires, à la télévision ou au cinéma. Et puis les plateformes ont permis de consommer les médias quand on veut, avec Facebook ou youTube. Et donc moi qui suis une plateforme, je fréquente les plateformes qui m'intéressent, à tout moment. Et donc les communicants doivent trouver les lieux ou les moments où je suis disponible pour les recevoir.

Ce qui fait la valeur des plateformes et de ma plateforme personnelle c'est donc aussi le réseau des plateformes auxquelles je me connecte. Et comment connecter et transformer toutes les idées en valeur? 

Alors, quelle est exactement ma plateforme? Comment la développer? Comment lui donner de la valeur et la "monétiser" au mieux?

Peut-être existe-t-il une plateforme pour aider à trouver les réponses ?