Tornade sur l'éducation
31 mai 2025
Le 16 juin prochain, Alkéos Michaïl et moi auront le plaisir d’accueillir pour 4ème Révolution, au collège des Bernardins, Monique Canto-Sperber et Carlo d’Asaro Biondo, dont j’ai déjà parlé ICI.
Le thème : L’intelligence artificielle nous rendra-t-elle libres ?
Or, s’il y a une ressource de liberté incomparable, c’est l’éducation.
Monique Canto-Sperber consacre tout un chapitre de son livre, « La liberté cherchant son peuple », à l’éducation, qu’elle considère comme la promesse de la liberté : « L’éducation est devenue pour chaque enfant ce qui rend réelle la liberté de choisir sa vie, une expérience concrètement vécue dans toutes les conditions d’existence et une ressource d’action pour une très large partie de la population, surtout pour les plus modestes ».
A l’heure des nouvelles technologies et de l’intelligence artificielle, on imagine bien que les impacts sur l’éducation sont et vont devenir de plus en plus importants. Carlo d’Asaro, ancien de Google, qui retrace dans son livre, « L’humanité face à l’IA – Le combat du siècle », l’histoire du développement des technologies, depuis Arpanet et le web jusqu’à l’intelligence artificielle générative, met bien en évidence tout ce que cela a permis pour faire de nous des « humains augmentés ». Il avoue même que pour faire des recherches pour l’écriture de son livre, il a utilisé ChatGPT, Claude et Perplexity. Mais il précise qu’il l’a fait « avec attention et sens critique ».
Et c’est là toute la question : ne risquons nous pas de perdre cette attention et ce sens critique, qui semblent si nécessaires ? J’en avais parlé ICI en citant une tribune de Gaspard Koenig, qui comparait l’intelligence artificielle à un « waze de la pensée ».
Et pourtant, Carlo d’Asaro considère que c’est justement l’éducation, et notre sens critique qui nous sauveront des dérives de l’intelligence artificielle,
Malgré les progrès technologiques, l’éducation ça ne pas très fort néanmoins. Monique Canto-Sperber y va direct : « Le système éducatif français, au niveau du collège et du lycée, est devenu l’un des plus inégalitaires d’Europe. Dans le classement général, la France est, parmi les pays de l’OCDE, au 21ème rang pour les performances des élèves en mathématiques et au 19ème pour leur maîtrise de l’écrit (20% des élèves ne maîtrisent pas les savoirs fondamentaux à la fin de l’école primaire), les élèves en échec étant très majoritairement d’origine modeste ».
Ce qui s’est déréglé dans l’éducation tient à des transformations démographiques et culturelles. Entre 1960 et la fin des années 80, le pourcentage des lycéens qui poursuivaient leurs études jusqu’au niveau du baccalauréat passe au sein d’une classe d’âge de 11% à 62%. A la fin du XIXème siècle, on comptait sur tout le territoire français une centaine de lycées (pour 50 022 lycéens) et environ 220 collèges communaux (32 751 élèves), 82 773 élèves étaient donc inscrits dans le cycle secondaire. En 2023, 1 604 000 élèves étaient inscrits au lycée (à partir de la seconde) et 3 414 000 au collège (de la sixième à la troisième), et plus de 638 650 en cycle professionnel, soit 5 658 650 élèves dans le cycle secondaire, près de 68 fois plus ! Il y avait pour les accueillir 3 750 lycées et 6 950 collèges, soit 10 700 établissements secondaires, au lieu de 320, un siècle plus tôt, 33 fois moins.
Comme le montre bien Monique Canto-Sperber, on peut parler d’« explosion scolaire », conséquence de cette « massification » de l’enseignement, qui a entraîné une hétérogénéité, sociale et culturelle, de plus en plus grande parmi les élèves. Alors que le système scolaire était habitué à des élèves partageant une culture commune, venant pour la très grande majorité d’entre eux de milieux favorisés, ce choc démographique était une transformation profonde, qui n’a pas été anticipée, le système restant tés homogène et centralisé. La puissance publique a laissé inchangé un type d’organisation scolaire qui avait la preuve de son efficacité lorsque les élèves étaient cinq fois moins nombreux et mieux formés dans leur scolarité en cycle primaire.
Ceci me fait penser à ce que Geoffrey A. Moore, auteur connu pour « Crossing the chasm » (dont j’ai souvent parlé ICI et ICI), appelle « l’effet Tornado » : c’est ce qui se passe quand un marché, une entreprise, décolle très vite, à la suite d’un changement profond, souvent technologique. Les entreprises ont parfois du mal à changer assez vite quand la tornade arrive, car on préfère souvent le statu quo qui a toujours fonctionné hier à l’incertitude du futur
.Cet effet Tornado est tout aussi difficile à gérer pour une entreprise technologique que pour le système éducatif. Geoffrey Moore appelle cela « l’effet Tornado » en référence à la tornade qui emporte Dorothy dans le film « Le magicien d’Oz » et la fait sortir de son monde en noir et blanc pour la projeter dans un monde en couleurs, avec des animaux extraordinaires.
Malheureusement l’éducation, dans son ensemble, est restée dans le monde en noir et blanc, pendant que l’environnement était en train de naître en couleurs.
Est-ce que la technologie et l’intelligence artificielle sont ce monde en couleurs auquel il faut s’adapter ? Les jeunes générations d’aujourd’hui ont souvent ce sentiment d’être à l’école dans un monde en noir et blanc : chez eux, ils sont avec le magicien d’Oz, ils utilisent l’intelligence artificielle (et pas seulement pour tricher), ils développent des applications et des outils pour mieux apprendre et travailler, et à l’école les professeurs n’ont rien de tout ça.
Monique Canto-Sperber aimerait que l’on favorise plus l’autonomie des établissements et la décentralisation pour mieux s’adapter et changer les choses. Elle évoque notamment les expériences de « charter schools » américaines. Sophie de Tarlé fait justement un portrait de l’une d’elle, avec sa directrice, Eva Moskowitz, dans Le Figaro du 31 mai. Eva Moskowitz a créé un réseau de « charter schools » il y a vingt ans maintenant. Ce sont des établissements scolaires financés par l’Etat mais dirigés par des associations à but non lucratif ou des entreprises privées. La Success Academy d’Eva Moskowitz scolarise 22 000 élèves dans 57 écoles. Elle accueille en priorité des élèves afro-américains (50%) et hispaniques (28,8%). Et bien que 72% des élèves soient issus de milieux défavorisés, ils obtiennent des résultats hors du commun.
Quel est le secret ?
Des cours d’art, d’échecs, de musique et de sport ; Et surtout beaucoup de maths (ils apprennent les fondamentaux, mais aussi la logique et l’autonomie). Dans ces écoles, les élèves ne sont pas sélectionnés sur dossier scolaire, ni sur concours, mais par une loterie. Et cette éducation est entièrement gratuite. Eva fait aussi le tour du monde pour s’inspirer des meilleurs systèmes éducatifs internationaux. Elle est convaincue : « Les pays occidentaux traversent tous une crise tragique de leur système éducatif. Il est urgent d’agir, car pour être compétitif, un pays doit avoir un système éducatif robuste ».
Alors, pour l’éducation d’aujourd’hui et de demain, on fait quoi ? Plutôt la technologie, la décentralisation, l’autonomie des établissements et de nouvelles méthodes ? Et plus de maths ? Un cocktail de tout ça ?
Rendez-vous le 16 juin pour poursuivre le débat.