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Deux libertés : laquelle choisir ?

LiberteADans la liste de ses auteurs fétiches de la liberté que Mario Vargas Llosa invoque dans son livre « L’appel de la tribu » figure Sir Isaiah Berlin.

Je connaissais Isaiah Berlin pour cette comparaison du renard et du hérisson (Le renard connaît beaucoup de choses, mais le hérisson en connaît une seule grande). C’est une formule qu’il reprend du poète grec Archiloque, en l’utilisant pour évoquer deux types d’artistes et d’êtres humains en général. Comparaison reprise par Jim Collins à propos du management, dont j’ai parlé ICI. Ainsi que dans un opus consacré à la stratégie du renard, par Chantell Ilbury et Clem Sunter (ICI).

Mario Vargas Llosa évoque aussi une autre formule d’Isaiah Berlin, celle des « deux libertés ».

Le concept « négatif » de la liberté c’est celui qui nie ou limite la contrainte. On est plus libre dans la mesure où l’on trouve moins d’obstacles pour décider de sa vie comme bon vous chante. Comme le formule Mario Vargas Llosa, « Tant que sera moindre l’autorité exercée sur ma conduite, tant que celle-ci pourra être déterminée de façon plus autonome par mes propres motivations – mes besoins, mes ambitions, mes fantaisies personnelles – sans interférences de volontés étrangères, plus libre je serai ».

Une tribune d’Aurélie Jean et de Erwan Le Noan dans Le Figaro du 23 avril reprend ce même concept : « On devient libéral en doutant des choix subis, en défiant les vérités imposées : tous les individus étant égaux, personne n’a le droit de choisir votre vie à votre place sans votre consentement explicite ». « Le libéral refuse les états de fait, il conteste les vérités imposées, il renie les réflexes qui obstruent la pensée. Il s’inquiète, il s’interroge, il doute jusqu’à se forger une conviction intime, conscient qu’elle n’est pas nécessairement partagée ».

Cette conception de la liberté est pour Isaiah Berlin et Mario Vargas Llosa « un concept qui part du principe que la souveraineté de l’individu doit être respectée parce qu’elle est, en dernière instance, à l’origine de la créativité humaine, du développement intellectuel et artistique, du progrès scientifique ».

Mais alors, qu’est-ce que cette autre liberté évoquée par Isaiah Berlin comme « positive » ?

Cette « liberté » qui n’en est pas vraiment une, c’est celle qui veut s’emparer de l’autorité, et l’exercer.

Elle se fonde sur l’idée que la possibilité qu’a chaque individu de décider de son destin est soumise dans une large mesure à des causes sociales étrangères à sa volonté : « Comment un analphabète pourrait-il jouir de la liberté de la presse ? A quoi sert la liberté de voyager pour celui qui vit dans la misère ? Est-ce que la liberté de travailler signifie la même chose pour un chef d’entreprise que pour un chômeur ? ».

On comprend comment cette conception de la liberté peut tourner : « Toutes les idéologies et les croyances totalisatrices, finalistes, convaincues qu’il existe un but ultime et unique pour une collectivité donnée – une nation, une race, une classe, ou l’humanité entière – partagent ce concept de la liberté ».

C’est sur ce concept qu’existe ce qu’on appelle la conscience sociale, considérant que les inégalités économiques, sociales et culturelles sont un mal corrigible et qu’elles peuvent et doivent être combattues. C’est grâce à ce concept que, comme le souligne Mario Vargas Llosa, les notions de solidarité humaine de responsabilité sociale et l’idée de justice se sont enrichies et répandues. C’est aussi ce qui a permis de freiner ou abolir des iniquités telles que l’esclavage, le racisme, la servitude ou la discrimination.

Mais c’est aussi grâce à ce concept que « Hitler, Staline et les frères Castro pouvaient, sans trop exagérer, dire que leurs régimes respectifs établissaient la véritable liberté (la « positive ») dans leurs domaines ».

C’est aussi là-dessus que se fondent toutes les utopies sociales, partant de la conviction que « dans chaque personne il y a, outre l’individu particulier et distinct, quelque chose de plus important, un « moi » social identique, qui aspire à réaliser un idéal collectif, solidaire, qui deviendra réalité dans un avenir donné et auquel doit être sacrifié tout ce qui l’entrave et lui fait obstacle, par exemple, ces cas particuliers qui constituent une menace pour l’harmonie et l’homogénéité sociale ».

Et c’est précisément au nom de cette vision de la liberté, de « cette société utopique future, celle de la race élue triomphante, la société sans classes et sans Etat ou la cité des bienheureux éternels », que des guerres ont été menées, que des camps de concentration ont été établis, que des millions d’êtres humains ont été exterminés, permettant d’éliminer toute forme de dissidence critique.

Ces deux notions de la liberté se repoussent réciproquement, et l’on peut adhérer à l’une ou à l’autre. Isaiah Berlin les qualifie de « vérités contradictoires » ou de « buts incompatibles ». On peut en effet, sans tomber dans l’excès, trouver tout un tas d’arguments pour défendre l’une ou l’autre.

En pratique, Mario Vargas Llosa considère que l’idéal serait de trouver un compromis entre ces deux libertés.

Et il conclue de manière optimiste : « Les sociétés qui y sont parvenues sont celles qui ont atteint des niveaux de vie plus dignes et plus justes (ou moins indignes et moins injustes). Mais ce compromis est quelque chose de très difficile et il sera toujours précaire ».

Et Isaiah Berlin d’en conclure, lui, que ces deux visions de la liberté sont « deux attitudes profondément divergentes et inconciliables sur les fins de la vie humaine ».

Alors, quelle liberté choisirons nous ?


Le roman contre l’angoisse de l’incertitude du monde

RomanDans son Olympe libéral, « L’appel de la tribu », Mario Vargas Llosa consacre un chapitre à un auteur que je n’avais jamais lu, Sir Karl Popper (1902 – 1994).

Mario Vargas Llosa dit le tenir pour « le penseur le plus important de notre époque, que j’ai passé une bonne partie des trente dernières années à le lire et à l’étudier et que, si l’on me demandait de signaler le livre de philosophie politique le plus fécond en enrichissant du XXème siècle, je n’hésiterais pas une seconde à choisir « La société ouverte et ses ennemis ». ».

Ah oui !

C’est un livre qui date de 1945, et dont Mario Vargas Llosa dit que, sans Hitler et les nazis, Karl Popper ne l’aurait jamais écrit.

Mais de quoi parle donc un tel monument ?

« Il s’agit d’une description fouillée et d’un formidable plaidoyer contre la tradition qu’il appelle « historiciste », commencée avec Platon, renouvelée au XIXème siècle et enrichie avec Hegel et que Marx porte au pinacle. Popper voit au cœur de ce courant, matrice de tous les autoritarismes, une peur panique inconsciente de la responsabilité que la liberté impose à l’individu, lequel tend pour cela à sacrifier celle-ci pour se dégager de celle-là. D’où ce désir nostalgique de retourner au monde collectiviste, tribal, à la société immobile et sans changements, à l’irrationalisme de la pensée magico-religieuse antérieure à la naissance de l’individu, qui s’est émancipé du placenta grégaire de la tribu et a rompu avec son immobilisme grâce au commerce, au développement de la raison et à la pratique de la liberté ».

C’est Karl Popper qui dénonce cet appel de la tribu qui donne son titre au livre de Mario Vargas Llosa : « L’appel de la tribu, l’attraction de cette forme d’existence où l’individu, asservi à une religion, à une doctrine où un chef qui assume la responsabilité de répondre pour lui à tous les problèmes, refuse le dur engagement de la liberté et de sa souveraineté d’être rationnel, touche à l’évidence la corde sensible du cœur humain ».

Celui que Karl Popper qualifie d’« historiciste », c’est celui qui croît que l’histoire des hommes est écrite avant de se faire, que l’histoire a un sens secret qui lui donne une coordination logique et l’ordonne à la façon d’un puzzle. A l’inverse de celui qui conçoit la vie comme une création permanente.

Cette façon de croire qu’il existe un sens et une histoire écrite est pour celui qui en est la victime une réponse à cette angoisse de ne plus maîtrise l’avenir, et tente de se raccrocher à quelque chose qui le dépasse et qu’il pourra suivre en abandonnant sa liberté. Ce peut être la religion, mais aussi le communisme, ou toute autre doctrine.

Cela fait penser à Mario Vargas Llosa au rôle du roman, vu comme une « organisation arbitraire de la réalité humaine qui défend les hommes contre l’angoisse produite chez eux par l’intuition du monde et de la vie comme un vaste désordre ».

Ce qui lui suggère une réflexion historique sur le roman : « Ce n’est pas un hasard si le roman atteint son apogée dans les périodes qui précèdent les grandes convulsions historiques, si les temps les plus féconds pour la fiction sont ceux de la faillite ou de l’écroulement des certitudes collectives – la foi religieuse ou politique, les consensus sociaux et idéologiques – car c’est alors que tout un chacun se sent perdu, sans un sol solide sous ses pieds, et cherche dans la fiction – dans l’ordre et la cohérence du monde fictif – un refuge contre la dispersion et la confusion, cette grande incertitude, cette somme d(inconnues que la vie est devenue pour lui ».

Le roman et la fiction seraient ils des remèdes à l'angoisse de  l’incertitude du monde ?

C'est le moment de lire des romans en ce moment alors ?


C'est fini, Adam Smith et le libre-échange ?

LibreechangeMario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature 2010, est décédé le 13 avril. La presse en fait la nécrologie et l’éloge. On peut aussi relire (ou lire) ses œuvres, et notamment ‘L’appel de la tribu », dont la traduction française est parue en 2021.

C’est ce que j’ai fait.

Ce livre, comme une autobiographie spirituelle, est un parcours personnel dans les œuvres d’auteurs de la liberté, nourri de réflexions philosophiques et politiques, que Matthieu Laine, dans une tribune parue dans Les Echos, avait qualifié d’ « Olympe libéral ».

Le titre, l’appel de la tribu, fait référence à ce que l’auteur appelle aussi « l’esprit tribal », cette tentation de croire au magma collectiviste, à cette tribu, dont le retour a été incarné par le communisme, qui absorbe l’individu « redevenu partie d’une masse soumise aux ordres du leader, sorte de grand manitou religieux à la parole sacrée, irréfutable comme un axiome, qui ressuscitait les pires formes de la démagogie et le chauvinisme ».

Le premier auteur évoqué dans cet Olympe est Adam Smith. Pas vraiment l’auteur fétiche de Trump en ce moment, puisqu’on le connaît comme l’auteur de « La richesse des nations », ode au marché libre comme moteur du progrès. Le titre complet est d’ailleurs « Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations ». Plus facile à lire avec Mario Vargas Llosa, puisque ce livre fait quand même plus de 1000 pages, abordant des thèmes les plus divers, que Mario Vargas Llosa voit comme « un monument à la culture de son temps, témoignage sur ce que signifiait dans le dernier tiers du XVIIIème siècle, la connaissance en matière de politique, d’économie, de philosophie et d’histoire ».

Il est paru pour la première fois en mars 1776, et a fait l’objet de plusieurs rééditions complétées et remaniées.

La découverte avec ce livre devenu célèbre à travers les siècles, c’est que ce ne sont pas l’altruisme et la charité qui sont le moteur du progrès, mais plutôt l’égoïsme. On connaît cette citation sans avoir ouvert le livre (voire certains ne connaissent que ça) :

« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, mais de leur avantage ».

Ce qui caractérise la thèse d’Adam Smith, c’est la liberté : liberté de commercer, d’intervenir sur le marché comme producteur et comme consommateur, à égalité de condition face à la loi, liberté de signer des contrats, d’exporter et d’importer, de s’associer et de créer des entreprises.

Le marché a incontestablement cette froideur, qui récompense le succès et châtie l’échec.

Mais, comme le souligne Mario Vargas Llosa, « Adam Smith n’était pas cet être cérébral et déshumanisé à travers qui ses ennemis attaquent le libéralisme. Au contraire, il était sensible à l’horreur de la pauvreté et croyait à l’égalité des chances, même s’il n’employa jamais cette expression. C’est pourquoi il affirmait que, pour contrecarrer l’état d’ignorance et de stupidité que les tâches répétitives pouvaient engendrer chez les travailleurs, l’éducation était indispensable et devait être financée, pour ceux qui ne pouvaient en assumer le coût, par l’Etat ou la société civile. Il favorisait aussi la compétition dans l’éducation et défendait une éducation publique à côté de l’éducation privée ».

Il ne connaissait pas encore l’intelligence artificielle et ChatGPT…

Sa critique porte aussi sur l’interventionnisme d’Etat, et sur les « gaspillages et dépenses inutiles causés par les rois et les ministres, appauvrissant ainsi l’ensemble de la société ». Il serait encore plus étonné aujourd'hui, peut-être.

Et inversement il fait l’éloge d’une société où l’Etat est réduit et fonctionnel, car il laisse les citoyens travailler et la richesse croître au bénéfice de la société tout entière.

Louange aussi de l’entrepreneur, relevé par Mario Vargas Llosa : « L’entrepreneur doit toujours donner l’exemple à ceux qu’il emploie », et citant Adam Smith : « Si le maître est économe et rangé, il y a beaucoup à parier que l’ouvrier le sera aussi ; mais s’il est sans ordre et sans conduite, le compagnon habitué à modeler son ouvrage sur le dessin que lui prescrit son maître, modèlera aussi son genre de vie sur l’exemple que celui-ci lui met sous les yeux ».

On comprend toute l’admiration que Mario Vargas Llosa voue à Adam Smith, même si les idées exprimées datent forcément un peu, mais ces idées ont influencé à son époque tout l’Occident.

« Nombre de ces idées, nées au XVIIIème siècle, renvoient à une réalité sociale qui a énormément changé si on la compare à la nôtre. Mais il n’est pas extravagant de dire que ces changements sont dus en grande partie aux découvertes et aux idées exposées pour la première fois dans ce livre capital ».

Mais alors, aujourd’hui, où en est-on ? Car la liberté du commerce, avec les batailles de droits de douane de Trump, elle paraît loin, non ?

Est-on passé à un nouveau capitalisme ?

Justement, Eugénie Bastié fait aujourd’hui (17 avril) dans Le Figaro une recension de l’ouvrage d’Arnaud Orain, « Le monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIème-XXIème siècle).

C’est quoi ce capitalisme de la finitude ?

Lisons Eugénie Bastié et Arnaud Orain : « Le libre-échange cède la place à une conception autarcique de l’économie et à une course à l’accaparement des richesses, le dogme de la concurrence au retour des monopoles privés devenus des compagnies-Etats, le capitalisme financier au capitalisme marchand ».

Le slogan du capitalisme de la finitude, c’est « Il n’y en aura pas pour tout le monde ».

« Contrairement à l’utopie libérale d’un enrichissement mutuel par le libre-échange et le doux commerce, le capitalisme de la finitude postule que l’économie est un jeu à somme nulle, que le monde est fini ou finissant et qu’il faut s’accaparer le plus vite possible de ce qui peut l’être ».

Paradoxalement, selon l’auteur, ce seraient les mouvements écologistes, ceux qui ont mis en avant depuis les années 70 la finitude des ressources, qui auraient précipité cette « course à la saisie », en généralisant l’angoisse de la limite.

Nous serions passé de la logique de l’abondance à la logique de la puissance. La concurrence disparaît avec le retour des grandes compagnies-Etats à tendance monopolistiques. Après les compagnies des Indes hier, ce sont aujourd’hui les Gafam. L’article rappelle que Google couvre 90% du marché des moteurs de recherche, et Amazon 40% du commerce en ligne. C’est J.D Vance, vice-Président de Trump, qui a déclaré que l’idéologie de la concurrence serait hostile au capitalisme, en éliminant la possibilité des bénéfices.

Autre impact de ce capitalisme de la finitude, le retour des marchands sur les industriels : « Symbole frappant : en France, à Denain, en 2022, un ancien site sidérurgique a été reconverti en entrepôts de 100.000 mètres carrés pour Amazon. Le cœur battant du capitalisme de la finitude, c’est le système des entrepôts. Les marchands règnent en lieu et place des industriels ».

Mais alors, l’Europe ?

Condamnée sans appel : « Dans cette configuration schmittienne du monde, où le conflit l’emporte sur la coopération, l’Union Européenne est complètement larguée. Elle s’entête seule dans un respect scrupuleux du libre-échange obsolète. Ainsi, alors que les Etats-Unis sont devenus une économie de monopoles et que la Chine enchaîne les mégafusions, l’Europe a interdit en 2019 la fusion Alstom Siemens au nom du dogme de la concurrence. Même les populistes européens sont ringards, nous dit Orain, s’entêtant dans des conceptions souverainistes étriquées, au lieu de pousser à la constitution de méga-compagnies européennes ».

Voilà un auteur que Mario Vargas Llosa n’aurait sûrement pas mis dans son Olympe…

Doit-on oublier Adam Smith ?

Ou le lire et relire ?

Ou bien passer à Arnaud Orain (il ne fait que 368 pages celui-là) ?