Poker : Quelle est cette ombre qui veut sa part?
30 juin 2024
Le business, les affaires, les négociations, c'est parfois comparable à des parties de poker. Et aussi dans la politique parfois.
Et quand c'est un des protagonistes qui le raconte, on s'y croit comme dans un film.
C'est ce que je lis dans un ouvrage qui date un peu (2011), d'Emmanuel Faber, alors Vice-Président de Danone, "Chemins de traverse - Vivre l'économie autrement". Autrement, mais avec des moments intenses dans la fièvre des négociations.
Il raconte l'épisode de la vente de l'activité de verre d'emballage de Danone, héritage de l'époque BSN.
L'idée est de fusionner BSN Emballage avec le leader allemand, Gerresheimer, filiale du Groupe VIAG, et de revendre le tout ensuite. C'est ainsi qu'apparaît le fond d'investissement CVC, intéressé.
Et nous entrons alors, grâce à Emmanuel Faber dans la salle des négociations le 30 mai 1999. La partie de poker va commencer.
Avant la réunion, tôt le matin, les allemands et Danone se sont mis d'accord de ne pas accepter de vendre en dessous de 7 milliards (de francs, eh oui, on n' avait pas encore l'euro).
Ça démarre...
"Dans la salle du conseil, rue de Téhéran à Paris, il y a de notre côté l'équipe de Danone et celle de VIAG, la banque Lazard et d'autres conseils. Du leur, ils sont une quinzaine : investisseurs, banquiers qui vont financer la dette, auditeurs comptables, avocats. Ils ont travaillé d'arrache-pied".
Philippe Gleize, le patron de CVC, commence à parler pour expliquer son analyse du dossier, avec l'idée d'en déterminer le prix d'achat.
C'est Emmanuel qui l'interrompt immédiatement : "Nous ne sommes pas là pour partager vos travaux mais connaître leurs résultats, Philippe".
Philippe Gleize essaye de poursuivre mais Emmanuel continue : "Ostensiblement, je ferme le cahier que j'ai ouvert quelques minutes auparavant dans la perspective d'y prendre des notes. J'interromps chaque tentative d'argumentation. Je ne veux qu'un chiffre, pas d'atermoiement. "
Finalement Philippe Gleize lâche: "Pour tout un tas de raisons qu'il faut qu'on vous explique, nous ne pensons pas pouvoir faire au-delà de 6,5 milliards".
Et voilà le grand coup : "Je sais que 6,5 milliards, c'est déjà beaucoup, et que nous n'avons aucune autre solution équivalente à court terme, et peut-être même pas du tout".
Mais bon : "Je respire un grand coup et je dis simplement : "Merci. Dans ces conditions, il n'y a évidemment pas de deal. Nous aurions préféré ne pas attendre un mois pour le savoir".
Et : "Je me lève, suivi de tout le côté de notre table. Nous rangeons nos affaires. Nos interlocuteurs sont médusés. Nous serrons des mains et les congédions. Certains sont venus de Londres, de Munich. La réunion devait durer dix heures, elle a duré dix minutes".
Fin de l'acte I. Mais cela n'est pas fini, bien sûr. Emmanuel et Danone font savoir a CVC qu'ils gardent la limite de 7 milliards, et qu'ils devront prendre une décision en interne sur la suite le 5 juin.
Suspense.
Et c'est le 5 juin au matin que Philippe Gleize appelle Emmanuel Faber.
"Emmanuel, je sais que vous avez une réunion importante aujourd'hui, voyons nous avant, je voudrais vous faire une proposition".
Et Emmanuel rétorque : "Ecoutez Philippe, je vois Franck (Riboud, le PDG du Groupe) à midi. Soit vous êtes au prix que nous demandons, et on continue avec vous. soit on arrête tout. Je n'ai rien de plus à discuter avec vous".
A 11H30 ils rappellent. Et Emmanuel raccroche sans attendre.
A 11H58, troisième appel : "Nous ne sommes pas loin, avec un certain nombre de conditions...".
Et Emmanuel continue et hausse le ton: "Philippe, j'en ai ras le bol. Dans une minute, il est midi. Je vais raccrocher et monter chez Franck. Vous avez une dernière chance dans la prochaine phrase que vous prononcez. Vous la prenez ou pas? C'est maintenant ou jamais".
Et voilà Philippe, après un silence de deux secondes: "C'est d'accord pour 7 milliards, mais ça va être très, très dur".
Cela se terminera quelques jours plus tard à 7,4 milliards, moyennant une participation de Danone au financement de BSN-Glasspack : "Nous n'avions aucune alternative sérieuse, et le candidat suivant était à peine à 6 milliards de francs".
Et la suite est conforme aux craintes, comme le reconnaît Emmanuel Faber : "Trois ans plus tard, il faut restructurer le bilan de BSN-Glasspack, car il est devenu clair que l'entreprise ne peut pas supporter le niveau de dette que ce prix de vente lui a fait porter".
10 ans après, en racontant cette histoire dans son livre, Emmanuel Faber prend le recul pour s'interroger et réfléchir à ce qui s'est passé pour lui, et cette prise de conscience est aussi porteuse de leçon :
"Qu'est-ce qui se joue en moi dans ces moments-là? Testostérone. Parties de poker nocturnes d'étudiants. Cet instinct qui pousse à aller jusqu'au bout, à l'extrême limite. Ne rien laisser sur la table. Sur la ligne de crête. Griserie de ce jeu où l'équilibre intérieur tient une part si grande. Quelque chose se réveille. Je sens que je cède les commandes à un joueur en moi. Je le laisse jouer, et le contrôle. Mais jusqu'où est-il légitime qu'il joue? Et selon quelles règles? Car c'est surtout avec moi-même que je joue. Avec mes propres limites. Quelle est cette ombre qui veut sa part?
L'ombre de l'envie de gagner, tout simplement. Gagner tout, au-delà de ce qu'il est juste de partager. La force qui mute en violence. Quand elle submerge, elle peut réduire mon champ de conscience à un terrain de jeu très étroit, déconnecté de la réalité, construction éthérée financière, juridique, théorique, intellectuelle. Dans cette extrême, confrontation, les conséquences "collatérales" sortent de mon champ de conscience".
Et dans ce jeu de poker qui grise, avec cette ombre qui veut sa part, on peut parfois gagner et parfois perdre.
Une leçon pour d'autres Emmanuel... ? Ou pas.
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