Ne bougeons plus !
24 juin 2024
La libraire m'explique : "Nous avions mis ce livre aux rayon Essais et on n'en vendait pas. On l'a mis au rayon Policiers et science fiction, et on en vend plein". Ah bon? Ce livre c'est celui d'Alain Damasio, en effet auteur de romans de science-fiction, mais celui-là est un produit hybride, composé de sept chroniques littéraires et nouvelle de science fiction. C'est "Vallée du silicium".
C'est un essai que l'éditeur qualifie de "technopoétique" sur les inspirations de l'auteur en sillonnant la Silicon Valley.
Pas si poétique que ça, je dirais plutôt technocritique et plutôt dystopique et fin observateur de notre monde technologique.
L'une des chroniques porte sur nos corps, avec une sentence : "La vérité de ce monde qui vient est qu'il ne veut plus, physiquement, qu'on bouge".
Diantre!
L'auteur nous fait remarquer, en prenant le recul nécessaire, combien bouger est devenu compliqué, par exemple lorsqu'il s'agit de passer une frontière pour un touriste, même bienvenu :
"ça commence dans l'aéroport, respirez: premier check-in bagages/billet électronique/bornes interactives/tickets codebarrés dont tu enveloppes la poignée de tes valises en te collant les doigts et que tu poses sur une balance qui peut te les refuser\si trop lourdes.
Puis passage à la sécurité/passeport remontré/boarding pass croisé/masque sur la bouche, masque enlevé pour vérification faciale/souriez - ou surtout pas! car on ne sourit pas sur la photo d'un passeport".
"Il faut se faire pénétrer par l'humiliation ordinaire des procédures/nous faire éprouver que passer est un exploit/enlever couche après couche/et se faire fouiller/palper encore/au cas où...
Au nom de quoi au juste? D'une sacro-sainte sécurité mondiale qui n'empêchera jamais le moindre attentat puisque ces attentats seront le fruit du salarié de l'aéroport, du bagagiste d'extrême droite, de l'hôtesse de l'air suicidaire qu'on n'anticipait pas? ".
"J'ai le sentiment qu'il n'est là, au final, que pour nous dissuader gentiment de bouger, de changer de pays".
Mais cette frontière est partout aujourd'hui, et pas seulement dans les aéroports pour passer de l'Europe aux Etats-Unis.
Le web, à ses débuts, c'était le monde de la liberté, de la libre circulation; on "surfait sur le web". Tout ça, c'est fini :
"Le web est devenu un univers morcelé/divisé, découpé en zones/en mondes, en espaces ouverts/fermés.
Tu n'y accèdes/pas plus que dans l'univers réel/à l'endroit que tu voudrais. Il te faut être inscrite et reconnue - mieux: fidélisée. Il te faut "un compte". Il te faut surtout "un identifiant" et l'inexorable "mot de passe" qui certifie cette identité numérique locale. Il te faut en réalité une trentaine de mots de passe-ports et de boarding pass par jour pour paramétrer le moindre smartphone, arpenter la plus triviale plateforme; booker le moindre site de réservation, aller lire la moindre information de qualité sur un média en ligne que tu respectes".
Résultat : puisqu'il est si difficile de bouger, que cela nécessite de plus en plus de papiers, de codes et d'efforts, nous en venons, et c'est là que l'auteur veut nous conduire, à ne plus vraiment "désirer bouger".
La maison où nous nous enfermons est devenu notre empire. On y fait tout; le cinéma, les concerts, les livres, et même, bien sûr le travail en télétravail. Nous faisons tout à la maison, à une distance "réseaunable" (belle formule).
Notre horizon est devenu, autre mot de l'auteur, un "technococon".
Bouger dans cet univers, cela ne doit plus générer de la liberté, mais laisser une trace. Nous sommes tous et constamment tracés dans cet univers.
"Les réseaux seuls ont le monopole de la trace assurée. Donc tu dois circuler en eux".
L'espace ouvert manque: ."Tout a une adresse, une IP. Tout est criblé de traqueurs et de sniffeurs. Tout pullule de cookies. Le dehors du Net ne signifie plus rien"
Et nous en arrivons, dans ce monde, à nous créer nous-mêmes notre propre frontière infranchissable. C'est cette frontière que nous fabriquons en refusant l'autre, le voisin, le type bizarre, le pas-comme-nous.
En lisant Alain Damasio, retrouverons nous une envie de bouger, où est-ce complètement foutu?
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