Des oeufs, du sucre et de la vodka
12 mars 2024
« L’impératrice de Pierre », de Kristina Sabaliauskaité, m’est tombé entre les mains grâce à la plateforme française Gleeph, qui me l’a offert en échange d’une promesse de récension (oui, cette plateforme propose aux éditeurs ce genre d’opérations, pour pouvoir bénéficier de retours de lecteurs sur les réseaux sociaux ; c’est la deuxième fois que j’en suis l’heureux bénéficiaire – Sympa Gleeph !).
Le genre de ce livre : roman historique. C’est-à-dire qu’il part de faits historiques réels, mais ajoute une romance pour en faire un roman. Donc on ne sait plus trop ce qui est réellement l’histoire, et ce qui est du registre de la fiction.
L’histoire dans l’Histoire, c’est celle de Catherine 1er (à ne pas confondre avec Catherine II), première tsarine de Russie de 1725 à 1727, année de sa mort. D’origine lituanienne, elle a été l’épouse de Pierre le Grand, et lui succède à sa mort. Le livre est l’occasion de revivre à travers le récit de Catherine 1er sur son lit de mort ces années depuis sa jeunesse jusqu’à 1727. C’est une orpheline, ne sachant ni lire ni écrire, qui démarre comme servante, et, de rencontre en rencontre, finit au pouvoir suprême. C’est Voltaire qui l’a appelée « Cendrillon du XVIIIème siècle ».
On ne sait pas grand-chose de cette Catherine 1er, et c’est tout le talent de Kristina Sabaliauskaité, lituanienne elle-même, traduite par Marielle Vitureau, de nous la faire revivre dans son intimité imaginaire, avec l’histoire, la vraie, en décor de fond.
Pierre le Grand, qui mesurait effectivement deux mètres, y est décrit comme une sorte de monstre vulgaire, assaillant des territoires et sanguinaire, souvent ivre, ou pris de crises de délire. Bref, un Russe. On y vit comme dans les coulisses de son règne, le personnage traversant les grands moments de la Russie de l’époque, dont cette longue guerre contre la Suède. Et l’on suit la vie de Catherine, d’origine lituanienne et catholique, qui se convertira et sera baptisée, à la demande de Pierre, orthodoxe.
Tout est vécu à travers les yeux et les réflexions de Catherine que l’auteur fait ainsi parler et se souvenir. Ce n’est néanmoins pas avec ce livre que l’on va creuser vraiment le sujet historique, même si des détails sur la vie de l’époque restent intéressants, bien retracés par l’auteur, qui est quand même une historienne de l’art.
Le roman a été un best-seller en Lituanie. Il est un récit à la première personne de Catherine sur son lit de mort, heure par heure. Chaque chapitre est une heure. C’est pourquoi ça commence à 9, car il est neuf heures le 5 mai 1727 quand commence ce roman que l’on va vivre d’heure en heure comme une tragédie grecque.
Ce qui marque les pages de ce roman, ce sont les moments où Catherine se donne physiquement à ses amants et notamment à Pierre le Grand. Cela vaut des passages à l’érotisme bon teint, qui nous en donnent tous les détails. Mais aussi à des développements que l’on pourrait appeler féministes, la femme étant celle qui fait les hommes en les tenant par leurs instincts faibles. On connaît ce genre d’histoire ; ce sont les femmes qui font l’histoire, plus malines que les hommes, et l’auteur semble bien aimer en parler comme ça à travers le personnage romancé de Catherine. Catherine qui empêche Pierre le Grand, qu’elle appelle amoureusement Peter, de faire trop de bêtises, Catherine, résignée mais habile, qui apporte réconfort et calme à un Pierre le Grand perturbé et agressif. Etc. Voilà de quoi satisfaire un lectorat féminin.
Un moment fort est son baptême auquel on assiste comme si on y était : « Par trois fois, je dois me laisser immerger dans les fonts baptismaux. J’ai peur de l’eau, de boire la tasse, de couler, mais j’ai confiance en Peter, à mes côtés, qui ne le permettra pas. Leur baptême exige d’avoir confiance. Et je sais, je sens qu’il me protègera. Il sourit d’un air encourageant, hoche la tête et me fait un clin d’œil. C’est ce Peter-là que j’aime ». Voilà une idée du style et des émois de cette brave Catherine. Cela ne convaincra pas tous les lecteurs.
Mais ce n’est pas tout.
Car cette Lituanie, plutôt de mœurs occidentaux, plutôt catholique, avec qui ce rustre de Pierre le Grand veut faire alliance contre les Suédois, mais aussi les dominer, ce rustre de Pierre le Grand qui « saccage les tableaux saints à coup d’épée » d’une église contenant des reliques ( « donnant l’ordre à ses soldats de forcer le tabernacle, il a répandu le Saint-Sacrement et l’a piétiné »), lorsqu’il débarque à Kaunas, deuxième ville du pays, ça ne vous rappelle rien ? Et oui, on imagine le parallèle avec Poutine et l’Ukraine. La Lituanie du XVIIIème siècle offre un parallèle osé avec l’Ukraine d’aujourd’hui. Et le roman devient alors une défense des gentils contre les Russes, plutôt méchants. Catherine la lituanienne est ici l’alliée d’Alexandre Danilovitch Menchikov, lituanien lui aussi (dont elle a aussi été la maîtresse), et meilleur ami et favori de Pierre le Grand.
Ce bon et sage Alexandre, mais rallié au Tsar, qui fait remarquer à Pierre le Grand : « Mein Herz, était-ce bien nécessaire ? Désormais toute la frange orientale de la Lituanie nous haïra, n’aurait-il pas mieux valu les garder de notre côté ? Ce sont des orthodoxes, après tout, n’aurait-on pas mieux fait de les avaler peu à peu, de grignoter discrètement leur territoire avant de les asservir ? Dorénavant tous ces popes uniates seront nos ennemis, ils monteront les gens contre nous, s’en prendrons à notre armée, nous aurons des difficultés avec le ralliement et ce sera à moi de nettoyer cette merde et de trouver un moyen de nourrir les soldats ».
On sait que Pierre le Grand était fasciné par les mœurs en Europe et avait envie d’en importer en Russie. Et l’auteur nous en fait voir les détails tant enviés par Pierre le Grand et Alexandre, comme lors de ce bal à Vilnius, capitale de la Lituanie, dédié aux divinités de la mer, en l’honneur de Pierre le Grand (vérité historique, ou imaginé par l’auteur, je ne sais pas), qui impressionne tant Catherine : « C’est lors de ce bal à Vilnius que j’ai bu pour la première fois un vin mousseux et goûté à ces huitres si prisées en Europe, que nous appelions usters et qui dégoûtaient tant l’escorte de Peter. Personne ne comprenait qu’on puisse avaler des limaces. Par esprit de contradiction, j’en ai goûté – après tout j’étais une occidentale. Toute la saveur de la mer, à la fois rafraîchissante et salée, était enfermée dans cet écrin de nacre. Pendant que l’huître, accompagnée d’une gorgée de vin, glissait contre mon palais et que je regardais par la fenêtre en direction du jardin italien et de ses lumières scintillantes se reflétant dans le canal, Alexandre est passé à côté de moi avec Daria : « En voilà une belle vie, Catherine…Tu verras, c’est une question de temps, mais nous aussi vivrons ainsi ! Et encore mieux ! ».
Mais cette envie de mettre de l’Occident dans les mœurs de la Russie ne sera pas complètement satisfaite, et l’auteur ne manque pas d’y revenir en inventant les réflexions de Catherine : « Malgré tous ses efforts, Peter n’est pas parvenu à apporter aux villageois la lumière de l’Occident. Comment éclairer le peuple quand il croule sous les impôts, qu’il se tue à la tâche, que l’armée avale ses fils ? ».
L’auteur n’oublies pas, cependant, de mettre dans les mots de Pierre le Grand sa vision des Russes : « Une nouvelle Russie adviendra, plus humaine. Il faut juste un peu de patience, nous dégrossirons les nôtres, ils ne se distingueront pas des Allemands. Ils seront encore meilleurs, le Russe a beau être fainéant, il est plus doué ». S’il le dit…
Ce Tome 1 se termine au moment où Catherine devient tsarine, femme de Pierre. Il y a un Tome 2.
Que retenir de cette lecture ?
La petite histoire de la grande Histoire, et cette composition originale des chapitres d’heure en heure avec les souffrances et les souvenirs de Catherine. Et on apprend aussi des détails sur la Russie et cette période.
Comme la recette du Kuddelmuddel : « Servi dans une coupelle à pied de vermeil : une douzaine de jaunes d’œufs battus avec du sucre et de la vodka, jusqu’à obtenir un mélange ferme et rond, avec une petite montagne au centre, à l’endroit où on a ressorti la cuillère. Un sein de vierge et son téton dans un bol ».
C’est un peu l’impression et le goût que m’ont laissé ce roman.