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Le dataism va-t-il avoir raison de notre raison ?

PenserGrâce à la raison, et à la logique, on a pensé qu’il était possible de décider en toute connaissance de cause, grâce à la réflexion rationnelle. Mais cela a aussi été de plus en plus difficile.

Déjà, au XVIIème siècle, Balthasar Gracian dans ses maximes (« L’homme de cour ») l’avait remarqué :

« Il faut aujourd’hui plus de conditions pour faire un sage qu’il n’en fallut anciennement pour en faire sept : et il faut en ce temps plus d’habileté, pour traiter avec un seul homme, qu’il n’en fallait autrefois pour traiter avec tout un peuple ».

Jacques Birol, dans son ouvrage « 52 conseils éternels d’après les maximes de Balthasar Gracian » (2011), dont j’avais déjà parlé ICI, reprenait cette maxime pour nous convaincre que la rationalité pure ne permettait pas de décider correctement, et qu’il fallait faire entrer en ligne de compte les émotions, car elles seules nous permettent de vraiment décider dans l’incertain.

Mais voilà, ça, c’était avant. Avant l’IA générative, avant les « Big Data », avant ce qui a été appelé le « dataism ».

L’expression date de 2013, utilisée par David Brooks dans un article du New York Times.

En gros, il était déjà convaincu que grâce à la profusion des données et statistiques, on serait capable de prendre les meilleures décisions et de vivre mieux. L’intuition et les émotions seraient alors devenues d’un autre temps ; on n’en aurait presque plus besoin. Au revoir Balthasar Gracian et Jacques Birol. L’incertain n’existe plus : place au « dataism ».Nous allons pouvoir, grâce à la profusion des données, en extraire toutes les informations qui nous sont utiles, et que nous étions auparavant incapables de détecter.

Le concept a bien sûr été encore amplifié par Yuval Noah Harari dans son best-seller « Homo Deus » (publié pour la première fois en hébreu en 2015, puis traduit dans le monde entier) qui voit dans le « dataism » une nouvelle religion, la religion de la data, qui permettra d’accroître le bonheur de l’humanité, son immortalité (on parle maintenant non plus d’immortalité, mais, dans une conception transhumaniste du monde, d’ « amortalité », c’est-à-dire de conserver les données du cerveau et de la personne, au-delà de la mort du reste du corps lui-même, grâce à un « téléchargement de l’esprit ») et sa divinité. Car l’homme ainsi transformé devient un nouveau Dieu.

Dans cette vision « dataiste », l’homme est finalement considéré comme un jeu d’algorithmes qui peuvent être perfectionnés à l’infini, grâce à l’accès aux data. D’où l’idée, pour les plus acharnés, de donner accès aux data à tous pour le bienfait de l’humanité, données publiques comme données privées.

Le dataism a aussi ses martyrs comme Aaron Swarts, le premier hacker célèbre, parfois un peu oublié aujourd’hui.

Partisan de la liberté numérique et défenseur de la « culture libre » il se fait notamment connaître lors de ce qui a été appelé « L’affaire JSTOR » : En 2011, il est accusé d’avoir téléchargé illégalement la quasi-totalité du catalogue de JSTOR (agence d’archivage en ligne d’articles et publications scientifiques), soit 4,8 millions d’articles scientifiques, ce qui a fait s’effondrer les serveurs et bloquer l’accès aux réseaux par les chercheurs du MIT. Il est alors menacé de poursuites et de 35 ans de prison. A 26 ans, en janvier 2013, il se suicide par pendaison dans son appartement, un mois avant son procès pour « fraude électronique ».

Le développement du « dataism » n’et pas terminé. Il conduit aujourd’hui à considérer que ce sont les algorithmes « électro-biologiques », c'est à dire les algorithmes du vivant, qui mêlent la technologie et la biologie, qui domineront les humains « organiques ».

Les plus pessimistes (ou réalistes ?) voient dans ces évolutions une nouvelle classification des humains entre ceux qui auront accès à ces capacités techniques et les autres, le passage d’une catégorie à l’autre étant de plus en plus difficile, voire impossible.

Allons-nous vraiment perdre la capacité à penser en la confiant à des machines et au « dataism » ?

On peut essayer de se consoler en observant les comportements du passé.

Dans un journal de 1908, le Sunday Advertiser de Hawai, on pouvait lire :

« N’oubliez pas comment marcher
Le tramway, l’automobile et le chemin de fer ont rendu la locomotion si facile que les gens marchent rarement. Ils se rendent au magasin, au théâtre, à la boutique, au lieu de villégiature, de la campagne à la ville, d’une rue à l’autre, jusqu’à ce que la marche devienne presque un art perdu. Dans une génération ou deux, nous aurons oublié comment utiliser nos jambes. L’homme est par nature un animal qui marche".

Et pourtant nous n’avons toujours pas perdu l’usage de nos jambes.

Une bonne nouvelle pour notre cerveau et notre capacité à penser.

Il faudra juste, peut-être, apprendre à penser autrement grâce à l’intelligence artificielle et l’accès aux data.

Il est temps de s'y mettre alors, pour ne pas risquer d'être "déclassifié", ou "déclassé". 


L’intelligence artificielle va-t-elle tuer la littérature ? Ou la faire renaître ?

LittératureFace au développement de l’intelligence artificielle, ceux qui étaient dans des métiers de créativité, comme les artistes, les auteurs, pouvaient penser qu’ils n’étaient pas vraiment concernés.

Et voilà qu’on apprenait que Rie Kudan, auteur japonais récompensé par le prix Akutagawa (l’équivalent de notre prix Goncourt), a révélé avoir utilisé l’intelligence artificielle générative pour écrire « environ 5% de son livre ».

Et elle s’est justifiée en disant que cette aide de l’intelligence artificielle l’avait aidée à « libérer sa créativité ».

Mais face à cette utilisation de l’IA, d’autres prennent peur. Ainsi les scénaristes d’Hollywood s’étaient mis en grève pour protester contre les scénarios produits par l’IA. Ils ont fini par trouver un accord avec les plateformes et les studios pour augmenter leur rémunération tout en autorisant l’usage de l’IA pour les premières ébauches des scénarios, mais en garantissant leurs jobs.

Mais la tendance à produire des écrits et œuvres de fiction par l’IA générative ne semble qu’à ses débuts. Ainsi, Kindle Direct Publishing, la plateforme d’autoédition d’Amazon, reçoit des tas de livres chaque jour générés par l’intelligence artificielle. Pour réagir, Amazon a décidé de limiter à trois titres par jour le nombre de publications d’un même auteur et oblige maintenant les auteurs à préciser si une IA a été utilisée.

Alors les auteurs sont-ils condamnés à disparaître à cause de l’intelligence artificielle ?

Nathan Devers, qui avait écrit un roman sur l’emprise des réseaux sociaux et du metaverse, « Les liens artificiels » en 2022, à 24 ans, avance une autre hypothèse, plus optimiste, dans une interview pour Le Figaro du 15 février :

« Grâce aux défis que ChatGPT nous lance, nous allons être amenés à retrouver plus de singularité dans notre création littéraire. La littérature doit casser les habitudes de pensée, les visions toutes faites, les algorithmes idéologiques. Que l’IA fasse des merveilles renforce sa mission : rechercher l’imprévu. S’émanciper des attendus de l’époque. Si la littérature aspire à rester profondément humaine, elle doit s’émanciper des tutelles, des rouages anonymes que la société veut lui imposer. C’est là l’enjeu pour la littérature des prochaines décennies ».

Comme en d’autres temps et pour d’autres métiers, la littérature est confrontée au progrès de l’automatisation, et c’est en étant capable de se dépasser qu’elle survivra. Nathan Devers évoque la révolution industrielle du XIXème siècle, qui a mécanisé le travail manuel, mais n’a pas fait disparaître l’artisanat. Ou la photographie, qui n’a pas fait disparaître la peinture, mais au contraire a permis de sortir de la reproduction du réel et de faire émerger l’impressionnisme ou le surréalisme.

Alors, grâce aux défis de l’intelligence artificielle, allons-nous voir une nouvelle littérature encore meilleure ?

Rendez-vous dans les librairies !