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Sommes-nous devenus les serfs de seigneurs féodaux technologiques ?

ChateauLes plateformes, les réseaux sociaux, et les services numériques au sens large, sont les nouveaux systèmes féodaux du XXIème siècle.

C’est ce que Cédric Durand, économiste, appelle le techno-féodalisme, dans son livre, paru en 2020, consacré au sujet, qu’il présente comme une critique de l’économie numérique : "Techno-féodalisme - Critique de l'économie numérique".

Pour cela, il nous rappelle les caractéristiques du système féodal, aux IXème et Xème siècle, lorsque l’Occident médiéval est, pour citer Georges Duby, historien spécialiste de l’époque, « une société abruptement hiérarchisée, où un petit groupe de « puissants » domine de très haut la masse des « rustres » qu’ils exploitent ».

Toujours en citant Georges Duby, cette organisation féodale a pour effet de justement permettre de « drainer, dans ce milieu très pauvre où les hommes séchaient de fatigue pour de maigres moissons, les petits surplus gagnés par les maisons paysannes, par de dures privations sur des réserves infimes, vers le tout petit monde des chefs et de leurs parasites ».

Dans cette organisation, le seigneur exerce une domination sur les paysans en fournissant les terres à ceux qui l’exploitent, et sont ainsi soumis et attachés à la seigneurie, qui leur offre sa protection. Il leur est difficile de changer, sauf à fuir pour rejoindre un autre seigneur.

Mais quel rapport avec les plateforme et les réseaux sociaux, alors ?

En fait celles-ci fournissent aussi le terrain pour permettre aux utilisateurs de faire les rencontres et d’échanger. En échange des data qu’ils fournissent (comme les paysans du seigneur fournissent leur travail), ils bénéficient des usages des services numériques. C’est pourquoi Cédric Durand compare les grands services numériques à des fiefs dont on ne s’échappe pas. Les sujets subalternes constituent une « glèbe numérique » qui détermine la capacité des dominants (les grands services numériques) à capter un surplus économique (l’exploitation des datas pour en faire des services commercialisés qui vont constituer le chiffre d’affaires du service auprès d’annonceurs et d’industriels). Et cela perdure car les individus et organisations consentent, sans y être contraints, à se défaire de leurs datas en échange des effets utiles que leur fournissent les algorithmes (recommandations sur Amazon, propositions de nouveaux amis sur Linkedin ou Facebook, etc). Et ce sont leurs interactions qui permettent d’améliorer les services, au grand bénéfice aussi des annonceurs. En même temps que les services s’améliorent, chacun se retrouve plus fortement rivé à l’univers contrôlé par l’entreprise. On n’a plus envie de quitter Instagram, ni n’importe lequel de ces fiefs qui nous a capturé.

Et donc, naturellement, les individus convergent vers les plateformes les plus importantes qui deviennent alors les plus performantes, concernant l’offre, la demande, et les données permettant d’optimiser leur mise en relation.

Conclusion pour Cédric Durand : «Les services que nous vendent ces entreprises consistent, pour l’essentiel, à retourner notre puissance collective en information adaptée et pertinente pour chacun d’entre nous et, de la sorte, à attacher notre existence à leurs services ».

  Ainsi se noue un lien très fort entre les existences humaines et ce que l’auteur appelle des « cyber-territoires », qui traduit par un enracinement de la vie sociale dans la « glèbe numérique ».

Bien sûr, cette contrainte n’est pas absolue : « Vous pouvez toujours décider de vivre à l’écart des Big Data. Mais cela implique des effets plus ou moins prononcés de marginalisation sociale ». Un peu comme les problèmes des paysans médiévaux qui tentaient la fuite en affrontant les périls de la vie hors du fief.

De la même manière, les grands services numériques sont finalement des fiefs dont on ne s’échappe pas.

Ce que fait aussi remarquer l’auteur c’est que cette situation peut être une entrave à une dynamique concurrentielle : « La dépendance à la glèbe numérique conditionne désormais l’existence sociale des individus comme celle des organisations. L’envers de cet attachement est le caractère prohibitif des coûts de fuite et, par conséquent, la généralisation de situations de capture ».

Le développement de ce monde techno-féodal incarné par l’essor du numérique est ainsi, selon l’auteur, « un bouleversement des rapports concurrentiels au profit de relations de dépendance ».

En fait, dans ce monde féodal, l’autorité de l’Etat, d’une puissance de régulation, disparait au profit du pouvoir des nouveaux seigneurs.

Ce monde est un vrai casse-tête idéologique. Pour ceux qui font de la concurrence un mécanisme libéral intrinsèquement vertueux la réponse est de démanteler ces citadelles numériques grâce à l’actions des régulateurs, afin de restaurer une saine compétition. Mais produire de la centralisation n’est pas non plus considéré comme idéal, et pourrait aussi aboutir, à cause de la fragmentation qui serait exigée, à une destruction de la valeur d’usage, dans la mesure où des bassins de données réduits engendreraient automatiquement des algorithmes moins agiles, et donc des dispositifs pour les utilisateurs moins commodes et moins performants. Et donc la logique économique de l’utilité pour le consommateur ne veut pas d’un éventuel renouveau de lois antitrust ou limitantes.

Mais alors, serions nous condamnés à une gouvernance algorithmique ?

Cédric Durand y voit une calamité : « L’aspiration de la gouvernementalité algorithmique à piloter les individus sans laisser place à la formation des désirs ne peut que dégénérer en une machine à « passions tristes ». L’individu, dans son travail puis dans toutes les phases de sa vie, se trouve tendanciellement exproprié de sa propre existence ».

Plus on sera guidé et entraîné dans nos décisions par ce faisceau d’algorithmes, plus on peut craindre la négation de l’activité autonome et créatrice, facteur de dislocation des subjectivités individuelles et collectives.

Alors, peut on prévoir que les consommateurs deviennent réticents à renoncer ainsi à leurs capacités de décision autonome. Privées d’activité, leurs ressources d’autorégulation ne risquent elles pas de s’épuiser, tandis que le sentiment de satisfaction qui découle du fait d’exercer des choix tendrait à s’évanouir.

La conséquence serait un potentiel danger pour les entreprises : La fuite du sujet humain face aux tentatives de le vider de sa substance, et l’appel à de nouvelles formes de contrôle, les individus refusant la dépossession de leurs choix par les machines.

Ces réflexions de 2020 anticipaient finalement assez bien ce que nous vivons aujourd’hui, et pour les années à venir. Un appel à nous rendre moins dépendants des seigneurs de la techno-féodalité.

Pour s’en sortir il est peut-être alors nécessaire d’aller relire l’histoire du monde féodal et de la fin du Moyen Âge, et d'apprendre à sortir de l'emprise des châteaux numériques.

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