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Qui peut s’occuper le mieux des emplois difficiles et mal payés : le Ministre ou le dirigeant d’entreprise ?

RecruteL’actualité a mis en évidence récemment, en France, mais aussi dans d’autres pays d’Europe ou aux Etats-Unis, la difficulté à recruter dans des métiers que l’on a qualifié de « métiers en tension », en gros des emplois mal payés, et aux conditions de travail difficiles. Les personnels de restaurants, mais aussi les agents d’entretien, les conducteurs de véhicules, les ouvriers de manutention. On imagine que ces métiers ont du mal à recruter parce qu’ils sont justement difficiles et mal payés, comme d’autres métiers du même genre.

C’est aussi le cas de ces métiers dits « de la deuxième ligne », ceux qui sont restés en poste pendant le Covid, ajoutant à leurs conditions de travail les risques de contamination, c’est-à-dire souvent les mêmes, les métiers de caissiers, manutentionnaires, agents du bâtiment, agents du nettoyage et de la propreté, de l’aide à domicile, de la sécurité, et aussi vendeurs de produits alimentaires, bouchers, charcutiers, boulangers (un rapport de la DARES, organisme d’études du Ministère du Travail, en recense 17).Deuxième ligne, en référence à la « Première ligne » qui concerne les métiers de la santé. Ces métiers concernent en France 4,6 millions de salariés dans le secteur privé.

Le rapport de la DARES met bien en évidence, statistiques à l’appui, que ces métiers « de la deuxième ligne » souffrent d’un déficit global de qualité de l’emploi et du travail : « En moyenne, ces travailleurs sont deux fois plus souvent en contrats courts que l’ensemble des salariés du privé, perçoivent des salaires inférieurs de 30% environ, ont de faibles durées de travail hebdomadaires (sauf les conducteurs), connaissent plus souvent le chômage et ont peu d’opportunités de carrières ». Ce sont aussi ces métiers qui « travaillent dans des conditions difficiles, sont exposés plus fréquemment à des risques professionnels et ont deux fois plus de risques d’accident ».

Comme le dit François Ruffin, Député LFI de la Somme, dans son livre « Je vous écris du front de la Somme », qui cite ce rapport : «Dans notre société, les plus utiles sont les plus maltraités » et « Pour de médiocres salaires, ils mettent en danger leur santé ».

Et il relève aussi une conclusion du rapport, qui explique que ce qui fait tenir ces salariés, c’est qu’ils possèdent « un fort sentiment d’utilité de leur travail ».

Ce rapport est une étape de diagnostic de la qualité des emplois concernés, la DARES prévoyant ensuite de publier des recommandations pour la mise en place de mesures de revalorisation. Le rapport imagine déjà, dans sa conclusion, des leviers de revalorisation sur les niveaux de rémunération, la réduction des temps partiels, ou la prévisibilité des horaires.

Et de mettre en perspective que « l’amélioration de la qualité de ces emplois permettrait d’augmenter leur attractivité (réduisant les difficultés de recrutement fréquentes pour ces métiers), de réduire l’absentéisme (résultant de conditions de travail difficiles), d’augmenter la productivité et la qualité du service pour les clients ».

On comprend que le Ministère du Travail, et François Ruffin qui reprend les conclusions du rapport, cherchent des solutions étatiques, où c’est le Ministre et la loi qui viendraient imposer, règlementer, taxer, comme ils savent faire.

Mais des réponses et initiatives peuvent venir aussi des entreprises et dirigeants eux-mêmes, les réponses ne pouvant être identiques d’un métier à l’autre, ni d’une entreprise à l’autre.

C’est le sujet d’articles dans le dernier numéro de la Harvard Business Review. On est aux Etats-Unis, mais le problème analysé, et les métiers concernés, sont les mêmes.

Zeynep Ton, professeur au MIT, déroule ce qu’il appelle « The obstacles to creating good jobs. And how courageous leaders are overcoming them ».

Dans un contexte où l’opinion générale est que les emplois mal payés, avec des horaires imprévisibles, et peu d’opportunités d’avancement, sont considérés comme un mal nécessaire dans les métiers de la distribution et des. services à faible marge, l’article raconte comment certaines entreprises aux Etats-Unis ou en Espagne (ces « courageous leaders ») ont montré que l’on pouvait contredire cette croyance par des initiatives originales.

L’idée est de remplacer le système des « bad jobs » par un système de « good jobs », considérant que ceux qui restent dans le système des « bad jobs » nécessaires finiront par ne plus pouvoir attirer ou garder les employés dont ils ont besoin, et risquent de fermer dans le pire des cas.

Ces entreprises qui investissent dans la valeur et le service clients, et en même temps dans la productivité des employés, agissent sur deux leviers :

  • Un investissement important dans les employés, sous forme de salaires supérieurs à ceux du marché, des avantages matériels meilleurs, des horaires plus prévisibles, et des emplois à plein temps autant que possible (exactement les sujets du rapport de la DARES),
  • Un modèle opérationnel qui aide les employés à être plus productifs et à servir de manière plus efficace les clients.

Comment s’y prennent-elles ?

Quatre pistes d’action :

  1. Challenger la proposition de valeur et SIMPLIFIER les opérations pour éliminer toutes les activités sans valeur, et permettre aux employés de mieux servir les clients (c’est le bon vieux Lean Management appliqué aux services, qui se développe de plus en plus, mais n’est pas encore adopté par tous).
  2. Trouver le bon équilibre entre la standardisation des process quand cela est nécessaire et, à l’inverse, faire confiance aux employés pour se responsabiliser (« empowerment ») dans l’aide aux clients, l’amélioration du travail, et la gestion des flux.
  3. Mettre en place des formations de pair à pair entre les employés, pour diffuser les bonnes pratiques dans les tâches au contact du client et en back office. C’est sur le terrain que ces pratiques se diffusent et non dans les notes de procédures qui tombent du haut.
  4. Doter chaque unité de travail d'un personnel suffisant pour faire face à des hausses inattendues et consacrer du temps au développement des employés et à l'amélioration du travail.

Ce système semble apporter de nombreux avantages aux entreprises qui l’adoptent : augmentation de la satisfaction et de la fidélisation des clients, meilleure productivité, moins d’absentéisme et de turnover, autant de facteurs de coûts qui sont réduits.

Mais alors, si c’est si génial, pourquoi les autres entreprises (les plus nombreuses) n’adoptent-elles pas ce système ?

Zeynep Ton a identifié quatre fausses croyances qui empêchent les entreprises d’adopter ce genre de système.

  1. Notre Business Model ne nous permet pas d’investir dans ce type d’emplois : On est prêts à investir dans des tas de formations pour les managers, mais, en ce qui concerne les emplois du bas de l’échelle, l’important c’est de réduire leur coût au maximum. Au contraire, les auteurs pensent qu'investir dans ces emplois, et en se permettant des salaires qui peuvent être plus élevés que ceux du marché, l'entreprise va en tirer des bénéfices directs sur la qualité du service client et la réduction du turnover et de son coût.
  1. On ne peut pas faire confiance à cette catégorie d’employés, qu’il faut au contraire bien contrôler, pour éviter les erreurs, l’absentéisme, etc. Ce qui amène à construire des systèmes où la croyance de base est que les employés font tout de travers si on ne les surveille pas.
  1. Nos analyses financières ont démontré que ce type d’investissement n’est pas rentable. C’est sûrement en oubliant tous les bénéfices indirects que cela génèrerait. Ne pas augmenter les salaires, ça donne quoi en satisfaction client ? En augmentation du turnover ? Peut-être des coûts bien supérieurs aux augmentations de salaires.
  1. Mettre en place de tels systèmes, c’est trop risqué : Mais peut-être que le status quo est encore plus risqué, si l’on prend en compte les démotivations et les difficultés croissantes à recruter.

C’est en cassant ces croyances que l’auteur encourage les entreprises à se lancer dans son approche « Good jobs ».

Un autre article du même numéro de HBR de ce mois : « The high cost of neglecting low-wage workers », par Joseph Fuller et Manjari Raman, tous deux professeurs à Harvard, permet d’approfondir le type d’actions que mènent les entreprises vertueuses pour mieux gérer les employés « Low wage », c’est-à-dire, dans leur enquête, ceux qui gagnent moins de 40.000 dollars par an. On compte large donc.

L’enquête a été conduite à partir d’entretiens de dirigeants et employés d’entreprises américaines, ainsi que via une analyse statistique de la mobilité des employés.

Le rapport complet est disponible ICI.

Les auteurs en ont retenu des exemples de bonnes pratiques pour mieux prendre en compte ces « Low-wage workers ». On retrouve des conclusions similaires à celles de Zynep Ton.

Ils citent quatre actions que pourraient mettre en œuvre les entreprises qui veulent mieux s’occuper de leurs salariés de terrain :

  1. Investir dans la formation

Considérant tous les coûts de recherche de candidats et d’employés, de recrutement, de formation initiale au poste, de moindre qualité du travail pour un nouvel embauché, ainsi que le coût d’encadrement de ces éléments, le turnover finit par coûter cher. Une politique de formation pour retenir les employés est donc souvent un bon investissement.

L’article cite l’exemple de l’entreprise Disney, qui a mis en place en 2018 son programme « Disney Aspire », proposé à tous les employés journaliers ayant effectué au moins 90 jours chez Disney. Ils peuvent alors suivre des cours diplômants, payés 100% par Disney. Ces cours sont par exemple ceux d’universités d’agriculture, ou culinaires. Depuis le lancement, 3.500 employés ont été diplômés, et Disney a pu proposer des promotions internes à plus de 2.800 d’entre eux. Et cela attire aussi les nouveaux employés, un quart d’entre eux déclarant qu’ils ont choisi Disney parce qu’il y avait ce programme.

  1. Faciliter une meilleure communication top-down

Il s’agit là d’être le plus clair possible sur les parcours et carrières accessibles aux employés, et non à les laisser dans le même poste sans perspectives pendant de nombreuses années, voire toute leur carrière à la même caisse du même supermarché.

L’article cite l’entreprise Chipotle qui annonce que plus de 80% de ses leaders viennent du bas de l’échelle par promotion interne, et qui met en avant sur son site l’investissement dans la carrière des employés.

  1. Comprendre les barrières rencontrées par les employés

Il s’agit là de toutes les difficultés personnelles que rencontrent ce type d’employés pour se nourrir, se loger, gérer leur budget familial.

Ce sont donc tous les services que peut mettre en place l’entreprise, comme des avantages complémentaires, pour permettre aux employés de mieux vivre.

  1. Collaborer avec d’autre entreprises

Il n’est pas toujours possible de promouvoir tous les employés au sein de la même organisation. Mais certaines entreprises proposent des parcours aussi en dehors de l’entreprise.

C’est le cas d’Amazon qui a lancé «Career Choice » qui est devenu un programme national. L’idée est de proposer aux employés l’opportunité d’acquérir des compétences et des diplômes leur permettant soit d’être promus au sein d’Amazon, soit de se préparer à des emplois dans d’autres entreprises et secteurs.

Les petites entreprises peuvent faire la même chose, par exemple en créant un consortium de plusieurs entreprises qui mettent en place des formations en communs et des programmes de mobilité inter-entreprises, chaque entreprise finançant le dispositif par une cotisation de membre.

Alors, qui peut finalement le mieux s’occuper des employés dans ces jobs mal payés, aux conditions de travail souvent difficiles, et que l’on a du mal à recruter ? Le Ministre, avec les lois, les taxes, les interdictions et obligations ? Ou l’entrepreneur dirigeant créatif et courageux qui mise sur la confiance et veut transformer les « bad jobs » en « good jobs » ?

Finalement, ce que proposent les auteurs de HBR, c'est que les dirigeants et leaders d'entreprise mettent en oeuvre les systèmes de "good jobs" eux-mêmes, avant que le Ministre ou François Ruffin viennent l'imposer par la contrainte.

Que les leaders courageux lèvent le doigt.


Intelligence artificielle : Menace ?

IAmenaceCertains sont optimistes et volontaires pour considérer et faire savoir que les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle, notamment ChatGPT, vont être facteur de progrès humain.

Et puis, il y a les sondages qui viennent nous doucher.

Le dernier sondage réalisé par l’institut Odoxa en avril dernier auprès d’un échantillon de 1005 personnes de plus de 18 ans est sans appel : A la question « Pour vous le développement de l’intelligence artificielle est-il plutôt une opportunité ou une menace ? », ils sont 67% à y voir plutôt une menace (soit 14 points de plus que la même question il y a deux mois). Alors que, par comparaison je lis dans le dernier ouvrage de Laurent Alexandre que "90% des chinois pensent que l'IA sera bonne pour la société" (il ne cite pas ses sources). 

Intéressant de lire les résultats de ceux qui y voient plutôt une opportunité (soit donc 32% de l’échantillon) par classe d’âge :

  • 18-24 ans : 50%
  • 25-34 : 42%
  • 35-49 : 33%
  • 50-64 : 27%
  • 65 et + : 21%

Plus on est jeune, plus on y voit des opportunités. Et passé 50 ans, ils ne sont plus que moins de 27% à y voir des opportunités.

Si on creuse un peu pour savoir sur quoi l’intelligence artificielle est plus particulièrement une menace, il n’y a pas de quoi être optimiste. Le développement de l’intelligence artificielle est une menace…

  • Pour l’emploi : 72%
  • La véracité de l’information : 71%
  • L’éducation : 65%

On ne peut qu’y lire ce sentiment d’être dépassé par l’intelligence artificielle et de ne pas pouvoir s’en sortir. 57% des répondants pensent d’ailleurs que l’intelligence artificielle dépassera un jour l’intelligence humaine.

Alors, pour se protéger, on va chercher les ministres et la loi qui règlemente : 82% des répondants souhaitent une règlementation des intelligences artificielles comme les agents conversationnels type ChatGPT, mais 64% sont pessimistes sur la capacité des Etats à le faire.

Les répondants au sondage Odoxa nous montrent l’ampleur des inquiétudes. Les agents conversationnels comme ChatGPT sont une menace :

  • Pour l’emploi : 75%
  • L’avenir de nos enfants : 73%
  • Pour l’éducation : 70%
  • Et même pour la santé, dans une moindre proportion : 55%

Il va y avoir du travail pour convaincre nos citoyens.

Au travail !

La quatrième révolution industrielle a besoin de militants et d'entrepreneurs. 

 


La pépiniériste et l'intelligence artificielle

PepinieristeSophie de Menthon recevait pour une conférence-déjeuner des membres d’ETHIC, au cercle de l’Interallié, Laurent Alexandre. Enarque, chirurgien , fondateur de Doctissimo, il est surtout connu aujourd’hui pour ses livres et conférences dédiés à l’intelligence artificielle. LaurentAlexandre

Il vient de faire paraître un nouvel opus de circonstance, « La guerre des intelligences à l’heure de ChatGPT ». Son message à l’assistance de ce déjeuner, conforme à son style provocateur, est simple et direct : Si vous ne vous mettez pas à ChatGPT et à l’Intelligence Artificielle dès ce soir, il ne faudra pas longtemps avant que vous ne serviez plus à rien. Dans cette assistance, comprenant de nombreux entrepreneurs et dirigeants plutôt seniors, ça fait mouche. Même Sophie de Menthon a dû dire, comme un aveu, «oui, oui, moi aussi je vais m’y mettre ».

Derrière la provocation, Laurent Alexandre met le projecteur sur un sujet qui nous concerne tous, et concerne toutes les entreprises : les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle ont pénétré notre monde et nos façons de vivre, et ne vont plus nous lâcher. La guerre des intelligences, c’est celle entre les cerveaux des machines et les cerveaux des humains. Fabriquer une intelligence humaine avec l’éducation, l’école, les études, prend un temps fou et coûte cher (avec des ratés, tout le monde n’arrivant pas aux mêmes niveaux), alors que fabriquer une intelligence artificielle, avec de bons programmeurs, un bon jeu de données, et les bons outils, se fait aujourd’hui très rapidement, et progresse chaque jour pour être toujours plus performant et plus intelligent. Sans parler de la différence de rémunération entre celui qui développe les intelligences artificielles et le prof du collège ou du lycée.

Alors, nous devons nous habituer très vite à cohabiter et co-construire aves l’intelligence artificielle et ChatGPT 4.

Mais voilà, les dirigeants ont aussi parfois du mal à imaginer comment s’y prendre, voire en ont peur. Ma voisine lors de cette conférence, dirigeante d'entreprise  pépiniériste, me le disait : « Mais moi, je ne vois pas bien ce que l’intelligence artificielle peut vraiment m’apporter « .

Cet échange avec Laurent Alexandre, dans le style « Dépêchez-vous, sinon... », était utile (Merci Ethic, Merci Sophie), et le nombre de participants montrait bien que ça intéresse beaucoup de monde. Intéressant de constater aussi que nombreux ne sont pas très familiers du sujet, ni des implications concrètes pour eux. Et puis il ne suffit pas de les haranguer, il va falloir aussi convaincre, et aller un peu plus loin que la lecture du livre de Laurent Alexandre (qui a l’avantage d’être très accessible, pas du tout technique, mais avec l’inconvénient de ne pas donner toutes les réponses aux questions de ma voisine pépiniériste, qui risque de rester sur sa faim).

Alors comment devons-nous nous y prendre pour acquérir ce que Tsedal Neeley, un professeur d’Harvard, appelle un « digital mindset » ?

Ce qui bloque certains, c’est cette peur diffuse que ces technologies vont faire remplacer les hommes par les machines, et, comme le répète Laurent Alexandre, inspiré par Yuval Noah Harari et « Homo Deus », séparer la société entre les dieux et les plus nombreux, les « inutiles ». Ce qu’il appelle le vrai « grand remplacement », celui du grand remplacement cognitif de l’homme par l’IA.

Ce n’est pas ce que croit Laurent Alexandre, qui voit plutôt un scénario optimiste où l’homme va maîtriser ces technologies et saura collaborer avec elles. Reste à bosser, et pas que les jeunes.

Ce qui va bouger, et bouge déjà, avec les technologies, et qui est nécessaire pour avoir le « digital mindset » concerne trois domaines selon Tsedal Neeley :

  • La collaboration entre les hommes et entre les hommes et les machines. De nouvelles formes de collaboration sont à inventer et à mettre en œuvre. Ce qu’on appelle l’intelligence collective va devoir inviter un nouveau participant, la machine et l’IA.
  • Le traitement des données : comment exploiter les données, les collecter, les trier et leur faire dire les prévisions et analyses, voilà un champ entier de progrès et d’idées ( même pour les pépiniéristes) ;
  • Le changement : changer, transformer, améliorer, les projets ne manquent pas. Mais les technologies nous permettent d’aller plus vite, d’expérimenter, d’essayer et de recommencer ; toutes ces nouvelles façons font partie du « digital mindset ».

Dans les entreprises, le risque pour les dirigeants est de laisser les initiatives à leurs collaborateurs et de rester « au-dessus de la mêlée ». De quoi freiner les impulsions.

Au contraire, la première initiative est d’abord de se frotter aux nouvelles technologies personnellement, en allant directement au contact. Se prendre une journée en comité de direction, pour imaginer les impacts des technologies sur les métiers de l’entreprise, et échanger, entre générations, avec des start-up et entrepreneurs qui savent nager et inventer dans ce nouveau monde, ainsi que quelques experts bien choisis, voilà de quoi s’ouvrir et inventer des futurs inspirants.

Autre approche : imaginer les scénarios du futur dans un monde de technologies exponentielles et y tester notre stratégie, comme un tunnel pour tester la résistance d’un avion.

La plupart des dirigeants ont bien progressé avec les confinements, en découvrant comment utiliser Teams ou Zoom, dont ils n’avaient jamais entendu parlé, et qui sont devenus des habitudes courantes.

Avoir le « digital mindset » c’est continuer à apprendre et à expérimenter, régulièrement, dans un monde des données qui sont de plus en plus nombreuses à notre disposition.

Même les pépiniéristes…


Montesquieu et le management

MontesquieuSi l’on interroge la meilleure façon pour les hommes de vivre ensemble, la référence politique et philosophique reste celle de Montesquieu, qui publie en 1748 son traité de théorie politique, fruit, dit-il, de vingt ans de travail, « L’esprit des lois ». Pas sûr qu’on le lise beaucoup aujourd’hui, même s’il est disponible gratuitement sur internet.

Le titre dit tout : il n’existe pas de façon universelle de vivre ensemble, mais des lois et des modes de vie ensemble qui dépendent des circonstances, et des « climats » de chaque pays. L’ouvrage de Montesquieu est donc une analyse de cet « esprit » des lois, en donnant un aperçu le plus complet possible de la façon qu’ont les êtres humains de s’organiser et de légiférer à travers le monde, tant dans la Rome antique qu’en Chine impériale, ou en Occident.

Cette vision s’oppose à celle d’un universalisme reposant sur un gouvernement mondial, tel que soutenu par exemple par Jacques Attali, considérant que les sujets de protection de la planète imposent cette forme de gouvernement qui s’imposerait à tous les terriens.

L’approche de Montesquieu a été considérée comme très moderne car s’opposant, déjà à l’époque, à des visions universalistes prônant le meilleur gouvernement pour tous, comme celle de Condorcet (d’une génération postérieure à Montesquieu, puisque né en 1743), qui après avoir lu et admiré Montesquieu, a fini par en être le critique.

Car l’approche de Montesquieu, c’est de considérer, de façon neutre, que la loi que se donne un Etat, un collectif humain, correspond à un mode d’inscription des sociétés humaines dans la diversité de leurs milieux vitaux. C’est la liberté humaine qui fait le type de loi et d’organisation, et non la volonté d’un être supérieur (Le Roi, par exemple). Comme il le dit dès le premier chapitre : « Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses, et dans ce sens, tous les êtres ont leurs lois ».Mais « Il y a donc une raison primitive ; et les lois sont les rapports qui se trouvent entre elle et les différents êtres, et les rapports de ces divers êtres entre eux ».

Et les lois qui gouvernent les hommes sont au-delà des lois « naturelles » ou « lois invariables » : « L’homme, comme être physique, est, ainsi que les autres corps, gouverné par des lois invariables ; comme être intelligent, il viole sans cesse les lois que Dieu a établies, et change celles qu’il établit lui-même. Il faut qu’il se conduise, et cependant il est un être borné ; il est sujet à l’ignorance et à l’erreur, comme toutes les intelligences finies ;les faibles connaissances qu’il a, il les perd encore. Comme créature sensible, il devient sujet à mille passions. Un tel être pouvait à tous les instants oublier son Créateur : Dieu l’a rappelé à lui par les lois de la religion ; un tel être pouvait à tous les instants s’oublier lui-même : les philosophes l’ont averti par les lois de la morale ; fait pour vivre dans la société, il y pouvait oublier les autres : les législateurs l’ont rendu à ses devoirs par les lois politiques et civiles ».

Pour en venir aux modes de gouvernements qu’étudie Montesquieu, il en propose trois, le gouvernement républicain, le gouvernement monarchique et le gouvernement despotique.

Le républicain, c’est celui où le peuple « a la souveraine puissance », le monarchique, celui où c’est un seul qui gouverne, mais « par des lois fixes et établies », alors que le despotique, c’est celui où un seul gouverne, aussi, mais « sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices ».

Et chacun des trois régimes s’appuie sur des principes différents, que sont la vertu, l’honneur et la force.

Le républicain s’appuie sur la vertu : le peuple, ayant des vertus, peut se gouverner lui-même. On pourrait appeler ça aussi le gouvernement par la confiance.

Le monarchique s’appuie sur l’honneur, les lois fixes assurant sa sécurité, et, dit Montesquieu, « sa vanité ».

Le despotique s’appuie sur la crainte, avec un peuple qui doit être gouverné, non par les lois, mais par la force la plus terrible.

Peut-être cette lecture de Montesquieu peut-elle aussi nous inspirer pour analyser les modes de gouvernance des dirigeants et managers de nos entreprises ? Oui, bien sûr, cela n’est pas la même chose, et la comparaison a ses limites.

Mais ne voit-on pas dans les styles de management des dirigeants des attitudes, des modèles mentaux, qui ressemblent parfois à la typologie de Montesquieu.

Un management de la confiance, pour ceux qui aiment déléguer, décentraliser, libérer l’entreprise.

Un management de l’honneur, de la règle éthique, de la bonne conduite, qui va alors prendre les couleurs d’un régime monarchique, avec ses élites qui savent se tenir et faire respecter les bonnes règles de conduite, et les autres qu’il faut éduquer. Et c'est ce qui va orchestrer l'attribution des grades, les promotions, comme des titres de noblesse.

U management de la crainte, de la peur des sanctions, de la terreur, qui va alors caractériser les dirigeants et managers despotiques et autoritaires.

Montesquieu guide de management ?

Pourquoi pas…


Ma compta n’aime pas les hommes, sauf les footballeurs

FootballeurQuand on parle de comptabilité, des comptes d’une entreprise, on pense qu’on tient là la vérité sur la performance et la santé de l’entreprise en question, du moins si on n’y regarde pas de trop près. Car on sait aussi que les règles comptables sont faites de conventions, que l’on appelle les normes comptables, qui ont évoluées dans le temps, et favorisent certaines présentations par rapport à d’autres.

C’est un vieux débat, que je retrouve dans le livre de Valérie Charolles, dont j’ai déjà parlé ICI, « Se libérer de la domination des chiffres ».

L’auteur revient sur un sujet important qui concerne la place du travail et des hommes dans les comptes de l’entreprise.

Car ce qui est d’abord valorisé dans les actifs, et donc la richesse, de l’entreprise, ce sont les actifs matériels, les machines, les outils de production, qui font partie du bilan.

En revanche, les hommes, ceux qui sont salariés et qui travaillent dans l’entreprise, ce sont des charges.

Si l’on veut augmenter la capacité de production et que, pour cela, on achète une nouvelle ligne de production, on augmente l’investissement, et la richesse. Alors que si on embauche pour passer les chaînes existantes en deux huit, là on augmente les charges. Ce qui amène à dire que pour rendre l’entreprise performante et valorisée au mieux pour les actionnaires et les marchés, il vaut mieux acheter des machines que d’embaucher des hommes. Certains disent que, avec les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle, où l’on va disposer de robots pour remplacer la main d’œuvre, ça va être encore pire.

Il y a une autre conséquence à cette situation, c’est la prise en compte de l’expérience et de la formation. Car dans les comptes, ce qui compte, c’est le cas de le dire, ce sont les coûts du personnel. Si l’entreprise dispose de personnes très expérimentées qu’elle forme régulièrement, ou de jeunes recrues moins expérimentées, on ne verra la différence qu’en considérant que les unes coûtent plus cher que les autres. Le capital de connaissances, de compétences, d’expertises, ne se lira pas directement. Et l’on voit bien le sujet quand on va parler des séniors dans l’entreprise. On pourrait penser que le départ des séniors pourrait constituer une perte de savoir-faire et d’expertises, mais on n’en verra absolument rien dans la lecture directe des comptes. Cela se verra peut-être indirectement quand on regardera la performance intrinsèque de l’entreprise, mais cela ne se mesurera pas très facilement.

Il y a eu des débats sur ce sujet, et les normes comptables (les normes IAS 38, appliquées par les entreprises internationales) ont tranché en considérant que prendre en compte comme un actif la compétence ou l’expertise des collaborateurs, comme un actif, n’était pas possible car les entreprises « auraient généralement un contrôle insuffisant des bénéfices économiques futurs attendus de cette main-d’œuvre compétente et de sa formation ». Fermez le ban.

Ah, si, il y a une exception : les contrats de transferts des joueurs de football ont été reconnus sur le plan comptable comme des valeurs et des investissements pour le club prenant le joueur en contrat.

Et puis, bien sûr, on pourra toujours dire que ce n’est pas parce qu’on a plus de séniors qu’on a plus de compétences dans l’entreprise. Les nouvelles technologies, ces nouveaux métiers de data scientists et experts de l’intelligence artificielle se trouvent surtout dans les jeunes générations. Mais on ne peut pas non plus rejeter toute valeur à des compétences acquises grâce aux années dans l’entreprise, où l’on a compris comment agir avec sa culture et ses habitudes, y compris pour la faire changer habilement. On voit bien le problème avec ces dirigeants tout neufs qui arrivent dans l’entreprise avec leurs expériences, et qui veulent tout changer et tout casser en s’y cassant les dents, et ceux qui font avancer les choses avec plus de subtilité. C’est comme ça que Jean-Pierre Farandou, entré il y a plus de quarante ans à la SNCF, et qui est aujourd’hui le Président du Groupe, n’oublie jamais de mettre à son actif qu’il est ce qu’il appelle un « cheminot première langue ».

Mais le sujet ne concerne pas non plus que les Présidents, mais surtout tous les collaborateurs qui acquièrent de l’expérience dans l’entreprise, et qui se retrouvent dehors au gré des plans de départs et licenciements.

Comment évaluer l’actif humain et l’équilibre entre les nouvelles recrues, et celles plus anciennes, n’est pas lisible du tout dans les éléments financiers et la comptabilité.

Cela va pourtant constituer un élément de performance déterminant, justement avec les plans de transformation qui vont prendre en compte les bénéfices atteignables grâce aux nouvelles technologies. Une nouvelle fusion entre les machines et les hommes, les anciens et les nouveaux, mixant les niveaux d’intelligence (y compris l’intelligence artificielle) va devoir être inventée et mise en œuvre, et fera sûrement la différence.

Il va falloir, encore plus aujourd’hui qu’hier, ne pas se laisser dominer par les chiffres, et aller chercher les signaux et les leviers de la performance dans d’autres domaines d’investigation.

Ma compta n’aime pas les hommes, sauf les footballeurs, mais moi, dirigeant, manager, chef d’équipe, je ne peux pas m’en désintéresser.

Au travail !


Des chiffres qui parlent, ou qui rendent fous ?

ChiffresAALes dirigeants, directeurs de la Communication, les analystes, les consultants, bref, tout le monde, le savent : le chiffres parlent et ne peuvent être contestés. Si vous voulez faire sérieux et informés, rien de tels que de balancer des chiffres.

C’est pourquoi on en arrive à se sentir « dominés » par les chiffres, qui prennent le pouvoir sur les opinions et les avis de chacun.

Et c’est l’objet d’un livre salutaire de Valérie Charolles, philosophe des chiffres (sic) : « Se libérer de la domination des chiffres ».De quoi relativiser cette croyance de l’objectivité absolue des chiffres. Et l’auteur redonne grâce à un métier des chiffres très en vogue aujourd’hui : celui de faire parler les chiffres.

Car les chiffres ne sont rien sans celui qui a ce talent de « faire parler les chiffres ». On connait tous le truc pour les entreprises, comme pour les ministres : Quand il s’agit de parler à l’extérieur, on va aller chercher les chiffres qui donnent l’image la plus positive possible de la réalité décrite. Et, pour parler à l’intérieur, par exemple demander un effort démultiplié de productivité, ou de résultat, on va insister sur les chiffres qui décrivent les problèmes et viennent justifier les projets à soutenir. Trouver le bon chiffre à produire relève de l’art, et les nouveaux artistes des chiffres ont acquis un nouveau nom grâce aux nouvelles technologies : Ce sont maintenant des « data scientists » qui viennent remplacer les directions de la statistique ou des études que l’on connaissait dans le monde d’avant.

Et tout le monde connait les astuces pour bien présenter les chiffres dans le sens qui nous arrange : choisir la donnée de base, ajuster la période de référence, bricoler l’échelle et le type de présentation. Et le tour est joué.

C’est la même chose avec les sondages. Et le pire pour faire dire n’importe quoi aux chiffres, ce sont les pourcentages.

Par exemple, annoncer « une croissance de notre résultat de 70% » ne dira pas grand-chose si l’année précédente a été catastrophique, et peut-être que cette entreprise ne va pas beaucoup mieux que celle qui annonce une progression de 5%, mais par rapport à une année précédente qui était, elle aussi, plutôt bonne.

Exemple d’effet trompeur de présentation, que relève l’auteur, celui du taux de chômage des jeunes. Selon la dernière parution de l’Insee, le taux de chômage des jeunes au deuxième trimestre 2022 est de 17,8% en France. Mais cela ne veut pas dire que près d’un jeune sur cinq est au chômage, car ce taux de chômage des 15-24 ans correspond à la population des jeunes au chômage, mais non par rapport à l’ensemble des jeunes, mais seulement aux jeunes actifs. Et ne comprend donc pas les jeunes scolarisés, qui poursuivent leurs études. Or ces jeunes scolarisés représentent en France plus des deux tiers des jeunes de 15-24 ans. La proportion des jeunes au chômage est donc trois fois moindre que le chiffre annoncé, et longuement débattu par les politiques et penseurs. Et ces jeunes ne sont pas les pires, les chômeurs de la catégorie 25-49 ans étant deux fois et demie plus nombreux que les 15-24 ans.

Un effet encore plus pervers de ce mode de présentation est que, lorsque la part des études longues va augmenter (une bonne chose a priori pour suivre le niveau d’exigence des compétences), cela fera augmenter le chômage des jeunes (du fait de la baisse du nombre des jeunes actifs). Et inversement, un gouvernement qui choisirait de proposer des petits boulots et stages à ces jeunes hors des études longues obtiendrait des effets positifs immédiats sur ce taux de chômage.

Autre sujet qui alimente les débats sur les chiffres, le chiffre du taux de croissance du PIB.

Car ce chiffre est devenu l’indicateur universel privilégié de la santé économique d’un pays.

Et l’on a tendance à le comparer à ceux connus lors de cette période que l’on appelé « les trente glorieuses », c’est-à-dire les années entre 1945 et 1973, où les taux de croissance annuels moyens dans l’OCDE étaient de 4%, et même autour de 5% pour la France, au point que la Commission Attali sur les freins à la croissance, nommée par Nicolas Sarkozy en 2007, avait conclu que la France devait justement viser une croissance de 5% par an (au lieu des 2% de l’époque) pour ne pas décrocher du reste du monde. En 2022, il était de 2,6% en moyenne annuelle.

Voilà encore un malentendu, source d’erreurs de jugement, que s’ingénie à démontrer Valérie Charolles dans son livre.

Car l’idée que, sans croissance, la sphère économique ne produirait rien, est profondément ancrée, et associée à la peur d’un déclassement au niveau mondial.

D’abord, la comparaison avec ces fameuses « trente glorieuses » est effectivement trompeuse. Cette période qui succède à la deuxième guerre mondiale est aussi celle d’un effort massif de reconstruction, forcément activateur de croissance, et aussi la période de l’arrivée de plus en plus massive des femmes dans l’économie marchande. Au début du XXème siècle, les femmes représentaient un tiers de la population active en France, surtout dans des métiers d’agricultrices, d’employés de maisons et d’ouvrières. Tout commence à changer après la guerre : fini le temps où le salaire des femmes subissait un abattement légal (oui, vous avez bien lu) par rapport à celui des hommes jusqu’en 1946, et fini aussi où il était interdit aux femmes d’exercer une profession sans le consentement de leur mari jusqu’en…1965 (oui, vous avez bien lu). Et donc les « trente glorieuses » c’est aussi le temps où le travail des femmes va entrer massivement dans le calcul du PIB et de la croissance.

Autre élément qui vient booster le PIB, la population des agriculteurs indépendants (ceux qui consommaient leurs propre production, qui échappait au calcul du PIB), va aussi diminuer.

On comprend combien tout est différent aujourd’hui et que l’on ne peut pas complètement comparer cette période « glorieuse » avec celle d’aujourd’hui.

On connait même des mouvements inverses aujourd’hui, avec la tendance à limiter la consommation pour une part de plus en plus importante de la population, à privilégier les circuits courts, les circulations douces, les achats d’occasion, toutes ces habitudes qui vont plutôt vers une diminution du PIB, sans pour autant, d’ailleurs, que le niveau de vie des personnes en question soit considéré comme trop affecté.

Et pourtant, l’obsession de cette croissance reste une idée fixe de nombre de décideurs et de politiques.

Et là encore les comparaisons entre pays sont trompeuses. Valérie Charolles fait remarquer qu’avoir 5% de PIB supplémentaire quand on a déjà un PIB important est forcément beaucoup plus avantageux que 5% de plus quand on part de très bas. On n’arrête pas de comparer nos pays européens à la Chine, en oubliant que, entre 2005 et 2007 (les années du rapport Attali) les 2% de croissance moyenne de la France correspondaient à une augmentation de son PIB de 650 dollars par habitant, alors que les 11% en Chine ne correspondaient qu’à un PIB supplémentaire de 150 dollars.

Onze ans plus tard, c’est toujours pareil. La Chine a progressé, mais ses 6,6% de croissance représentent 645 dollars par habitant, pendant que la France, avec ses 1,7%, a créé une richesse nouvelle de 705 dollars par habitant ; sans parler d’un pays comme l’Ethiopie, avec ses 6,8% d’augmentation du PIB, qui ne représente que 50 dollars par habitant.

En fait, comme le souligne Valérie Charolles, la présentation de ces taux de croissance en pourcentage ne nous permet pas de percevoir que cela correspond à un accroissement continu des inégalités au niveau mondial.

Et les incantations sur la croissance sont aussi à observer avec prudence, car, finalement, dire que le taux de croissance de la France doit être de 5% par an, c’est dire que la richesse du pays doit doubler en quinze ans, et tripler en vingt-deux ans. Alors que la France connaît aujourd’hui un niveau de vie parmi les plus élevés du monde, certains se demandent légitimement à quoi nous servirait un PIB trois fois plus important en l’espace d’une génération. Et cela attise aussi les contestations de ceux, nombreux aussi, qui veulent participer à la préservation des ressources. Si on limitait la croissance à 1% par an, chiffre que nos instances dirigeantes jugeraient sûrement déplorable, il ne faudrait malgré tout que soixante-dix ans pour que la richesse double (soit « moins d’une vie » comme le remarque Valérie Charolles).

Oui, pour comprendre et parler de croissance, il faut sûrement aller un peu plus loin que la lecture des taux de croissance. Là encore, le chiffre parle, mais ne dit pas toujours toute la vérité.

Et pourtant, nous sommes malgré nous dans une période où le chiffre et les faits ont pris la place des « mots et des choses ».

Mais le chiffre n’est jamais neutre non plus quand il s’agit de décrire des comportements humains car les humains vont justement réagir par rapport aux données et à la présentation des chiffres qu’on leur propose, et adaptent forcément leurs comportements en fonction.

Que dire de cette habitude que nous avons prise de fixer les objectifs quantifiés, et mesurables, pour « piloter la performance ». Surtout quand ils viennent du haut, on sait tous que fixer de tels objectifs n’équivaut pas forcément à se donner la capacité à les atteindre. Et parfois cette manie du chiffre peut faire du mal. Face à la tension due à l’obsession de la réalisation des objectifs, on parle depuis les années 2000 de cette nouvelle (pas si nouvelle) maladie de « burn-out ». Le burn-out  correspond à une acceptation volontaire des objectifs par un employé qui n’arrive pas à faire face aux objectifs fixés et s’effondre physiquement à cause de cette impossibilité à faire face, sans toujours même s’en rendre compte. Ce sont ces employés qui se donnent à fond, mais n’y arrivent pas.

Car la logique de ce type d’indicateurs, si l’on n’est pas assez prudent dans leur fixation, c’est aussi l’idée que la performance doit être constamment répliquée, et même continûment améliorée. Or l’auteur, philosophe pleine de bon sens, nous le dit : « Aucun système vivant ne peut fonctionner en étant toujours au maximum de ses capacités. Il y va de sa survie ; la stabilité du tout repose sur l’absence de maximisation de toutes ses composantes au même instant ».

Peut-être que l’obsession des chiffres pourrait bien nous rendre dingues. Et qu’y mettre un peu de hauteur et d’humain est encore nécessaire, en faisant attention aux biais de comportement qu’ils peuvent provoquer. Voilà ce que Chat GPT ne pourra pas faire à notre place…Pour le moment.