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Souveraineté économique : De quoi parle-t-on ?

SouveraincoqCela fait quelque temps, depuis l’épidémie de Covid, que l’on reparle de politique industrielle en France, pour relocaliser des productions en France, étonnés que nous avons été de constater pendant cette épidémie combien nous étions dépendants (trop) pour les masques, les tests, le doliprane et les médicaments.

Avec une question : ne doit-on pas mettre un peu en veilleuse la politique de concurrence, et réveiller une « politique de souveraineté » avec une dose de protectionnisme, voire plus.

Pour s’en faire une idée, quoi de mieux que de relire les chroniques d’Emmanuel Combe sur le sujet parues dans L’Opinion en 2020 et 2021. C’est l’objet du livre « Chroniques (décalées) d’un économiste », qui a obtenu le prix lycéen du livre d’économie en 2022.

Emmanuel Combe, qui a été pendant dix ans vice-président de l’Autorité de la concurrence, est un fervent défenseur de la politique de concurrence, de la liberté d’entreprendre, et de la liberté tout court.

Ce livre est aussi un manuel des leçons à tirer, d’un point de vue économique et pour nos entreprises et gouvernants, de la crise Covid, et à ce titre de quoi nous préparer à la prochaine crise sanitaire, que certains experts nous prévoient dans les dix ans à venir.

Pour lui, c’est clair : la politique industrielle ne doit pas se faire aux dépens de la politique de concurrence.

Vouloir reconstituer une forme de souveraineté économique en voulant protéger des secteurs économiques « stratégiques » trop dépendants des importations ne peut se concevoir sans permettre de maintenir une concurrence à l’intérieur de l’Europe, afin de stimuler l’innovation et l’efficacité économique, qui sont la raison d’être de la concurrence. Désigner à l’avance un « champion » en lui octroyant un monopole, voire des aides publiques, serait, selon Emmanuel Combe, « dangereux ».

On parle aussi de « souveraineté numérique » à reconstituer. Là encore, Emmanuel Combe nous encourage à rester sceptiques face à la volonté de la Commission européenne et à ses initiatives en ce sens : « Cette politique s’apparente à ce que l’on appelle parfois en économie une politique de « rattrapage technologique ». Elle repose sur l’idée selon laquelle un soutien public temporaire peut permettre à une industrie en retard de revenir dans la course, en particulier lorsqu’il y a des économies d’expériences ». On appelle économies d’expériences, l’avantage acquis par une entreprise qui produit depuis longtemps, ce qui lui a permis d’obtenir un coût unitaire de production plus bas par rapport à une entreprise qui est entrée plus récemment dans le marché.

Le risque, c’est, par une telle politique volontariste des pouvoirs publics, de ne jamais pouvoir faire ce rattrapage, surtout si le rythme de l’innovation est très rapide. Peut-être vaut-il mieux de chercher à devancer l’innovation de demain, ce que l’on appelle stratégie du « saute-mouton ».

Autre risque, si cette aide publique perdure, au lieu de rester temporaire, c’est d’encourager une entreprise qui restera moins efficace que ses concurrents, mais qui compte sur ces aides pour subsister.

Autre dada de la souveraineté, le sujet des relocalisations de produits dits « stratégiques », en considérant que si la part des importations extra-Union européenne est forte et en progression pour un produit, il serait nécessaire de corriger cette situation critique.

Mais, qui dit que le fait d’importer massivement un produit nous rend dépendants ? Pas Emmanuel Combe, qui souligne que la situation n’est vraiment critique que si nous dépendons d’un seul pays ou d’une seule entreprise fournisseur. Sinon la concurrence s’exerce pleinement et nous pouvons passer facilement d’un fournisseur à l’autre. La solution est donc plutôt, en cas de dépendance des importations, non pas de relocaliser mais de varier les sources d’approvisionnement.

De même, vouloir relocaliser en fonction de la demande d’un produit que l’on considèrerait trop dépendant des importations ne tient pas compte de la question, tout aussi importante, de la capacité du pays à offrir le même produit à des conditions de structures de coûts suffisantes. On pense bien sûr aux semi-conducteurs pour lesquels la Corée du Sud, Taïwan, le Japon et les Etats-Unis ont pris le leadership. C’est pourtant la voie choisie par les représentants du Conseil de l’UE et du Parlement européen, en avril 2023, avec le « Chips Act », qui vise à déverser des subventions publiques pour relocaliser la production des puces électroniques en Europe, et ainsi permettre à l’UE de représenter 20% de la chaîne de valeur mondiale de semi-conducteurs d’ici 2030 (aujourd’hui le chiffre est à 9%). Pour cela 43 milliards d’euros vont être investis (par le public et le privé) pour développer les centres de production. Et en même temps, le régime des aides publiques d’Etats va être assoupli. C’est ce que Bruxelles appelle « une politique industrielle interventionniste ».

Et puis, parler de relocalisation, c’est aussi faire l’hypothèse qu’il existe des entreprises françaises (ou européennes) qui seraient parties ailleurs pour produire. Emmanuel Combe rappelle un chiffre de l’Insee qui indique que, entre 2014 et 2016, 2% des PME ont délocalisé des activités, et 2,6% l’ont envisagé sans le faire. Ce n’est pas le raz-de-marée.

Et on trouve même des secteurs d’activité où il n’y a pas ou trop peu de producteurs français avec le savoir-faire nécessaire pour produire localement. Dans ce cas le problème n’est pas lié à des délocalisations massives et excessives, mais à un manque de base industrielle nationale.

Autre argument d’Emmanuel Combe, avec la robotisation et le développement des technologies, certaines industries vont, de leur plein gré, pour accroître leur réactivité, décider de revenir et de produire en France et en Europe. Imaginer des aides publiques ou fiscales pour celles-ci ne serait alors qu’un effet d’aubaine inutile.

Aimer la liberté et la concurrence, promouvoir l’innovation, rester vigilant face aux politiques de protectionnisme et de subventions publiques, aux risques de soutien excessif d’entreprises en difficulté, voilà une leçon pour lire et évaluer les politiques publiques, qui reste valable en 2023 et au-delà.


Allo les déviants

DeviantsJe participais cette semaine à un groupe de travail qui recherchait des solutions pour améliorer des pratiques de gestion des ressources humaines.

Dans de telles démarches, on peut bien sûr aller chercher les bonnes pratiques dans les expériences personnelles ou observées par les uns et les autres. Le benchmarking est devenu une pratique courante dans les entreprises.

Mais l’on peut aussi appliquer une approche de « positive deviance ».

C’est quoi ça ?

Cette approche de la « positive deviance » a été popularisée par Monique et Jerry Sternin, qui l’ont expérimentée dans des missions pour des ONG, et qui est maintenant développée dans les entreprises.

Ces « déviants positifs » sont des personnes qui vivent et travaillent dans exactement les mêmes conditions que les autres, avec des caractéristiques similaires, mais qui pourtant obtiennent des résultats et des performances hors normes. On peut appliquer ça pour observer les meilleurs commerciaux, les personnes qui ont progressé le plus vite dans la hiérarchie, les individus qui ont le talent de créer une excellente coopération dans les équipes où ils travaillent, ou tout autre phénomène.

La démarche a été déployée et rôdée par Jerry et Monique Sternin lors de missions pour les ONG, par exemple dans la lutte contre la malnutrition au Vietnam, puis dans des entreprises. Ces aventures sont racontées dans leur livre « The power of positive deviance – How unlikely innovators solve the world’s toughest problems » (HBR Press).

Chacune de ces histoires permet de comprendre et de transposer ce qui fait le succès de la démarche.

Ils ont ainsi passé six ans au Vietnam. A l’origine, en 1990, l’ONG « Save the Children (SC) » avait reçu une invitation du gouvernement du Vietnam pour créer un programme qui permettrait aux villages pauvres de résoudre le problème récurrent de la malnutrition infantile. C’est comme ça que Jerry et Monique se sont trouvés embarqués dans l’affaire.

Il y avait déjà eu des programmes qui avaient tenté d’apporter des solutions à la malnutrition : programmes d’experts par le haut qui avaient apporté de la nourriture de l’extérieur. Une fois le programme terminé, les villageois n’avaient plus accès à de telles nourritures, et les bienfaits disparaissaient.

Leçon numéro 1 : l’approche par le haut n’est pas pérenne. Comme le dit Jerry: « They came, they fed, they left », et rien n’a changé.

La stratégie de Jerry et Monique Sternin consista à permettre aux villageois de résoudre leurs problèmes eux-mêmes. Mais comment faire dans les dizaines de milliers de villages du territoire ?

La première étape est d’identifier les « déviants », en l’occurrence les enfants bien nourris dans des familles pauvres, dans une zone « test » : ils choisissent un endroit pas trop loin de la capitale ; comme ça si ça marche, ils pourront y amener les témoins du gouvernement officiel pour les convaincre.

Leçon 2 : la zone test pour repérer les « déviants » est choisie pour avoir le meilleur impact pour démontrer la démarche aux tenants du pouvoir.

Arrivés au village Jerry et Monique vont aller chercher les volontaires pour lancer l’analyse : peser les enfants pour repérer les mieux nourris. Et découvrir les pratiques par les interviews et surtout les observations. Il ne s’agit pas seulement de chercher les « quoi », mais surtout les « comment ». C’est ainsi qu’ils découvrent, entre autres comportements « déviants »,  que dans ces familles pauvres où les enfants sont bien nourris le père ou la mère ajoutaient à la nourriture des crabes et des feuilles qu’ils trouvaient dans les rizières. Bien que disponibles pour tous, ces nourritures étaient considérées comme inappropriées, et donc non consommées par la plupart des familles. D’autres comportements ont aussi été observés en matière d’hygiène (par exemple laver les mains des enfants fréquemment).

Leçon 3 : observer les pratiques des « déviants » ; pas seulement le « quoi », mais aussi le « comment ».

Ensuite, comment faire ? La découverte de Jerry et Monique, c’est qu’il ne sert à rien d’aller expliquer aux autres les « bonnes pratiques », mais qu’il faut organiser directement la transmission des comportements des « déviants » vers les autres, par des rencontres, des confrontations, des moments de réunions et de partages. Jerry et Monique ne sont que les facilitateurs. La magie se propage d’elle-même entre les villageois eux-mêmes. Ils organisent ainsi des sessions de deux semaines entre des « déviants » et d’autres villageois. Au début on pèse les enfants ; et on les repèse au bout des deux semaines, pour pouvoir démontrer les résultats. Et les résultats sont mis sur des graphiques qui sont affichés dans les villages, pour informer le plus grand nombre.

Leçon 4 : pour disséminer les pratiques, ce sont les « déviants » eux-mêmes qui vont les propager et les faire connaître. On mesure les résultats, et on communique dessus en permanence.

Comment s’assurer ensuite que ces pratiques continueront à être appliquées une fois les villageois retournés chez eux, après ces sessions particulières bien encadrées ? Plutôt que de chercher par eux-mêmes des programmes d’enseignement déconnectés, Monique et Jerry l’ont demandé directement aux familles qui avaient mis en œuvre les nouvelles pratiques apprises des « déviants » : « Nous avons tous appris les bonnes pratiques qui permettent d’avoir des enfants mieux nourris malgré la pauvreté. Mais nous ignorons ce qu’il faut faire pour aider le maximum de gens à les adopter naturellement. Que devrions-nous faire ? ». Et ainsi chaque village s’est mis à bâtir « son » programme. Par exemple des sessions où les familles amenaient leurs enfants pour les peser, et recevaient des compléments de nourriture si les résultats des pratiques étaient là (des enfants qui pesaient plus). Un des leviers les plus forts du changement de comportements est la possibilité de voir les résultats. Dans tous les villages un système de mesure s’est mis en place progressivement. Les « tableaux de bord » étaient ainsi consolidés village après village. Chacun trouvait à son rythme les actions et pratiques à lancer.

Leçon 5 : Il est plus facile d’agir soi-même en appliquant et adaptant une nouvelle manière de penser, que de penser soi-même pour appliquer en action des pratiques standard et déterminées. Ce sont les « déviants » eux-mêmes qui diffusent les manières de penser. Les actions sont déterminées par chaque communauté. La communication sur les résultats est bien organisée ; la diffusion se fait par « contamination » de pair à pair.

Résultat du programme : en six mois 245 enfants (plus de 40% des participants au programme) ont été complètement réhabilités, et 20% sont passés du stade « sévère malnutrition » à « malnutrition modérée ».

Envie de changer les pratiques de l’intérieur et faire se propager les bons réflexes et pratiques ? Appelons les déviants et lançons-nous. Si ça marche pour la malnutrition pourquoi pas pour nous aussi ?


Tout, tout de suite

TempscourtPour pratiquer la prospective, et l’analyse des signaux faibles permettant d’anticiper les scénarios du futur, l’entreprise et ses dirigeants doivent se défaire d’une habitude qui s’est parfois bien ancrée dans nos comportements, et que l’on pourrait appeler l’accrochage au présent. Comme le formulent Patrice Huerre et Philippe Petitfrère, dans leur livre sur « L’autorité en question » (dont j’ai déjà parlé ICI)dans les quelques pages qu’ils consacrent au sujet, « Les capacités d’anticipation dont nous disposons ont fondu comme les glaces de la banquise » (quel rapport avec l’autorité ? Comme le premier vers de la fable de La Fontaine du loup et de l’agneau, « Nous l’allons le montrer tout à l’heure »).

Avec l’accélération des changements, le progrès exponentiel des nouvelles technologies, notre appréhension du futur prend un coup de flou. Nous vivons de plus en plus dans le mode du présent, qui constitue le refuge idéal pour ceux que l’avenir inquiète. A tout problème qui surgit, il faut apporter des solutions, et vite. Pas de méthodologie inutile trop lente, allons droit au but, au pas de course, et sans temps mort.

Car nous sommes passés dans « l’ère du tout, tout de suite », avec « un rapport au temps adolescent »,toujours selon les deux auteurs : « Une ivresse fulgurante, l’excitation face aux écrans, la satisfaction immédiate d’un désir réduisent la grammaire des conjugaisons au temps présent. Le futur, c’est ce soir ou demain, au plus tard. Quant au passé, il ne présenterait aucun intérêt pour éclairer les enjeux du jour. Le monde a tellement changé ».

Dans ce monde, l’impatience est devenue la règle. On veut tout, tout de suite, comme l'enfant qui veut qu'on achète le jouet ou les bonbons tout de suite.

Et on va faire la même chose avec les infos. Au lieu de perdre du temps à prendre le recul, pour les analyser avec un regard critique, on va absorber en continu les « flashs d’infos » sur les chaînes d’informations faites pour ça, et les fils des réseaux sociaux que l’on peut scroller à l’infini, qui sont faits pour rendre addictifs. Avec cette habitude, on voit tout sur un même plan, comme sur un écran plat. Tout est au même niveau ; on peut passer de la guerre en Ukraine, au fait divers de voisinage : « L’importance relative de chaque sujet est écrasée, aplatie et réduite à un temps uniforme ».

On veut trouver les infos sur Google ou Chat GPT, sans perdre de temps.

C’est pourquoi la prospective et l’exploration des scénarios du futur sont nécessaires, comme une hygiène, une pause pour réfléchir sur le temps long, et nécessitent précisément d’aller à l’encontre de ces comportements naturels de notre époque moderne. Elles consistent à aller chercher les tendances de fond, signalées par des signaux faibles, qui nous permettront d’anticiper les scénarios plausibles, au-delà des faits divers et des bruits ambiants qui empêchent de réfléchir. Ce qu’il nous faut combattre, c’est une forme de peur du futur, qui vient freiner l’audace et la créativité, et qui peut se manifester par un repli stratégique, une fuite en avant, ou une panique en cas d’évènements imprévus.

Mais alors, quel rapport avec l’autorité ? On y vient.

Quand on a tout mis sur le même plan, et que l’on est paralysé par le présent et le « tout, tout de suite », que l’on a perdu de vue les tendances fondamentales, l’autorité, celle des dirigeants en premier lieu, en prend un coup. Si tout nous paraît flou, et que le futur fait peur, qu’est ce qui fait autorité ? Qui fait autorité ? A qui et à quoi se fier ? A qui se référer ? Qui prend le recul et le temps de l’analyse ?

En se focalisant sur les solutions du court terme, en privilégiant les choix agréables qui font consensus, en évitant de sortir des idées reçues, en évitant les débats et les conflits, l’autorité du chef s’émousse. Au point de faire émerger parmi les collaborateurs la demande de retour d’un chef tout puissant et guide suprême, qui apporte une vision inspirante ; ou bien, à l’inverse, l’idée que sans les chefs, qui ne comprennent rien, tout irait mieux.

C’est pourquoi lever le nez du terrain au jour le jour, réfléchir et tendre le regard vers l’horizon lointain et le temps long, pour décrypter les signaux avant-coureurs de l’environnement du futur, détecter nos angles morts, oser les ruptures, sortir des consensus mous, et partager cet exercice régulier, comme une pause salutaire, et prendre le temps de réfléchir, sans précipitation, est aussi un moyen de préserver l’autorité des dirigeants, et de maintenir le cap de nos entreprises.

Une façon de passer d’un rapport au temps adolescent à un rapport adulte.