Souveraineté économique : De quoi parle-t-on ?
21 mai 2023
Cela fait quelque temps, depuis l’épidémie de Covid, que l’on reparle de politique industrielle en France, pour relocaliser des productions en France, étonnés que nous avons été de constater pendant cette épidémie combien nous étions dépendants (trop) pour les masques, les tests, le doliprane et les médicaments.
Avec une question : ne doit-on pas mettre un peu en veilleuse la politique de concurrence, et réveiller une « politique de souveraineté » avec une dose de protectionnisme, voire plus.
Pour s’en faire une idée, quoi de mieux que de relire les chroniques d’Emmanuel Combe sur le sujet parues dans L’Opinion en 2020 et 2021. C’est l’objet du livre « Chroniques (décalées) d’un économiste », qui a obtenu le prix lycéen du livre d’économie en 2022.
Emmanuel Combe, qui a été pendant dix ans vice-président de l’Autorité de la concurrence, est un fervent défenseur de la politique de concurrence, de la liberté d’entreprendre, et de la liberté tout court.
Ce livre est aussi un manuel des leçons à tirer, d’un point de vue économique et pour nos entreprises et gouvernants, de la crise Covid, et à ce titre de quoi nous préparer à la prochaine crise sanitaire, que certains experts nous prévoient dans les dix ans à venir.
Pour lui, c’est clair : la politique industrielle ne doit pas se faire aux dépens de la politique de concurrence.
Vouloir reconstituer une forme de souveraineté économique en voulant protéger des secteurs économiques « stratégiques » trop dépendants des importations ne peut se concevoir sans permettre de maintenir une concurrence à l’intérieur de l’Europe, afin de stimuler l’innovation et l’efficacité économique, qui sont la raison d’être de la concurrence. Désigner à l’avance un « champion » en lui octroyant un monopole, voire des aides publiques, serait, selon Emmanuel Combe, « dangereux ».
On parle aussi de « souveraineté numérique » à reconstituer. Là encore, Emmanuel Combe nous encourage à rester sceptiques face à la volonté de la Commission européenne et à ses initiatives en ce sens : « Cette politique s’apparente à ce que l’on appelle parfois en économie une politique de « rattrapage technologique ». Elle repose sur l’idée selon laquelle un soutien public temporaire peut permettre à une industrie en retard de revenir dans la course, en particulier lorsqu’il y a des économies d’expériences ». On appelle économies d’expériences, l’avantage acquis par une entreprise qui produit depuis longtemps, ce qui lui a permis d’obtenir un coût unitaire de production plus bas par rapport à une entreprise qui est entrée plus récemment dans le marché.
Le risque, c’est, par une telle politique volontariste des pouvoirs publics, de ne jamais pouvoir faire ce rattrapage, surtout si le rythme de l’innovation est très rapide. Peut-être vaut-il mieux de chercher à devancer l’innovation de demain, ce que l’on appelle stratégie du « saute-mouton ».
Autre risque, si cette aide publique perdure, au lieu de rester temporaire, c’est d’encourager une entreprise qui restera moins efficace que ses concurrents, mais qui compte sur ces aides pour subsister.
Autre dada de la souveraineté, le sujet des relocalisations de produits dits « stratégiques », en considérant que si la part des importations extra-Union européenne est forte et en progression pour un produit, il serait nécessaire de corriger cette situation critique.
Mais, qui dit que le fait d’importer massivement un produit nous rend dépendants ? Pas Emmanuel Combe, qui souligne que la situation n’est vraiment critique que si nous dépendons d’un seul pays ou d’une seule entreprise fournisseur. Sinon la concurrence s’exerce pleinement et nous pouvons passer facilement d’un fournisseur à l’autre. La solution est donc plutôt, en cas de dépendance des importations, non pas de relocaliser mais de varier les sources d’approvisionnement.
De même, vouloir relocaliser en fonction de la demande d’un produit que l’on considèrerait trop dépendant des importations ne tient pas compte de la question, tout aussi importante, de la capacité du pays à offrir le même produit à des conditions de structures de coûts suffisantes. On pense bien sûr aux semi-conducteurs pour lesquels la Corée du Sud, Taïwan, le Japon et les Etats-Unis ont pris le leadership. C’est pourtant la voie choisie par les représentants du Conseil de l’UE et du Parlement européen, en avril 2023, avec le « Chips Act », qui vise à déverser des subventions publiques pour relocaliser la production des puces électroniques en Europe, et ainsi permettre à l’UE de représenter 20% de la chaîne de valeur mondiale de semi-conducteurs d’ici 2030 (aujourd’hui le chiffre est à 9%). Pour cela 43 milliards d’euros vont être investis (par le public et le privé) pour développer les centres de production. Et en même temps, le régime des aides publiques d’Etats va être assoupli. C’est ce que Bruxelles appelle « une politique industrielle interventionniste ».
Et puis, parler de relocalisation, c’est aussi faire l’hypothèse qu’il existe des entreprises françaises (ou européennes) qui seraient parties ailleurs pour produire. Emmanuel Combe rappelle un chiffre de l’Insee qui indique que, entre 2014 et 2016, 2% des PME ont délocalisé des activités, et 2,6% l’ont envisagé sans le faire. Ce n’est pas le raz-de-marée.
Et on trouve même des secteurs d’activité où il n’y a pas ou trop peu de producteurs français avec le savoir-faire nécessaire pour produire localement. Dans ce cas le problème n’est pas lié à des délocalisations massives et excessives, mais à un manque de base industrielle nationale.
Autre argument d’Emmanuel Combe, avec la robotisation et le développement des technologies, certaines industries vont, de leur plein gré, pour accroître leur réactivité, décider de revenir et de produire en France et en Europe. Imaginer des aides publiques ou fiscales pour celles-ci ne serait alors qu’un effet d’aubaine inutile.
Aimer la liberté et la concurrence, promouvoir l’innovation, rester vigilant face aux politiques de protectionnisme et de subventions publiques, aux risques de soutien excessif d’entreprises en difficulté, voilà une leçon pour lire et évaluer les politiques publiques, qui reste valable en 2023 et au-delà.