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Lien libidinal

LiensPour analyser les organisations et le lien des individus à leur entreprise, la sociologie peut aussi recourir à la psychanalyse, et en appeler à Freud.

C’est ce que fait Philippe Bernoux, dans son ouvrage référence, « La sociologie des organisations ».

Car Freud s’est en effet intéressé aussi aux organisations. La relation, objet premier de la psychanalyse, peut être étendue comme modèle au domaine de la société et des organisations.

Et notre lien avec les autres passe par une forme d’attachement ( identification, amour, solidarité, hostilité), et tout lien, selon Freud, est un lien libidinal, c’est-à-dire un investissement affectif qui fait jouer les émotions. Et ce sont ces investissements affectifs qui font qu’un groupe, une équipe, existe.

Ce n’est pas le travail ou le projet qui crée le groupe, mais bien ce lien libidinal entre un individu, son supérieur, ses pairs. Et faute de ce lien, les organisations seraient menacées de perdre leur force et de disparaître. C’est ce qu’on appelle dans les relations entre associés l’affectio societatis, mais la psychanalyse y voit une condition pour tout groupe ou communauté. Ce qui permet la création et la permanence des liens dans un groupe n’est autre, en fait, que l’amour, grâce auquel le groupe doit sa cohésion. C’est cet amour qui lie les individus au père (le chef) et aux frères (les égaux). Et l’on pourrait y ajouter, pourquoi pas, les clients, les fournisseurs, les partenaires, les consultants. Toute une filière de liens libidinaux.

C’est donc la nécessité de ce lien libidinal qui va structurer un groupe dans le fonctionnement de l’organisation.

Et l’on va considérer que la bureaucratie qui aboutirait à une forme de refus de la relation face à face (avec des process de travail qui nous transforment en robots sans affects) provoquerait une rupture de la relation au père, le chef pouvant être considéré comme un substitut de celui-ci.

On pourrait d’ailleurs aussi se demander si cette habitude que l’on a prise de réunions en Teams ou Zoom, et de ne plus trouver de goût aux réunions physiques (« à quoi sert de se réunir si on peut le faire en visio ? » m’a-t-on dit récemment), ne va pas affaiblir ce lien libidinal qui fait la sève de l’entreprise, et donc la capacité créative de nos entreprises.

Mais la vision d’une société fondée sur l’amour du père et l’égalité des frères n’est toutefois pas celle de Freud. Deux notions viennent s’ajouter pour poursuivre notre analyse psychanalytique de l’organisation et des groupes qui la constituent.

Celle de l’ambiguïté de la figure du chef.

Le chef, comme le père, est celui qui séduit les fils, mais aussi une figure menaçante, agent de la castration, toujours susceptible d’abuser de son pouvoir. Les fils ne pourront alors conquérir leur autonomie qu’en se révoltant, et en désirant le meurtre du père. D’où l’ambiguïté de la notion de pouvoir dans l’entreprise.

Autre sujet, celui de l’altérité.

Le moi, selon Freud, ne se construit que par la reconnaissance de l’autre. Mais cette différenciation peut alors rompre l’égalité des frères et leur communauté. Et donc la communauté est en permanence menacée par l’altérité, l’expression de cette différence. Pour rester soi-même il faut être différent, mais être différent c’est aussi s’opposer, et risquer de briser la communauté par l’exercice d’une pulsion de destruction.


Comme le dit Freud dans « Malaise dans la civilisation » : « L’homme est en effet tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagement, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer ». Et il faut donc défendre la civilisation contre cette pulsion des individus.

Pour éviter cela dans les organisations et les communautés de l’entreprise, la solution est de renforcer la cohésion du groupe en mettant l’accent sur ce lien libidinal, et d’empêcher l’agressivité de s’exprimer entre les membres du groupe. Tout l’enjeu est de permettre la différence et l’altérité tout en gardant l’unité, et donc de respecter les différences. Tout ça s'est d'ailleurs compliqué aujourd'hui avec les mouvements woke, où il faut faire attention à toutes les différences et éviter les impairs au risque de se faire accusé de sexiste ou raciste, entre autres. La cohésion et l'unité demandent un vrai savoir-faire.

Ce que nous permet de comprendre cette approche psychanalytique de la sociologie des organisations, c’est bien l’importance de ce qu’on appelle le lien social, qui se manifeste dans la libre expression du lien libidinal freudien, et l’unité dans le respect des différences, pour éviter la pensée unique du chef qui abuse de son pouvoir.

Et peut-être faire vivre ce lien dans les rencontres et échanges réels et physiques, que Zoom et Teams ne permettent pas aussi bien.


Aller sur le terrain

TerrainQuand on arrive tout en haut de l’entreprise, on a une préoccupation : comment faire pour ne pas s’isoler dans sa tour, entouré de courtisans qui veulent tous se mettre en avant en nous envoyant des notes en tous genres pour se faire bien voir, et ainsi perdre le contact avec la vraie vie opérationnelle et les préoccupations des employés de l’entreprise.

Alors les dirigeants cherchent les trucs pour garder ce contact. Les plus technos pensent aux datas, compiler et analyser des tas de données sur ce qui se passe dans l’entreprise, à coups de sondages et de baromètres sur la « température sociale », ainsi que les outils de surveillance divers qui ne disent pas leur nom. Mais cela ne dit pas tout.

Et certains dirigeants cherchent autre chose de plus physique.

Alors, on va parler « d’aller sur le terrain » ; cette expression fait fureur dans le vocabulaire des patrons dans le coup. C’est la marque d’une attention pour les employés, que l’on adore « écouter ».

Et là, les idées foisonnent. On a eu le temps des « Comex de jeunes » avec qui l’on fait des dîners de temps en temps, et à qui on soumet des projets à étudier (pas des trucs importants, mais des trucs de jeunes qui parlent de sauver la planète ou d’améliorer le bien-être des employés ; et les syndicats, qui aimeraient avoir le monopole du « dialogue » détestent tous ces trucs).

On peut aussi faire des visites, programmées ou impromptues, dans les arcanes de l’entreprise, y compris dans les régions loin du siège, et les ateliers de production, ou faire le client mystère dans les magasins du groupe de Distribution (genre patron presque incognito). Et après, grâce à ces observations, on peut envoyer dans les dents du Comex, lundi matin, tout ce qui déconne dans l’entreprise et que le patron, lui qui se bouge, a pu voir de ses yeux et entendre de ses oreilles. Effet garanti d’une super ambiance lundi matin au comex. Oui, la manie d’ »aller sur le terrain » peut aussi avoir ses côtés pervers.

Mais « aller sur le terrain » cela peut aussi devenir un mode de management ; on appelait ça dans les années 90 « managing by wandering around – MBWA », en français le management baladeur. Et ça marche encore. Cela est aussi l’occasion, non seulement de s’informer sur le fonctionnement concret de l’entreprise, mais aussi de motiver le personnel. Cela peut prendre la forme d’une réunion debout, impromptue, pour discuter de ce sur quoi travaillent en ce moment même les employés, et recueillir des infos pour améliorer le fonctionnement.

Un auteur américain, Kenneth H. Blanchard, avait popularisé ces pratiques dans son ouvrage célèbre, « The One Minute Manager », dans les années 80, et plusieurs rééditions complétées depuis, incitant par exemple à surprendre les employés qui font des bonnes choses sur un projet, et à les en remercier.

Le MBWA, c’est aussi la pratique des « small talks », consistant à échanger avec les employés sur autre chose que leur travail, leur famille, leur passe-temps, leurs préoccupations. Et découvrir que ces employés sont aussi des personnes humaines que l’on ne connaissait pas. Aujourd’hui, l’entreprise responsable est aussi celle qui est responsable de bien plus que le travail accompli par ses salariés dans ses murs, mais aussi du bien-être et de l’équilibre de vie de ceux-ci. Certains aiment bien ça, d’autres sont gênés par ce qu’ils peuvent prendre comme une intrusion inappropriée de l’entreprise dans leur vie privée. Les risques d’en faire trop existent aussi. Et l’on a aussi les dirigeants et entreprises qui en font tellement (les soirées « clown », les pots interminables, les sorties au bowling, les employés sont monopolisés par tous ces « off » à tel point qu’ils ne font plus rien de leur vie privée ; et si on n’y va pas, on risque d’être mal vus, le comble).

Dans cette obsession de garder le contact avec les employés, tout est question de mesure et surtout d’authenticité forcément, plutôt que de se forcer à faire « comme si » sans y croire. Et pour que cela soit efficace, ça doit marcher dans les deux sens : le dirigeant qui informe et fait descendre et circuler les informations et messages, et le dirigeant qui écoute et se remet en question.

Un exemple concret est fourni ce mois ci dans le Figaro avec l’interview de la PDG de Suez, Sabrina Soussan.

Elle est arrivée à son poste il y a un an, au moment où une partie de Suez est partie dans le groupe Veolia, après son OPA. L’enjeu de redonner confiance aux équipes « restantes » était donc important.

Et elle le dit elle-même dans l’interview du Figaro : « être au contact du terrain était primordial ».

Et donc, on fait quoi ?

Se rendre sur tous les sites du Groupe (même plus petit, il en reste pas mal) ; elle en a fait une centaine dans huit pays. Le but ? «  emmagasiner un maximum d’informations pour nourrir la vision stratégique du «nouveau Suez». Oui, le dirigeant sur le terrain est un magasin qui remplit son stock d’informations.

Mais il faut aussi faire redescendre l’information. Quel est le secret de Sabrina Soussan ? « Tous les trois mois, j’organise une webcast: deux heures pendant lesquelles nous abordons tous les sujets, avec une séquence de questions des salariés ». Et voilà pour la communication et le dialogue à grande échelle en webcast.

Mais, il y aussi des moments plus intimes, en petits groupes : « J’invite aussi à déjeuner une fois par mois entre dix et quinze personnes, aux profils variés, pour des échanges informels ».

Autre mot du vocabulaire de dirigeant, « cascader ». Est-ce acrobatique ? Non, cela parle plutôt des managers intermédiaires, courrois de transmission clé de l’entreprise : « Je passe aussi régulièrement du temps avec les 200 managers du groupe: je leur demande de «cascader» l’information pour que personne ne soit tenu à l’écart ».

Mais le « terrain », c’est aussi tous les jours, et Sabrina Soussan en parle aussi : «  je suis beaucoup sur le terrain pour écouter et expliquer cette feuille de route, qui n’est pas figée et qui se vit au quotidien ».

Ecouter et expliquer seraient les maîtres-mots d’un bon contact terrain ?

Vous avez remarqué, vous aussi, que les femmes dirigeantes nous donnent souvent de belles leçons de management ? Comme cette autre rencontre ICI, pour me parler de bêtises et de droit à l’erreur.


Egalité : Toute une histoire

EgalitebbbLes mots ont une histoire, pouvant passer du positif au négatif, et inversement.

Prenez le mot Egalité.

Inspirée des principes de la déclaration des droits de l’homme de 1789, choisie en 1848 sous la IIème République, c’est la devise de la République française qui orne les bâtiments publics : Liberté, Egalité, Fraternité.

Mais qu’est devenue cette égalité au fil des siècles et des années ? C’est l’objet du livre de l’historien Pierre Rosanvallon, « La société des égaux » (2011), où il constate que, aujourd’hui, « on voue aux gémonies les inégalités de fait, alors que l’on reconnaît implicitement comme légitimes les ressorts de l’inégalité qui les constituent ». L’idée d’égalité, tant célébrée après 1789, est devenue avec le temps, pour l’auteur, « une divinité lointaine, dont le culte routinier n’alimente plus aucune foi vivante. Elle ne se manifeste plus que comme incantation négative à « réduire les inégalités » mais sans plus dessiner l’image positive d’un monde désirable ».

Que s’est-il passé ?

C’est une histoire de successions de ruptures que nous raconte Pierre Rosanvallon. Et cette histoire est aussi liée aux évolutions du capitalisme et des entreprises.

Tout avait bien commencé : l’égalité, c’est la fin des privilèges, abolis un 4 août 1789. Et l’égalité est décrite simplement par un auteur de l’époque, Rabaut Saint-Etienne, comme une égalité de liberté : « On pose pour principe dans la formation d’une société que tous les hommes qui y entrent sont égaux. On ne veut pas dire par là qu’ils sont égaux de taille, de talents, d’industrie, de richesses, ce qui serait absurde ; mais qu’ils sont égaux en liberté ».L’objet est de construire un « monde de semblables ».

Ce qui fait l’égalité, c’est la qualité du lien social entre les individus. Les différences de situation ou de richesses sont ainsi, dans cette vision, secondaires. Comme le dira Sieyès, « Les inégalités de propriété et d’industrie sont comme des inégalités d’âge, de sexe, de taille, etc. Elles ne dénaturent point l’égalité du civisme ».

Mais une rupture profonde va se produire avec la révolution industrielle et l’avènement du capitalisme au XIXème siècle, qui va profondément transformer le mode de production et voir naître les manufactures. Les enquêtes sur la condition ouvrière et les « prolétaires » dans la France de 1830 et 1840 vont mettre l’accent sur ce qui sépare ceux-ci de la « classe » des capitalistes. Fini le projet de construire un monde de semblables. Mais la monarchie de Juillet (cette période de 1830 à 1848 où certains ont vu une « parenthèse libérale ») va trouver une justification à ce que l’on appellera les « inégalités naturelles » qui se différencient des « inégalités factices » (les privilèges) et se justifient par des différences de capacités physiques, intellectuelles et morales, censées constituer une loi de l’espèce humaine. Charles Dunoyer, un des auteurs de la période (« De la liberté du travail » - 1845), considère même que l’égalité des conditions n’est pas « désirable » : « Dans une économie de croissance et d’innovation, les supériorités sont la source de tout ce qui se fait de grand et d’utile. Réduisez tout à l’égalité, et vous aurez tout réduit à l’inaction ». Et pour en conclure que « Le développement de l’industrie serait tout uniment impossible, si les hommes étaient tous également heureux ». C’est durant cette période que va grandir la contradiction entre la liberté et l’égalité. Car l’égalité, c’est un monde dominé par le conformisme et la médiocrité populaire. Et ainsi vont se développer au cours du XIXème siècle et au-delà des « sciences de l’inégalité », prétendant démontrer le fondement physiologique des inégalités. Et c’est à partir de là que se développent à la fin du XIXème siècle et au XXème siècle les tests de mesure de l’intelligence. C’est un psychologue français, Alfred Binet, qui met au point les tests pour calculer un niveau « d’âge mental » que l’on compare à l’âge biologique, pour en faire un quotient : le Q.I était né. Et avec lui la passion des « tests » qui sont encore très populaires aujourd’hui, à voir la folie des parents d’élèves pour repérer les « HPI » dans leur progéniture, les ventes de livres sur le sujet et les audiences de la série « HPI » sur TF1 (près de 10 millions de spectateurs).

Avec cette évolution, l’égalité va se concevoir comme la possibilité (théorique) pour tous d’accéder à l’élite, et non pas comme un indice de progression moyenne des conditions sociales. L’attention prioritaire va au contraire se porter sur le sommet de la pyramide. Et c’est là, selon les analyses de Pierre Rosanvallon, que vont trouver leurs raisons d’être les « Grandes Ecoles », qui permettront aux plus modestes de se présenter à leurs concours d’entrée. L’Ecole polytechnique en est la meilleure illustration. En 1848, le ministre de l’Instruction publique, Hyppolyte Carnot, va suggérer, afin d’étendre le recrutement de cette Ecole sur tout le peuple, de familiariser dès l’enfance tous les enfants des écoles élémentaires aux matières et aux sujets propres à son concours d’entrée, les collèges devant assurer ensuite une préparation directe et gratuite à ces épreuves. Vive les mathématiques et le système scolaire « distillateur social » !

Avec la fin du XIXème et le début du XXème siècle, va s’ouvrir une nouvelle période que Pierre Rosanvallon appelle « le siècle de la redistribution » qui va en quelques décennies réduire les inégalités de façon spectaculaire, grâce à la mise en place de l’impôt progressif, de mécanismes assurantiels pour protéger les individus contre les risques de l’existence, et l’instauration de procédures de représentation et de régulation collective du travail conduisant à une amélioration de la condition salariée.

Cette rupture a des origines politiques, l’idée ayant germée que l’essor du capitalisme, et la constitution d’une « classe de parias » qu’il engendrait, pouvait risque de mener au chaos social, comme une sorte de « Saint-Barthélemy sociale » révolutionnaire. Et donc qu’il fallait apporter des réformes pour s’en protéger.

Mais elle est aussi liée à une révolution intellectuelle et morale qui voit se développer ce que

Pierre Rosanvallon appelle « une désindividualisation du monde » et l’avènement d’un « capitalisme de l’organisation ».

Il s’agit d’une évolution sociologique des sociétés, qui pénètrera aussi le monde des entreprises, considérant que la société est un organisme vivant où les hommes sont interdépendants entre eux, et non des individus souverains et autosuffisants. Et que c’est la qualité de ces relations d’interdépendance qui fait que chacun dépend aussi de l’intelligence et de la moralité des autres. Cela va changer profondément les notions de droit, de devoir, de mérite et de responsabilité.

On parlera de « dette sociale » qu’aurait tout homme vis-à-vis de la société. Cela fera abandonner les conceptions antérieures de la responsabilité individuelle pour définir la société comme un système d’interactions et d’interdépendance. C’est aussi à ce moment que l’on va considérer l’entreprise comme une organisation. John Kenneth Galbraith, auteur du « Nouvel Etat industriel » dans les années 60, considèrera que « Le système industriel moderne, n’est plus essentiellement celui de l’économie de marché. Il est planifié en partie par les grandes entreprises et en partie par l’Etat moderne. Il doit être planifié, car la technologie et l’organisation modernes ne peuvent se développer favorablement que dans un cadre de stabilité, condition que le marché ne peut satisfaire ». Il explique également que l’entreprise est une « technostructure » gouvernée par un noyau de managers spécialisés et des experts en tous genres qui en font une organisation indépendante. Le pouvoir n’est plus dans les mains d’individus mais il est collectif dans cette technostructure : « Dans la grande entreprise moderne, le pouvoir est passé, de façon inévitable et irrévocable, de l’individu au groupe : car le groupe est seul à posséder les informations nécessaires à la décision ». Ainsi était nés la science des organisations, et le conseil en organisation qui va avec (Le Boston Consulting Group – BCG – est créé en 1963).

Ainsi assiste-t-on à cette « désindividualisation du pouvoir », le pouvoir étant transféré aux organisations. Le succès de l’entreprise dépend alors de la qualité de l’organisation et des procédures de gestion. En contrepartie, le PDG de l’entreprise est devenu un simple rouage de l’organisation et les dirigeants et salariés sont les serviteurs de cette organisation, interchangeables. On peut faire des choses extraordinaires dans l’entreprise bien organisée, avec des hommes ordinaires. L’efficacité productive d’un tel système entraînait, toujours selon Galbraith, mécaniquement une réduction des inégalités et l’amélioration du sort de chacun, indexé sur des résultats collectifs. Les dirigeants sont, bien sûr, mieux rémunérés, mais dans le cadre d’une hiérarchie fonctionnelle des compétences. Qui se souvient que c’est Peter Drucker, autre gourou du management, qui estimait, à cette époque, que la hiérarchie salariale devait se limiter à un écart de 1 à 20.

Mais ce « capitalisme de l’organisation » ne va pas durer, et nous assistons depuis les années 80 et surtout 90 à une nouvelle rupture avec l’avènement d’un « capitalisme de la singularité ».

L’histoire de la « dette sociale » a un peu disparue, L’Etat étant suspecté de trop taxer et d’être inefficace ; L’Etat-providence est devenu suspect également d’entretenir une situation où les citoyens improductifs vivent aux dépens des citoyens productifs. Haro sur l’assistanat. En outre, la justice sociale a laissé la place à une nouvelle préoccupation qui est la dimension écologique. Le souci des générations futures est devenu un impératif moral plus vital que la justice sociale, et cette figure des générations futures a remplacé le prolétaire comme sujet de la sollicitude publique.

Ce virage concerne aussi l’entreprise. Finie la vision de la production ouvrière de masse. On va maintenant valoriser les capacités individuelles de création, et les qualités de réactivité supplantent le sens de la discipline. Et le développement d’une économie de services va donner justement de l’importance à la qualité de la relation avec le consommateur.

Finie aussi la glorification de la planification. On va maintenant parler de flexibilité, et de l’adaptation permanente de l’organisation. Et le fonctionnement des organisations est devenu indissociable d’une certaine autonomie des travailleurs. On ne parle plus de qualifications, mais de compétences. Le travailleur compétent est celui qui sait prendre les bonnes décisions face à l’imprévu. Ce n’est plus sa force de travail qui caractérise le travailleur, mais sa valeur d’usage, c’est-à-dire sa singularité. Nous sommes dans un nouvel âge des inégalités et de la désolidarisation sociale.

Mais, paradoxalement, ce nouvel âge est aussi celui de l’attention accrue aux discriminations et aux différences.

En fait ceci correspond à une nouvelle forme d’individualisme, « l’individualisme de singularité » : c’est précisément en sortant d’une catégorie de classe (les noirs, les femmes, etc) et en devenant soi-même que cet individualisme s’exprime. Chacun aspire a être important aux yeux d’autrui, à être considéré comme une star, un expert, ou un artiste, et voir ses idées et ses jugements pris en compte, reconnus comme ayant une valeur.

On parle encore d’inégalité, mais c’est l’inégalité liée au sentiment de ne pas être traité comme un être humain, d’être rejeté hors du cercle, considéré comme « moins que rien ». L’idée d’égalité a changé : il s’agit d’être regardé comme quelconque, assimilé aux autres, et ne pas être assigné à une spécificité excluante. C’est aussi la volonté « d’être quelqu’un ».

A l’âge du capitalisme de singularité, ce qui va concilier le fait des différences et l’égalité, c’est notamment la notion de mérite. C’est l’égalité des chances et la reconnaissance du mérite qui font tenir le système. L’égalité est devenue synonyme de concurrence généralisée. Dans cette nouvelle société, c’est dans la confrontation au risque que l’on devient soi-même. Elle est devenue un idéal synonyme d’indépendance et d’émancipation. Dans cette société de concurrence généralisée, c’est le consommateur qui est sacralisé, et qui devient la mesure et la vérité de l’intérêt général. C’est maintenant l’exaltation de la concurrence qui correspond à la destruction des privilèges. La destruction des monopoles a remplacé la question de la réduction des inégalités.

Être égaux, dans ce cadre, signifie maintenant rentrer dans le jeu, participer à la compétition. Et que les meilleurs gagnent.

Cette idéologie de la concurrence généralisée est-elle de nature à refonder positivement un ordre acceptable du monde ? On comprend à le lire que Pierre Rosanvallon en doute. Comme souvent dans ce genre d'ouvrage, les propositions n'ont pas le même niveau que la qualité du diagnostic. Mais elles posent les bonnes questions.

L’ouvrage est paru en 2011. La situation en 2023 a plutôt amplifié les mouvements identifiés par l’auteur. Les écarts de rémunérations et les rémunérations des dirigeants ont continué à s’amplifier, la revendication des différences et du droit à être une star a pris des proportions nouvelles avec les wokisme.

Toute la question du comment être semblables et singuliers, égaux et différents, égaux sous certains rapports et inégaux dans d’autres, reste la question d’aujourd’hui. Et cette question est aussi celle de l’avenir des démocraties. On va parler d’égalité plurielle, mais le sujet de l’égalité, comme renforcement de la cohésion des membres qui composent les démocraties, et la réappropriation du politique par ces membres, reste à traiter encore aujourd’hui.

C’est nous maintenant qui allons écrire la suite de l’histoire si bien contée par Pierre Rosanvallon dans cette « société des égaux » qui a du mal à le rester.

D’autant que la singularité a pris une nouvelle dimension aujourd’hui avec la compétition entre l’Homme et les machines, et l’irruption de Chat GPT dans nos vies…