La guerre des écologies
22 décembre 2022
Au moment où l’on parle de plus en plus d’écologie et de « faire attention à l’environnement » tout le monde ne rame pas dans la même direction.
C’est Yves Citton, philosophe et écrivain, qui distingue ce qu’il appelle « l’écologie gestionnaire » et « l’écologie radicale ».
L’écologie gestionnaire, c’est celle qui vise à gérer et protéger l’environnement de manière efficace et durable, tout en tenant compte des besoins économiques et sociaux. Cela consiste à économiser nos ressources afin de prolonger (de manière prétendument plus « soutenable » et « durable ») les mêmes modes de vie et de production adoptés par le monde occidental depuis les révolutions industrielles successives, dans la perspective de les étendre aux pays dits « émergents ».
C’est toute la liste des actions de ce qu’on appelle « la croissance verte », avec la taxe carbone, marchés de droits à polluer, compensations, mais aussi les mesures pour économiser l’énergie et éviter les gaspillages de toutes sortes, que l’on nous vend comme les mesures pour « sauver la planète ». C’est aussi cette écologie gestionnaire » qui met l’accent sur la science et la technologie pour trouver toutes les solutions aux problèmes environnementaux, tels que la pollution ou la perte de biodiversité, et pourquoi pas le réchauffement climatique.
Dans cette vision de l’écologie, qui est très répandue dans les milieux d’entreprises notamment, on va parler de « capitalisme vert » ou d’ « éco-business », sans se poser de questions sur la finalité ou la nécessité de notre productions marchande de biens matériels et immatériels. Il s’agit en fait d’une tentative (que d’autres voient comme vouée à l’échec) pour prolonger le plus longtemps possible le système économique que nous connaissons et toutes ses valeurs associées aux idées de « développement », de « croissance » et de « consommation ». C’est finalement une belle histoire presque indolore, où en « respectant l’environnement », on va s’en sortir. C’est la vision du monde des gentils.
Et puis, il y a « l’écologie radicale », qui peut prendre plusieurs formes plus ou moins radicales. Mais le principe c’est de considérer que seules des alternatives collectives concrètes permettront de faire émerger d’autres formes de vie. Dans cette vision, on considère que la crise écologique renvoie à une crise plus générale du social, du politique et de l’existentiel et qu’elle ne pourra être résolue par des mesures ponctuelles de sauvegarde des environnements naturels. Il ne s’agit donc pas seulement de modifier dans un sens « durable » le cadre classique de l’économie capitaliste, mais de concevoir des « formes de vie » alternatives.
Ce projet est donc bien plus global, et implique de promouvoir les nouvelles pratiques (de ralentissement, de circuits courts, de mise en commun des savoirs et de la créativité, de décroissance, de nouvelles formes de production et de consommation) qui nous permettent, comme l’exprime Yves Citton, de « revaloriser les liens qui nous attachent les uns aux autres ainsi qu’à notre environnement ». Mais dans une version plus extrême, elle débouche aussi sur une forte critique du capitalisme en tant que tel. D’où aussi les actions violentes de jets de purée sur les tableaux des musées, et autres du même genre, pour faire prendre conscience, et vite, de changer radicalement notre mode de vie. Et c’est parfois cette critique de la société industrielle, et de ses structures économiques et politiques, qui prend le dessus. Et forcément, cela fait moins envie à ceux qui font l’économie aujourd’hui, dans les entreprises notamment. Et on en vient vite à douter des intentions réelles de ceux qui défendent cette vision, le sentiment anticapitaliste les faisant suspects d’être de méchants révolutionnaires d’extrême-gauche.
C’est la confrontation de ces deux visions que l’on voit à l’œuvre dans la résistance, parfois violente, à des projets de barrage ou dans des luttes de populations autochtones. En ce moment, on parle de ce projet d’installer une usine du Groupe Le Duff à Liffré en Ille-et-Vilaine : La vision gestionnaire de la Direction et des élus locaux, c’est la vision de la création d’emplois (500) permise par cette usine de viennoiseries surgelées ; la vision des associations écologistes, c’est la dénonciation de la menace sur des zones humides, et la forte consommation d’eau que l’exploitation de l’usine va entraîner, bref un projet « climaticide ».
Alors, doit-on opposer ces deux visions et choisir son camp ?
Yves Citton apporte une lecture originale et nous prévient : « Il convient de déjouer les pièges de cette guerre des écologies. Le pire serait de les opposer de façon monolithique et d’exiger que nous prenions parti pour l’une et contre l’autre, comme si elles relevaient d’un conflit statique.
Il convient d’affirmer la complémentarité dynamique du gestionnaire et de la radicalité : Au cours même des conflits qui les opposent, les radicaux et les gestionnaires font avancer ensemble les frontières de notre attention collective aux questions écologiques. Les « zadistes » qui occupent des zones à développer (ZAD) en les érigeant en zones à défendre exercent des poussées contre l’inertie productiviste qui sont tout à la fois indispensables à la réorientation radicale de nos modes de développement et encore profondément insuffisantes face à l’échelle des problèmes auxquels nous devons faire face.
C’est grâce à la pression des radicaux que les gestionnaires deviennent des traducteurs (eux aussi indispensables) diffusant de « meilleures pratiques » - effectivement, quoique lentement et de façon diluée – à travers les institutions (politiques, économiques, juridiques) qui gouvernent nos comportements collectifs et qui constituent une échelle de médiation absolument incontournable.
C’est dans l’articulation dynamique (plutôt que dans l’opposition statique) du gestionnaire et de la radicalité qu’il faut aller chercher une issue possible à nos fourvoiements actuels ».
C’est pourquoi Yves Citton, pour articuler cette dynamique qu’il appelle, utilise cette notion d’ « écologie de l’attention ».
Cette écologie de l’attention désigne l’ensemble des pratiques et des dispositifs qui permettent de gérer et protéger notre capacité à porter attention aux choses qui nous entourent et qui nous relient à l’univers. Dans un monde où nous sommes constamment sollicités par de nombreuses distractions, et où notre attention est constamment divisée, l’écologie de l’attention est celle qui met l’accent sur l’importance de protéger notre capacité à porter attention aux choses qui sont importantes pour nous, tant sur le plan personnel que sur le plan collectif. On pense aux pratiques de méditation, de pleine conscience, tout ce qui nous permet de se concentrer sur une seule chose à la fois et de mieux apprécier ce que nous faisons.
C'est aussi la pratique de "l'attention flottante" : " c'est en ne prêtant pas attention à ce qu'essaie de nous dire quelqu'un qu'on comprendra mieux le sens de son message". C'est une approche psychanalytique de l'attention qui vise à pouvoir mieux découvrir autrui en ne prêtant pas attention à ce que ce dernier veut dire. D'où l'idée de laisser "flotter" son attention , en suspendant les contraintes du raisonnement pour se laisser porter par des effets de résonances. Au lieu de se laisser distraire par trop de sollicitations sans réagir, il s'agit de "tirer de notre distraction l'occasion d'un détachement qui, en nous libérant de nos œillères volontaristes, nous permettra de réenvisager les problèmes d'une façon inédite". (je cite Yves Citton).
C'est cette attention flottante qui nous aide à opérer "un pas de côté" permettant "d'imaginer un tiers exclu, là où la querelle s'enferre dans une alternative strictement binaire".
On remarque d'ailleurs que cette attention flottante n'est possible, en général, que que si l'on se trouve en présence physique du corps de l'autre, car c'est la présence des corps, le sien comme celui des autres, ainsi que la disponibilité de notre attention aux signaux envoyés par ces corps, qui crée aussi cette attention, comme le fait remarque Diana Filippova dans son ouvrage, "Techno pouvoir". Dans un monde réduit aux écrans, cette attention est beaucoup plus difficile à exercer.
C’est pourquoi pour Yves Citton cette écologie de l’attention est liée à l’écologie en général, par cette nécessité qu’elle nous impose de porter attention aux choses qui nous entourent et à notre relation à elles.
C’est en prenant soin de notre capacité à porter attention que nous pouvons mieux apprécier et comprendre notre environnement, et ainsi nous aider à mieux le protéger.
C'est en développant notre attention flottante que nous serons "incités à prendre acte des transformations relationnelles et technologiques qui structurent notre époque actuelle".
L’écologie sera-t-elle ainsi sauvée par notre capacité d’attention et d’écoute de ce qui nous relie au monde ?
A chacun d’exercer son attention.
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