Carcasses abandonnées ?
29 décembre 2022
Cela fait quelque temps que ce concept d’ « homo oeconomicus » inventé par les économistes du XVIIIème siècle n’a plus la côte qu’il avait à l’origine. Il est construit sur l’hypothèse que les comportements humains sont guidés par des intérêts économiques, considérant que l’individu est un être rationnel qui cherche toujours à maximiser son bien-être économique, une sorte de calculette sur deux pattes.
On considère aujourd’hui que les comportements humains sont plus complexes, et font intervenir, outre les intérêts économiques, les émotions, les valeurs ou les croyances, qui viennent nous faire prendre des décisions qui peuvent être contraires à nos intérêts purement économiques. Les sciences comportementales et les neurosciences sont passées par là pour remettre en perspective des motivations humaines comme l’altruisme, le don ou la coopération, qui n’étaient pas perçues par les économistes d’hier.
Mais, au-delà de ces inflexions, ce qui a profondément changé nos comportements, ce sont les nouvelles technologies. C’est l’objet du livre de Diana Filippova, « Techno Pouvoir ».
Ce livre n’est pas une critique des technologies, mais une analyse fine de la manière dont la technologie influence notre vie quotidienne et notre société, de manière non consciente parfois, d’où ce concept de « Techno Pouvoir » qui décrit le pouvoir de la technologie sur nos modes de vie, et la façon dont nous nous connectons et interagissons avec le monde et avec les autres.
Son hypothèse est que, avec les technologies, l’homo oeconomicus est devenu ce qu’elle appelle un « homme sans qualités », c’est-à-dire un individu qui a perdu toutes ses caractéristiques distinctives, qui se fond dans la masse, devenant interchangeable avec n’importe quelle autre personne. En étant connectés aux mêmes outils technologiques, aux mêmes réseaux sociaux, aux mêmes algorithmes, nous deviendrions quasiment interchangeables, classés dans des « catégories » fabriquées par les nouvelles technologies, qui permettent aux « influenceurs » de déployer toutes les stratégies pour chasser les «vues » et les « like », ainsi que les « abonnés » et « amis ». Et nous suivons comme des moutons tous les "like" des autres sans réfléchir.
Au point de se demander si nous avons encore la possibilité de se distinguer et de cultiver nos passions dans un monde de plus en plus uniformisé par la technologie qui nous dit ce qu’il faut penser et « liker » pour être dans le coup et suivre les tendances. Dans ce monde, l’intelligence humaine se dégrade pour devenir une « intelligence mécanique », d’où, d’ailleurs, la facilité avec laquelle se développe l’intelligence artificielle, puisque l’intelligence humaine elle-même ressemble de plus en plus à une intelligence artificielle. Diana Filippova reprend une formule de Shoshana Zuboff qui décrit l’homme moderne comme « une carcasse abandonnée ». L’homme est devenu « des données, plus une carcasse. Ni corps, ni âme, ni conscience ».
Bien sûr, tout n’est pas foutu, et Diana Filippova nous encourage aussi à essayer de s’en sortir, en ayant une réflexion plus critique sur les technologies, et comment nous les utilisons.
Peut-être va-t-on voir le retour de ces notions de conscience. Prendre conscience de ces effets intrusifs des technologies sur nos vies, c’est aussi le moyen de cultiver notre identité. Certains ont déjà choisi de se déconnecter, de s’éloigner un peu plus des réseaux sociaux, de prendre le temps de penser par soi-même, même différemment des masses. Plutôt que de courir après les « like » et ces centaines de milliers d’ « amis » que nous ne connaissons pas, développer un cercle de relations qui partagent nos valeurs, et nous permettent de nous affirmer« uniques ».
La fin de l’ouvrage de Diana Filippova nous y encourage :
« Triste horizon que celui de ces « spécialistes sans vision et voluptueux sans cœur » qui peuplent la société devenue cage d’acier. Il y a en elle des cachettes et des fissures que le techno-pouvoir n’est pas en mesure d’atteindre ou de museler. C’est celui que des quidams de tout bord et de toutes fonctions dégagent des obstacles qui l’encombrent lorsqu’ils opposent, dans l’intimité de leur foyer ou dans les espaces publics, la puissance de leur volonté et les merveilles de leur imagination, individuelle et collective.
Laissons éclore ces imaginaires dans l’ombre, hors d’atteinte des instruments du technopouvoir. Mais n’oublions pas que viendra un moment où il faudra quitter le confort douillet des interstices et enjamber les quelques marches qui nous séparent de l’arène où se font les jeux et se livrent les batailles ».
Un bon conseil pour terminer 2022 et aborder 2023, forts de la puissance de la volonté et des merveilles de l’imagination pour enjamber les prochaines marches.
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