36 stratagèmes avant l'orage
Efficacité énergétique : des tuyaux et des libéraux

La messe de la Raison d'Être

MesseLa raison d’être est devenue une occasion d’idées de business divers, autour de consultants en tous genres se donnant vocation à propager la bonne parole et les bonnes pratiques.

C’est aussi le bon sujet pour les clubs et associations (à but très lucratif) pour attirer les cotisations dans des business modèles bien conçus par leurs créateurs.

C’est ainsi que j’étais la semaine dernière à la remise de « trophées de la raison d’être des entreprises » de l’un de ces clubs.

Beaucoup de cheveux gris et de têtes masculines dans le public, présents à l’évènement comme à une messe. Ils ont l’air de se connaître tous et se saluent respectueusement. On sent que la cérémonie est importante.

Pour animer la soirée, il y a un aboyeur, ou plutôt une aboyeuse, qui a dû trouver son inspiration dans un show de téléréalité ou au cirque ; Elle présente chaque intervenant en hurlant « Et je vous demande un tonnerre d’applaudissements pour accueillir… ». On fait semblant d’y croire, mais ça n’applaudit pas tant que ça. On n'est pas à la Star Academy quand même. Cela casse un peu l'ambiance de la messe. Ce n'est pas le style de l'âge de l'assistance.

Les représentants des entreprises récompensées par ces fameux « trophées » vont défiler sur l’estrade, avec un petit moment d’interview par deux vieux messieurs qui ont du communiquer les questions à l’avance à l’intervenant. Mais c'est bien joué. On applaudit.

Chaque intervenant va se livrer à cette confession : « Mais pourquoi et comment avez-vous défini votre Raison d’Être ? ». Car l'idée est aussi de donner envie aux autres, au public, ceux qui ne sont pas encore convertis, de se lancer dans une démarche similaire. Alors on essaye de vendre celle-ci au mieux, avec ce qu'il faut de sincérité.

Bien que ces entreprises soient toutes différentes, il y a même une entreprise publique (pour le prix spécial entreprise publique), les discours se ressemblent. La Raison d’Être est présentée comme un exercice interne qui s’apparente à une catharsis, une sorte de libération des passions au cœur de l’entreprise. Le ton, les mots, les expressions du visage, parfois les émotions, tout y est. Certains ont vu dans leur « raison d’être » leur « étoile polaire », ou leur « fil à plomb » (l’orateur nous fait un geste de la main tout le long de son corps pour bien nous personnifier la métaphore, comme un geste initiatique), d’autres veulent y voir de l’amour (l’amour de l’entreprise, l’amour de l’industrie). D’autres se sentent « responsables » de nous sauver.

En général l’exercice a commencé avec un petit groupe motivé autour du dirigeant, qui n’est pas toujours le premier à se motiver (l’un d’eux nous a dit qu’il « n’était pas très chaud au début, mais qu’il s’est pris au jeu »). Oui, une sorte de jeu entre soi, pour sortir la punch line de la raison d’être ( « Permettre au plus grand nombre de construire leur vie en confiance » ; reste à deviner ce que vend l’entreprise avec un slogan aussi inspirant qu'un prêtre). Et puis ensuite, on déploie cette raison d’être auprès d’un maximum de collaborateurs de l’entreprise, et on la colle partout sur le site internet et dans la communication Corporate.

Il faut faire partie des fidèles de la religion de la raison d’être pour vraiment s’extasier devant l’énoncé de ces formules, toujours grandiloquentes, parfois naïves, pleines de bons sentiments, et qui font parfois sourire, ou pire. On aurait vite fait d’y voir des poignées sans valises. Mais, présentées avec la ferveur de ceux qui viennent témoigner, on est saisi par la mise en scène et la voix, comme en écoutant un air d’opéra qui nous fait verser des larmes. On est comme dans un autre monde. 

Chaque témoin récompensé le confesse : Cet exercice leur a permis de se redonner confiance, d’aimer et de faire aimer leur entreprise, comme une sorte de nouveau baptême, la foi en l’entreprise étant toujours imparfaite et nous obligeant à nous convertir un peu plus chaque jour grâce à cette nouvelle « raison d’être « qui devient une prière que l’on partage et qui répand le la joie d’être utiles à la société et au bonheur des hommes.

A la fin de cette messe, les public et les organisateurs communient avec une coupe de champagne. C’est le moment de recruter de nouveaux adeptes et de faire rentrer les promesses d’adhésion et de cotisations.

Impossible de ne pas être impressionné par de telles cérémonies, en écoutant tous ces témoignages inspirés de dirigeants d’entreprises reconnues.

Et on ne peut s’empêcher de se poser plein de questions.

Doit-on se convertir, ou rester en-dehors de ces sectes ? Ces exercices sont-ils sincères ou joués ? Est-ce que les salariés y croient autant que ceux qui ont porté la naissance de ces « raisons d’être » ?

Cela va-t-il changer quelque chose dans le fonctionnement de ces entreprises et leurs performances ? Certains des témoins ont révélé que leur raison d’être leur servait aussi à choisir leurs investissements ou les partenaires avec qui ils envisagent de fusionner.

Et que penser de ces ONG qui sont en train de lancer des ultimatums contre cette banque « la plus polluante de France » à cause de ses financements « climaticides » de projets d’énergies fossiles, et qui était pourtant parmi les lauréats « responsables » de ces fameux trophées, créant ainsi le doute que les belles paroles n’empêchent pas les péchés. Rien de pire que les amours déçues.

Peut-être aussi que ce genre de club et de messes vont servir à convertir de plus en plus d’entreprises et créer un nouveau climat qui redonne de l’éclat à l’entreprise. En ces temps où l’on crie dans la rue contre les « super profits » et les entreprises qui mettent leurs collaborateurs en « burn out » et en « quiet quitting », mettant en péril leur santé mentale, et incapables d’assouvir la soif de « sens » des plus jeunes générations, cette religion est-elle capable d’inverser la tendance ? Ou ne sera-ce qu’un leurre qui ne dupera personne ?

On espère assurément que ces bonnes intentions de « raison d’être » et d’ »étoile polaire » seront aussi l’occasion de faire évoluer les comportements, les pratiques managériales, les relations humaines dans l’entreprise, et le service client, et faire de nous des Rousseauistes convaincus que l’homme est bon.

Ce serait une bonne nouvelle.

Comme le disait déjà Pascal, avec son « pari » : « Il faut savoir douter où il faut, se soumettre où il faut, croire où il faut ».

Amen.

Commentaires

L'utilisation des commentaires est désactivée pour cette note.