Un besoin d'autres vies
12 septembre 2022
Certains imaginent la fin du roman, comme la fin de la littérature.
Et d’autres qui considèrent le roman et la fiction comme une nécessité vitale.
C’est le cas de Michel Houellebecq, dont Le Figaro reproduisait cet été son discours prononcé à l’université Kore d’Enna, en Sicile, le 15 juin, dont il a été fait docteur honoris causa.
Citons Michel Houellebecq :
« La littérature ne contribue nullement à l’augmentation des connaissances, pas davantage au progrès moral humain ; mais elle contribue de manière significative au bien-être humain, et cela d’une manière à laquelle ne peut prétendre aucun autre art ».
C’est fort. Et pourquoi, Michel ? Expliques-nous.
La preuve, c’est que les guillotinés de la Révolution, du moins certains, lisaient et «juste avant d’être saisis par les aides du bourreau pour être traînés à l’échafaud, ont placé le signet à la page exacte où ils en étaient restés — tous les livres, à l’époque, avaient des signets ».
Et donc :
« Qu’est-ce que ça veut dire, dans ces circonstances, de placer le signet? Ça ne peut vouloir dire qu’une seule chose, c’est qu’au moment où il lisait, le lecteur était tellement plongé dans son livre qu’il avait complètement oublié qu’il serait décapité dans quelques minutes.
Quoi d’autre qu’un bon roman pourrait produire cet effet? Rien ».
Bon, Michel Houellebecq convient que la Révolution et la guillotine ne vont pas revenir tout de suite. Mais en revanche on attend toujours quelque part, y compris dans, justement, ces « salles d’attente » chez les médecins. Et c’est dans cette attente que l’on est comme ces guillotinés ; on lit.
Et voilà la « raison d »être » de la littérature :
« La raison d’être fondamentale de la littérature romanesque, c’est que l’homme a en général un cerveau beaucoup trop compliqué, beaucoup trop riche pour l’existence qu’il est appelé à mener. La fiction, pour lui, n’est pas seulement un plaisir ; c’est un besoin. Il a besoin d’autres vies, différentes de la sienne, simplement parce que la sienne ne lui suffit pas. Ces autres vies n’ont pas forcément besoin d’être intéressantes ; elles peuvent être parfaitement mornes. Elles peuvent comporter beaucoup d’événements, de grande ampleur ; elles peuvent n’en comporter aucun. Elles n’ont pas forcément besoin d’être exotiques ; elles peuvent se dérouler il y a cinq siècles, dans un continent différent ; elles peuvent se dérouler dans l’immeuble d’à côté. La seule chose importante, c’est qu’elles soient autres ».
Alors, vous avez lu des romans, vous, cet été ? Pour répondre à ce besoin d’autres vies.
Moi, oui.
Tiffany Tavernier (oui, la fille du réalisateur Bertrand Tavernier) , à la fois romancière et scénariste pour le cinéma, nous permet de vivre le destin d’un « ami », ce voisin que l’on croyait connaître, avec qui on se faisait des apéros et des barbecues, et qui est en fait…Bon on va pas spoiler. Mais le roman est construit sur cette découverte, et l’on évoque avec lui tous ces gens que l’on croit connaître et que l’on ne connaît pas, en fait. Le roman, paru l’année dernière, et en Poche cette année, s’appelle simplement « L’ami ».
Le roman, c'est comme la vie, c'est la découverte de "l'autre".
Et puis, les romans de ce qu’on appelle la « rentrée littéraire », qui paraissent dès fin août.
Muriel Barbery nous fait cheminer, dans son roman « Une heure de ferveur », avec Haru Hueno, au Japon, que nous accompagnons sur un temps très long, puisque le roman commence quand il a trente ans, et se termine à sa mort. Nous y vivons cette « expérience du Japon » dont Muriel Barbery a été très marquée, en buvant du saké à toutes les pages, ou presque, en dégustant ces champignons matsutakés, rares et appréciés au Japon, comme la truffe en Europe (je n’en ai jamais goûté), et aussi cette fondue japonaise avec « le réchaud, le nabe en fonte, les tranches de bœuf, les feuilles de chrysanthèmes, les cives, les oignons, les champignons, le tofu et l’œuf battu ». Cette « heure de ferveur » est une citation de Saint-Exupéry, dans « Terre des hommes », qui parle du désert qui « n’offrait qu’une heure de ferveur, et c’est nous qui l’avons vécue ». Muriel Barbery reprend l’image, lors de funérailles (et on assiste à pas mal de funérailles dans ce roman) : «Sache que si j’étais seul, j’appellerai les puissances de la mort et je leur dirai : Je ne vous redoute pas. Mais je ne suis pas seul et si la vie n’offre plus qu’une heure de ferveur, je veux que nous la vivions ensemble ».
On découvre aussi les montagnes et jardins du Japon, à Kyoto.
Et cette histoire de renard, qui revient plusieurs fois, comme un refrain de ce temps long, et que rappelle l’illustration de couverture de ce livre :
« Vers le milieu de l’époque de Heian, il y eut des aubes de toute beauté. Au fond des cieux se fanaient des brassées de fleurs pourpres. Parfois, de grands oiseaux se prenaient dans ces reflets d’incendie. A la cour impériale, une dame vivait recluse dans ses quartiers, sa noblesse scellait son sort de captive et même le petit jardin attenant à sa chambre lui était interdit. Cependant, pour contempler les aurores, elle s’agenouillait sur le bois de la galerie extérieure et depuis la nouvelle année, chaque matin, un renardeau s’invitait dans le jardin. Bientôt, une pluie drue s’installa jusqu’au printemps et la dame pria son nouvel ami de la rejoindre à l’abri, en surplomb du clos où il n’y avait qu’un érable et quelques camélias d’hiver. Là, ils apprirent à se connaître en silence.
Ensuite, après qu’ils eurent inventé un langage commun, la seule chose qu’ils se dirent fut le nom de leurs morts ».
Ce renard revient plusieurs fois dans le roman, y compris dans les dernières pages ( « le renard est la clé »).
Ce roman est sur la liste des candidats au Prix Goncourt.
Retour en France, en Bretagne, dans le Finistère Nord, avec le roman de Victoria Mas, son deuxième (oui, c’est la fille de Jeanne Mas, en rouge et noir), « Un miracle ». Sœur Anne, religieuse chez les Filles de la Charité (oui , la chapelle rue du Bac à paris, où, en 1830, Catherine Labouré a eu une apparition de la Vierge), reçoit d’une de ses condisciples une prophétie : la Vierge apparaîtra en Bretagne, et elle s’y précipite, à Roscoff et l’Île de Batz, pour y être. Elle y rencontrera cet adolescent, Isaac, qui dira « Je vois ».
Le miracle de l'apparition de la Vierge, comme un moment, selon les mots de Victoria Mas, un moment de "ferveur".
C’est à Béthune que Yannick Haenel emmène ses lecteurs, avec « Le Trésorier-payeur ». La première partie du roman raconte comment l’auteur a eu l’idée de ce roman et de ce personnage. On y voit tous les fils qui vont tisser le roman ; c’est comme si on écrivait le roman avec lui : « Il n’y a rien de plus beau qu’un roman qui s’écrit : le temps qu’on y consacre ressemble à celui de l’amour : aussi intense, aussi radieux, aussi blessant. On ne cesse d’avancer, de reculer, et c’est tout un château de nuances qui se construit avec notre désir : on s’exalte, on se décourage, mais à aucun moment on ne lâche sa vision. Parfois un mur se dresse, on tâtonne le long des pierres et lorsque l’on trouve une brèche, on s’y rue avec un sentiment de liberté inouïe. Les lueurs, alors, s’agrandissent, et c’est toute une mosaïque de petites lumières qui s’assemble peu à peu, jusqu’à former non seulement un soleil, mais aussi une lune, un univers complet, avec ses nuits et ses jours ».
Ce » Trésorier-Payeur », c’est cet employé de la Banque de France de Béthune, qui a été fermée en 2007, et transformée en un centre d’art contemporain, dans lequel Yannick Haenel a participé à une exposition. Ce qui attire l’attention de Yannick Haenel, c’est cette maison de briques rouges , juste derrière la banque, qui avait justement appartenu à ce « Trésorier-payeur », et qui était reliée à la banque par un souterrain, aujourd’hui bouché. Il n’en faut pas plus pour que cela déclenche la curiosité et fasse « scintiller » un roman.
L’auteur nous dit tout : « Tout le reste de la journée, je ne pensais qu’à ça, au tunnel, aux trous, à l’obsession qui nous fait le creuser. Non seulement, je pensais à cet invraisemblable trou creusé sous la Banque de France, mais déjà moi-même, en y pensant, je ne cessais de creuser. Le tunnel, je m’y voyais, je m’y engouffrais, je le continuais ».
Du vrai « Trésorier-payeur » on ne sait pas grand-chose, si ce n’est que ce personnage n’était pas Trésorier-payeur, mais un simple trésorier de la Banque. Mais ce titre était tellement évocateur que l’auteur le garde : « Je décidai de continuer à l’appeler le Trésorier-payeur, avec cette épithète presque énigmatique, parce que d’une part c’est ainsi qu’on me l’avait présenté, et d’autre part parce qu’il prenait sous cette dénomination figure de personnage. Un simple « trésorier », même si le mot qui le désigne éclate comme un soleil, n’est jamais qu’un employé, alors qu’on peut très bien imaginer, sous l’étrange dénomination de « Trésorier-payeur », des compétences occultes : les rayons du soleil sont ici plus abondants et touchent à l’inconnu ».
Alors l’auteur va imaginer pour nous la vie de ce « Trésorier-payeur » depuis ses années d’étudiant, jusqu’à ses années à la Banque de France de Béthune, ainsi que ses rencontres et amours.
L’imagination de l’auteur en fait une sorte de banquier anarchiste, qui veut dépenser plutôt qu’économiser (dans une lecture originale du mot économie) :
« Il expliqua que la planète entière était fondée sur l’économie, c’est-à-dire l’épargne ; que chacun ne fait qu’économiser – ses forces et son argent ; qu’on ne cesse d’accumuler, et que l’accumulation est une manière de s’éteindre car la vraie vie réside dans la dépense ».
Yannick Haenel est allé cherché ses références dans l’œuvre de Georges Bataille, « la part maudite », car il se trouve que ce Trésorier-payeur était un homonyme qui s’appelait aussi Georges Bataille. C’est dans ce livre, « la part maudite » (écrit en 1949) que Georges Bataille, dixit Yannick Haenel, « envisage la dépense, voire la ruine, comme la vérité de l’économie et considère que les richesses appartiennent moins à l’épargne qu’au rite qui les consume ». Le roman rejoint l’œuvre du philosophe. Et le héros du roman est justement un étudiant philosophe qui devient banquier.
Lire des romans, comme un besoin d’autres vies, selon Michel Houellebecq, pour voyager autour du monde avec des philosophes, des poètes et même des renards. Lire comme une heure de ferveur.
De quoi faire la rentrée plein d’idées, d’envies et de ferveur, pour plus d'une heure.
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