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Ouvrir ou fermer la fenêtre ?

OVERTONC’est une théorie dont on reparle beaucoup en ce moment et qui fait l’objet d’articles et d’analyses à propos de la campagne électorale en France.

L’occasion pour beaucoup de la découvrir.

Il s’agit de la théorie dite « la fenêtre d’Overton », aussi appelée la fenêtre du discours.

Le nom vient d’un lobbyiste libéral américain, Joseph Overton qui a introduit cette notion dans les années 1990. Elle désigne la gamme d’idées (c’est ça la fenêtre) que le public peut accepter à un moment donné. La viabilité politique d’une idée dépend ainsi du fait qu’elle se situe dans cette fenêtre qui comprend donc une gamme de politiques et d’idées qu’un politicien peut proposer et débattre sans être considéré comme trop extrême, pour gagner ou conserver une fonction publique (merci Wikipedia).

Ainsi existe-t-il une échelle de l’acceptation des idées publiques : On passe d’une extrême où les idées sont inconcevables ou inacceptables, puis radicales, acceptables, sensées, populaires, et enfin admises politiquement (comme une évidence partagée).

Cette théorie stipule que la fenêtre en question change de taille et peut se déplacer. Une idée, après avoir été considérée comme inacceptable, peut progressivement devenir une idée politiquement acceptable. Et le jeu des politiques qui soutiennent des idées en dehors de la fenêtre est alors de chercher à persuader l’opinion pour élargir la fenêtre ; inversement ceux qui soutiennent les idées à l’intérieur de la fenêtre veulent convaincre l’opinion que toutes les idées en dehors de la fenêtre sont inacceptables, pour éviter de les y faire rentrer.

Cette théorie est devenue familière des professionnels de la communication, et s’est étendue à d’autres domaines de la vie en société, à l’entreprise notamment. Une des techniques reconnue pour agrandir la fenêtre de l’acceptabilité consiste à faire la promotion d’idées très éloignées, jugées donc comme radicales ou inacceptables, avec l’intention réelle de rendre acceptables, par comparaison, des idées moins éloignées, mais considérées comme marginales et en dehors de la fenêtre.

Les exemples d’évolution des idées par rapport à cette fenêtre sont légion. On peut citer l’euthanasie, considérée comme inacceptable après la seconde guerre mondiale, qui est petit à petit devenue une idée, non plus radicale, mais acceptable par certains, même si elle n’est pas complètement entrée dans la catégorie évidence partagée. Ce phénomène de petits pas qui font pénétrer les idées se constate aujourd’hui sur des sujets d’actualité comme la GPA, et demain sur le Revenu Universel ou la libéralisation du cannabis. On a vu aussi, à l’occasion de la crise Covid, l’idée du contrôle de la population entrer dans la fenêtre avec le pass sanitaire. L’utilisation de technologies de surveillance de la population a, à cette occasion, entrebâillé la fenêtre d’Overton. On pourrait analyser de manière plus générale, le mouvement vers la fenêtre des nouvelles technologies, qui, au début, font lever les peurs de ceux qui les considèrent comme inacceptables.

Ce phénomène touche en ce moment la campagne électorale en France, comme l’analyse Raphaël LLorca, expert de la Fondation Jean-Jaurès, dans L’Opinion du 15/02. Pour lui, c’est toute la campagne qui fonctionne comme une gigantesque fenêtre d’Overton. C’est le cas de ce qualificatif de « grand remplacement », apparu en 2010 dans un ouvrage de Renaud Camus, et longtemps marginal dans le discours politique, qui est soudainement apparu dans les expressions de plusieurs acteurs du débat public à l’occasion de cette campagne. Même chose pour la résurgence de débats qu’on avait cru enfouis depuis toujours (la culpabilité de Dreyfus, la responsabilité de Pétain). Raphaël LLorca a observé avec étonnement les débats sur BFM traitant de « Les juifs ont-ils trop de pouvoir ? » ou, sur TPMP, « Faut-il réautoriser la peine de mort ? », faisant remarquer qu’il sera toujours plus long de refermer la fenêtre d’Overton que de l’ouvrir.

Mais on peut aussi regarder cette fenêtre avec envie, comme Olivier Babeau, Président de l’Institut Sapiens, qui y voit, dans une tribune parue dans Le Figaro en 2019 (qui ne traitait pas des phénomènes dont parle Raphaël LLorca néanmoins), la nécessité d’élargie la fenêtre d’Overton pour favoriser la richesse et la qualité des débats publics. Pour lui, « la richesse et la qualité des débats exigent que la fenêtre du dicible soit la plus large possible, et non comme semblent le suggérer certains censeurs, qu’elle se rétrécisse toujours plus ».

Il y a peut-être à distinguer les bonnes et les mauvaises fenêtres. Mais qui va en décider ? Si celui qui décide a pour objectif de nous empêcher de penser, on n’est plus très loin d’Orwell et de sa novlangue.

Et puis, la fenêtre d’Overton, on peut aussi voir que chacun de nous a la sienne. Se braquer envers les nouveautés ou les idées qui nous dérangent, voilà qui contribue à fermer notre fenêtre, à perdre le contact avec le monde, et à assécher sa capacité à créer et à innover, dans nos affaires et dans notre vie. Inversement, nourrir et développer des relations avec des gens différents de nous, lire des auteurs et des journaux qui pensent autrement, entre générations, voilà de quoi nous permettre d’ouvrir notre fenêtre d’Overton, et c’est en cultivant ces différences que nous élargissons cette fenêtre, au lieu de constamment la décaler pour fuir ceux qui ne pensent pas comme nous.

On ouvre la fenêtre ?


La technologie est géopolitique

GeopolitiqueIl semble aujourd’hui, avec une concurrence géopolitique, économique et technologique qui ne cesse de s'intensifier, que l’on assiste de plus en plus à l'émergence d'une lutte sur la scène internationale pour l'hégémonie mondiale entre deux camps concurrents : les démocraties et les autocraties. Les prospectivistes anticipent qu’au cours de la prochaine décennie, une nouvelle guerre froide entre les démocraties, centrées sur le leadership des États-Unis, et les nations autoritaires, dirigées par la Chine et soutenues par la Russie, s'ensuivra très probablement. D'autres pays pourraient être amenés à décider de plus en plus souvent à quel camp leur allégeance va.

Cette lutte a des conséquences directes sur le développement des technologies. Chaque camp a les siennes, et en décide des usages.

Alors qu’il y a une dizaine d’années, les technologies et le web étaient vus comme un facteur de liberté et de démocratie pour les régimes autoritaires ( on se rappelle le printemps arabe), mais aussi comme un moyen de permettre une plus grande participation des citoyens au débat public, et une meilleure transparence, il apparaît aujourd’hui que les technologies sont de plus en plus utilisées comme des moyens de surveillance par ces régimes autoritaires, voire par d’autres (reconnaissance faciale, techniques de crédit social). Au point que l’on parle maintenant d’ « autoritarisme digital ».

Certains y voient un danger pour la démocratie.

Evidemment, le pays vers qui tous les regards se tournent, c’est la Chine, qui a développé des technologies performantes de surveillance, et de censure, qui ont aussi accompagnées la stratégie de « Zéro-Covid ».

Mais les technologies ont aussi servi à des stratégies de désinformation sur les réseaux sociaux, dont la Russie a été accusée. Faustine Vincent, dans un reportage pour Le Monde ( 8/02/2022), à propos de la tension entre Moscou et l’Ukraine, indiquait que la guerre par l’armée était remplacée par une forme plus technologique : « Depuis que la politique de détection et de blocage des activités suspectes (mouvements préparant une attaque) s’est renforcée, Moscou a dû changer de tactique. Aujourd’hui, il utilise des sociétés ukrainiennes de relations publiques pour mener les campagnes de désinformation. Faire le lien avec la Russie est ainsi plus difficile. L’objectif reste inchangé. Il s’agit de semer le doute, la peur, de manipuler les esprits et saper la confiance des Ukrainiens envers leur gouvernement ». Cette stratégie commence par la démoralisation, pour réduire la capacité à réfléchir de façon critique et à se défendre. Et ainsi, « plus la population panique, plus elle est susceptible de relayer la désinformation et de faire, malgré elle, le jeu du Kremlin ». Bien sûr, comme le redoute l’Ukraine, cette déstabilisation mentale peut aussi être un moyen de faciliter une invasion physique.

Autre menace technologique, également redoutée en Ukraine, l’espionnage dans des structures sensibles et les cyberattaques. Toujours selon ce reportage du Monde, « L’Ukraine est victime chaque jour de dizaines, voire de centaines de milliers de cyberattaques. Les hackers les plus actifs sont associés au GRU (le service russe de renseignement militaire) ».

Au-delà de l’utilisation de ces technologies par les pays autoritaires, ce qui inquiète aussi, c’est leur diffusion. Les organisations et les firmes liées à la Russie se sont trouvées directement liées à des opérations de ce que l’on appelle « influence sociale » dans de nombreux pays à travers l’Afrique. Même chose avec les technologies de surveillance développées en Chine, que la Chine essaye de faire adopter dans des pays tout autant autoritaires que démocratiques. Ces technologies ne sont d’ailleurs pas développées uniquement en Chine mais aussi aux Etats-Unis (Google, Amazon), en Angleterre (BAE), au Japon (NEC).

Il semble évident que l’usage de ces technologies dépassent maintenant les pays autocratiques, et se répand mondialement. Toutefois, les observateurs remarquent que ceci ne correspond pas à une volonté des pays autocratiques de diffuser leur idéologie, mais de montrer que leurs régimes fonctionnent bien en comparaison de tous les dysfonctionnements constatés, en comparaison, dans les pays démocratiques. On a bien vu cela à propos de la lutte contre la Covid.

On ne peut pas dire que ces technologies ont menacé la démocratie, car on ne peut que reconnaître que la proportion de pays démocratiques demeure très élevée. Néanmoins, le nombre de "régimes autoritaires à parti dominant" est passé de 13 % de tous les pays avant la guerre froide à 33 % aujourd'hui.

Ces craintes envers ces technologies ont amené certains pays à les réguler, par exemple en interdisant l’usage de la reconnaissance faciale, ou les technologies 5G de Huawei.

Les prospectivistes sont partagés entre deux scénarios. Il est intéressant de les considérer.

Le premier scénario est celui où une nouvelle forme de guerre froide entre les pays autocratiques et démocratiques s’amplifie, d’un point de vue politique.

Les pays autocratiques utilisent et répandent ces technologies, favorisant les innovations, permettant de maîtriser les techniques de désinformation et de démoralisation.

Les deux camps établissent leur propre Internet, leurs normes technologiques, leurs organisations internationales, leurs valeurs et règles communes, leurs vérités historiques et leurs systèmes monétaires. Pourtant, contrairement à la première guerre froide entre le capitalisme et le communisme, au lieu d'essayer de détruire les démocraties, les autocraties visent désormais à éroder leur capacité à innover et à renouveler leurs sociétés, et à les faire paraître incapables de maintenir l'ordre par le biais de campagnes de désinformation et de démoralisation et d'autres tactiques de guerre hybride, notamment en sapant la confiance du public, en favorisant les troubles civils et en menant des attaques et des actes de cybercriminalité. Une autre différence entre l'ancienne et la nouvelle guerre froide concerne le commerce. Contrairement à l'ancienne, les deux camps maintiennent le commerce et autorisent les opérations commerciales à travers le nouveau "rideau de fer". La nouvelle lutte est plus politique, territoriale, technologique, scientifique, culturelle, éducative et sur les ressources, et surtout pour montrer quel système politique et administratif est le meilleur. 

Dans le deuxième scénario, la nouvelle lutte pour l'hégémonie sera principalement axée sur la concurrence technologique, la domination des ressources et le commerce plutôt qu'entre les valeurs autocratiques et démocratiques.

La guerre hybride continue de s'intensifier entre les pays autocratiques et démocratiques, mais aucun camp unificateur ni rideau de fer n'est réellement introduit. Seuls des blocs (géo)économiques moins stricts émergent. Alors que les régimes autocratiques cooptent de plus en plus la technologie pour surveiller leurs citoyens et censurer l'information, les régimes démocratiques cessent complètement d'utiliser la technologie développée dans les pays autocratiques par crainte de l'espionnage et des logiciels malveillants. Il en résulte une divergence totale en matière d'innovation technologique entre les deux blocs, chaque partie utilisant exclusivement ses propres normes technologiques, fabriquées au sein de son bloc et conformes à ses propres processus de normalisation. L'internet est également partiellement fragmenté, les régimes autocratiques mettant de plus en plus souvent en place des pare-feu qui limitent l'accès de leurs citoyens à l'internet mondial.

Pour le reste, le même internet est toujours partagé au niveau mondial. La lutte pour l'hégémonie technologique et commerciale qui en résulte réduit le commerce mondial et la diffusion des idées, diminue la croissance économique et augmente le risque de conflits. 

La revue « Foreign Affairs »avait fait, en 2019, une consultation d’experts sur la question : La technologie favorise-t-elle la tyrannie ?

Les avis sont partagés, mais on y retrouve les mêmes tendances et scénarios.

Voilà un bon exercice de « Scenario Planning » pour apprendre le futur et nous permettre d’anticiper comment nos sociétés, nos entreprises, et chacun d’entre nous, vont se préparer à ce ou ces nouveaux mondes. Même les candidats à la Présidence de la République française pourraient s'y intéresser (on en est loin pour le moment malheureusement). 

La quatrième révolution industrielle et les technologies exponentielles seront aussi géopolitiques.