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Capitalisme Woke

MagazineLe phénomène est parti des universités américaines et s’amplifie. On l’appelle la « woke culture ». Cela évoque la nouvelle génération d’étudiants qui se veulent « éveillés » et « conscientisés » (« woke ») pour condamner la prédominance des mâles blancs occidentaux. Considérant la souffrance des victimes de cette suprématie, il s’agit pour eux d’abolir celle-ci.

Le mouvement a déjà traversé l’Atlantique et se répand maintenant en Europe et en France. Au nom de l’identitarisme anti-blanc, du féminisme anti-homme et du sextrémisme anti-genre, il s’agit de dénoncer et de réécrire l’histoire (« cancel culture »). Il y aurait une urgence morale à se soulever contre les « injustices »qui sont produites et perpétuées par les structures, normes et valeurs de nos sociétés.

Nos sociétés occidentales sont vues comme intrinsèquement injustes, articulées sur des relations et des hiérarchies de pouvoir objectives et subjectives qui existent au profit d’une « identité blanche ».  

Pour corriger la multitude de ces injustices fabriquées par l’arbitraire des hiérarchies de pouvoir l’objectif est une transformation radicale de la société sur les plans politique, social et économique.

Cette génération, après l’Université, arrive ou va arriver dans le monde de nos entreprises et du pouvoir politique. Elle va aussi représenter une part des consommateurs. Une nouvelle question se pose donc au monde de l’entreprise : comment répondre à cette prise de conscience aigüe des injustices sociales par ces jeunes employés qui veulent s’engager et agir pour le changement, et aux menaces de boycott d’une nouvelle génération de consommateurs « éveillés » ?

Alors que dans les universités le mouvement se fondait sur une forme d’anti-libéralisme et d’anticapitalisme il se transforme dans une woke culture, tout en gardant le capitalisme.

Julie Coffman, Chief Diversity Officer de l’entreprise de conseil Bain&Company (oui, il y a des Chief Diversity Officers maintenant dans les entreprises !) déclarait dans un article de The Economist en septembre : « Je voudrais arriver à un point où nous penserons que la diversité sera aussi importante que la rentabilité, parce qu’elle est liée à de nombreux facteurs qui vont créer de la valeur ». Les consultants en ont déjà fait un « business case » : McKinsey a déjà publié plusieurs rapports pour démontrer que les entreprises avec plus de diversité de genre et ethnique ont plus de chance d’avoir une meilleure performance financière.

Le label « Woke » est devenu une marque de différentiation. Les entreprises qui affichent un tel label lancent des programmes de « Corporate Social Responsability » et créent des Directions de « Corporate Social Justice ». Les formations axées sur les biais implicites, l’équité et la diversité se multiplient. On parle maintenant de « Woke Capitalism ».

Les plus actives sont les entreprises de Big Tech, qui soignent ainsi leur image de justice sociale, qui alimente aussi leurs intérêts commerciaux, à la fois pour recruter et pour se faire bien voir des consommateurs.

Car cette génération woke de jeunes millenials et de Gen Z (ceux nés entre 1997 et 2010) s’engage aujourd’hui dans une forme de guerre collective contre les boomers et les Gen X qui sont aujourd’hui aux commandes des organisations, comme l’a vécu Antonio Garcia Martinez, licencié par Apple en mai 2021 après que 2000 employés aient fait circulé une pétition contre son recrutement, en citant des passages de son autobiographie, datant de cinq ans, et qu’ils trouvaient trop sexistes. 

Pas si simple de résister à la vague. Brian Armstrong, le PDG de Coinbase (un des leaders des plateformes de trading de cryptomonnaies), s’est fait remarqué en publiant sur son blog une déclaration à contre-courant de ce mouvement :

«  Il est devenu courant pour les entreprises de la Silicon Valley de s'engager dans une grande variété d'activités sociales, même celles qui n'ont aucun lien avec les activités de l'entreprise, et il y a certainement des employés qui souhaitent vraiment que l'entreprise pour laquelle ils travaillent s'engage dans cette voie. Alors pourquoi avons-nous décidé d'adopter une approche différente ?

La raison est que, même si je pense que ces efforts sont bien intentionnés, ils ont le potentiel de détruire beaucoup de valeur dans la plupart des entreprises, à la fois en étant une distraction et en créant une division interne. Nous avons vu ce que les conflits internes dans des entreprises comme Google et Facebook peuvent faire à la productivité, et il y a beaucoup de petites entreprises qui ont eu leurs propres défis à relever. Je pense que la plupart des employés ne veulent pas travailler dans ces environnements de division. Ils veulent travailler dans une équipe gagnante qui est unie et qui progresse vers une mission importante. Ils veulent être respectés au travail, bénéficier d'un environnement accueillant où ils peuvent apporter leur contribution et avoir des possibilités de développement. Ils veulent que le lieu de travail soit un refuge contre la division qui est de plus en plus présente dans le monde ».

En conséquence il a interdit ce qu’il a appelé « l’activisme politique » dans l’entreprise, et invité ceux à qui cela ne conviendrait pas à quitter l’entreprise. Il a reçu de nombreux messages de CEO qui n’osaient pas faire la même chose, et aussi de nombreuses critiques.

Néanmoins, certains pensent que ce genre de position devrait rester exceptionnelle, comme un vœu pieux, et que, au contraire, la politique et l'activisme politique anti-discrimination va s’injecter dans la vie quotidienne de l’entreprise de manière de plus en plus fréquente.

Alors, les entreprises doivent-elles s’ouvrir et s’éveiller à ce « capitalisme woke » ou résister ?

Voilà un choix, si l’on peut encore choisir, pour alimenter nos réflexions pour 2022.


Univers Meta

MetaverseIl paraît que le terme a été pour la première fois utilisé dans ce roman de science-fiction, on dirait même SF cyberpunk, « Le samouraï virtuel » (« Snow Crash »), de Neal Stephenson, qui date, déjà, de 1992, une éternité.

1992, c’est le début de l’internet, il n’ y a encore que très peu de téléphones mobiles, les SMS viennent d’apparaître, et on ne parle pas trop de réalité virtuelle. Et ce romancier Neal Stephenson imagine le monde du futur, et invente le mot « Metaverse ». C’est un monde virtuel où l’on pénètre avec des lunettes ou via des écrans pour y vivre une réalité alternative, chaque utilisateur étant personnifié par son avatar. Avec le Metaverse, on vit une double vie.

Eh bien, ce Metaverse, nous y sommes en vrai.

Le Metaverse, certains l'écrivent Metavers, c’est un monde fictif virtuel, créé par les nouvelles technologies, qui permet à l’utilisateur de vivre l’expérience de ce monde en réalité virtuelle.

On a déjà connu « Second Life » il y a une dizaine d’années, et ça n’a pas trop marché. Aujourd’hui, c’est différent car les technologies ont beaucoup évolué, et surtout les acteurs et moyens financiers n’ont plus rien à voir. On parle de milliards investis aujourd’hui pour la création de ces metaverse. Et une nouvelle donne s’en mêle, les cryptomonnaies et les NFT, qui permettent d'effectuer des transactions et transferts de propriété dans ce monde virtuel. De quoi s’y perdre.

Mais on aurait tort de croire que ces metaverse sont réservés aux adeptes du e-gaming. Un vrai business est en train de se créer, et dépasse ces communautés de joueurs.

Les premiers qui sentent le bon business, ce sont les marques de luxe, qui ont bien compris que dans ces mondes virtuels, comme dans le monde physique, le placement de produits répondra à ce désir des consommateurs d’exprimer leur personnalité par les produits qu’ils achèteront. Parmi elles, Gucci (Groupe Kering) avait déjà créé des tenues pour des jeux vidéos comme Les Sims ou Pokémon Go. Cette année, dans un partenariat avec Roblox ( jeu vidéo multi-joueurs en ligne), il proposait des accessoires pour les joueurs de 1,20 à 9 dollars. Un sac numérique « Dionysos avec abeille » s’est acheté en mai dernier à un prix ( 4.115 $) supérieur à son prix dans la vie réelle ( 3.400 $). Les échanges sur les places de marché metaverse ne se font pas en dollars mais en cryptomonnaies ( les Robux sur le jeu Roblox, avec la limite que ces Robux ne sont valables que dans le jeu Roblox et le sac que vous avez acheté n’est utilisable que dans le jeu Roblox). Les prix bougent vite. Ce fameux sac à 4.115 $ peut maintenant être trouvé pour 800 $.

Les grandes manœuvres ne font que commencer. On apprenait lundi 6 décembre que la société de l’entrepreneur lyonnais Jean-Charles Capelli, musicien pop-rock amateur qui intervient dans l’immobilier, avait racheté le studio anglais Dubit. C’est un studio spécialiste de création de jeux sur la plateforme Roblox justement. Son idée est d’être le premier artiste lancé dans Roblox, afin de bénéficier du potentiel de fréquentation du metaverse. Car Roblox, c’est 200 millions de joueurs uniques par mois. L’objectif de Dubit, qui a aussi intégré la société Metaventures, c’est d’accompagner les entreprises, de tous secteurs, dans l’exploitation du potentiel marketing et communication des metaverse.

Mais, attention, il ne s’agit pas, comme dans l’ancien monde, d’envoyer des bannières de publicité qui feraient fuir les utilisateurs, mais de trouver de nouvelles idées : des compétitions e-sports avec prize money, des évènements live interactifs musique et mode. Il s’agit aussi d’organiser des jeux comme la Metavers Gaming League, prévue pour Noël, et des Miles ( massive interactive live events), rassemblant plusieurs millions de joueurs sur une à deux semaines, avec fashionweek multi marques, des jeux, des concerts, pour le lancement d’un nouveau produit. Cela semble prometteur, la société Metaventures déclarant aux Echos avoir déjà signé des dizaines de contrats de 500.000 à 3 millions d’euros pour 2022, avec des opérateurs téléphoniques, des marques de vêtements, des maisons de disques, des groupes audiovisuels. 

Le monde de la communication va connaître sa mutation.

Le système se sophistique encore avec l’apparition des NFT (jeton non fongible – Non Fongible Token) : Ce sont des objets virtuels dont l’authenticité et la traçabilité sont garantis par une blockchain. Un NFT garantit ainsi la propriété exclusive d’un actif numérique (une œuvre d’art ou un objet dans un jeu vidéo, comme un t-shirt, une épée, ou un arbre). Ces NFT peuvent être acquis et échangés sur les plateformes metaverse à partir de tokens de blockchain.

En adoptant les principes de décentralisation de la blockchain, les metaverse vont aussi permettre à tous types de créateurs ( graphistes, game designers, scénaristes) de développer leurs activités et de tirer des revenus, en échappant à l'intermédiation des maisons d'édition. Il y a de l'Uberisation dans l'air.

Bien sûr, c’est la vidéo de marc Zuckerberg à destination des investisseurs, annonçant que Facebook allait se renommer Meta, et que 10 milliards de dollars allaient être consacrés au développement du metaverse en 2021 et 2022, qui a attiré l’attention sur cette nouvelle étape de l’internet. Comme le dit Zuckerberg on passe du monde où on regardait internet au monde où l’on va se trouver dans internet. Cet investissement de Facebook, pardon, Meta, correspond à la création de 10.000 emplois, en Europe, pour développer ce metaverse. Il sera en concurrence avec tous les metaverse déjà développés ou à venir, mais l’ambition de Meta est d’en devenir le leader, et de prendre de l’avance sur tout le monde, en développant la réalité augmentée et la réalité virtuelle, ainsi que des lunettes et autres accessoires (gants, etc.) pour qu’on se croie dans le metaverse comme dans la vraie vie, avec notre avatar qui nous ressemble (ou à qui nous donnerons tous les traits dont nous avons envie).

Et la course a déjà bien commencé. Début décembre, en une semaine, plus de 100 millions de dollars ont été dépensés pour acheter des terrains, boutiques et logements virtuels sur des plateformes metaverse (The Sandbox, Decentraland, CryptoVoxels et Somnium Space). L’île de la Barbade a même annoncé son intention d’établir une ambassade dans le metaverse.

Tout cela peut paraître complètement farfelu à certains, mais il vaut la peine de creuser un peu plus pour comprendre le phénomène.

Ces mondes virtuels vont forcément créer des lieux de consommation, et ceux qui les fréquenteront passeront autant de temps en moins dans le monde réel. D’où ce déplacement de valeur qui reportera certains achats du monde réel vers le monde virtuel, avec évidemment des aller-retours : en ayant vu la boutique Nike dans le metaverse et ses présentations, on aura encore plus envie de fréquenter la vraie boutique en ville, ou sur le site marchand (qui sera sûrement aussi dans le metaverse d’ailleurs). C’est un changement des business models et un déplacement de valeur dans l’économie de marché qui se profile.

Et puis, ce n’est pas seulement dans les jeux et les galeries marchandes virtuelles que se déploieront ces technologies. On imagine bien, et Marc Zuckerberg l’évoque dans sa vidéo, ce que cela va aussi transformer dans le monde du travail et des entreprises. Nos Zoom et Teams party vont rapidement paraître bien ringardes, sans parler de nos sessions de brainstorming assis par terre avec nos post-it. Car on comprend bien que l’écart s’est creusé et va continuer à se creuser entre la richesse des univers des jeux vidéo et la pauvreté des outils de réunion à distance professionnels. Avec le metaverse et ses technologies il ne s’agit pas de faire des reproductions en 3D de la vie de bureau normale, avec des « post-it » digitaux (on a déjà des outils qui font ça), mais d’imaginer de nouveaux processus et méthodes d’interactions. Ces technologies metaverse vont nous permettre de gamifier nos processus d’idéation et de management de projets. Une réunion dans le metaverse nous permettra de choisir son avatar en fonction de notre rôle dans le projet, et de prendre de la hauteur en s’envolant au-dessus des cartes de processus ou des arbres des causes. Des technologies sont déjà matures pour nous permettre de reconstituer le sens du toucher dans un univers 3D, de quoi imaginer de nouveaux usages et notamment la formation de gestes techniques manuels.

Les technologies de réalité augmentée, avec des hologrammes affichés dans les espaces physiques, voilà encore de quoi activer nos imaginations pour une nouvelle conception du travail hybride. Le recrutement de nos collaborateurs peut aussi être imaginé autrement, en projetant les candidats dans des exercices et tests de gamification. On pense aussi à l’organisation de réunions de travail ou de brainstorming, en format court, à l’initiative des salariés et des groupes de projets. Le mentoring, le coaching vont peut-être aussi s’y mettre, en inventant, là encore ,de nouvelles approches. Les séminaires de comex et d’équipes vont pouvoir innover eux aussi. Tout va être dans le « Test and Learn ».

Il est temps que se révèlent les Metaverse-Consultants et les Metaverse-Coachs.

Et d’installer dans les entreprises le Directeur du Metaverse, ou le CMO (Chief Metaverse Officer), comme l’appellent déjà certains observateurs visionnaires.

La quatrième révolution industrielle n’est pas finie.